Petite chronique de quelques résonances et de quelques écarts entre philosophie et psychanalyse
Février et septembre 2005
Avant-propos
Les quelques lignes qui vont suivre sont une première tentative pour croiser quelques réflexions entre psychanalyse et philosophie, sans prétention ni à l’exhaustivité ni à la thèse définitive. Il s’agit simplement de frayer quelques sentiers possibles au carrefour des deux disciplines de pensée, en partant du principe que la psychanalyse est une pensée clinique (cf A. Green, 2003) : elle se soutient de la cure et de l’expérience du psychanalyste, elle entretient de ce fait un rapport particulier à une pratique, et un mode également spécifique d’élaboration des rapports entre cette pratique et la théorisation métapsychologique susceptible d’en rendre compte. Psychanalyste de formation philosophique, j’aimerais explorer comment résonne en moi tel ou tel terme, tel ou tel questionnement psychanalytique par rapport à telle problématique philosophique, que les rapports soient d’irréductibilité, d’emprunt, de proximité ou d’écart significatif. Peut-être aussi cela peut-il aider les psychanalystes, dans leur usage et leur compréhension de termes d’origine philosophique, à en percevoir plus explicitement les enjeux, la portée, les éventuelles dérives. Mais le propos voudrait rester de l’ordre de la ballade, au sens littéraire comme au sens familier du terme : même pour des questions sérieuses ou graves, proposer un petit chemin provisoire et ludique, qui peut-être ne mène nulle part (cf l’ancienne traduction du titre des Hollswege de Heidegger), mais qui permet d’habiter la question, d’en devenir familier, sans hâte, sans tension ni naïveté, avec le double regard ou le regard dédoublé que donne la perspective pluridisciplinaire – écart au sein du regard qui peut être source de liberté critique.
Subjectivité/subjectivation : De l’intentionnalité à la reconnaissance
Certains psychanalystes recourent à la notion de sujet, en précisant généralement qu’il ne s’agit pas du sujet au sens philosophique classique (mais ce sens est-il unique, unifié ??), d’autres non. En première approximation, on pourrait peut-être dire que la notion de subjectivité relève du champ philosophique, tandis que celle de subjectivation – avec une insistance sur un devenir sujet, en un processus de subjectivation mais aussi de désubjectivation possible – ressortirait davantage au champ d’une pratique psychanalytique qui s’interroge sur les destins de la pulsion et sur ce qui advient dans la cure : “Wo es war, soll Ich werden” (Freud, 1932). L’idée de subjectivation, – qui a fait l’objet d’un colloque à Paris (Maison de la Mutualité) les 1 et 2 avril derniers (2005) – tenterait ainsi de formuler les conditions d’un jeu viable et fécond de l’appareil psychique où ne seraient pas trop entravées ni aliénées ses possibilités de plaisir, de relation, de parole et de créativité.
L’idée de sujet, entre grammaire et vérité
On associe volontiers la question du sujet et celle d’un rapport vivant, voire “conscient” à son identité : conscience de soi ou sentiment d’identité, illusion de l’unité de soi-même, sentiment de continuité du moi, appropriation subjective etc.… Nous y reviendrons peut-être dans une prochaine chronique, mais il est utile de repérer que la notion de sujet s’enracine bien en deçà de ces mouvements psychiques réflexifs qui permettent une représentation (pas nécessairement exacte) et une appropriation de soi-même (pas nécessairement maîtrisée, au contraire, l’emprise et le contrôle étant souvent un obstacle à la liberté des processus subjectifs ou subjectivants).
