À l’occasion du colloque de la Société psychanalytique de Paris consacré à Michel de M’Uzan le 23 novembre 2019, nous publions ici, avec l’aimable autorisation de sa direction, l’hommage que l’International Journal of Psychoanalysis lui a consacré au numéro 6, volume 99, décembre 2018. Nous signalons également que dans sa section “key-papers” du numéro d’août 2019, l’International Journal of Psychoanalysis a publié le texte de Michel de M’Uzan :Interpréter : pour qui, pourquoi ? avec une présentation de Dominique Scarfone.
Michel de M’Uzan
par Béatrice Ithier
SPP, SPI, Membre du Comité
de Rédaction de la RFP
Michel de M’Uzan nous a quittés le matin du 7 janvier 2018. « Le travail du trépas » ayant été accompli tel qu’il l’avait pensé, ainsi s’achevait un programme de vie qu’il avait associé plus particulièrement ces dernières années au volet fondateur du vital-identital de sa théorie des deux territoires à l’aube psychique de l’être : le vital-identital et le sexual.
Né à Paris en octobre 1921, d’un père juif tunisien et d’une mère protestante danoise, marié une première fois à Marthe Robert, critique littéraire, et une seconde fois à Murielle Gagnebin, psychanalyste et professeur de philosophie et de psychanalyse de l’art à la Sorbonne Nouvelle – Paris III. Il fut membre formateur de la Société Psychanalytique de Paris et de 1969 à 1971, et Directeur de l’Institut de psychanalyse de Paris. Sa transmission ne s’arrêta pas là puisque de très nombreux analystes furent encore ses élèves jusqu’à ses toutes dernières années. Analysé par Maurice Bouvet, auteur d’une thèse sur Kafka en 1948, il laisse une œuvre psychanalytique considérable et profondément originale, puissante.
Son parcours fut d’abord littéraire avant de devenir psychanalytique. Proche dans ses fictions du nouveau roman dont il fréquentait les auteurs, avec l’imaginaire en plus, critique littéraire et écrivain, parmi ses récits en osmose avec ses trouvailles et fulgurances cliniques ultérieures, je citerai « Les chiens des rois », (1954), « Le rire et la poussière » (1962), ou encore « Celui-là » (1994).
Grand ami et grand connaisseur d’Antonin Artaud qu’il veilla à sa mort, et dont il pouvait parler avec gravité et recueillement, il sut entendre dans son œuvre ces « lallations » premières, égotiques, faites d’onomatopées et proches d’un cri, suivies d’un premier langage qu’il conceptualisa en « idiome identitaire », proféré par ce qu’il appelait le « jumeau paraphrénique », qui ne doit rien à l’objet du sujet, mais qui constitue une sorte de sujet « transitionnel » issu d’une mise au monde par le moi pour se dégager d’avec lui-même, et dont le sujet doit s’affranchir.
Fondateur de l’ « Institut de Psychosomatique » IPSO en 1972, avec son ami Pierre Marty –auquel, soit dit en passant, trop ami de l’animal, il s’opposa farouchement sur la corrida–A l’IPSO, et surtout de 1954 à 1963, comme attaché de recherches en psychosomatique au CNRS dans le service de gastro –entérologie, et de 1963 à 1975 comme attaché de consultation toujours en gastro-entérologie à l’hôpital Bichat (Paris) en qualité de psychanalyste et de psychosomaticien, il put suivre des patients atteints de maladies organiques graves. Cette pratique donna lieu à « L’investigation psychanalytique, sept observations cliniques » en coll. avec P. Marty et C. David (1963, 1994 et 2003).
La précarité des limites du moi constitue, me semble-t-il, ce qui pourrait caractériser son œuvre de la manière la plus aigüe. Il n’a cessé de poser dès « De l’art à la mort » (1977), le « saisissement » de l’artiste, mais aussi du mourant, saisi par la rencontre de l’inconscient de son patient et du sien, comme l’exigence la plus grave –il aimait ce terme – de profonde vérité.
