« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle…
/…/ Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir ».
Baudelaire, Spleen in Les Fleurs du Mal
[restrict]Je remercie vivement Daniel Metge pour la richesse de sa présentation clinique, et les organisateurs de ces rencontres qui m’ont proposé d’y réagir.
La patiente est désignée dans votre titre comme « la fille de la veuve ». J’aimerais vous demander, Daniel, comment ce titre a été choisi ou s’est imposé à vous. Il m’a en effet intrigué car je le trouve très significatif : cette patiente de cinquante ans, mère de cinq enfants, n’aurait pas de consistance psychique propre, suffisamment séparée de sa mère pour être nommée autrement que « fille de », et plus particulièrement fille d’une mère veuve, amputée de son mari mais tournée vers lui ; la petite fille fut, elle, privée non seulement de son père décédé, mais d’un deuil de ce père fait en son nom propre. Fille de la veuve ; est-ce la façon dont les autres la voyaient, enfant, la façon dont elle se voit telle qu’elle fut autrefois, la façon dont son analyste la voit ? Le titre résume la position d’amputation et de décentrement de l’enfant que fut Jeanne, non reconnue dans son identité. Mais un second paradoxe est que cette mère désignée comme veuve ne parvient pas à faire le deuil de ce mari qui est le père de Jeanne ; des deuils antérieurs – le grand-père mutilé et dépressif puis le frère de 19 ans brûlé vif dans une guerre coloniale peu avant la naissance de Jeanne, sont sous-jacents à sa figure de « spectre ». Vous nous dites que Mme B. s’est ainsi figée « durablement dans un no man’s land psychique où il n’y a plus de place pour le corps et si peu pour l’esprit ».
Figuration de soi et clivages
Jeanne vient d’avoir quatre ans à la mort de son père, « infiniment triste mais d’une tristesse qu’elle ne peut elle-même nommer », dites-vous. Sa mère lui répète souvent, ensuite, combien son père était beau, en montre constamment les photos et lui dit combien sa beauté à elle lui rappelle ce mari disparu : Jeanne est ainsi conviée à partager la nostalgie de sa mère sans pouvoir mener son propre deuil. Malgré cette confusion, elle dispose cependant d’un souvenir écran qui reste bien à elle : alors que son père vient de mourir, « elle se voit assise sur le bord d’un trottoir, seule, sous un ciel d’hiver gris et bas ». L’image, photo en noir et blanc, est statique et figée. C’est une figuration de soi, non un scénario relationnel. Il me semble que c’est moins l’affect d’une dépression primaire, car Jeanne ne ressent pas ses impressions d’enfance, profondément réprimées, que l’image sans affects d’une petite fille dans un monde désolé et désubjectivé. Pensez-vous que l’on puisse ici parler de clivage narcissique, à la manière de Ferenczi – clivage de soi-même entre deux identités ? Car cette figuration d’un noyau mélancolique contraste fortement avec ce qui nous est dit du caractère de guerrière – ou peut-être de guerrier – de Jeanne : volontaire, pugnace, brillante dans ses études classiques, s’épuisant dans son investissement psychique de l’analyse, d’abord sans rêves et avec peu de représentations : « pas de souvenir d’enfance, mais plutôt une impression de vide et de blanc et une certaine inquiétude exprimée à ne rien ressentir de ses années d’enfance ». L’activité motrice, à visée autocalmante, vient compenser sans le combler ce vide psychique : équitation (avec l’investissement d’un animal viril, objet ou figure d’identification ?), randonnées harassantes en montagne, mais aussi surinvestissement de l’étude de langues dites mortes dans leur ancrage historique et leur virtuose mécanique grammaticale et syntaxique. C’est aussi une véritable avidité pulsionnelle qui est en jeu, « la mégalomanie de ses 20 ans », et la pusionnalisation des défenses semble ici un recours contre la prostration traumatique sans affects.
La mobilisation psychique
Chez Jeanne, il demeure un pont entre les deux parties clivées : la douleur psychique. L’abolition du ressenti des émotions de son enfance coexiste avec « une douleur psychique qui toute sa vie l’avait habitée et qui allait grandissant ». Au « non-lieu » de son enfance répond le lieu actuel de la douleur psychique ; elle a renoncé à toute ambition professionnelle, s’est mariée jeune et s’est occupée de ses cinq enfants ; sa relation de couple est d’autant plus « catastrophique » que sa frigidité empêche toute satisfaction dans sa vie sexuelle. La frigidité fait écho à la petite fille prostrée, l’expérience de la maternité semble aussi s’être clivée entre quatre enfants garçons qui vont bien et une fille anorexique dont l’état la met en échec et la culpabilise Néanmoins, l’immobilisme de la figuration infantile de soi comme de la frigidité se trouve battu en brèche par deux actes de la conquérante qu’est aussi Jeanne : son divorce, dégagement de son idéalisation adolescente, et la mise en œuvre d’une activité artistique (laquelle ?) « devenue un point central dans sa vie ».