Revenir en deçà de la notion d’identité, c’est remarquer que l’idée de sujet est initialement, avant tout, une fonction grammaticale. Elle apparaît dans le champ philosophique, à une époque où la notion de personne n’est pas encore élaborée, ou plutôt est en voie d’élaboration, d’une part dans le champ théologique (le masque de théâtre prosopon ou persona, servant à décrire les deux “personnes” du Christ, divine et humaine, qui ne sont pas des rôles mais des manifestations différentes d’une même “nature” censée être divine), d’autre part dans le champ juridique de l’imputabilité. L’idée de sujet ne naît donc pas d’une autoperception des fonctions de la personne, de son rapport à elle-même, de sa capacité de connaissance, d’initiative, de responsabilité, de relation ou d’action ; ce n’est que plus tard que les deux lignes de pensée se rapprocheront, parfois jusqu’à la fusion. Elle naît de l’impossibilité de faire supporter à la notion classique de l’âme, ou même à celle d’esprit, la place spécifique dans un énoncé qui est celle de support d’une action ou d’une expérience (terme à comprendre ici simplement comme effet de la répétition des sensations et perceptions). L’idée de sujet a donc plus à voir au départ avec celle d’une “substance-support”, non nécessairement matérielle, mais fondamentalement linguistique. Comme nous apprenions en grammaire autrefois, le sujet est celui qui fait ou subit l’action.
Autrement dit, s’il y a un acte, ou une sensation, ou une pensée, il faut qu’il y ait un sujet. S’il y a acte et objet de l’acte, il y a du sujet, par simple nécessité logique. Le “je pense donc je suis” de Descartes, déjà explicitement énoncé par Augustin (De la Trinité X, X, 15-16, et De la cité de Dieu VI, XXVI), est simplement (mais c’est immense ! surtout après le trajet – subjectif justement – de sa pensée par le doute méthodique radical) la transposition en vérité première, fondement de toute certitude, de cette nécessité logique.
Traduisons encore : s’il y a du mouvement, de l’action, de la sensation, et qu’on puisse le dire, il y a du sujet. Car toute visée d’un objet, toute transformation “voulue” ou ressentie suppose et un objet et un sujet. Et s’il y a de la vérité possible, il y a du sujet. Car la réalité ne devient vérité possible (et erreur possible) que s’il est un support de pensée pour la concevoir, pour la faire advenir, et éventuellement la reconnaître. La notion philosophique de sujet se constitue entre langage et vérité.
Cela ne veut absolument pas dire, au contraire, qu’il n’y ait pas d’affect et qu’il faille choisir entre langage et affect ! Au contraire, la fonction sujet implique un être en état d’être affecté ; le débat entre Descartes et Spinoza témoigne de l’enjeu de pensée qui se dessine ici et qui engage toute une anthropologie : si le cogito est premier, sommes-nous d’abord “substance pensante” comme le croit Descartes ? Ce que nous connaissons de nous en premier de façon certaine (tout le reste étant susceptible de mise en doute et d’illusion), le fait d’être support de pensée et donc d’être nécessairement un existant, fait-il que nous soyons d’abord pensée, essentiellement pensée, et secondairement, peut-être (si vraiment nous pouvons fonder aussi la vérité du contenu de nos idées et impressions), un corps soumis à des “passions” (sensations, sentiments expériences… nous dirions affects).
Pour Spinoza, tout être tend à persévérer dans son être : la définition est fondamentalement dynamique, et les hommes ne s’y spécifient qu’en tant qu’ils peuvent accéder à la conscience de leur nature propre, ce qui est proprement la raison : savoir ce qui vous convient, ce qui peut être utile à celui que vous êtes. “L’appétit, par conséquence, n’est pas autre chose que l’essence même de l’homme” et le désir est “un appétit dont on a conscience” : dans la quête active (conatus ou effort) pour persévérer dans son être (spirituel et corporel) – car tout ce qui existe tend par là même à s’efforcer de subsister –, certains êtres peuvent avoir une représentation de ce vers quoi ils tendent. Mais cette représentation n’est pas nécessairement adéquate, en ce que précisément ils sont susceptibles d’être affectés par autre chose qu’eux-mêmes, et de voir les “idées forgées” ou illusoires remplacer à leur insu les idées adéquates leur permettant d’atteindre ce qui leur permet de persévérer en eux-mêmes. La tristesse est ainsi diminution d’être tandis que la joie est accroissement d’être. “Il est donc constant […] que nous ne nous efforçons pas de faire une chose, que nous ne voulons pas une chose, que nous n’avons pas non plus l’appétit ni le désir de quelque chose parce que nous jugeons que cette chose est bonne [ce serait la position cartésienne] ; mais qu’au contraire nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, que nous la voulons, que nous en avons l’appétit et le désir.”(Spinoza, 1675, Ethique III, scolie du théorème IX). Ce qui établit la prévalence du désir sur le jugement, et le rôle essentiel de l’affect qui peut troubler le rapport entre l’être et l’appétit vers ce qui convient à sa nature.
