Gérard Bayle, Juillet 2014
Le psychodrame
Une conjonction féconde
La pratique du psychodrame psychanalytique a été conçue à Vienne dans les années 1920 par J.L. Moréno, créateur de la technique d'un jeu scénique thérapeutique et spontané. La richesse des apports de la groupalité et du jeu délaissait cependant l’émergence et l’évolution du transfert dans la poursuite des cures. Vingt cinq ans plus tard, des psychanalystes de la SPP, Serge Lebovici, René Diatkine et Évelyne Kestemberg, d’une part, puis Didier Anzieu et Daniel Widlöcher, de l’APF, d’autre part, reprirent le dispositif de Moreno dans une perspective radicalement psychanalytique dans des contre-indications de cures analytiques ou face à leurs échecs. Devant des symptômes dominés par l’inhibition ou la décharge motrice, ils permirent à leur patients, initialement des enfants puis des adolescents et des adultes, d’accéder à une activité psychique enrichie en représentations. Les figurations du psychodrame, reprises dans le transfert prennent une valeur de représentations psychiques, donc de vie psychique, grâce aux nuances et aux subtilités affectives que n’ont pas les décharges d’excitation, agies ou contenues. Des processus psychiques bruts, ni névrotiques, ni psychotiques, mais œuvrant à l’extinction de la vie psychique s’animent et se conflictualisent, d’abord dans le jeu, puis dans le transfert sur la méthode, les acteurs et le meneur de jeu.
Parallèlement à cette activité, la recherche en psychanalyse a reconsidéré les modifications cliniques des échecs de la vie psychique relevant d’un « travail du négatif » (André Green). Ceci par opposition avec les richesses figurables de la clinique des processus névrotiques, psychotiques et sublimatoires, voire pervers. Les processus en positif, ont leurs figurabilités, aussi diverses soient-elles, éventuellement associées autour des rêves, des fantasmes, de l’activité hallucinatoire et délirante, des sublimations et des scénarios pervers.
Par contre, ce qui apparait en négatif, est de l’ordre du manque à percevoir tout ou partie de soi et de l’autre. Pour autant, l’énergie ne manque pas dans ces vides de figurations. Elle vient de l’excitation, phénomène vital, mais qui manque ici à devenir pulsion. Autrement dit, décharge plutôt qu’affect, vide plutôt que représentation.
Désormais, dans tous les types de cures psychanalytiques, cure-type de divan, face à face, approches corporelles, groupales ou psychodramatiques, on pouvait percevoir l’importance de l’association du travail du négatif et du travail de l’interprétable, les deux étant liés par l’évolution et l’analyse du transfert
Indications
Les prescriptions de psychodrame concernent des patients dont les processus psychiques ne sont pas seulement névrotiques, psychotiques, sublimatoires ou pervers, mais aussi chroniquement désaffectés, vides de sens, de perceptions fines des limites de soi et de celles des autres. Quelques symptômes « en positif » tentent d’obturer ces manques, mais leur faible efficacité les contraint souvent à n’être que des addictions ; par exemple à la nourriture ou à la faim, aux psychotropes, aux « défonces » les plus diverses, voire au gel de toute manifestation suspecte d’être révélatrice du manque.
Les indications en négatif, telles que les inhibitions, le mutisme, le vide de pensée, l’évacuation du pulsionnel par l’anorexie, et bien d’autres encore, sont celles dont les capacités névrotiques ne rendent pas compte. Ce sont des inhibitions majeures, confinant à un déni de soi et des autres. Les attaques du cadre par l’absence aux séances (acting out) permet d’en donner une figuration interprétable.
Les indications en positif relèvent de l’importance donnée à l’excitation par la décharge motrice, les surcharges les plus diverses, professionnelles ou toxiques, voire la compulsion de répétition ou les grandes phobies. Les attaques du cadre par des ébauches de gestes violents au delà de ce qui est convenu (acting in).
llustration par une fiction
N… vient à sa séance hebdomadaire de psychodrame.
D…, l’analyste meneur de jeu, l’introduit dans la salle de psychodrame ou sont déjà assis trois psychanalystes acteurs.
N… collectionnait les échecs professionnels et amoureux. Des tentatives d’analyse et de psychothérapie sont restées vaines. Qu’il travaille ou qu’il aime, les débuts sont prometteurs, il engrange des succès, trop et trop vite, puis il ne tient pas le rythme, se force, s’épuise, avance des exigences intenables. Échec. Il laisse alors la place à des compulsions diverses, agies, toxiques, à des replis sur soi sans objet ni but. On a parlé de dépression, mais les traitements médicaux n’ont pas tenu leurs promesses. Des années ont passé, de psy en psy.
