Au mémorial dédié aux victimes de la bombe atomique à Hiroshima, est inscrite cette phrase « Nous promettons de communiquer la vérité sur cette tragédie à tout le Japon et le monde, et la transmettre dans l’avenir, de tirer les leçons de l’histoire … Des photos des victimes et une liste de leurs noms sont affichées pour communiquer le fait que tant de personnes sont mortes … » – un sentiment tragique et presque religieux cède très vite le pas à l’inquiétude que l’on pourrait ne pas croire à la véracité des faits, d’où les témoignages filmés de survivants, en particulier de mères racontant l’agonie de leurs enfants.
Le récit historien, avec sa méthode rigoureuse semble menacé par une possible contestation des évènements, de leur gravité ou encore du sens qu’on leur donne. Si l’exemple paradigmatique en est la Shoah avec la résurgence actuelle de l’antisémitisme, ce poison attaque désormais avec une arrogance croissante, et effrayante, toute parole alléguant des faits reconnus par tous pour l’obliger à se soumettre à un débat supposé normal parce que démocratique. Il envahit toutes les questions sociétales, y compris celles qui relèvent du domaine scientifique (controverses sur les vaccins, la délimitation entre l’humain et l’animal, l’origine du vivant ou de l’univers, etc.). La rationalité issue du siècle des lumières et de la tradition de l’Aufklarung vacille ; il y aurait du vrai à chercher dans les allégations « falsifiantes » dès lors qu’il y a beaucoup d’éléments insuffisants dans le discours du bon sens qui ne serait qu’un sens commun culturellement construit. Des vérités plurielles et partielles on passe à des signifiants flous, fake, post-truth et autres bullshit – simulacres et mises en scène spectaculaires, certainement, personne ne prend au sérieux les palinodies des Trump, Bolsonaro, Kim jong-il, quoique les Salvini, Poutine et Deng Xiaoping tracent le même chemin d’une façon moins burlesque dont on ne s’inquiète pas assez : les outils d’analyse du journalisme politique et des sciences humaines éclairent ce trouble de notre époque en négligeant l’essentiel, une perversification de la culture et des surmois individuels.
La “vérité“ que la psychanalyse prétend dégager de la “fausseté“ du symptôme, individuel et collectif, recoupe la critique de vérités trop universelles suspectes de légitimer des dominations de genre et postcoloniales, mais s’en différencie. Il nous est possible de dénoncer un mensonge pervers ou des crimes politiques paranoïaques sans les ramener systématiquement à la psychologie narcissique de leurs auteurs ou à leur situation socio-culturelle singulière. Ainsi récemment en France, le propos récurrent sur la fragilité narcissique adolescente des terroristes djihadistes en déshérence d’identité culturelle là où l’on observe plutôt des traits paranoïaques religieux-totalitaires (cf. F. Richard 2017), ou sur les motivations des “gilets jaunes“ souffrant de déliaison sociale et de pertes de repères dans la mondialisation. En septembre dernier, la révélation des écrits antisémites de Yann Moix et de ses amitiés pour les négationnistes les plus virulents, les aspects fantasmatiques outranciers de son roman autobiographique Orléans, ne firent que renforcer l’image littéraire d’un personnage complexe – sans que l’on discute sérieusement de la qualité, douteuse, de ses ouvrages – à la fois salaud et victime, le tout culminant dans une invraisemblable séance télévisée d’autocontrition vraie et fausse, hystérique.
Notre monde intègre en même temps réaction conservatrice, individualisme post-moderne, et radicalisme anti-système.
Fake
Donald Trump est investi le 20 janvier 2017 président des Etats-Unis dans un contexte de polémique sur la notion de « post-vérité » et de débat sur la preuve par l’image photographique. Sean Spirer, porte-parole de la Maison Blanche, affirme que la foule lors de la cérémonie était la plus importante que l’on ait jamais connue pour l’investiture d’un président américain. Trump avançait l’estimation, fausse, de 1 à 1,5 millions de personnes. Le 22 janvier, une de ses conseillères, Kellyanne Conway, évoque des « faits alternatifs » pour justifier les estimations fausses – l’expression veut signifier qu’un mensonge n’est ici pas un mensonge, mais pas la vérité non plus, on serait “au-delà“ de celle-ci dans un story telling où la dimension fictionnelle de toute mise en récit l’emporte sur le principe de réalité. Le New York Times publie deux photos du National Mall prises quarante-cinq minutes avant les cérémonies d’investiture respectives de Barack Obama et de Donald Trump, d’où il ressort qu’il y avait lors de la seconde un tiers de la foule réunie lors de la première.