Il est assez drôle en même temps qu’instructif de voir que le débat du XVII° siècle entre Descartes et Spinoza, qui portait sur l’essence de l’homme, s’est rejoué en psychanalyse lorsque la question de l’importance du langage et de la parole dans la cure a été travaillée dans tous ses enjeux : l’inconscient est-il structuré comme un langage, y a-t-il du hors langage, quel est le statut de l’affect, faut-il penser l’expérience humaine en termes de forces ou en termes de signifiant ? Quels sont les rapports entre force et sens ? Ou encore, selon la formulation de Bernard Penot, comment penser la “fonction sujet” “entre pulsionnalité et signifiance” ?
C’est la victoire philosophique de Descartes sur Spinoza, si l’on peut dire (n’est-ce pas d’ailleurs la victoire de l’idéalisme philosophique, même rationaliste et par suite intellectualiste, sur une certaine forme de matérialisme philosophique ?) qui tend à faire basculer la notion philosophique classique de sujet du côté de la seule conscience, raison, responsabilité, liberté. Au risque de ne plus voir que la notion de sujet s’enracine d’abord du côté de la structuration de base de tout langage et de son a priori de possibilité d’une vérité : car dire quelque chose sur quelque chose implique plus ou moins nécessairement que l’on peut en dire quelque chose de pertinent, de conforme ou non à la réalité de cette chose, bref de “vrai”, ou de faux. Nous retrouvons ici, et ce n’est pas par hasard, les questions du jugement d’attribution et du jugement d’existence que Freud rencontre à propos de la négation (1925), lorsqu’il veut préciser les statuts respectifs de la perception et de la pensée, et décrire ainsi comment l’appareil psychique se réfère à une réalité extérieure à lui. Mais il faudrait revenir sur ce moment essentiel lors d’une promenade ultérieure.
Pour l’instant, il nous suffit de noter qu’en philosophie, mais sans doute aussi en psychanalyse, la question du sujet est à référer d’abord à celle du langage et à celle de la vérité. Ni Lacan ni André Green, qui tiennent tous deux qu’on ne peut se passer en psychanalyse de la notion de sujet, ne s’y sont trompés. Et tous deux aussi font état d’une mutation radicale de la notion de sujet lorsque l’on entre dans le champ psychanalytique : le sujet y est barré et c’est fondamentalement du sujet de l’inconscient qu’il est question. De ce fait la vérité (du sujet) s’y oppose au savoir, par définition déjà constitué et d’ordre conscient. Comme l’écrit André Green, “Ce qui autorise le psychanalyste à proposer une interprétation fiable de la vérité, c’est donc la structure commune aux expressions du symptôme, du transfert et de l’inconscient. Et c’est bien en ce point, en effet, que la référence au moi ne suffit plus et que, comme Lacan l’a bien compris, il est nécessaire d’y introduire le sujet et l’autre. Ce qui fait l’originalité du sujet de la psychanalyse, c’est qu’il y est conçu comme barré, par l’effet du refoulement” (“Entre réalité et vérité”, in Propédeutique, p. 293). Autrement dit, l’interprétation du rêve et du symptôme permet de caractériser le trouble inévitable du sujet dans son rapport au monde et à lui-même, en référant l’expérience d’être affecté à l’inconscient et à la structure du refoulement. André Green continue : « Et ce n’est plus par une résistance passive que la vérité se cache, attendant qu’un sujet assez déterminé vienne l’extraire de son puits, c’est parce que le sujet barré la fuit activement autant qu’il la cherche et surtout tandis qu’il s’épuise à la chercher” (ibid., p293-294). En philosophie, c’est du côté