Du point de vue psychanalytique je suis en communauté d’esprit avec la définition que C. Le Guen (1996) propose concernant le traumatisme [in, la Préface du livre de C. Janin, Figures et destin du traumatisme] ; je cite : « Le trauma est sans doute l’une des notions les plus indécises de la psychanalyse, voire des plus équivoques, et sans doute des plus énigmatiques. Cela tient à l’ambiguïté de ses confluences placées à la rencontre du dedans et du dehors, à la dynamique d’excès, de rupture et de perte, à sa fonction d’alarme et de protection comme à son pouvoir d’effraction. Agent d’une réalité dont la puissance et la source demeurent incertaines, le trauma est l’occasion d’entrevoir ce qui peut agir « au-delà du principe de plaisir » et de son principe ; il a la brutalité de l’évidence, comme l’évanescence de l’aléatoire – c’est-à-dire qu’il fascine depuis qu’il est apparu dans le corpus analytique, avant même que celui-ci ne se constitue. »
Je rappelle que la psychanalyse est née de la théorie traumatique laquelle, comme la notion de représentation (ou d’absence de représentation), va traverser de bout en bout l’œuvre freudienne.
Initialement, S. Freud (entre 1890 et 1897) identifiait le traumatisme comme étant la conséquence d’une séduction : un événement de type sexuel inscrit dans la réalité et refoulé. Ainsi rapporte-t-il l’étiologie des névroses des patients à leurs expériences traumatiques passées. Pour lui, c’est le traumatisme qui qualifie en premier lieu l’événement personnel du sujet : cet événement externe, qui est cernable et datable, devient subjectivement fondamental du fait des affects pénibles qu’il déclenche. Leur datation peut devenir de plus en plus reculée au fur et à mesure que l’investigation (l’anamnèse) et l’intervention analytique (l’interprétation) s’approfondissent.
Dès lors, l’idée du traumatisme, ainsi que celle de l’événement traumatique ne va plus quitter son œuvre : elle en devient l’un de ses « fils rouges » et ceci jusqu’au terme de son parcours théorique, puisque dans l’un de ses ouvrages testamentaires, L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939) [1] 1, il est conduit à brosser une véritable « vue d’ensemble » sur la question du traumatisme. Même si, dès 1897, il a pu déclarer à W. Fliess qu’il « renonçait » à sa « neurotica » il n’a jamais renoncé à l’idée de retrouver l’événement traumatique, comme peuvent en témoigner de très nombreux textes qui vont de celui qui intéresse l’analyse de l’Homme aux loups (1914 [1918]) à Constructions en analyse [1938] dans lequel il est affirmé le désir de retrouver, tant que faire se peut, « l’essentiel » de l’histoire. Cependant, entre le début de son œuvre et la fin de celle-ci, le concept même de traumatisme va très sensiblement se modifier, comme changer de nature, de qualité et de finalité au regard du fonctionnement psychique.
Ainsi, alors que dans le cadre de la première topique (la première théorie des pulsions) le traumatisme – intimement lié à la théorie de la séduction – se référait au sexuel et au fantasme, aux lendemains du tournant des années 1920 (à partir de Au-delà du principe de plaisir [2] 2), dans le cadre de la seconde topique (la seconde théorie des pulsions), le concept de traumatisme devient un concept emblématique (métaphorique) des apories économiques de l’appareil psychique : le traumatisme est secondaire à une « effraction du pare-excitation » et l’Hilflosigkeit – la « détresse du nourrisson » – devient alors le paradigme de l’angoisse par débordement lorsque le signal d’angoisse ne permet plus au Moi de se protéger de l’effraction quantitative, qu’elle soit d’origine externe ou interne.
Dès lors, la notion de traumatique (c’est-à-dire l’excès et le quantitatif) vient s’adjoindre au concept de traumatisme dans son sens large. Un peu plus tard, à partir de Inhibition, symptôme, angoisse (1926) [3]3, S. Freud, dans le cadre de sa nouvelle théorie de l’angoisse, va mettre l’accent sur le lien entre le traumatisme et la perte d’objet.
Mais ce sera surtout dans L’homme Moïse (1939) qu’il est conduit à préciser qu’il y a deux destins possibles du traumatisme :
- l’un positif et organisateur qui permet par à-coups successifs « répétition, remémoration, élaboration » (ainsi que la « fonctionnalité » des « fantasmes originaires ») et donc une capacité de (ou à la) représentation ;
- l’autre, négatif et désorganisateur du fait des atteintes précoces du moi (blessures d’ordre narcissique) qui entraînent un (des) clivage(s), créant une enclave dans le psychisme (un « État dans l’État ») et des troubles de la représentation qui empêche toute transformation processuelle : le traumatisme, versus trauma, devient alors destructeur (car traumatophile).
Les apports de S. Ferenczi
Concernant sa contribution à l’établissement d’une théorie du trauma, S. Ferenczi a proposé que l’origine de celui-ci n’est pas seulement liée aux conséquences d’un fantasme de séduction, mais aux avatars d’un certain type de destin libidinal lié aux expériences primaires du sujet avec l’objet, lesquelles – du fait de la « confusion de langue » entre le langage de la tendresse de l’enfant et le langage de la passion de l’adulte – peuvent prendre la valeur d’une excitation sexuelle prématurée. Ce type d’expérience, due aux réponses inadaptées d’un objet défaillant face aux situations de détresse de l’enfant – l’objet étant soit trop absent, soit trop présent (devenant un objet « en trop » qui marque d’une empreinte quantitative excessive la constitution de l’objet primaire interne) –, viendrait empiéter sur le psychisme naissant de l’enfant et compromettrait la constitution de sa psyché, ceci mutilant à jamais son Moi tout en le maintenant dans un état de détresse primaire (Hilflosigkeit) qui peut se réactiver sa vie durant.
