Ce texte1 se réfère à ce que je considère être un vécu de grande souffrance et de douleur lancinante chez les patients dits états-limite, quand une prise de conscience de leurs mouvements psychiques s’amorce. Cette douleur et cette souffrance sont liées à l’éventualité d’un changement possible dans l’économie et dans leur dynamique mentale ; retrouvées chez tout analysant, elles se présentent chez les patients borderline avec une violence crue qui entraîne souvent la sidération de la mouvance psychique et conduit à des désinvestissements dénudant le psychique. Mais avant d’aborder le thème, il faut préciser deux points.
Le premier a trait à la problématique de ces patients. Celle-ci ne se réfère pas seulement à une catégorie clinique, car je crois qu’elle infiltre le quotidien de la vie de la gent dite normale. Il s’agit d’un soubassement, souvent recouvert par des superstructures de type névrotique, dont on retrouve des tracés dans le fonctionnement de tout individu. Par ailleurs, il est vrai que l’essentiel de cette problématique donne des formes de pathologie, plus ou moins graves.
L’éventail que les états limites recouvrent est un éventail très large, à couleurs multiples et présentant des branchages articulés de manière variée. Néanmoins, certains éléments communs peuvent être relevés et c’est leur agencement qui détermine l’approche diagnostique de ces patients quand ils viennent nous voir.
Le deuxième point se réfère aux constituants et aux effets de la problématique que j’essayerai de cerner ; il permet de comprendre l’inéluctabilité de la tourmente et de la souffrance lors de l’abord de moments mutatifs dans la cure de ces patients.
Concernant le premier point : les différentes positions avancées par les écoles anglaise et américaine, comme aussi par les Français, au sujet des patients borderline, sont bien connues.
En 1992, écrivant sur l’économie des états limites, je disais que la proposition d’A. Green – qui englobait les organisations borderline et narcissiques dans une catégorie de patients pour lesquels l’organisation des limites intérieures/extérieures faisait problème – avait l’avantage de nous confronter à deux questions de base :
a) celle des investissements et des contre-investissements, questions fondamentales, s’il en est, puisque la cohésion identitaire et le contact avec la réalité intérieure/extérieure en dépendent,
b) celle des grandes lignes des mouvements d’intrication et de désintrication pulsionnelle, dont découlent les différentes modalités de fonctionnement psychique sur le versant narcissique, comme sur le versant objectal.
Mais, malgré ces avantages, je dirai aussi que cette proposition doit être complétée — et ceci introduit mon deuxième point — par quelques références plus précises, car les états limites se distinguent par certains traits, que je voudrais souligner.
La première référence a trait à un fait dont la clinique témoigne. Nous savons que quand la réalité extérieure ou intérieure impose à ces patients des stimulations perceptives qui se rapportent à des pertes ou à des manques, leur système psychique est incité vers des décharges somatiques ou comportementales qui, très souvent ont peu, ou rien, à voir avec un sens pouvant être attaché à leurs expériences passées. Les actes ont le caractère de rupture dans la continuité et la cohérence du Moi.
Ce type de décharge repousse, ou même efface, les représentations, les affects, les élaborations symbolisantes, vidant ainsi le champ du psychique. Par ailleurs, les mécanismes de clivage, de déni et de projection, qui sont utilisés beaucoup plus que le refoulement ou la négation, démarquent des psychismes recherchant le calme de la non-conflictualité. Mais ces processus évacuateurs du psychique coexistent avec l’action d’autres attracteurs puissants sur ce même champ (Potamianou, 1992).
Ces attracteurs repérés à travers les fixations à certains éléments traumatiques ou dans l’activité de fantasmes de toute puissance, ou encore dans la perception de la réalité extérieure en reflet de la réalité intérieure, nous éloignent finalement de la conception d’un psychisme en quête d’auto-conservation par la recherche de la réduction des excitations, donc proche de ce que Freud avait rassemblé sous l’expression métaphorique de pulsion de mort. Certes, nous avons à réfléchir sur l’activité de dissipation qui nous rapproche des réactions des systèmes « en situation critique » de la physique, là où le système ne se constitue pas en unité stable et harmonieuse, mais en état littéralement non-représentable. Chaque événement ayant des effets qui se propagent à travers tout le système, au-delà d’un certain seuil d’instabilité, une activité dissipatrice devient manifeste. Les borderline nous confrontent souvent à une telle activité.