L’idéalisation, défense de type primaire, déplacement sur le mari de l’attente vis-à-vis des parents et recours contre la mère a pu être remplacée par un mouvement de sublimation qui implique désexualisation et changement d’objet. La carapace, « toute de raideur et de bienséance » précise son analyste, est fissurée par la douleur, l’analyste pressent un « réservoir pulsionnel tempétueux » qui a commencé à se mettre en mouvement, l’accrochage à l’objet analyste, déterminé en même temps que désespéré, se perçoit dans son regard. Sur le divan le souvenir d’enfance la saisit, la réduit au silence et l’angoisse. Mais ses pleurs témoignent d’une émergence d’affects, parce qu’il y a quelqu’un pour entendre. Malgré le clivage profond, la douleur est subjectivée même si elle ne peut se déployer en représentation, et l’adresse à l’objet est bien présente. Est-ce pour cela que vous avez posé l’indication d’une cure classique, ce qui pourrait paraître audacieux ?
En même temps, Jeanne vous donne raison : en un très émouvant retournement, elle se raccroche à la perception visuelle d’un ciel bleu aperçu par la fenêtre. Ce recours à la perception, tant d’un ailleurs au-delà de la fenêtre que d’autres objets du champ perceptif immédiat, me semble fonctionner à deux niveaux simultanés : celui de l’accrochage perceptif, bien sûr, comme substitut défensif à l’absence de représentations investies. Mais aussi à un niveau de symbolisation primaire et de retournement pulsionnel : elle voit un ciel bleu au moment où son souvenir écran hallucinait un ciel gris et bas ; et elle s’accroche à des objets substitutifs que son regard perçoit au moment où elle ne peut plus s’accrocher par le regard à l’analyste, témoignant ainsi d’une capacité de déplacement psychique. Le dispositif analytique et la présence de l’analyste comme tiers font surgir une certaine mobilité psychique – déplacement, retournement, contraste – qui relève de capacités de subjectivation par le recours à l’image, en un véritable investissement de la situation analytique ; investissement corporel et émotionnel, narcissique mais aussi objectal. Je crois que cette séquence va beaucoup plus loin que l’appui sur la construction d’un « environnement suffisamment sécure ». Qu’en pensez-vous ?
Il a fallu beaucoup de temps à Jeanne pour en arriver à ce début de travail analytique. Les notations sur l’adolescence et sur la relation à la mère nous aident à comprendre à la fois pourquoi ce fut si bloqué, et pourquoi la remise en route du travail psychique fut néanmoins possible.
L’adolescence solitaire ne me semble pas si étrangère aux émois amoureux que Jeanne dit ne pas comprendre. La prof de latin-grec « à l’allure virile et aux méthodes martiales » suscite sa passion et soutient son investissement intellectuel – qui n’est donc pas si dépourvu d’affects qu’on pouvait le croire. La dénégation retrouve ici une fonction non négligeable, bien différente de la répression d’affects qui empêche de rien ressentir. L’investissement homosexuel, écho possible du père militaire et de la rudesse de la mère, dites-vous, surgit à partir de l’estime et même de l’admiration : l’investissement idéalisant (qui se répétera dans la rencontre avec le mari) soutient un mouvement identificatoire en même temps qu’une relations objectale en un choix d’objet narcissique repérable – et soigneusement tenu à l’écart de tout passage à l’acte directement sexuel. Le non-investissement de la sexualité hétérosexuelle a sans doute bien des raisons, mais celle d’une certaine fixation homosexuelle en fait partie. Vous notez à plusieurs reprises cette composante homosexuelle d’une part dans la faillite d’une homosexalité primaire suffisamment bien constituée, (et par suite dans la faillite des auto-érotismes que l’interdit de sucer son pouce « dans mon milieu » dit-elle, illustre cruellement) ; d’autre part dans son fantasme et sa crainte d’être maltraitée par une femme. Mais il est aussi en parallèle, un prénom, Juliette, une rencontre, celle de la nourrice africaine de ses enfants, dont elle parle avec tendresse, et qui évoque aussi le souvenir bien plus ancien de sa marraine cambodgienne, elle aussi prénommée Juliette. Cette fois les figures féminines maternelles venues de loin ou habitant loin, géographiquement mais aussi psychiquement, sont investies de façon tendre, et semblent aussi donner de la tendresse. Leur évocation ressurgit associativement, des profondeurs du souvenir. C’est un retour d’expériences objectales refoulées – pas forcément dans leur souvenir qui a pu rester conscient mais dans l’importance affective qu’elles ont eue, importance longtemps tenue à l’écart ou minimisée par la priorité donnée à l’activité auto-calmante. Le féminin qui « lui fait tant défaut » serait-il aussi refoulé, et pas seulement clivé ?