En d’autres termes : l’absence de réponse de l’objet ou ses disqualifications dans ses réponses, comme ses désaveux face à une situation de détresse mutilent à jamais le Moi et altèrent les capacités de (à la) représentation.
Ainsi la conception du traumatisme change-t-elle de vertex car, si celui-ci a pu se présenter comme de type sexuel, il s’inscrit, en fait, dans une expérience avec l’objet, non pas au regard de ce qui a eu lieu, mais de ce qui n’a pas pu avoir lieu : une expérience douloureuse négativante (parce que « non vécue », « non véritablement expérimentée ») qui entraîne une « auto-déchirure » (un clivage auto-narcissique), ce qui transforme brutalement « la relation d’objet, devenue impossible, en une relation narcissique » (Réflexions sur le traumatisme, 1934). Ce clivage entraîne une évacuation/expulsion/extrojection d’une partie du Moi ; cette partie du Moi laissée vide est remplacée par une identification à l’agresseur, avec des affects induits par le « terrorisme de la souffrance » (c’est-à-dire obligation faite à un enfant d’être celui qui prend en charge, répare et soigne un parent psychiquement endommagé) ; la partie expulsée/extrojectée du Moi devient alors omnisciente, omnipotente et désaffectivée.
Comme l’écrit Ferenczi, le sujet clive sa « propre personne en une partie endolorie et brutalement détruite, et en une autre partie omnisciente aussi bien qu’insensible. »
On peut ici penser que ce clivage intéresse aussi celui établi entre une « partie blessée » et une autre partie qui, elle, prendrait « soin ». En d’autre termes les « effets négatifs » du trauma sont liés à l’intériorisation d’un objet primaire défaillant, « non fiable » et, de ce fait, « non comblant », ce qui peut mutiler à jamais le Moi et installer une détresse primaire douloureuse, laquelle est susceptible de se réactiver à tout moment et conduire au désespoir.
Ainsi les défaillances lors de la constitution du narcissisme (non-contenance de la barrière pare-excitante), peuvent venir entraver le processus de la liaison pulsionnelle, comme les processus de pensée, tout en engendrant alors d’importantes carences représentatives.
Dès lors, ce qui n’a pu être pris en compte psychiquement est susceptible de réapparaître dans le corps, ou dans des contraintes invalidantes et provoque un brouillage des repères identificatoires.
À la détresse et à l’angoisse provoquées par le trauma, le sujet répondra suivant des solutions propres : mais ce sont bien les états-limites (ou non-névrotiques) qui témoignent du fait que les fonctionnements psychiques en traumatique révèlent de ruptures entre perception et représentation.
Cette clinique (celle des états-limites, ou des états non-névrotiques) témoigne de l’incapacité du sujet à pouvoir transformer (ou à rendre psychique) un état qui entraîne – en raison d’une absence de contenu dans la perception – non seulement un excèdent d’énergie, mais aussi une béance représentationnelle (telle une absence de ce qui pour le Moi de l’infans « aurait dû alors être là », à savoir le « regard » de la mère) peut entraîner à une indiscrimination, ou absence de toute intelligibilité et ainsi à son renversement (par ex. l’indiscrimination entre le « bon » et le « mauvais », l’externe et l’interne, le réel et l’imaginaire, etc.).
On peut ainsi s’interroger sur la question du destin des objets perçus pendant l’évènement traumatique. Nous savons que l’expérience clinique fournit des réponses diverses, mais indique le plus souvent que même si l’événement traumatique a été réprimé, refoulé ou clivé, un détail de la scène a été, ou est, remémoré. Dès lors ne pourrait-on avancer l’idée qu’une perception serait bien advenue, mais que l’incident traumatique aurait pu perturber la transformation du perçu en représentation ? Et si tel était le cas, serait-on, par exemple, en présence d’une absence totale de représentations, et en mots et en pensées latentes ? Ou pourrions-nous avoir à faire à des traces perceptives (des traces de non-traces, des traces de sensations non véritablement accessibles à une perception ou à une représentation perceptive ?) dont la production hallucinatoire pourrait être le reflet de mouvements hors champ psychique ? [4]4
C’est donc bien dans le transfert et par le contre-transfert que peuvent être dessinés les contours du « trauma » qui n’a pu être autrefois perçu ni représenté (ni même « éprouvé » – cf., La crainte de l’effondrement ; D.W. Winnicott). C’est en prêtant son propre appareil psychique et ses propres capacités de représentation, dans un travail de co-représentation, que l’analyste pourra petit à petit abraser les effets délétères du trauma et de leurs conséquences sur le fonctionnement psychique : permettre qu’une « inscription de l’expérience » qui n’a pu avoir autrefois lieu puisse alors avoir lieu [5]5 et, ceci, grâce à un processus d’historicisation et de temporalisation qui seront au service de la transformation de l’actuel en présent et qui permettront, dès lors, une subjectivation donnant lieu à une ouverture sur un futur…
Publié le 8 décembre 2014
Bibliographie
Freud S. (1939), L’Homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1986, p.255.
Freud S. (1920), Au-delà du principe de plaisir, OCF.P, XV, P.U.F., 1996, pp.273-338.
Freud S. (1926), Inhibition, Symptôme et angoisse, OCF.P, XVII, P.U.F., 1992, pp.203-286.