Pourtant, l’existence d’attracteurs puissamment excitants nous fait dire, que même si certaines excitations aboutissent à des décharges évacuatrices, il y en a d’autres qui s’organisent en investissements lourds et massifs portant sur des objets dont les patients ne se détachent pas, ou sur des expériences traumatiques non surmontées. Par ailleurs, comme j’ai pu le démontrer (1992) en utilisant l’exemple de l’espoir, certains morphèmes représentatifs et affectifs constituent des points fixants dans le psychisme (et parfois en viennent à prendre une place d’objet), agissant contre les désinvestissements, le vide et les blancs de la pensée. Nous n’avons donc pas à faire avec des psychismes qui fonctionnent en principe en dehors de la polarité plaisir-déplaisir (A. Green) et en évacuation (W. Bion), mais plutôt avec des systèmes qui travaillent à partir de tendances opposées très accentuées en raison des faiblesses de l’intrication pulsionnelle. D’ailleurs, la clinique montre que la contrainte des répétitions au-delà du plaisir agit en parallèle avec des productions fantasmatiques de l’omnipotence narcissique, en quête de satisfaction. En tout état de cause, il s’agit de systèmes qui ne se satisfont pas de la liaison à minima, telle que celle-ci est retrouvée dans les automatismes de répétitions d’où les expectatives et l’attente du désir s’absentent.
Une deuxième référence à prendre en compte est celle du contact avec la réalité intérieure/extérieure. Chez les états limites ce contact est préservé, mais à travers des dichotomies fonctionnelles. Les jugements sont très influencés par la vie fantasmatique ; les dimensions surmoïques sont faibles quant à leur potentiel protecteur et interdicteur et les productions du Moi idéal tentent à les remplacer. La prise de l’omnipotence infantile est puissante. Pourtant, les sujets maintiennent des possibilités de rendement professionnel et social, bien que leur Moi poreux soit facilement transpercé par des angoisses de séparation-intrusion. Mais en général, on peut dire que la fonctionnalité du Moi n’est pas mise hors-jeu à l’exception de moments de crise. A ces moments, la cohérence de la pensée vacille en raison des failles de la continuité des investissements qui sont engloutis dans la panique du vécu critique.
Néanmoins, même dans les moments de crise, le Moi peut ne pas défaillir dans sa fonctionnalité, par exemple dans la vie professionnelle. L’orage reste privé et pour la plupart caché. Les épisodes de dépersonnalisation, s’ils apparaissent, sont d’habitude fugaces. Et les patients dans le cadre de la cure ont conscience des différences dans leur fonctionnement. « C’est ici que je suis comme ça. À l’extérieur je suis autrement ».
Quels sont les moments de crise ? Il s’agit de moments de rencontre avec des frustrations, des pertes, des manques, des délais dans la satisfaction des besoins. Les représentations et les affects concomitants sont alors repoussés, et l’angoisse libre et diffuse se propage, si elle n’est pas liée dans des morphèmes persécutoires. Les décharges dans le soma – qui n’est pas le corps libidinal – comme également dans des actes évacuateurs, rendent alors compte des difficultés de la figurabilité et de la liaison des représentations et des affects. En tout cas, les morphèmes psychiques sont en manque de stabilité, de continuité et d’épaisseur. Mais comme il a été dit, certains investissements sont caractérisés par une massivité lourde. Ainsi, les intériorisations et les identifications sont souffrantes en trop, ou en trop peu, et les difficultés sont évidentes au niveau du discours associatif.
La clinique nous informe que l’instigation aux investissements chez ces patients vient surtout à partir de situations et objets extérieurs visés pour leur « mêmeté » dans des relations de type spéculaire. Ces objets sont massivement investis tant que la relation perdure, car ils opèrent en tant que de doubles ou reflets du sujet. S’ils s’éloignent, ils drainent les investissements du Moi. Il est donc clair que malgré toute une gamme de variations dans le temps et dans les nuances de leurs caractéristiques, nous avons ici des relations de haut potentiel traumatique.
