I - Le ça, et le complexe d’Œdipe
L’organisation de la relation à l’objet selon le complexe d’Œdipe représente un axe de référence majeur pour le travail analytique. Bien que la découverte de l’Œdipe date de 1897 (dans sa lettre à Fliess du 15 octobre, Freud parle de la mise à jour du « pouvoir d’emprise d’Œdipe-Roi » chez chacun), et que l’expression de complexe d’Œdipe (Ödipus Komplex) soit devenue, dans les années 1910, une notion familière pour les psychanalystes, la première fois que Freud s’attarde dans une description précise, étape par étape, ne sera qu’en 1923 justement dans Le moi et le ça avec d’introduction de la deuxième topique. Suivi quelques mois après par le premier article consacré par Freud à sa métapsychologie en février 1924, vingt-sept ans après la lettre. Pourquoi cette nécessité, juste lors de ce bouleversement théorique qui est la deuxième topique, de s’attarder à préciser le complexe d’Œdipe ? Peut-être parce qu’avec l’introduction du ça, la conception du complexe d’Œdipe ne pouvait plus se limiter à la notion de désir inscrit dans l’histoire de l’individu et aux représentations inconscientes propres à la première topique. Nous allons essayer de saisir sa nouvelle dimension théorique dans le contexte métapsychologique de la deuxième topique.
II – Le « meurtre du père »
Reprenant Totem et tabou (1912-13), Freud répète en 1927 : « Le meurtre du père est [...] le crime majeur et originaire de l’humanité tout comme de l’individu. Il est en tout cas la source majeure du sentiment de culpabilité… » (Dostoïevski et la mise à mort du père).
Nous ne souhaitons ici ni entrer dans un débat sur la phylogenèse, ni discuter non plus les explications freudiennes du sentiment de culpabilité inconsciente avancées en 1937 dans Analyse avec fin, analyse sans fin : masochisme, envie du pénis, refus de féminité..., le tout s’ordonnant sous l’expression de « roc d’origine », biologique. En revanche, nous tenons à relever le fait que, dans ce dernier texte rédigé dans l’esprit de conclusions ultimes de son expérience d’analyste, Freud ne fait pas allusion aux questions du complexe d’Œdipe, des causalités d’ordre historique, pas plus qu’aux hypothèses référant la culpabilité inconsciente à une « motion d’affect originelle » (ursprüngliche Affektregung, in Métapsychologie, 1915) ou aux « expériences vécues du ça ». Ces hypothèses lui auraient permis de considérer la culpabilité inconsciente qu’il juge indépassable dans toute cure, en tant que trace de motions pulsionnelles sans représentance objectale et d’expliquer, par cette absence de représentation, son inanalysabilité par sa méthode classique.
Force est d’admettre l’existence chez Freud de l’idée d’un « originaire », ici la représentation « meurtre originaire du père » [1]1, « de l’humanité tout comme de l’individu ». D’autant que l’on peut y adjoindre entre autres la notion de refoulement originaire (Urverdrängung) en tant qu’effet de « facteurs quantitatifs comme la force excessive de l’excitation et l’effraction du pare-stimulus … » (Freud (1925), Inhibition, symptôme et angoisse).
Notre hypothèse est que ce meurtre originaire du père, ce « crime majeur de l’humanité comme de l’individu », cette affirmation déroutante le serait moins en pensant le meurtre originaire du père comme inséparable de la pulsion, à ses origines – la pulsion prise ici au sens de motion pulsionnelle de la deuxième topique. De cette impulsion sans médiation, l’accomplissement ne pourrait être éprouvé par le psychisme que comme la destruction de ce qu’y s’opposerait. Le développement de l’appareil psychique et l’investissement de l’objet feraient que cette destruction de tout obstacle opérée par la violence de la motion pulsionnelle prendrait la forme d’une figurabilité : le meurtre du père.
La valeur métapsychologique du meurtre du père procéderait alors moins d’une référence historique phylogénique, d’un modèle d’autoconservation ou d’une violence instinctuelle primitive, proche des théories des éthologistes, que de la nature la plus intime de la « motion pulsionnelle » du ça, celle « qui confère à certains côtés de la vie d’âme un caractère démoniaque ». La notion de parricide originaire se référant à un acte sans médiation, sans objet investi, n’appartiendrait ni aux ordres du représentable et du refoulable, ni à celui du perceptible. Ni fantasme ni, encore moins, pensé.
Ce que Freud nomme parricide originaire serait le revers dont l’identification primaire (Primäre Identifizierung)2 au père de la préhistoire personnelle est l’avers. Et, comme celle-ci, antérieure à tout investissement d’objet.
