Couplée à des constructions, l’interprétation est à juste titre considérée comme un aspect spécifique de notre pratique. En même temps chacun sent qu’il est amené à faire autre chose. En quoi ce mode alternatif peut-il se situer au cœur du travail analytique, sans nous mener à l’improbable mariage de la psychanalyse et de la « psychothérapie », cet affligeant fourre-tout, propice à toutes les dérives vers la suggestion, le comportementalisme ou un soutien aliénant ?
Ce questionnement nous mènera dans un deuxième temps à revisiter le processus interprétatif, dans le contexte des analyses actuelles, avant de nous efforcer d’articuler ces deux aspects de la rencontre analytique.
I) Le mode subjectalisant
Pour commencer, je vous proposerai de nous reporter en 1907, pour relire un extrait du compte-rendu de l’analyse de l’homme aux rats. Il a le mérite de nous montrer comment Freud recourait volontiers à d’autres modes d’intervention que l’interprétation.
Nous sommes à la deuxième séance de l’analyse. Après avoir évoqué sa rencontre avec le « capitaine qui aimait la cruauté », le patient s’interrompt, se lève et prie Freud de lui faire grâce de la description de ce qui l’obsède. Freud se trouve confronté à une certaine urgence devant ce passage à l’acte, l’analysant quittant la position allongée, avec une demande directe d’entorse à la règle fondamentale. Paradoxalement, c’est le contenu même des obsessions pour lesquels il est venu voir Freud, que son patient lui demande d’exclure de l’analyse.
Devant une résistance aussi massive, si une interprétation exhaustive pourrait sembler prématurée, on conçoit aisément un questionnement qui aurait pu amorcer le processus interprétatif, à un moment où Freud a en tête l’homosexualité inconsciente et le sadisme anal de son analysant. Ce n’est pas le choix de Freud. Il lui répond en l’assurant que « quant à moi je n’ai aucun penchant pour la cruauté et n’ai certainement pas envie de vous tourmenter, mais bien entendu je ne peux vous dispenser d’une chose sur laquelle je n’ai pas de pouvoir. Vous pourriez tout aussi bien me prier de vous dispenser deux comètes. Surmonter les résistances est un commandement du traitement auquel nous ne pouvons naturellement pas nous soustraire. »
Le mode dénégatoire employé au début traduit l’embarras de Freud. Par son passage à l’acte, Ernst Lehrs lui impose de choisir entre deux rôles insoutenables : tu seras le capitaine cruel ou la gouvernante incestueuse. Une collusion lui est en effet proposée, celle consistant à se mettre d’accord pour ne pas tenir parole. Ce pacte ne peut manquer de faire écho à celui dévoilée lors de la séance précédente. Vers 4 ou 5 ans, alors que sa gouvernante était étendue sur le canapé, légèrement vêtue, Ernst lui avait demandé la permission de se glisser sous ses jupons. La jeune femme y avait consenti, à condition que l’enfant n’en dise rien à personne. C’est un enjeu insistant, qui réapparaît avec la gouvernante suivante, celui de pouvoir transgresser si l’on ne parle pas, mettant ainsi le père hors-jeu. Freud va sortir de cette impasse en trouvant une forme de réponse qui relève d’un authentique moment de rencontre analytique. S’impliquant, prenant position sur son propre rapport aux règles, Freud fait ainsi émerger du nouveau, créant les conditions qui permettront au mode interprétatif de pouvoir se déployer dans la suite de l’analyse.
Se référant à la règle fondamentale comme une « règle constitutive », et non comme une règle normative, Freud ne fait pas la morale à son patient, mais rappelle que la règle vient ici instituer en position tierce, symbolique, une forme d’échange qui n’existe pas en dehors de cette situation. Freud prend ici position en tant qu’homme de parole, et non maître du jeu, pouvant en changer les règles à son gré. Cet énoncé témoigne de son parcours, de son choix de devenir analyste, abandonnant la position de l’hypnotiseur ou du psychothérapeute, pour prendre en compte la demande que lui avait formulé Anna O, celle de pouvoir être entendue. Renonçant au pouvoir illusoire conféré par le transfert, Freud se réfère à une pratique inédite, conçue pour reconnaître les positions inconscientes de l’analysant et les rôles qu’il souffle à son analyste, au lieu de l’aliéner dans des manipulations psychothérapiques.
C’est en ce sens que nous pouvons aussi saisir l’énigmatique évocation des deux comètes. Le transfert ne tend-il pas à conférer à l’analyste des pouvoirs exorbitants, concédés dans le seul espoir qu’il ira vous décrocher la lune, ou quelque chose d’aussi fulgurant que les deux seins perdus dans la nuit des temps ?
Ne se prenant pas plus pour un père omnipotent que pour une figure maternelle complice, Freud offre à l’homme aux rats une sortie de l’automatisme de répétition vers une nouvelle forme de liens, entre sujets susceptibles de se reconnaître à l’intérieur d’un cadre tiercéisant. Freud crée ainsi la possibilité d’un lien subjectalisant, ouvrant vers un autre monde possible que celui des relations sadiques de domination qui obsèdent son patient.