de Nietzsche qu’il faudrait chercher, en une autre promenade conceptuelle, le repérage de ce détour nécessaire et des masques inévitablement présents dans notre rapport à la vérité. Mais Freud savait sa proximité avec Nietzsche. » Aucun rapport direct à la vérité n’est donc possible sauf à désubjectiver le sujet comme le fait la science et à purifier le réel de son lien au désir. Autant dire que la science tente de combler autant que faire se peut, la différence entre le sujet et le moi et celle, corrélative, entre la réalité psychique et la réalité dite matérielle. L’aboutissement de cette quête de la vérité ne saurait être, comme l’avance Bion, qu’une “approximation au regard d’une vérité absolue” (ibid., p. 294). André Green situe ainsi au décours de son propos (et avant d’indiquer la thèse de Bion sur le rapport du point de vue religieux à la vérité) la place spécifique de la connaissance scientifique (ou sujet transcendantal, qui mériterait lui aussi un exposé distinct), en le distinguant du rapport à la vérité du sujet barré de la psychanalyse.
Comment dégager les enjeux et les débats de ce premier temps du dialogue ? Nous nous contenterons de noter qu’en rappelant l’ancrage de la question du sujet dans le langage et dans la visée possible d’une vérité, la philosophie avertit la psychanalyse de se méfier d’un psychologisme réducteur, où la subjectivation ne serait rien d’autre d’une individuation plus ou moins réflexive. Mais en insistant sur ce qui barre l’accès du sujet à lui-même, la psychanalyse refuse les illusions philosophiques d’un premier rationalisme naïf, celles de la transparence du sujet à lui-même et d’une liberté quasi absolue qui lui serait corrélative.
L’intentionnalité
En philosophie, les catégories de pensée se spécifient par le champ qu’elles délimitent en s’opposant : l’idée de sujet est ainsi d’abord caractérisée par la position qui permet la visée d’un objet. Même si c’est surtout avec Husserl que se dégage cette compréhension du pôle subjectif comme intentionnalité, sa volonté de développer des Méditations cartésiennes (1929) suffit à montrer que cette notion est pour ainsi dire reconnue par lui comme l’essence du cogito cartésien : ce que Descartes établit comme conception classique du sujet.
L’intentionnalité comme caractéristique du sujet peut être dite intentionnalité pure. L’adjectif est une catégorie logique et ne signifie rien d’autre que non mélangée, et donc précédant toute expérience : il faut et il suffit qu’il y ait de l’intentionnalité pour qu’il y ait du sujet. Mais précisément – et là Husserl se sépare de Descartes – une intentionnalité ne peut que viser quelque chose (généralement autre chose qu’elle-même, à moins qu’elle ne se prenne elle-même pour objet, dans le mouvement de réflexivité) ; il y a donc nécessairement, d’emblée, un objet visé par cette intentionnalité.
Pour la philosophie, et en particulier pour Husserl, la visée intentionnelle première est celle de l’accès à l’autre que soi-même : la visée de connaissance. La relation entre conscience et connaissance se trouve ainsi généralement privilégiée. Mais si ce sujet dit transcendantal est effectivement caractéristique des préoccupations philosophiques portant sur les rapports de l’homme avec le monde, le champ philosophique comporte aussi la prise en compte d’autres visées, et notamment celle de l’expérience de l’existence (Pascal, Kierkegaard, Sartre), ou de l’expérience de l’éprouvé (Merleau-Ponty, Michel Henry). Les questions du sujet singulier (de l’individualité) et de la “chair” y trouvent leur pertinence philosophique.