On lui a conseillé ce psychodrame où on ne se contente pas d’une écoute mais où l’on prend son jeu en compte dans les scènes qu’il improvise avec l’aide du meneur de jeu – qui ne joue pas – et en donnant des rôles aux acteurs et aux autres patients. Il peut être choisi pour improviser dans les scènes des autres – mais ce ne sera jamais dans son rôle à lui .
Au cours d’un jeu, il doit protéger un ami des manœuvres d’un pickpocket, mais lorsqu’un policier intervient, il confond les rôles et fait geste de le frapper. Le meneur de jeu arrête la scène. N…est un peu troublé. Il dit qu’il n’aime pas « l’ordre » alors qu’il voulait dire « le désordre ». Il se reprend puis saisit que l’ordre et le désordre qu’il voyait à l’extérieur de lui, sont en lui. L’excitation engagée dans la projection vient de faire retour, via l’intervention du meneur de jeu et l’arrêt de la scène. La suite montrera combien coûteuse était la défense par la projection. Des nuances défensives plus subtiles apparaîtront.
Variations sur le cadre
Selon les nécessités psychiques des patients et les égards nécessaires au meilleur déploiement de leurs capacités névrotiques déjà présentes, quelques variantes ont été introduites au cadre de référence qui s’adressait initialement à un seul patient engagé dans un psychodrame individuel. La réunion de trois ou quatre patients révéla une dimension groupale enrichissante pour chacun, aussi une forme de psychodrame individuel en groupe a-t-elle été mise en place. Chacun y propose une scène et peut faire jouer les autres patients, en même temps que les acteurs psychanalystes. Il existe par ailleurs des psychodrames familiaux. Une autre forme s’adresse à certains patients atteints d’une affection somatique. Enfin de grands groupes, visent à sensibiliser les personnels soignants en santé mentale.
Selon les indications, les psychodrames s’établissent dans divers sites allant des plus institutionnels, tels les services hospitaliers, aux plus simples à mettre en œuvre en pratique libérale. Un grand nombre d’institutions de soins peuvent en proposer. La fréquence des séances est le plus souvent hebdomadaire, les horaires sont stables.
Tous les modes administratifs de prise en charge existent, la gratuité est le plus souvent liée aux droits de chacun selon les établissements, sinon, des rémunérations habituellement semblables pour tous les membres d’un même groupe sont demandées. Les séances manquées sont dues.
Des règles de réunion et de jeu sont énoncées. Elles visent d’abord le respect de chacun, le meneur de jeu étant garant de ce que personne n’ait à affronter des blessures d’amour propre et puisse ainsi se sentir dans un climat de sécurité et de confiance partagée. Ainsi est-il demandé de ne pas faire de gestes qui entraînent un contact physique ; on y veille, mais plus encore que ne le feraient des enfants quand ils « font semblant ».
Par delà le respect de ces consignes, les règles de fonctionnement permettent de savoir si l’on est dans le cadre du jeu ou hors jeu. Les manquements sont des signaux quant à l’évolution du psychodrame et aux résistances qu’il suscite occasionnellement.
Le travail d’équipe
Organiser un psychodrame impose de prendre en compte la disponibilité d’un local adapté, d’une équipe d’acteurs psychanalystes, voire parfois de membre des professions de santé mentale ayant fait une analyse personnelle. L’associativité est à la base des improvisations qui donneront vie au jeu, pour peu qu’elles soient mises au service d’un soutien narcissique des patients tout en introduisant des conflictualisations tolérables.
Les acteurs jouent donc ce qui leur vient à l’esprit au moment où, choisis par un patient, ils vont s’en inspirer. Ils en tirent parti, soit en soutenant le propos du patient, comme de bons « doubles », soit en allant dans le sens d’un simulacre de séduction ou d’opposition propre à engendrer un conflit psychique. Tout dépend alors des réactions du patient. Etre soutenu par un double constitue une assurance narcissique et amorce une réflexivité souvent défaillante. L’audace est alors envisageable, le meneur de jeu le constate et peut envoyer des acteurs pour y répondre en s’opposant. Mais peu à peu, le double s’intériorise, jusqu’à la modulation d’une identification du patient à ce reflet de lui-même. Il peut alors s’engager dans la conflictualisation psychique, sans perdre pied et sans se retrouver au milieu de nulle part. Il est important de lui en donner acte.
Interprétation des acteurs et interventions du meneur de jeu
Le jeu des acteurs s’inspire de leur capacité à figurer des entités ou des personnages clairement définis en les engageant dans des situations de soutien ou de conflit non moins claires. Même la confusion peut se jouer clairement. Les acteurs s’expriment sur le ton et avec le vocabulaire qui leur convient pour figurer des situations mobilisatrices de mouvements psychiques rendus possibles par l’amortissement du jeu.