Quelle part faites-vous à cette homosexualité primaire et secondaire des émois de Jeanne ? Contribue-t-elle à sa frigidité ? Et sa façon de ne pas avoir accès au féminin tient-elle surtout à des effets de clivage, ou porte-t-elle la marque de refoulements significatifs ? Car la fêlure qui réactualise la douleur psychique et conduit finalement Jeanne en analyse naît des difficultés sexuelles de son couple.
Quelle identification à sa mère ?
En son début d’analyse, Jeanne évoque une mère aux antipodes des Juliette icônes de tendresse ; la mère proche « n’embrassait jamais, ne supportait pas le moindre contact physique ».
La dimension traumatique de la relation à la mère est antérieure au deuil du père. D’ailleurs la veuve n’est pas déprimée mais idéalise le souvenir et la beauté du père en une incorporation qui peut être un évitement autant que la mise en œuvre du deuil. Jeanne est convoquée – car sa beauté rappelle celle du père – pour soutenir ce déni de la perte, que conforte également la foi religieuse de la mère. La « pauvreté fantasmatique » de Jeanne (D. Metge), son « manque d’imagination » (Jeanne elle-même) m’apparaissent ici comme une défense par l’inertie et la répression des affects contre cette instrumentalisation comme icône de la beauté du père, empiétement qui la prive de son expérience de deuil. Jeanne en parle avec une lucidité saisissante : « Ma mère ne mentait pas alors qu’elle était mensongère dans ses états affectifs. Quand mon père est mort elle a totalement nié son deuil », et ce déni de la perte se manifeste notamment par l’impossibilité des gestes de tendresse où s’exprimerait aussi la tristesse : « elle ne nous a pas serré dans ses bras ».
Il ne s’agit donc pas de la « mère morte » décrite par André Green, qui prive l’enfant, du fait de son deuil ou de sa dépression, d’un investissement affectif qui a eu lieu. Ici, les objets parentaux sont des ombres, le père dans l’absence, le risque de la guerre, puis la mort, la mère comme « spectre ». Et pourtant s’il est en Jeanne une zone mélancolique, investissement de l’ombre de l’objet – ombre de son objet perdu et/ou de l’ombre de l’objet de la mère, Jeanne ne développe pas une mélancolie. Et son activité, même intense et avide, n’a pas les caractères de l’éclatement maniaque : elle est au contraire, organisée, disciplinée, dure et exigeante… Au moins pour elle-même, mais aussi sans doute pour les autres si j’en juge par ses exigences impérieuses ou rageuses envers son analyste. C’est peut-être que Jeanne n’a pas pu s’identifier à sa mère comme à une personne vivante, qui l’aurait investie comme bébé et petite fille. Il me semble que l’on est en présence d’une configuration décrite par Jean Cournut dans un article « D’un reste qui fait lien » (NRP Liens, n°28). L’enfant ne peut investir le parent blessé, endeuillé ou psychiquement absent, tout en ayant un besoin vital d’identification pour soutenir sa propre existence. Il s’identifie ainsi à l’ombre, ou à la culpabilité, ou à la dépression de l’objet, faute de pouvoir s’identifier à l’objet.
Cette compréhension de l’identification de Jeanne à sa mère, qu’elle « ne peut pas ne pas aimer », tout en lui en voulant beaucoup, vous paraît-elle soutenable ? Est-elle sous-jacente à l’exigence impérieuse de Jeanne dans son transfert sur l’analyste ? Et à son moment de réaction thérapeutique négative, puis de volonté de rompre le cadre analytique sans en élaborer l’issue ?
Est-ce la structure de son transfert ou la rencontre de Diego qui va cependant favoriser l’émergence d’une part de la photo où Jeanne est juchée sur les épaules de son père, d’autre part de la possibilité d’accès progressive à une scène primitive ? Y-a-t-il un effet de transfert latéral dans ce réveil d’une pulsionnalité hétérosexuelle ? Ou l’effet d’un deuil qui s’accomplit enfin, permettant au père même perdu de se trouver posé en tiers entre Jeanne et sa mère ? L’apparition des rêves, du rêve de Noël et du cadeau de Noël souligne l’émergence du registre des représentations psychiques au niveau même d’une reprise de l’infantile.
Parmi bien d’autres remarques ou questions qu’il me resterait à examiner, je voudrais souligner la force mutative de votre interprétation : « je lui renvoyais qu’elle me parlait de sexualité et d’orgasme comme un homme pourrait en parler », écho inversé de Winnicott entendant une femme parler sur son divan quand un homme lui parle. Aviez-vous cette référence en tête ? En tout cas Jeanne reçoit l’interprétation dans la sidération qui correspond à une expérience fondamentale : « vous m’avez remise à ma place de femme » ; elle la vit comme une réponse masculine dont elle remercie l’analyste : quelque chose du refus du féminin a cédé sous l’impact de la pénétration de l’interprétation psychanalytique masculine. Peut-on parler d’une levée de clivage ?
Je vous remercie, Daniel Metge, de ce travail remarquable auquel vous nous avez associés.[/restrict]