Pouvons-nous, parce que psychanalystes, échapper aux conditions communes du langage et du rapport au monde ? La catégorie de sujet est impliquée par ce qui sous-tend la visée d’un objet donc toute situation de projet ou d’acte autre qu’automatique ou purement suscité par l’hallucinatoire ; elle est plus encore sollicitée dès qu’il y a parole, car la parole est la façon dont un sujet singulier actualise telle ou telle des potentialités de la langue dans une visée de communication, et le plus souvent, par le fait même, de signification. S’il est évident que le psychanalyste ne peut répéter sans distance critique les présupposés d’un sujet cartésien conscient de lui-même et libre puisqu’il pourrait en toute circonstance suspendre son jugement, il ne faudrait sans doute pas tomber dans la naïveté de croire que nos emplois du terme sujet n’ont « rien à voir » avec l’héritage philosophique. Mieux vaut aller voir, au coup par coup, ce que nous voulons dire exactement, et ce qu’implique le recours même à une langue donnée dans une culture donnée.
Préférer, comme certains psychanalystes français, le terme de sujet, malgré ses ambiguïtés, au terme de self ou de Soi que privilégient nombre d’anglo-saxons, c’est précisément inscrire une continuité – fût-elle critique – entre le rationalisme philosophique et la pensée psychanalytique; c’est en effet, a minima, rappeler que nous sommes des êtres parlants, capables d’une intentionnalité. Quels que soient les leurres que véhiculent nos intentions et nos pensées conscientes, nous ne sommes pas dans la même situation que s’il n’y en avait pas.
Le thème de la reconnaissance au cœur de l’idée de subjectivité
Si nous ne suivons pas d’emblée les sentiers qui s’ouvrent ainsi à nous, vers le langage, vers la chair, vers l’existentiel, c’est que dans les présupposés classiques préalables il nous faut faire place à un troisième fondement, le thème hégélien de la reconnaissance. Le rapport à soi-même est médié par l’autre sujet. L’autre est aussi indispensable à la notion de sujet que l’objet en est constitutif. Un sujet n’existe que par son autre : l’autre qu’il vise et qui peut être chose ou autre sujet ; l’autre sujet, qui implique inévitablement pour chacun des deux l’autre de l’autre (donc la tiercéité, même si elle n’est pas toujours nommée comme telle). Nous le savons bien dans la pratique psychanalytique : rencontrer quelqu’un, l’écouter, c’est une relation très complexe entre le champ intrasubjectif, conscient et surtout inconscient, de chacun des deux interlocuteurs, comportant les objets internes (l’autre de l’autre) de chacun des deux, ainsi que le champ intersubjectif qui s’édifie entre les deux, marqué par la structuration des places respectives de chacun, qui sont asymétriques et réglées par le cadre. Or le cadre psychanalytique ou psychothérapeutique renvoie inévitablement lui-même à ses autres, le mode de relation à la réalité externe, la négociation habituelle de chacune des deux personnes à sa réalité familiale, sociale, culturelle. Celle-ci surdétermine par exemple nombre de malentendus, ou de difficultés à entendre à quoi renvoient les mots de l’autre, non seulement du point de vue topique et dynamique dans sa réalité psychique mais aussi du point de vue de l’écart entre les deux épreuves de réalité, les deux “mondes” qui sont celui de l’analyste et celui de son patient; en sous-estimant ce point, l’analyste impose inévitablement les références de sa propre expérience culturelle à son évaluation du fonctionnement psychique de la personne qu’il écoute. Il peut, parfois, en résulter une grande violence qui n’est pas identifiée comme telle.
Or si la relation psychanalytique est comme le propose André Green, une relation à soi-même par le détour de l’autre (et nous avons vu l’importance essentielle de la notion de détour pour qu’il y ait possibilité de vérité), la notion de reconnaissance y est essentielle: reconnaître le sens du symptôme par une levée du refoulement, reconnaître ce que l’on est pour se connaître, à partir de l’analyse de tel ou tel souvenir longtemps oublié ou tenu pour insignifiant, reconnaître l’existence et l’apport de l’autre, la place qu’il a tenu et qu’il tient, qu’il s’agisse de l’autre parental ou de l’autre transférentiel, lui être reconnaissant de ce que l’on reçoit de lui (passer de l’envie à la gratitude, dans le langage kleinien), nous sont des notions familières.