Freud intervient autrement qu’en interprétant, sur un mode que nous pouvons qualifier de subjectalisant. Bien sûr, ces deux aspects de notre travail se complètent, dans la mesure où cette intervention subjectalisante n’advient qu’en fonction des interprétations latentes de l’acting, restées à l’arrière-plan.
Il serait d’ailleurs tout à fait possible d’articuler la question de la collusion aux obsessions de l’homme aux rats qui restent à interpréter. Son sadisme n’est-il pas exacerbé par les impasses suscitées par le climat transgressif qu’il évoque ? Rappelons-nous cette séance où l’analysant se souvient d’une scène qui aurait eu lieu lorsqu’il avait sept ans. Il entend la gouvernante dire à la cuisinière et une autre fille : « avec le petit on pourrait bien faire ça, mais Ernst est trop maladroit, il raterait sûrement son coup » (idem, p. 37). L’exacerbation du sadisme anal à l’égard de la « dame vénérée », qu’il fantasme de soumettre au supplice des rats, ne tient-il pas de la vengeance. L’incestualité ambiante l’a confronté d’autant plus crûment à d’intenses blessures narcissiques, que l’interdit n’est pas venu jouer son rôle protecteur par rapport à l’impossible ?
Dans son intervention, Freud ne fait pas que résoudre un moment de tension en séance pour permettre à l’analyse de continuer. Confronté à l’agir de son patient, Freud ne nous montre-t-il pas son exercice de la fonction subjectalisante de l’analyste ? Comme le propose R. Cahn (2002, p. 169) cette fonction vise à « permettre que se répètent, à la fois afin de les identifier et de les modifier, les situations à l’origine de la perturbation, chez l’analysant, de la fonction sujet. »
Il y a dans cette optique une ouverture vers un lien entre sujets, susceptibles de se reconnaître mutuellement, en fonction d’un terme tiers, ici à la règle analytique. Freud ne joue pas le jeu truqué de la « castration symbolique » de l’analysant, la référence vaut pour les deux parties, sans impliquer pour autant une symétrie.
Le concept de tiercéité qui vient à propos de cette intervention de Freud a été particulièrement développé en psychanalyse par André Green depuis une bonne vingtaine d’années, cet auteur soulignant de manière pertinente le risque de « se laisser emprisonner dans la relation duelle » (Green 2002), dans l’impasse « d’un échange circulaire d’où l’on ne voit pas comment on peut sortir ». Comme le souligne aussi Jean-Luc Donnet (1995) : « tous les éléments du site – jusqu’à la théorie – peuvent ou doivent à l’occasion assurer la vicariance de la fonction tiercéisante ». La relation duelle évoquée par A. Green, tient de la collusion inconsciente entre l’analyste et l’analysant, un co-ludere, rendu très excitant par le fait que ce jeu se ferait au détriment d’un tiers, censé représenter la limite des deux protagonistes.
À l’inverse des interventions subjectalisantes, élément du processus analytique, les dérives psychothérapiques peuvent être conçues comme une réduction de la fonction de l’analyste à des activités pseudo réparatrices ou correctrices. Pris dans cette logique, le thérapeute risque alors de se prendre pour un contenant parfait, omnipotent, dans une relation vouée à la circularité, à l’empiètement, aux impasses de la déception mutuelle et finalement de la destructivité.
Complétant les avancées de Freud, d’autres auteurs nous aident à poursuivre cette recherche d’un complément du processus interprétatif.
Bion attire notre attention sur le lien entre le travail analytique et la capacité de rêverie maternelle, susceptible de réaliser la transformation des éléments-bêta en éléments-alpha. Comme le montre Ferro (2009) dans un article récent, la séance devient un espace où peut devenir racontable ce qui était auparavant inexprimable. Cet auteur nous présente le développement de la fonction de "casting" dans l’analyse, entendue comme l’activité continue faite par la pensée onirique de l’état de veille (de l’analyste et du patient), pour trouver des personnages, des situations qui permettent leur incarnation émotionnelle. On en rapprochera le travail présenté en France par César et Sarah Botella, qui trouve ses sources dans les travaux de Freud, nous montrant comment la mise en mots par l’analyste de la figuration d’un état traumatique de l’histoire infantile d’un patient peut introduire un nouveau sens, « redéfinissant les données de la rencontre devenue ainsi “analytique” ».