Troisième référence : si on met en rapport la lourdeur perceptive que l’agrippement sur les objets extérieurs entraîne – ce qui fait obstacle à la mutation des perceptions en représentations – avec les activités projectives, les exclusions et le recours déjà mentionné à des décharges comportementales et somatiques quand les choses tournent mal, on peut comprendre que le tissu de certaines représentations et formations affectives est souffrant en épaisseur et en continuité. Pour autant qu’elles arrivent à se constituer, les représentations peuvent disparaître ou être mises de côté ; les affects se diluent au point que, d’un jour à l’autre, et même dans le cours d’une même séance, les manifestations affectives ne sont pas reconnues.
Dernière référence : l’interpénétration intérieur/extérieur, ainsi que l’instabilité des limites intrapsychiques, manifeste dans les rapports entre instances, déterminent une angoisse diffuse, que j’ai nommé angoisse de délimitation (Potamianou, 1992). Cette angoisse, selon moi, sous-tend les angoisses de séparation et d’intrusion. Elle vient tout aussi bien de l’incertitude des limites que du désir de leur effacement, car la relation du Moi à l’opposition extérieur/intérieur est marquée à la fois par la recherche constante de frontières à établir entre les objets et soi-même, entre perceptions internes et perceptions externes et par la contestation immédiate de toute barrière, puisque celle-ci instaure la séparation entre l’individu et un monde dont il récuse l’altérité. « Je ne supporte pas les délimitations », disait une jeune femme de 35 ans ; « c’est comme si des murs s’élevaient. Moi, je me coule et je me perds dans le regard de l’autre. Ce qui sépare me fait souffrir… En perdant le regard de l’autre sur moi, je perds le monde ».
La mise en action des mécanismes de clivage, de déni et de projection, correspond à des tentatives de protection contre les angoisses de délimitation et les tendances fusionnelles. Les fantasmes d’omnipotence resserrent ces mécanismes. Il faut absolument faire tenir tout ce qui tremble. Comme disait une patiente : « ce que je désavouais m’a aidé à nier ma destinée de mortelle, en immobilisant le temps. Je pense maintenant que ceci est compréhensible, puisque j’ai eu affaire à la mort si tôt dans ma vie. J’ai donc tout fait pour survivre, sans comprendre le prix du sacrifice : ma mutilation. Car quand on s’emprisonne ou on se divise et on se coupe de soi-même, on peut toujours dire : voilà, c’est moi qui l’ai choisi. Ce n’est pas les autres qui l’ont imposé. Mais finalement, la douleur est immense quand on voit les parties de soi-même qui se perdent ».
Quels sont les effets d’une telle organisation psychique ? En allant vite on peut les résumer ainsi :
- les séparations, les deuils et les différenciations trouvent peu de place, sinon aucune, dans la réalité psychique, ce qui est compréhensible, puisque les manques ne sont pas acceptés ;
- le souhait d’une prise dure sur les objets conditionne la dynamique du « je te tiens ou je te crache ». Et dans ce cas, comment retrouver le souvenir d’expériences positives ? On a beaucoup parlé de leur absence chez les états limites. Personnellement, je pense que ceci n’est pas seulement dû aux insuffisances des objets ou à leur non-disponibilité, bien que ce facteur soit bien sûr important. (Voir en exemple la mère morte de Green, ainsi que les élaborations relatives de René Roussillon). Mais je crois qu’il y a plus, car les objets extérieurs ne se rendent jamais complètement à l’emprise du sujet. Leur résistance soulève une intense agressivité, une haine à la mesure des besoins d’agrippement sur eux et de la dépendance qui en est la suite. Projetée à l’extérieur, la haine rend les objets mauvais, inaptes à la confiance. Par conséquent, les intériorisations – pour autant qu’elles se réalisent, car très souvent elles sont rejetées – ramènent à l’intérieur du mauvais, renforçant ainsi la destructivité restée dans l’appareil psychique. Il n’est donc pas étonnant que ces cas donnent l’impression que même l’illusion primitive n’a pas pu être organisée chez eux ;