Les thèses « conspirationnistes » sur le 11 septembre 2011 s’organisent autour de l’absence de photographie de l’avion s’écrasant sur le Pentagone mais aussi sur la présence de photographies qui ne correspondraient pas aux dimensions d’un Boeing 757 ; des vidéos défendent la thèse d’une « démolition contrôlée » des Twin Towers – c’est-à-dire voulue et organisée par le gouvernement ou les services secrets à partir des images même de leur effondrement : « La force de ce procédé tient à ce qu’il semble se contenter d’exhiber ce qui est présent dans l’image pour en renverser le sens habituellement reçu, identifié à celui que les médias et le pouvoir lui donnent » (A. Ledoux, 2019, p. 94). Le monde est inversé sans falsification grossière par une intentionnalité subjective de bonne foi de mauvaise foi, un délire sans délire, une projection à l’état pur où l’interprétation folle s’efface devant un mixte réel/image. Lors d’une discussion entre experts à la télévision, la journaliste interrompt, « priorité à l’image » dit-elle, la caméra se focalise sur une manifestation de rue en cours, on ne voit pas grand-chose, un vague mouvement, les badauds circulent quand même, « là c’est calme mais on sent une forte tension », l’image bascule dans le réel, l’un génère l’autre et inversement, comme dans l’hallucinatoire. Le filmé en direct a une valeur indicielle de référence à un fait réel. Le premier cliché photographique du camp d’Auschwitz pris en avril 1944 par des aviateurs américains pour localiser des sites industriels à bombarder, montre le camp qui reste pourtant inaperçu sur ces photographies jusqu’en 1977 après le succès de la série télévisée Holocauste. Il y a une similarité avec la paranoïa complotiste qui réinterprète une image à rebours de son sens premier – le pas est facile à franchir vers l’idée post-moderne d’une générativité de récits pluriels tous relatifs qui n’est, je crois, que la rationalisation de la lâcheté qui ne combat plus le faux. Trump : « Honnêtement il y avait l’air d’y avoir un million et demi de personnes », « honnestly », « it looked like », cette insistance rhétorique institue la sincérité comme supérieure à l’exactitude, et très vite équivaut à celle-ci, car depuis le Capitole où il se trouvait, la foule apparaît sans doute plus nombreuse que depuis l’endroit où furent prises les photos controversées. En juillet 2019 le même Trump, plus subtil, reconnaissait qu’il ne disait pas toujours exactement la vérité mais qu’une partie de lui-même était dans ces cas profondément convaincue.
Si on voit seulement en 1977 ce qu’il y a sur la photo d’Auschwitz de 1944, c’est bien sûr parce qu’entre temps les représentations collectives sur la Shoah ont changées. Mais poser que toute représentation historique est relative mène très vite à une « perversification » de la pensée. Selon Paul Veyne « il n’y a pas de vérité des choses et la vérité ne nous est pas immanente » (1983, p. 119). Il parle de « l’existence ou la non existence de Thésée ou des chambres à gaz » (dans Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes) comme ayant « une réalité matérielle qui ne doit rien à notre imagination », ajoute que « cette irréalité ou réalité » est connue en fonction des mentalités et des représentations d’une époque – ce qui n’est pas faux – puis franchit une limite épistémique, qui est aussi une limite morale : « c’est nous qui fabriquons nos vérités » (p. 123), formule ambiguë qui maintient encore un peu de raison, pour filer encore plus vers l’irrationalisme : la réalité « est fille de l’imagination », il n’existe pas de « concept de réalité qui permet de dire que les chambres à gaz ont existé ou n’ont pas existé dans la réalité, indépendamment de notre imagination » – la pensée est pervertie, l’ « imagination » se substitue au concept et au sens commun, alors qu’un intellectuel devrait se défier de sa propre imagination, surtout en un temps où nous sommes informés des résistances aux vérités déplaisantes. Ce que Veyne voulait sans doute dire c’est que l’on découvre des vérités partielles remises en cause ou pas ultérieurement sans que cela abolisse l’idéal de vérité, mais il tombe malheureusement dans le “rien n’est vrai“ et l’apologie des fictions multiples. L’Aufklarung se retourne contre elle-même quand la démythologisation va jusqu’à réfuter toute rationalité, ce malaise affecte la pensée déprimée par une absence de perspective historique et de solution des problèmes. A peu près n’importe quoi peut sembler possible ou excusable si l’on considère, comme beaucoup de nos contemporains, insupportable le simple fait de vivre dans un monde organisé et réglementé.