Sans doute est-il maintenant indispensable de rappeler l’importance essentielle attribuée à la reconnaissance et à la lutte pour la reconnaissance dans la pensée de Hegel, qui y voit la condition de l’advenue du sujet à lui-même (“La conscience de soi ne trouve sa pleine satisfaction que dans une autre conscience de soi”, selon la formulation de la Phénoménologie de l’esprit). Pas de position subjective possible sans reconnaissance de l’altérité, qui est toujours chance et menace : je ne suis moi que parce que je ne suis pas le reste du monde (négativité constitutive du sujet), mais il existe d’autres sujets qui se distinguent du reste du monde – notamment en ce qu’ils (me) parlent ; et je ne peux reconnaître ma liberté de me distinguer du monde que si je peux leur faire reconnaître ma singularité – c’est-à-dire ma négativité constitutive : je ne suis pas une chose, ni un simple animal – ce qui suppose que moi aussi je les reconnaisse comme distincts du reste du monde. Mais cette rencontre de deux libertés est aussi menace de l’empiètement de l’un sur l’autre menace du conflit des deux positions subjectives. Aussi existe-t-il le risque de se faire chose – ou esclave – de renoncer à sa position subjective pour se nier soi-même parce qu’on est nié par l’autre, ou pour ne pas être tué par l’autre. La reconnaissance mutuelle des sujets – possibilité d’une réciprocité, d’une place pour chacun – est victoire sur l’aliénation subjective suscitée par la menace implicite incluse dans l’existence de l’autre sujet. Sauf peut-être, si l’on a eu une mère “suffisamment bonne” – mais pas trop – qui ait pu vous faire expérimenter d’une évidence d’être reconnu, donc un droit à être reconnu, un droit à exister pour soi-même tandis qu’elle vous regarde, existe et rêve auprès de vous, à la fois pour vous et pour elle, et pour d’autres que vous deux. Car la réciprocité de la reconnaissance mutuelle sans face à face meurtrier implique la tiercéité ; mais ceci est une autre trajectoire encore.
Pour l’instant, il est intéressant de rencontrer dans le champ philosophique la reprise que fait Paul Ricœur de cette notion de reconnaissance dans un livre récent : Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004). Le terme de « parcours » implique mouvement et temporalité, déploiement d’une expérience de rapport à soi-même et d’altérité qui ne sont pas constitués d’emblée. Par ailleurs, le livre insiste sur l’hétérogénéité des formes de réflexion sur la reconnaissance: les parcours sémantiques de la notion de reconnaissance rappelés et étudiés par Ricœur au début de ce livre en recoupent que partiellement le parcours philosophique que Hegel a inauguré dans son trajet phénoménologique de la perception à la conscience. Quant au parcours psychanalytique de chaque analysant, il est par essence singulier, irréductible à tout autre et à toute théorisation ; l’analysant passe par des retournements pulsionnels, dispose ou non au début de son traitement d’une structure encadrante interne (à partir de l’hallucination négative de la mère), d’une capacité de miroir interne et de représentation psychique, ou recourt à d’autres modes de décharge et de figuration, s’est structuré ou non dans et par les relations œdipiennes et les modes d’identification qu’elle rend possibles, connaît des symbolisations primitives et primaires ou un jeu plus libre de symbolisations secondaires, vit l’analyste comme un objet subjectif seulement ou a un accès plus ou moins facile, plus ou moins douloureux à la relation d’altérité (l’objet objectivement perçu de Winnicott). Par des chemins bien différents, notons simplement que Hegel et Winnicott tiennent tous deux la négativité et/ou la destructivité comme des conditions de l’accès du sujet à l’altérité et donc à la subjectivité.