III – Les deux versants du complexe d’Œdipe : Œdipe de l’Ics – Œdipe du Ça
Une différence fondamentale viendrait caractériser ce que l’on pourrait considérer comme deux versants du complexe d’Œdipe : celui de l’histoire de l’individu, envisagé du point de vue de l’inconscient première topique (Œdipe positif et négatif ou Œdipe précoce de la théorie kleinienne) et celui de la préhistoire de l’individu, envisagé du point de vue du ça. D’un côté, la représentation du père vivant, accessible au système perception-conscience ; de l’autre, la représentation du père du parricide originaire propre à la « motion pulsionnelle » du ça, irreprésentable, inaccessible pour le système perception-conscience.
De cette différence découle l’existence de deux catégories de causalité : selon que l’on se tourne vers les effets d’un acte toujours effectif, cependant déjà accompli mais sans traces mnésiques, celui du parricide propre au ça ; ou que l’on se tourne vers la dynamique du système inconscient avec le souhait du meurtre d’un père objet de désir de la mère, les causalités psychiques changent.
A. Une impulsion originaire paradoxalement déjà accomplie, mais toujours effective, celle d’un meurtre originaire, renvoie à un Œdipe qui, avant d’être arrivé à Thèbes où il connaîtra et aimera la reine, tue son père sous la figure d’un vieillard qui cherche à le repousser, à la croisée des chemins. Sous l’effet de « la force excessive de l’excitation et l’effraction du pare stimulus », plus que tuer le père, Œdipe se débarrasse, sans crainte, sans haine, d’un obstacle sur son chemin qui ne représentait en rien un tiers empêchant un amour d’objet.
Si l’on considère ainsi que le parricide originaire du ça est l’événement fondateur du complexe d’Œdipe, cela implique l’idée de la prédominance originaire de l’impulsion (Regung) de la motion pulsionnelle (Trieberregung), sans mesure, sans limites, sans frontières. Œuvrant dans l’effacement de toute différence entre intrapsychique et monde extérieur, entre déterminisme et hasard, particulier et universel, rationnel et irrationnel, l’accomplissement de cette impulsion n’aurait cependant pas laissé de marques3.
B.- Les causalités psychiques changent avec l’Œdipe classique de la psychanalyse. Celui-ci implique la préséance dans les deux sexes du désir sexuel incestueux sur le désir de tuer. Il est spécifique à la causalité de toute névrose. Le génie de Freud a été de comprendre le destin tragique du mythe comme la manifestation de la force aveugle du désir inconscient. A la différence de la tragédie, chez Freud, l’événement fondateur n’est pas le meurtre, mais l’inceste : « Œdipe tue son père parce qu’il aime sa mère ». Nos théories et nos pratiques analytiques ayant pour modèle la névrose, elles généralisent cette valeur causale de l’Œdipe. C’est cette causalité incestueuse que l’interprétation classique met au jour. Cette dernière a le rôle dynamique d’une clarification dans le sens de l’Erklärung kantienne, c’est-à-dire le rôle d’exposer une chose par ses limites à expliquer : « Vous souffrez de telle et telle chose parce que… l’Œdipe ». Dans ce contexte, l’inceste est la limite de toute explication.
La causalité du parricide originaire dépasse ces limites ; elle serait proche d’une dynamique de causation4 où cause et effet ne se succèdent pas mais sont simultanés. Sa valeur métapsychologique réside dans le fait qu’elle rend conceptuellement possible l’idée freudienne du caractère universel du complexe d’Œdipe, au-delà des « universels concrets » des structures et des contenus historiques. Différemment de l’Œdipe de l’inconscient première topique, de la tiercéité soutenue par des constructions culturelles occidentales, ici, c’est de la mort psychique dont il est question.
Dans notre hypothèse d’une double causalité œdipienne entraînant deux définitions contradictoires de l’Œdipe, nous soutenons la coexistence d’une double logique : l’une tient compte de l’Œdipe à partir de l’épreuve de réalité, elle juge l’existence du père, conformément à l’ambivalence envers le père vivant. L’autre confronte l’existence sans jugement, sans valeur apportée par l’expérience des organes des sens, sans mémoire, de la folie de l’accomplissement motionnel. Pour la première, nous parlerons d’Œdipe de l’Ics, pour la seconde d’Œdipe du ça.
Le contenu originaire de l’Œdipe du ça, du fait de son existence en dehors de toute relation d’objet qui qualifie et rattache la pulsion aux logiques et aux causalités représentationnelles et fantasmatiques de la triangulation œdipienne, demeure forcément traumatique. La réalité de la motion originaire représente un puit de potentiel négatif menaçant en permanence la réalité psychique représentationnelle.