Le patient est entraîné dans cette production figurative, mais ce n’est pas pour autant qu’il peut se l’approprier. Il faut pour cela qu’il l’engage dans le transfert sur le groupe et sur le meneur de jeu. C’est ensuite seulement, et souvent bien plus tard, qu’il sera possible de lui donner des interprétations de transfert.
Auparavant, le meneur de jeu est conduit à intervenir dans le cours des scènes en y introduisant des acteurs ou en mettant fin à un jeu quand cela lui semble nécessaire.
L’arrêt d’une scène peut avoir de multiples raisons, mais il en est une qui constitue une interprétation majeure. Il s’agit de l’introduction d’une scansion, dans le cours de la séance, sur une évidence venant du patient à son insu. Un de ces moments où se révèle à lui-même une possible appropriation subjective sous tendue par un passage d’une excitation à une pulsion. Il suffit pour cela d’arrêter la scène, de laisser du temps à un commentaire du patient, voire du meneur de jeu, avant de passer à une autre scène.
Pour interpréter sur le mode de la scansion ou de façon plus classique, il faut qu’il y ait une activité pulsionnelle conflictualisée, réalisant dans le transfert, un « quiproquo à contre temps » (Michel Neyraut) caractéristique de la complexité œdipienne.
De la pulsion qui reste à la pulsion qui nait
Mais sans pulsion et face à l’excitation : « que faire ? »
Aider les patients à transformer l’excitation par retournement et réappropriation sous la forme de pulsion en passant par le transfert tel pourrait-être le premier point. Dans le jeu psychodramatique, la décharge sans représentation rencontre l’objet qui s’impose comme tel et renvoie le mouvement vers le sujet en détournant son activité en passivité. Là où l’excitation se déchargeait par le comportement, advient par retour passif, une autre forme d’excitation, la plus psychique qui soit : la pulsion.
Autrement dit, la première tâche du psychodrame sera de pulsionnaliser l’excitation.
Mais la pratique , montre que cette mutation n’est efficace qu’en utilisant , dans le jeu, des ressources pulsionnelles déjà constituées quoique trop aisément débordées par l’excitation dans la vie quotidienne. Aussi le jeu sera-t-il pulsionnel, comme le « faire semblant » des enfants. Donc la deuxième tâche du psychodrame sera de s’appuyer sur l’analyse du positif, c’est à dire de faire le travail analytique classique, en notant toutefois que le quiproquo du cortège de personnages de la scène œdipienne, est ici prescrit et introduit par le jeu.
La troisième tâche en découle. La scène vient à la place du monde, aussi faut-il donner toute son importance au maintien du cadre par lequel et dans lequel se déroule le psychodrame. Ce cadre à ses règles qui sont celles de toute cure analytique, mais elles permettent l’action, la présence tierce (les acteurs, d’autres patients éventuellement), les gestes allusifs.
Attentes
On attend donc du psychodrame qu’il mette à jour ce que la parole signifiante, venant du divan ou du face à face n’apporte pas principalement : les manifestations d’excitation ou d’inhibition. Certes la parole est présente, mais elle s’associe aux significations du jeu, de la liberté d’association par des gestes, des postures, de la prosodie, et de la groupalité. Le respect du cadre permet de valider ces multiples langages. Dans le jeu, ils sont créateurs d’une signifiance. Dans l’attaque du cadre de jeu, ils montrent le retour à l’activité de décharge, au détriment de l’activité représentative.
Bibliographie restreinte
AMAR, N., BAYLE, G., SALEM, I. (1988) Formation au psychodrame analytique, Paris, Dunod.
ANZIEU, D. (1979) Le psychodrame analytique chez l’enfant et l’adolescent, Paris, P.U.F.
GREEN, A. (1990) La folie privée, Paris Gallimard.
JEAMMET, P., KESTEMBERG, E. (1987) Le psychodrame psychanalytique. Que sais-je ? Paris, P.U.F.
LEBOVICI, S., DIATKINE, R., KESTEMBERG, E. (1952) Bilan de dix ans de pratique psychodramatique chez l’enfant et l’adolescent, in La psychiatrie de l’enfant, 1958, Vol.1, n°1.
MORENO, J.L. (1959) Psychothérapie de groupe et psychodrame, Paris, P.U.F.
NEYRAUT, M. (1973) Le transfert, Paris, P.U.F.
WIDLÖCHER, D. (1972) Le psychodrame chez l’enfant, Paris, P.U.F.
WINNICOTT, D.,W. (1975) Jeu et réalité, l’espace potentiel, Paris Gallimard.
Voir aussi sur le site un texte plus ancien : Le psychodrame analytique dans l’onglet « La psychanalyse » / « Extensions »