D’où regarde-t-on est une vraie question mais n’abolit pas la nécessité objective de rechercher la véracité, une vérité partielle non pas évolutive mais améliorable – à défaut de quoi on glisse dans une problématique du déni. A propos de Trump à nouveau « même quand il n’est pas en train de mentir intentionnellement, il est régulièrement dans l’erreur » (C. McGranaham, 2019, p. 123) « Ses fausses déclarations ne sont pas des affabulations destinées à masquer ce qu’il ne sait pas. Ses mensonges visent plutôt à réécrire ou à embrouiller les fils de l’histoire ». C’est l’adversaire qui produit des fake news tandis que Trump a généré une communauté politique qui s’autovalide autour de la thuthiness(« véritude » selon le mot de Stephen Colbert) affect de colère et de dépossession de ceux qui se sentent laissés pour compte. A tout bout de champ Trump dit, avec un grand geste du bras, « That’s fake », pour évacuer un propos contradictoire comme par définition non valable – projection massive accompagnée d’un sophisme implicite imparable que l’on pourrait résumer de la sorte : c’est parce que ça a tous les bons arguments du vrai que justement on voit bien que c’est un mensonge bien construit par des gens doués pour le faux et le mensonge, c’est faux parce que ça a l’air vrai. Cette logique permet à des personnes humiliées par leur propre difficulté à penser clairement de se venger des supposés sachants, en un spectre qui va du bon sens populaire dévoyé au véritable complotisme pervers paranoïaque qui dénonce le fake tout en en fabriquant, en passant par le défi puéril qui déclare que tout est bullshit et jouit à faire du buzz et des clashs. Ce morcellement empêche d’y voir une idéologie nettement constituée, on y diagnostiquerait plutôt des processus primaires réprimés par la civilisation qui ressurgissent intriqués à de la pulsion de mort en une perversion de l’esprit : « vous ne nous empêcherez pas de croire cela même si vous raisonnez bien, nous on sait ce que l’on vit et vous n’y comprenez rien. Nous savons bien que vos connaissances sont bonnes, mais nos émotions sont plus fortes ». Les « faits alternatifs » pullulent, Maxime Nicolle l’un des leaders des “gilets jaunes“ déclare que l’attentat de Strasbourg a été organisé pour détourner l’attention de son mouvement, c’est bien raisonné donc c’est probable, l’examen approfondi de la complexité des faits est évité. La dénonciation des mensonges des dirigeants n’est pas une chose nouvelle, mais surprend aujourd’hui une rage convaincue de préjudices qui adhère immédiatement à des thèmes complotistes que l’on croyait d’un autre âge, et contamine les élites politiques du monde, supposé civilisé.
Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes demande l’historien Paul Veyne ; un autre historien, Lucien Febvre, considère qu’à l’époque de Rabelais on pouvait être à la fois incroyant et croyant, d’une façon quelque peu différente de l’agnosticisme contemporain, mais le préparant. Dans le même sens les communistes croyaient-ils si fort que cela à la révolution socialiste, et est-ce une si grande catastrophe si ce récit ne fonctionne plus ? Aujourd’hui, Trump ne cherche pas à reconstruire un grand récit sur les ruines de la post-modernité, les déclarations martiales de Poutine sur la décadence de l’occident n’enthousiasment pas les masses, tandis que la gauche se complait dans des débats mal posés. Plus une fin de cycle de la décomposition (C. Castoriadis 1999) qu’une époque nouvelle. Les modalités de mise en récit de l’historicité évoluent vers plus de cynisme et moins de rationalité, plus de simulacre et moins de vérité articulée à la réalité, fin d’époque plus que nouvelle époque. Sans doute notre présent se distingue-t-il des présents précédents par une saturation particulière. Il comporte un début de conscience d’une fausseté, peut-être ce « présentisme » dont parle François Hartog (2013) où l’on se raccroche au présent parce qu’au moins il existe, comme l’indignation et maintes polémiques surfaites. Chacun attend la séquence suivante du récit politique ou du roman national, on sent bien qu’il ne s’agit pas d’historicité véritable. Il nous faudrait être les anthropologues de notre présent non pour dire « Il n’y a rien de nouveau » mais pour dédramatiser et mieux saisir le passage d’une forme à une autre forme au sein d’une structure globale qui ne change que sur de longues durées. Par exemple, y-a-t-il eu rupture dans la transmission entre la génération des parents des baby-boomers d’après-guerre, futurs soixante-huitards et celle de ces derniers ? Rétrospectivement 1968 est beaucoup plus proche de 1945 que de 2019, et il ne s’agit pas que du nombre d’années. Les soixante-huitards ont vécu leur enfance et leur adolescence durant les années 1950 et 1960, dans un monde moderne mais ordonné par la suprématie de la culture classique. Ils ont produit le monde d’une culture libertaire aujourd’hui en crise. Cette génération 68 se voyait comme novatrice et voulait s’auto-engendrer dans un narcissisme qui la séparait de ses ascendants. Chose imprévue, il la sépare de ses descendants, si différents, lesquels, loin de lui tendre le miroir attendu d’un prolongement, font preuve d’un désaccord ou du moins d’une forme d’indifférence. Par deux fois, en un temps assez bref, les générations ne savent pas penser leur vraie place. Mégalomanie des soixante-huitards, individualisme consumériste démocratique de la revendication du « droit à » de leurs enfants, aujourd’hui jeunes adultes désemparés par l’achèvement de la décomposition de la modernité.
Les soixante-huitards s’avèrent après-coup plus proches de leurs parents et du “vieux monde“ que des jeunes contemporains qui ne s’identifient pas à eux dans un vécu de désorientation historique. Plus de mouvement clair vers le futur, la succession est remplacée par la disjonction. C’est alors qu’on se met à imaginer une mutation inédite, désirable pour les uns et horrible pour les autres : transformation de la famille, transhumanisme, lien social fluidifié, néo-gauchismes et néo-fascismes, et aussi néo-cynisme post-truth pour lequel tout est bullshit dans une fausse liberté de transgresser, l’angoisse reste prégnante. Des scénarios figés donnent des formes à ce qui menace de s’effondrer dans l’informe propre aux vécus subjectifs de nombreux individus contemporains.
Structure paranoïaque-perverse
On doit se demander si derrière le flottement de la vérité bousculée par le fake et par l’affaiblissement du référencement des représentations à des réalités, n’insiste pas une structure paranoïaque perverse qui va au-delà de la simple projection puisqu’elle est caractérisée par une « persécutivité » générative de discours fous se voulant rationnels. On serait en présence de quelque chose qui n’avait pas vraiment disparu après 1945, qui se mélange aujourd’hui avec le clivage plus récent de l’actuel malaise dans la culture, où tout propos, tout mouvement psychique est accompagné de son contraire comme si cette contradiction était gérable par une combinaison de moralisme phobique, de libertarisme pulsionnel de surface mal subjectivé et d’un rapport malade à l’autorité uniment rejetée et réclamée (cf. F. Richard 2011). Au cœur de ce tableau complexe, on perçoit ce mécanisme simple : « la sévérité originelle du surmoi n’est pas – ou pas tellement – celle qu’on a connue de lui ou qu’on lui impute, mais bien celle qui représente notre agression contre lui » (Freud, 1929, p. 317). Comment sortir d’une telle confrontation en miroir, immédiate et massive, dès lors qu’elle proviendrait de la constitution infantile du surmoi ? Reprenons en la condensant la phrase de Freud : la sévérité du surmoi représente notre agression contre lui. La prévalence des processus primaires liée à l’affaiblissement des interdits, est aujourd’hui le courant majeur des économies libidinales individuelles, lesquelles n’ont jamais été aussi grégaires qu’en ce moment historique où elles croient à leur singularité absolue (B. Stiegler, 2007) – la masse terrifiante de jadis peut se reconstituer très vite parce qu’elle continuait à vivre dans la foule des individus narcissiques ; on constate, par exemple, la facile coexistence de positions politiques néo-fascistes avec un mode de vie consumériste et un maintien des acquis récents dans la liberté de l’orientation sexuelle et d’organisation de la vie familiale (cf. L’étude de R. Simone sur la jeunesse italienne, 2010).