- un désarroi permanent travaille le psychisme pour tout ce qui n’est pas contrôlé, venant de l’extérieur ou de l’intérieur. Puisque les renoncements – dont les hommes en général se détournent comme Freud (1908) justement le rappelait – signalent ce qui est abandonné, la logique du non-choix prévaut chez les borderline. Logique du oui et non, ni oui ni non, cette logique des clivages, soutenus par la toute-puissance, maintient les désirs, le temps, les espaces, les déplacements, et les remaniements psychiques dans la catégorie de l’indéterminé. Tout reste incertain, potentiellement immobilisé et en potentiel de mobilisation. Comme Freud (1938a) remarquait, aucun cours n’est choisi par le sujet ou plutôt celui-ci prend les deux à la fois, ce qui revient au même. L’exclusion de tout choix garde intacte l’illusion de « tout avoir » et du pouvoir être « tout et partout ». Un patient disait : « je veux être à la fois le bateau qui navigue et le navire solidement amarré. Je veux avoir toutes les femmes et je ne supporte pas d’avoir quelqu’un près de moi (avis à l’analyste). Je ne crois pas à la thérapie et je me sens constamment malade, ayant besoin d’être aidé. »
Je pense donc que la peur de la castration, que Freud (1927) mentionne comme moteur du clivage, doit être complétée par la référence à la toute-puissance qui est mobilisée pour opérer en contre de cette peur. Chez les borderline, elle est défense contre la terreur d’un moi disloqué. Se référant au transfert, une fois qu’une démarche thérapeutique est décidée, René Roussillon (2002b) parlait de l’infléchissement de la cure-type et de ses effets sur l’analyste. Il évoquait la menace de perdre pied citée par D. Anzieu, et les réactions de l’analyste contre cette menace, alors qu’il soulignait l’agonie et le désespoir des patients narcissiques.
Il n’est donc pas dépourvu d’intérêt d’essayer de préciser quelques aspects de cette souffrance et de cette douleur qui sont le résultat – je suis d’accord avec René Roussillon – de l’échec des réponses internes et de l’échec des ressources externes des patients. Mais je m’écarte quelque peu des explications qu’il donne concernant les difficultés des intériorisations et les achoppements de ce qu’il appelle « l’appropriation subjectivante », c’est à dire la prise en charge par le sujet pensant des mouvements psychiques qui le constituent.
En effet, les difficultés et le refus d’intériorisation des interprétations, et même de l’accompagnement, chez ces patients, ne me semblent pas être dus à l’impossibilité de reconnaître l’analyste comme miroir ou comme double, ou, encore, à l’autre bout, comme objet séparé et différencié, comme dit R. Roussillon, (2002b). Je crois que la situation est plus complexe, d’abord parce que chez les états limites, d’après l’organisation de chaque patient, la personne de l’analyste peut changer de couleurs selon les moments, selon les phases du travail analytique, et selon le niveau auquel se meut le patient. Pendant certaines phases du travail on a affaire à des imagos archaïques et rigides ; dans d’autres, le transfert est plus « coulant », bien que le jeu du « donner » et du « prendre » s’établit difficilement en raison des secousses émotives qui le renversent.
En outre, si l’objet, dans ses chatoiements très différents, n’arrive pas à se constituer en objet régulateur, il faut tenir compte du fait que chez les états limites les fluctuations sont constantes, non pas entre le désir de changement et les interdictions ou les inhibitions qui le concernent, mais entre le désir de transformation et le retrait des investissements. Aux moments de retrait, les figurations du monde extérieur et les morphèmes intérieurs sont en risque d’effritement et ce qu’on suppose acquis peut disparaître d’un moment à l’autre. Les patients disent souvent ne rien entendre, ne rien comprendre à ce qui est dit, essayant de serrer désespérément les défenses narcissiques.
Au bout de quatre ans de travail thérapeutique, un patient disait : « c’est vrai. Je réalise maintenant qu’il n’y a pas d’accès chez moi. Je ferme les volets. Je baisse les lumières… je rejette, j’exclus. Mon intérieur dévasté est un champ où seules sont cultivées les fleurs de mon mal ».