« La Bouche de l’inconscient » (1994) constitue le prolongement altier de cette quête où le renoncement passager de l’identité, dans ce « flottement identitaire » qui accompagne le « système paradoxal » (1976-1977) donne naissance aux « pensées paradoxales ». Ces pensées, véritables « rêveries » accentuées, au cours desquelles, en séance, l’analyste va être envahi de représentations étranges, de phrases incongrues se muant en une sorte d’aliénation momentanée, sont engendrées dans une dépersonnalisation le plus souvent relative, confrontant l’analyste avec le vacillement identitaire, dans lequel la différence avec l’autre a disparu, cette dépersonnalisation conduit au plus profond de la vérité de ce dernier, ce qui donnera en 2015 son dernier ouvrage « L’inquiétude permanente » (2015).
Approfondissant cette thématique identitaire, M. de M’Uzan l’a menée « Aux confins de l’identité » (2005), dans une définition particulièrement détaillée et complexe du « jumeau paraphrénique ». Car avant de progresser dans l’acquisition d’une identité propre, en se soutenant d’un antagonisme avec le non-soi, le soi-même archaïque doit d’abord se différencier d’avec lui-même, dénommé « être primordial » et ce, grâce à la trouvaille de cet authentique « jumeau paraphrénique », sorte de « sujet transitionnel » dont les traces seront repérables dans l’apparition des figures du double, et qui ne sera perceptible que dans les expériences de dépersonnalisation.
Les différents fragments cliniques cités dans ce livre ouvrent sur une conception de la vérité conçue comme une authenticité profonde, à savoir l’accès à la fidélité envers « le plus essentiel de soi-même », comme il l’écrit. Entre moi et non moi, M. de M’Uzan instaure ce qu’il nomme un « spectre d’identité » dans lequel le Je, le Moi-Je, va se spécifier aléatoirement dans cet espace, appréhendé à la fois comme le plus intime et le plus étranger, en fonction, je le cite : « des déplacements de la libido narcissique, tout au long des franges de ce spectre, depuis un pôle interne occupé par la représentation du sujet lui-même jusqu’à un pôle externe qui coïncide avec l’image de l’autre ».
Le plus important, en l’occurrence, n’étant pas, selon lui, que l’identitaire soit spécifié par ce pré-objet subsumé par Winnicott, mais qu’il le soit en fonction des fluctuations de l’investissement narcissique des représentations. Ce qui importe à M. de M’Uzan, et qu’il théorise dans son concept de « jumeau paraphrénique » est dans ce dégagement du soi-même avec lui-même, la nécessité de rendre les quantités physiologiquement supportables, faute de quoi les énergies non liées interdiraient la rencontre et entraîneraient son anéantissement. C’est pourquoi, le moi archaïque aura pour tâche d’émerger d’une entité primordiale, une sorte de lieu traversé d’énergies considérables soumis au seul principe de la décharge. C’est ce second aspect, économique celui-là, qui m’apparaît comme pouvant caractériser une seconde articulation de sa démarche.
Les dernières années de sa vie, il a souhaité revisiter son œuvre clinique et conceptuelle et la situer dans un édifice théorique plus métapsychologique dirai-je, alors même que sa démarche toute personnelle, originale, l’éloignait depuis un certain temps de la sorcière freudienne. N’assimilait-il pas les différentes instances de la deuxième topique : ça, moi et surmoi, à des personnages théâtraux ? Pour lui la 2e topique n’était qu’un « scenario » qui a besoin pour devenir manifeste d’une mise en scène. Pour de M’Uzan, la 1° topique était digne de la mise en scène et il pensait comme Jones et le dernier Freud à la suprématie de celle-ci.