Prenons Les protocoles des sages de Sion. 350 000 entrées sur Google avec des accroches du type « Les protocoles des Sages de Sion seraient authentiques ». Or il y a près d’un siècle qu’on a établi que ce texte – qui prétend dévoiler l’existence d’un complot juif pour dominer le monde – est un faux grossier, mais il continue à être édité, lu, commenté, comme si sa vérité était proportionnelle au fait qu’on l’ait réfuté. Un serpent symbolique supposé enserrer toutes les nations est associé à l’élection par Dieu, puis à l’or et à des trésors secrets infinis. Paru en 1903 dans un quotidien d’extrême droite en Russie, il ne fait que reprendre un pamphlet contre Napoléon III où il est question de Machiavel et pas des Juifs.
Adolf Hitler en fait dans Mein Kampf le sophisme absolu de l’argumentation complotiste paranoïaque-perverse d’hier comme d’aujourd’hui : « Les Protocoles des sages de Sion, que les Juifs renient officiellement avec une telle violence, ont montré d’une façon incomparable combien toute l’existence de ce peuple repose sur un mensonge permanent. “Ce sont des faux“ répète en gémissant la Gazette de Francfort et elle cherche à en persuader l’univers ; c’est la meilleure preuve qu’ils sont authentiques. Ils exposent clairement et en connaissance de cause ce que beaucoup de Juifs peuvent exécuter inconsciemment. C’est là l’important » (cité par F. Bock, Les protocoles des sages de Sion : un faux qui a la vie dure, Raison présente, n°208, 2018). Hitler projette inconsciemment sur l’autre ce qu’il fut effectivement capable d’effectuer en toute conscience, avec un raffinement pervers qui apporte à la projection psychotique le tour de vis supplémentaire d’une « existence » qui « repose sur un mensonge permanent ». Le pseudo-raisonnement est ici sans fin, il s’agit d’une communication systémique dont le vrai fond est une passion ignoble qui ne se supporte pas elle-même et qui ne peut pas se passer de cette superstructure folle. Il faudrait rappeler cette phrase de Hitler chaque fois que l’on débat savamment du fake et du complotisme contemporains comme plus subtils et compliqués que les sémantiques totalitaires du 20ème siècle, qui reposaient sur un mensonge permanent tout aussi sophistiqué, psychose où la douleur psychique induit un recours à une haine perverse. La locution « Mensonge permanent » condense la déréalisation propre à la psychose et l’aveu que les discours qui occultent celle-ci en la recouvrant d’arguties pseudo-logiques sont tout simplement des mensonges (c’est-à-dire des propos non seulement faux mais aussi intentionnellement faux, même si certains ont pu y “croire“, mais en ce cas croyance et perversion psychique sont presque synonymes). « C’est la meilleure preuve qu’ils sont authentiques » : on est là au cœur de la problématique actuelle de l’infox, intoxication par de fausses nouvelles ou des informations déformées, accompagnée d’un rire entendu face à des faits avérés : discours des élites et de la domination, forcément des mensonges.
Pour éclairer cette folie de notre époque une juriste, Muriel Fabre-Magnan (2018), interroge un principe d’illimitation du droit à l’égalité qui peut générer des situations insensées. La pensée juridique s’empare depuis quelques décennies de tous les domaines de la vie humaine en absolutisant « les droits ». Ce qu’il y a de plus légitime dans les principes de liberté et d’égalité peut se dégrader en conflit des désirs de chacun avec ceux des autres, ce qui rend nécessaires de nouvelles jurisprudences. Voyez par exemple la réaction d’un tribunal de Montpellier en 2018 confronté à une conjecture où la représentation de ce qui est vrai vacille. Un couple d’une femme et d’un homme ayant déjà un enfant se trouve dans la conjoncture où monsieur, avec l’accord de madame, obtient de la justice d’être inscrit à l’état civil comme femme quoique n’ayant engagé aucune démarche transsexuelle et n’ayant pas l’intention de le faire ; ce couple continue à vivre ensemble et à avoir des relations sexuelles, voilà que madame attend un second enfant, celui-ci nait et le couple entend faire reconnaître, je crois, le géniteur comme seconde mère, à moins que je ne me trompe, comme père – dans les deux cas le droit tel qu’il existe ne peut répondre : un sujet enregistré à l’état civil comme femme ne peut être père, mais le géniteur déclaré père du premier enfant ne peut être mère du second en fonction de la cohérence des textes et de l’égalité de traitement des enfants. Les juges statuent qu’il est « parent », ce qui n’est pas faux. Le droit semble sauf mais l’incertitude est flagrante. Les juges travaillent honnêtement dans un contexte qui mériterait un débat démocratique qui n’a pas eu lieu.