Une patiente dont j’ai parlé autrefois2, Mme Z, disait: « c’est le malheur qui est pour moi. La douleur la plus horrible serait de changer ce qui fait mon identité. Ce serait ne plus me reconnaître et admettre que je ne peux pas tout endurer ».
Alors, de quoi s’agit-il ? Du travail de la toute-puissance infantile écartant la mort et la castration ? De protection contre la terreur des défigurations et de la désorganisation ? Ou bien de l’incorporation d’une catastrophe, comme disait une autre patiente qui affirmait que « changer » signifierait « effacer son histoire » ? Ou, en plus, s’agit-il de l’horreur du « nouveau » qui crée des ruptures dans le familier, interposant entre le patient et son monde l’inattendu et l’étranger ? Panique devant les failles du connu qui menacent l’économie psychique entretenue jusque-là ? Ou, encore, défense contre des angoisses de délimitation mobilisées par le danger d’intérioriser ce qui vient de l’objet analyste ? Ou enfin, s’agit-il d’un investissement qui agit contre toute autre excitation pulsionnelle, devenant un organisateur du vécu en danger de devenir chaotique.
Quelle que soit la réponse aux questions posées, les changements dans le cours du travail analytique sont envisagés par ces patients comme littéralement catastrophiques. Leur Moi étant soumis à l’action dissipatrice de plusieurs attracteurs, il risque de perdre toute cohésion et synthèse, donc de devenir chaotique, quand les perceptions intérieures/extérieures sont perturbantes, échappant à leur contrôle. Car non seulement l’économie narcissique est secouée par la rupture du connu et du contrôlé, mais encore il leur faut envisager que le travail avec l’analyste a pu influencer leur réalité psychique, ce qui soulève des vagues d’angoisse concernant leurs limites.
Une patiente me parlait de douleurs lancinantes qui avaient éclaté dans son corps, engageant sa poitrine et son ventre, quand elle a décidé de ne pas reprendre contact avec son amant avec lequel elle entretenait une relation sadomasochique déchirante pour elle. Dans le cours de la nuit, elle a vécu un sentiment d’isolement terrifiant et de vidage total. Rien ne persistait de familier en elle, hors cette douleur crucifiante. Au matin, elle a pensé à un bébé dont la mère qui le nourrit et le réchauffe, s’éloigne. Tout est perdu alors.
Éloignement de son amant, objet surinvesti, bien sûr. Mais plus encore, je crois que ce qui provoqua en elle ce sentiment de catastrophe, c’est d’une part d’avoir pu aborder le moment d’un choix, choix de séparation, lié à une douleur et à une rage encore innommables pour elle, et d’autre part d’avoir entrevu l’émergence d’un mode de fonctionnement différent de celui qu’elle entretenait jusque-là. De fait, cela signifiait que des éléments venant de notre relation avaient été retenus et que ses résistances farouches étaient en train de céder. Cela signifiait aussi me perdre comme objet contre lequel elle se battait sans cesse – en tant qu’objet porteur du danger d’une pénétration intrusive – et faire une place dans son espace psychique à ce qui avait été dit entre nous.
En plus, le choix indiquait que la prise dure des fantasmes de toute puissance – ceux qui maintiennent les clivages en contrepoids à la précarité des frontières intérieures/extérieures du sujet – s’était assouplie.
L’homéostasie psychique se trouvait donc bouleversée et son préconscient n’arrivait plus à soutenir les connexions nécessaires à la poursuite du travail psychique. En même temps, les passages à l’acte qui jusqu’alors soulageaient la patiente, n’étaient plus admis par elle. Il ne restait donc que le soma pour servir comme absorbeur des tensions.
Ce qui en plus est vécu comme souffrance insupportable par ces patients, c’est d’envisager l’admission dans leur domaine narcissique d’éléments porteurs de différences. Un patient disait : « tout ce qui n’est pas comme je le veux, me met en rage… Tous ceux qui me contrarient ou diffèrent de moi en opinions doivent disparaître. Je ne veux plus d’eux. Ils ne me servent pas ».