Statuant dans un court texte sur « Le Saisissement créateur » lors d’un colloque consacré à son œuvre à l’Université Sorbonne, Paris III (2012), M. de M’Uzan l’a défini comme l’ébranlement de l’être dans son identité, avec son lendemain étrangement inquiétant. Posant la négociation entre deux ordres : celui du vital-identital (dont l’auto-conservation fait partie) et le sexual (terme choisi par J. Laplanche pour désigner la psycho-sexualité), il considérait le saisissement, comme premier, entrainant un vacillement identitaire. Pour se muer en « inquiétante étrangeté », le saisissement doit franchir l’épreuve du moment clé, où s’origine la créativité du psychisme réalisée dans l’art ou dans l’expérience analytique, la «chimère », incarnant ce véritable organisme issu des psychismes du patient et de l’analyste. Cependant, M. de M’Uzan s’attachait à souligner les négociations capitales chez chaque patient entre l’axe du vital-identital qui correspond ainsi à un ordre identitaire ou à un programme de vie et donc de mort à terme, et l’axe du psycho-sexuel qui comprend le narcissisme. Dans l’axe du vital-identital, la mentalisation est défaillante. Le névrotique n’est pas engagé (névroses actuelles et psychoses actuelles). Le terme de pulsion n’a pas sa place dans cet ordre. La question cardinale des négociations entre ces deux ordres a conduit M. de M’Uzan à élaborer une nouvelle grammaire analytique et donc à proposer de reposer la question de la formulation de l’interprétation.
Comment ne pas évoquer alors ces « stances » qu’il dénommait « indéfinitions » si présentes chez le mourant ou le nouveau-né, dans cette intuition si profonde qu’il avait toujours portée. Sa recherche éperdue de la mutation en témoignait. Sa conception de la restitution interprétative, qu’il souhaitait adaptée à la « dalle identitaire » relevant de l’étayage, et incluant toutes les expériences du programme de vie – affilié initialement à une énergie sans qualité – le conduisait à poser alors l’interprétation dans le registre de l’impersonnalisation.
A vrai dire, M. de M’Uzan concevait l’activité psychique de l’analyste en termes de réceptivité et lieu de représentations face au drame identitaire de l’analysant, l’engageant dans une forme quasi onirique, loin des interventions de contenu, secondarisées.
Soucieux d’une approche polymorphe du passé et le distinguant en passé primordial, radical, et cumulatif, il n’était pas loin de penser que « le passé s’invente pour exister », non sans considérer le rapport organique liant la chimère, la problématisation de la notion de passé et le flottement identitaire. L’accès au profond dépendait, selon lui, de la durée de flottement de la qualité de ce qu’il a appelé « l’inquiétude permanente » (2015). Quant à la psychose, elle lui apparaissait comme la défaite d’un enfant n’ayant pu accéder à la vision convaincante de l’objet total, j’ajouterais peut-être du fait d’une disqualification psychique par cet objet, ce qu’il ne récusait pas non plus.
Toutefois, il ne pensait pas poser le primat de l’identitaire mais bien plutôt celui d’un état premier, gros d’un développement biologique et mental dont sa propre mort marqua la fin, jusqu’au bout, accompagné de l’amour de sa femme. Cet homme si généreux dans son élaboration théorique marqué du sceau particulier de la splendeur de sa créativité et de son intelligence, savait l’être aussi avec ses patients et ses amis. En témoigne son « travail du trépas » qui le mena parfois dans une écoute et une présence exceptionnelle, jusqu’au bout avec ces patients en fin de vie, comme le grand bonheur d’échanger avec lui. Il ne manquait jamais avec ce naturel mi grave, mi ludique, mais toujours avec le plus grand respect de son interlocuteur, d’accueillir avec curiosité les commentaires ou idées nouvelles que son arpentage des profondeurs avait suscités et révélés. Qu’il soit remercié de la tenace élégance de son exigence, de la clarté et de la beauté de son style, comme de l’éclat de sa pensée qui a permis à tant de collègues et d’amis d’être enrichis de la sienne.