Dans le vaste horizon théorique qui est celui du complexe d’Œdipe, nous situons notre hypothèse d’un Œdipe du ça en tant qu’événement dépourvu de qualité psychique. La figurabilité du meurtre du père constitue la racine traumatique du contenu du complexe d’Œdipe le marquant pour toujours avec le sceau de la culpabilité qu’aucune analyse de la culpabilité individuelle pourra vraiment dépasser. En psychanalyse, le tiers est question d’une évolution transformationnelle qui va de l’accomplissement motionnel de l’Œdipe du ça aux liens d’Éros les plus déclarés de la triangulation du drame œdipien.
Cependant, nous insistons sur le fait que la réalité « chaotique » de l’énergie du ça ne peut ni évoluer ni s’épuiser, que le meurtre du père, en tant que potentiel originaire de l’Œdipe du ça, renvoyant indistinctement à la cause et à l’effet, à l’accomplissement et à l’efficience de la motion pulsionnelle, perdure et continue la vie durant à faire pression sur la sexualité ainsi que sur le complexe d’Œdipe comme source permanente d’état inconscient non qualifiable pour la conscience. Le débat sur le caractère culturel du complexe d’Œdipe serait à reconsidérer à la lumière de la notion d’Œdipe du ça dont le fondement est l’impérieux besoin vital de figurer pour freiner l’immédiateté de la décharge motrice des motions pulsionnelles du ça afin de pouvoir penser et communiquer.
Racine traumatique du complexe d’Œdipe, la notion d’Œdipe du ça permettrait alors de penser différemment ce que Freud appelait successivement « sentiment de culpabilité inconsciente », « résistance du ça » ou « roc d’origine » (Gewachsenen Fels), qu’il préconise toujours dans l’idée d’une limite structurelle, voire biologique de la cure analytique. L’idée de l’existence d’un Œdipe du ça faciliterait l’approche de ce qui, dans la réaction thérapeutique négative, relève du potentiel négatif du trauma infantile [5]5 et ne peut pas se présenter à la conscience. Du moins, elle offrirait la possibilité de ne pas se résigner trop vite à baisser les bras, en évoquant un « roc d’origine », des formations inconscientes indépassables, ou les effets de la pulsion de mort. En revanche, elle encouragerait les efforts de recherche pour mieux comprendre les échecs de la cure analytique.
mars 2010
Notes
[1] Delcourt M. (1981), Œdipe ou la légende du conquérant, Les Belles-Lettres, 1981. À l’instar des tragédies de Sophocle, de la possibilité offerte par la langue des Oracles où le terme « père » pouvait signifier à la fois l’un des parents et les deux parents, nous pourrions considérer que la notion analytique de « meurtre originaire » renvoie d’une façon « indécidable » au parricide et au matricide comme, par ailleurs, à l’infanticide.
[2] Freud S. (1923) Le moi et le ça. O.C.F., t. XVI, p. 275 ; G.W. XIII, p. 259. : « La première est la plus significative identification de l’individu, celle avec le père de la préhistoire personnelle ». Mais Freud précise dans une note en bas de page : « Peut-être serait-il plus prudent de dire : avec les parents, car père et mère, avant la connaissance sûre de la différence des sexes, du manque du pénis, ne se voient pas attribuer valeur distincte ».
[3] Œdipe supprime un vieillard ne représentant aucun investissement, simple obstacle dans une croisée des chemins. La légende ne dit pas qu’Œdipe aurait désiré Jocaste, pas plus qu’il se serait battu pour être Roi de Thèbes. C’est parce qu’il a résolu l’énigme que le sphinx lui pose qu’il sera nommé roi et de ce fait épousera celle qui est déjà la reine. Toute la tragédie advient « à cause de ce pouvoir que la ville m’a mis en main sans que je l’aie demandé », dit Œdipe (Sophocle, Œdipe Roi. La Pléiade, p. 658). « Le sujet d’Œdipe-Roi n’est pas l’accomplissement du destin d’Œdipe, mais la découverte par Œdipe de son destin accompli » (Dreyfus R. (1967). Préface. Tragiques grecs, Eschyle, Sophocle. La Pléiade, p. 629).
[4] « La causation désigne l’opération même de la cause, l’effectivité de la production de l’effet » (Les Notions Philosophiques, Encyclopédie Philosophique Universelle 1, PUF, 1990). La causation nous semble être constitutive des processus psychiques primordiaux (Botella C. et S. (1995), « Sur le processus analytique : du perceptif aux causalités psychiques », Revue Française de Psychanalyse 2/1995).
[5] Botella C. et S. (2007, 2ème édition), La Figurabilité psychique. Éditions In Press.