Là encore, quel débat engager, au-delà du constat que le terme de reconnaissance se retrouve de façon centrale dans les deux disciplines, avec dans les deux cas une polysémie remarquable entre les pôles de la vérité – reconnaître ce qui est, constituer du familier – et de la relation – reconnaître ce qui vint de l’autre, remercier ? Dans les deux cas aussi, nous l’avons noté sans encore l’étudier, le « travail du négatif » et la destructivité (selon la psychanalyse contemporaine), ou la négativité (catégorie plus familière à l’abstraction philosophique) sont indispensables au processus même de la reconnaissance.
En première approximation, le pôle philosophique traite la reconnaissance comme une catégorie fondamentalement logique: pas de conscience de soi sans négation de ce qui n’est pas soi, pas de relation de reconnaissance de l’autre et de son droit à l’existence sans que surgisse la question du conflit des libertés. Si le procès de reconnaissance peut être également décliné en termes plus existentiels et donc plus singuliers voire biographiques – que l’on songe au pari de Pascal, ou au caractère fondamental de la relation à son père dans l’émergence et le développement de la pensée de Kierkegaard –, c’est que la science de la logique ne déploie l’universel que dans des existants concrets, sous des formes singulières ; mais l’intérêt du philosophe vise la catégorie de la reconnaissance, non les détours et les dynamiques précises de son émergence chez tel ou tel sujet. On comprend tout l’écart avec l’expérience du transfert dans l’analyse, irréductible à toute généralisation, au point que la pensée psychanalytique est, nous dit Bion, menacée de calcification si elle prétend entendre le patient à partir de repères théoriques, au lieu d’être disponible pour la rencontre « sans mémoire ni désir ».
Au terme de notre promenade philosophique, comment ne pas se demander ce qu’elle apporte ? Pour la question de la subjectivation-subjectivité, à peine effleurée encore, nous pouvons en retenir l’idée que d’une part langage et vérité, d’autre part intentionnalité (donc relation à des objets humains et non humains) et altérité (c’est-à-dire aussi tiercéité et présence active et nécessaire du négatif) en sont des axes incontournables. C’est déjà un repère pour ne pas nous laisser impressionner par nombre de pseudo-pensées qui font de l’idée de sujet ou de subjectivation une incantation vide ou moralisante à moins que ce ne soit un fourre-tout psychologisant.
Plus largement, peut-être nos remarques comportent-elles un certain enjeu de connaissance: connaître et reconnaître certaines déterminations sémantiques, certaines connotations de termes que nous utilisons parfois sans faire intervenir toute leur histoire et toute leur charge de sens. Mais c’est surtout justement un enjeu de reconnaissance (au sens hégélien du terme) qui est impliqué par des dialogues ou confrontations de ce genre : reconnaître l’autre discipline, dans sa proximité et sa différence, comme un autre semblable (l’expression est d’A. Green) qui permet à chacune des deux disciplines, dans une vraie rencontre, d’approcher chaque fois un peu plus de la conscience d’elle-même, dans sa spécificité, ses méthodes, ses limites et sa part de vérité – c’est-à-dire sa capacité de compréhension de la singularité et son angle propre d’ouverture vers l’universel. Ce sont la différence et la réciprocité (l’altérité accomplie en reconnaissance) qui fondent la subjectivité. Ce qui peut aider à ouvrir, pour nous-mêmes et pour d’autres, des chemins de subjectivation.
Les propos qui précèdent ne sont ni une thèse, ni un enseignement, ni même une recherche. Tout au plus des variations sur des termes et des thèmes qui habitent fréquemment nos pensées et nos propos ; aussi peuvent-ils susciter débats, contestations, objections ou prolongements : ce serait le meilleur moyen de cheminer à plusieurs, et peut-être d’avoir envie de creuser davantage, de vérifier et d’argumenter avec plus de rigueur.