Histoire
Dans la société du spectacle ce qui semble vrai est souvent un moment du faux, disait Guy Debord en 1967, pour qui la distinction du vrai et du faux allait de soi. Le doute s’est insinué avec l’abysse de l’inouï qui va advenir selon Derrida, la fin du sujet selon Foucault, les machines désirantes selon Deleuze, la fin des grands récits selon Lyotard et le flottement souhaitable du sentiment de genre selon Butler.
Le mensonge est ancien, ce qui est nouveau c’est de s’en vanter ce qui efface la valeur et du vrai et du faux. Les « passions tristes » l’emportent quand elles trouvent des signifiants porteurs d’une vérité qu’ils semblent révéler par leur simple énonciation, à l’égal de la citation d’une parole incontestable, au point que le faux devient un moment du vrai. Un énoncé répété par une énonciation « répétante » peut donner l’impression qu’il n’y a pas d’au-delà d’un discours où le vrai et le faux s’embrouillent, et ce sont les falsificateurs qui parlent le plus de vérité et dénoncent sa « perversification ». Comment tenir ici un propos dont la valeur s’impose ? La théorie de la tiercéité selon Peirce distingue le signe en lui-même du signe en rapport duel avec l’objet dont il tient lieu et enfin du signe tel qu’il est interprété par un sujet pour représenter un objet dans une relation triadique : il existe un ground dit Peirce, un concept solide qui relie le signe à l’objet, c’est cela qui s’effondre dans le fake.
Il faut ici, avec Antoine Compagnon, cerner très précisément le leurre que peut générer l’acte de parole : « le vrai concerne la proposition elle-même, comme si le doublet impliquait, ou était de même valeur que “P est vrai“ » (1979, p. 112) ce qui « masque la question de la vérité de l’énoncé sous celle de l’authenticité de l’énonciation, avec cette conséquence que l’énoncé lui-même est tenu pour vrai : “t“ dénote l’énoncé t, mais s’entend comme “t est vrai“ ». Cette confusion entre sincérité de l’énonciation et vérité de l’énoncé est caractéristique de la parole religieuse. Platon éclaire le passage de l’idée à sa copie (idole) et à la copie de la copie (fantasme, mauvaise copie qui fait néanmoins illusion) : que faisons-nous de cette hiérarchie ? Le rapport au ground dont parle Pierce semble s’y perdre, les images ne sont plus que des simulacres mais nous pouvons faire valoir que les ombres des traces mémorielles dans les rêves procurent un contact avec le ground. Pour la psychanalyse c’est une méthode, et une éthique de l’énonciation, qui sont susceptibles d’atteindre le vraisemblable – à l’opposé des séductions par le discours où il suffit de se déplacer d’un angle infime pour que leur éclat attracteur se ternisse. La psychanalyse apprend à regarder, à écouter à contre-jour des rhétoriques qui réclament allégeance jusqu’au désir fou que l’on redise jusqu’à ce qu’elles n’ont peut-être pas prononcé elles-mêmes, comme l’hystérique attend que l’on joue à sa place son désir refoulé, plus proche qu’elle/lui de sa vérité. L’emballement des folies fanatiques majorent une « stratégie d’énonciation seconde qui, dans un texte premier, donne voix à ce qu’il a déjà dit et qui repose silencieusement en lui » (Compagnon, ibid., p. 164) jusqu’à lui faire dire ce qu’il n’a pas dit. De ce point de vue la folie-de-la-vérité proviendrait d’une négation que le discours divin est d’emblée multiple et ambigu, allégorique, par une lecture récursive qui voudrait par exemple que le Coran contienne la parfaite intelligence des Evangiles et ceux-ci la lettre la plus véridique de la Bible hébraïque : énoncé linéaire, énonciation pure, verbe incréé sans reste et surpuissant qui prétend se nommer « Je suis celui qui est » alors que la traduction exacte est « Je suis celui qui sera », ce n’est pas pareil, une structure tiercéisante et un savoir absolu à expliciter ou une absence ineffable.