Par ailleurs, la solution facilitante de la projection – qui fait des objets extérieurs des objets inquiétants et persécuteurs – devient expérience de souffrance quand il s’agit de reconnaître ces tendances comme leurs appartenant, car la non reconnaissance court-circuitait, jusque-là, la culpabilité.
Le matériel des séances atteste de la souffrance des patients quand ils réalisent qu’une partie d’eux-mêmes reste sourde aux revendications d’autres parties ; car se couper de soi-même quand on est habité de sentiments contradictoires qu’on ne peut assumer, est une mesure efficace, mais coûteuse.
Et paradoxalement, la souffrance des patients dont je parle, souvent devient plus intense quand ils réalisent qu’un autre les « entend ». De cet autre à la fois ils recherchent et ils rejettent la présence, bien qu’ils se sentent alors abandonnés à la solitude et au désespoir de ne pouvoir accéder à une cohérence interne.
La douleur de se retrouver étranger à une partie de soi-même est doublée de la douleur de constater qu’on ne peut être vraiment avec « l’autre » tant que la destructivité n’arrive pas à se couler dans un canal différent de celui de l’aphanisis. « Quand je pars d’ici », disait un patient, « je ne retrouve plus votre visage. Je déforme votre nom, comme je le faisais avec mon premier analyste ».
Si la réaction thérapeutique négative est si fréquemment citée dans les cures des états limites, ce n’est pas parce que – comme Freud et beaucoup d’autres après lui l’ont signalé – elle reste liée à l’amélioration du patient et à la reconnaissance de cette amélioration par lui-même ou par l’analyste. Ici c’est l’intériorisation de la réalité psychique qui est inacceptable, car elle est enrobée de la négativité du transfert et du refus des remaniements.
J’ai soutenu3 que le vécu, et les formes sous lesquelles une réaction thérapeutique négative se présente, varient selon l’économie des patients. Ma thèse est que, de nos jours, nous ne pouvons plus concevoir la réaction thérapeutique négative(RTN) comme une entité clinique unifiée. Nous avons à différencier ses formes et sa dynamique. Chez les états limites, la RTN est liée à la terreur des modifications ; y répond chez l’analyste – mais souvent chez le patient aussi – la douleur et le désespoir de l’évanouissement du travail effectué.
Les frontières entre réalité intérieure et extérieure étant instables pour ces patients, la prise de la haine passionnelle inconsciente sur l’objet extérieur, l’analyste, ne peut être abandonnée, puisque le Moi se perdrait alors lui-même avec l’objet. La haine s’accouple à la souffrance de la dépendance et les deux tiennent le Moi, puisque le relâchement de la RTN pourrait conduire à une désintrication pulsionnelle encore plus importante et à une déqualification de la libido avec dégradation concomitante de l’élément masochiste.
D’ailleurs, même en laissant de côté la RTN, la difficulté des déplacements prévaut chez ces patients, étant donné que les transformations et changements signalent pour eux l’abandon de parties d’eux-mêmes fixées au traumatique, ou de celles soutenues par des fantasmes de toute puissance.
La reconnaissance des parties clivées du Moi a le sens de la perte d’un rempart ; elle ne correspond pas au gain en cohésion et en continuité du Moi. Rapprocher les parties clivées introduit pour ces patients le danger de se voir engagés sur la voie de l’introjection des pulsions ; du travail du deuil des objets de « l’avoir » et du « meurtre» ; de l’acceptation de la primauté de certaines lois. Tout ceci construit des obstacles difficilement surmontables, alors que le patient confond intérieur/extérieur et qu’il évacue à l’extérieur ce qui le mène du dedans.
La transposition des investissements, lors de la prise de conscience et de la prise en charge des mouvements psychiques, est tellement pénible pour les patients que, paradoxalement, ils essayent de faire de leur éprouvé douloureux un ciment d’identité. Pour certains, la douleur fonctionne comme une possession à ne pas lâcher, car le Moi qui subit et ressent la douleur n’est pas un Moi qui se laisse aller et qui se perd dans les changements et les déplacements envisagés (Potamianou, 1999).