Il y a littéralement crise d’autorité de la religion et de la métaphysique – ce qui mène à la sortie de la religion (M. Gauchet, 1985) lorsqu’elles se mettent à ressembler à l’efficience moderne de la propagande, qui réside dans l’identification des sujets de l’énoncé avec les sujets de l’énonciation. La psychanalyse y ajoute la logique pulsionnelle du slogan qui excite là où le moi idéal se confond avec l’idéal du moi et pervertit le surmoi. Vieille histoire toujours présente : le narcissisme altère la perception à partir de quoi la répétition de la forme dégénère en perversion psychique.
Conclusion
Peut-on encore parler de vérité à des individus qui ressentent toute convention sociale comme une contrainte arbitraire et vivent dans une sorte de dissidence personnelle absolue qui légitime de combattre un ordre quelconque parce que c’est un ordre, état d’esprit qui se substitue aux anciens idéaux révolutionnaires lesquels étaient très ordonnés ? La vérité suppose une correspondance d’une représentation avec la réalité indépendante, ce qui a été affaibli par une réception faussée des vérités variables proposées par la physique quantique ou des vérités partielles et multiples montrées par la psychanalyse – on en déduit à tort qu’il n’y a que des constructions et que des signes, et bientôt une pure subjectivité, du structuralisme à un néo-anarchisme le pas est franchi. Max Weber ou Adorno critiquaient non la raison mais la rationalité instrumentale s’accompagnant d’une dissolution des valeurs, c’est-à-dire une « perversification » des lumières avec son cortège de nouvelles superstitions, de nouveaux fétiches. Les nouveaux leaders « populistes » semblent susciter une adhésion par défaut moins fanatique que jadis, une « croyance par scepticisme » comme le dit Jacques Bouveresse (1984, p.82). Parallèlement, le cynisme démocratique contemporainadmet comme fondée telle ou telle critique d’un dysfonctionnement institutionnel afin que tout continue comme avant. Les problèmes sans solution ne sont pas pour autant sans réalité. La lucidité, pour décourageante qu’elle puisse être, nous aide à nous référer à des valeurs dans l’ordre de la représentation.
Chaque époque a son paradigme, sa clôture, mais notre époque ne serait-elle pas celle d’une clôture impossible sur quelque paradigme que ce soit, d’où toutes ces surenchères absurdes qui nous assaillent ? L’excitation psychique et l’accélération mènent à supposer une rupture inouïe avec le passé en train de se produire, dans le sentiment de choses déjà vues, propre à toute historicité. Si la déliaison semble faire moins peur à des individus enivrés par le projet de s’auto-engendrer, le besoin d’un lien véritable ne disparaît pas pour autant.
Freud écrivait dans L’avenir d’une illusion : « La voix de l’intellect est basse, mais elle ne s’arrête point qu’on ne l’ait entendue [cette phrase est en fait reprise à Anatole France] » (1927, p. 76-77). La voix de l’intellect est basse et certes elle ne s’arrête point – quant à ce qu’elle soit entendue face à l’actuel déficit des consistances épistémiques et symboliques, dont on ne sait pas s’il s’aggravera, cela dépend en partie de notre capacité à faire entendre la spécificité du psychisme corollaire d’une conception de la vérité partielle et améliorable où « notre appareil psychique est lui-même partie constituante de cette univers que nous avons à explorer » (ibid., p. 80).
Références bibliographiques
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Stiegler B., Les sociétés incontrôlables d’individus désaffectés. Mécréance et discrédit 2, Paris, Galilée, 2006.
Veyne P., Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Le Seuil, 1983.
Résumé :
Le fake selon Donald Trump et d’autres, la post-vérité, les « faits alternatifs », relèvent d’une confusion qui n’est pas exactement le mensonge. Une image photographique peut être vue de plusieurs façons et certains historiens distinguent mal la fiction de la véracité dans le contexte d’une domination des discours relativistes.
Dans cette nouvelle rhétorique sophiste insistent les invariants paranoïaques-pervers à l’œuvre dans le discours nazi. Les conceptions freudiennes sur le déni, la psychose et les phénomènes de masse s’appliquent aux années 1930-1945 mais aussi au complotisme contemporain, avec une différence : désormais la logique totalitaire se dilue dans une crise démocratique de l’autorité.
Les vérités sont partielles et améliorables dans une perspective laïque, tandis que les religions comportent en même temps un versant dogmatique et un versant ouvert au commentaire. On en déduit la nécessité de renouveler un rationalisme pondéré.