Et nous voilà touchant là au noyau même de l’angoisse de délimitation et de sa souffrance innommable : ne pas pouvoir ressentir les excitations venant de son propre espace psychosomatique comme négociables dans le rapport avec l’autre; ne pas pouvoir non-plus se faire une place sur l’axe des érotisations permettant de se concevoir comme une matrice qui vibre en accueillant un pénis ou comme le pénis qui se reconnaît comme tel de par son activité propre. Le risque de fusionner avec l’un ou l’autre de ces éléments, induit des formes de blocage du travail mental autour d’imagos figées ou d’objets enkystés qui rendent les déplacements caducs. On a affaire à des surcondensations qui favorisent les décharges explosives.
En outre, on ne peut pas oublier qu’à la base d’une mobilisation signalant la prise en charge par un individu de son propre fonctionnement psychique, sont retrouvés en général des mouvements de saisie appropriative. La saisie appropriative ouvre la voie aux processus d’intériorisation, puis aux processus identificatoires, mais du coup, charge cette voie du potentiel usurpateur qu’elle contient. Chez les états limites, la saisie présente des difficultés particulières en raison du recours à des objets extérieurs, dont les caractéristiques à la fois invitent les vœux d’une incorporation immédiate et totale, mais signalent également ces vœux comme destructeurs.
Malgré les réorganisations successives qu’elles subissent, les traces des mouvements de saisie gardent les notes fougueuses de la « prise » et de sa culpabilisation après coup, rendant le retournement réflexif sur soi lent, pénible, et plein d’embûches. Quand les intériorisations spécifiques débutent, elles imposent de circonscrire, d’identifier, de reconnaître, de se déprendre donc de certains éléments. Un travail de liaisons s’annonce qui tente de se substituer aux mécanismes disjonctifs de la rupture des liens. Des investissements délimitants émergent qui ne sont plus enlisés dans le comportement. La vie fantasmatique se mobilise, alors que la pensée secondarisée, liant les excitations venant du fonctionnement en primaire, semble plus disponible. Mais les assises de la toute-puissance étant alors ébranlées, le cheminement est torturé, car des désirs réalisables se profilent dans le rapport à un objet qui n’est pas en principe décevant.
En fin d’analyse, un homme de quarante ans disait : « ça me soulageait de déverser sur vous tout ce que j’avais subi comme enfant, ou ce que j’imaginais de mon enfance. Mais ce faisant, je me privais de suivre la trajectoire de mon histoire. Finalement, ma vie ne s’arrêtait pas où je voulais qu’elle s’arrête. Et ça me tordait les intestins… Maintenant, j’assume son cours et cela ne me blesse pas autant ».
Du côté de l’analyste la douleur n’est pas des moindres. Le contre-transfert oscille entre l’exposition à des défenses de vidage d’affects, de retrait, et le plongeon dans les torrents du découragement. C’est donc encore les contre-investissements qui influenceront le cours des choses ; ceux que l’analyste arrivera à maintenir sur le sens du « manque à être » sans douleur.
Dans tous ces cas le but essentiel du travail analytique me semble résider en ce que l’analyste et le patient arrivent à voir sous quelles conditions le Moi, qui opère sous l’égide de plusieurs attracteurs, arrivera à transformer la souffrance de ses divisions en travail vers une unification qui, bien sûr, restera toujours sujette à des oscillations.
Les identifications multiples qui ont gravé le chemin de tout un chacun, ne peuvent – c’est certain – nous assurer plus que la connaissance de notre inachèvement, c’est-à-dire de notre être en manque. Car le non-réalisé de notre inconscient nous échappera toujours. En tout cas, ce qui nous reste à espérer, c’est qu’en fin de compte, l’analyste, partie constitutive de « l’être en analyse », arrivera à n’être que simple témoin du cours de la pensée de l’analysant ; d’une pensée cherchant à faire de l’« appropriation subjectivante » (R. Roussillon) un objet de réflexion, objet donc qui se réfléchit sur lui-même.
Cette pensée peut soutenir un jeu de circulation et d’errance. Elle combine ce que le mouvement d’Héraclite a pu ajouter à l’Être « étant » de Parménide ; cet élan de la pensée questionnante qui est ouverte au risque et à l’aléatoire.
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