Avec Winnicott, le lien est fait avec d’autres aspects de la fonction maternelle, le holding, la capacité d’établir une aire transitionnelle permettant au self de se constituer avant d’affronter la désillusion et l’altérité. Sans pour autant renoncer à interpréter les conflits pulsionnels, Winnicott mettra l’accent sur la capacité de l’analyste à faire advenir du nouveau, assurant les fonctions qui ont fait défaut de la part de l’environnement. Au risque d’empiètement doit être préféré le fait que l’analyste doit avant tout refléter ce que le patient lui a communiqué. Pour cet auteur il ne faut surtout pas essayer de porter le patient au-delà de ce que permet la confiance transférentielle, mais participer de la création d’un espace intermédiaire, tant l’analyse se déroule là où deux aires de jeu se chevauchent. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la métaphore du travail analytique représentée par le squiggle, cette co-création qui fait advenir un vrai self, en utilisant le cadre de jeu analytique d’une manière de plus en plus approfondie. Nous trouvons là le thème très contemporain d’un processus de co-construction, de co-subjectivation, illustré notamment par les travaux de René Roussillon (2005), évoquant avec certains patients la nécessité « d’un répondant », faute de quoi ils se désorganisent, ou évoluent vers un faux self analytique. La « conversation » psychanalytique est pour lui une manière de rester psychanalyste « tout en respectant les linéaments de l’activité de reliaison nécessaires à la poursuite du travail de symbolisation et de subjectivation ».
Dans le mode subjectalisant, l’accent est mis sur la générativité du processus analytique, plus que sur la mise au jour de contenus. Loin de retenir la proposition de Lacan de « faire le mort », cette perspective participe d’une co-fantasmatisation, créant avec l’analysant l’espace tiers d’une authentique rencontre analytique. Me vient ici la métaphore de musiciens de jazz, partageant la même veine créative, dans une expérience où chacun se met en phase, faisant allégeance au tiers de l’improvisation en commun, sans perdre sa spécificité et se noyer dans une quelconque fusion néantisante.
Deux formes de tiercéité viennent s’articuler en analyse, accompagnent l’émergence de liens subjectalisants. La tiercéité transitionnelle est celle qui résulte de la création d’un espace tiers partagé, auquel l’analyste participe en reflétant ce que le patient a communiqué, tout en le transformant dans sa psyché afin de participer à la régulation des affects et à la mentalisation. Cette forme de tiercéité met plutôt l’accent sur le partage de l’expérience, tandis que la tiercéité différenciante fait émerger l’altérité de l’objet, devenant un authentique être de désir, tant il apparaît susceptible de faire référence à un tiers. Cette seconde version de la tiercéité met l’accent sur la différenciation et le rapport à une loi organisatrice. L’intervention de Freud contient ces deux composantes de la tiercéité, sa référence à la règle venant encadrer l’inter-fantasmatisation en train de se développer entre lui et son analysant.
Si notre pratique gagne en créativité lorsque nous évoquons l’importance de l’inter-fantasmatisation, le mode subjectalisant suppose l’intériorisation dans le préconscient de l’analyste d’un tiers éthique, s’étayant sur un nécessaire repérage des limites du cadre.
Ce tiers éthique apparaît en creux, lorsqu’il fait défaut dans l’utilisation perverse du transfert, qu’il s’agisse de passages à l’acte sexuels, ou de l’exercice d’une emprise sur l’analysant (W. Godley 2001), à la Masud Khan. Ici, celui qu’on n’ose plus appeler l’analyste, n’hésite pas un instant à se poser en détenteur des « deux comètes », cet obscur objet du désir de l’analysant censé incarner la fin du manque. Profitant du transfert, la collusion apparaît comme une aubaine, faisant dériver la pseudo analyse vers une addiction à l’illimité.
Cependant, la question du tiers éthique ne se résume pas aux règles interdisant la négation radicale de l’analyse contenue dans ces transgressions. La position de l’analyste est sans cesse à redécouvrir pour transformer la poussée à réagir, suscitée par son contre-transfert, en réponse subjectalisante, susceptible de permettre le retour vers un processus interprétatif.
Le cadre qui donne confiance (Winnicott), la fiabilité de l’analyste (cf. Gougoulis 2008) sont des exemples de ce tiers éthique, condition préalable à l’effet mutatif du processus interprétatif.
Le tact analytique en est un autre. Très lié à la deuxième règle fondamentale – l’analyse du futur analyste – il fut défini par Ferenczi (1927) comme une « faculté de sentir avec ». Cet auteur précisant qu’il n’y a « aucune différence de nature entre le tact qui est exigé de nous, et l’exigence morale de ne pas faire à autrui ce que, dans des circonstances analogues, on ne voudrait pas subir soi-même, de la part des autres » (idem p. 56).
Soulignons que le repérage par l’analyste d’une souffrance, témoignant des ratés du processus de subjectivation de son analysant, implique sans doute une responsabilité particulière de sa part. Là où les impasses de l’analyse viennent présentifier une entrave à se constituer en relation avec les autres, ne doit-il pas s’efforcer de créer dans la rencontre analytique une ouverture à de nouvelles possibilités de liens subjectalisants.
L’ouverture au lien subjectalisant n’est pas quelque chose de tout prêt, de convenu, que l’analyste pourrait sortir d’un tiroir. Dans la séquence rapportée par Freud, ses affects sont fortement mobilisés, son histoire personnelle est convoquée, à la perpendiculaire de la réponse qu’il formule. Parfois énoncée dans l’urgence, l’intervention subjectalisante s’ajuste à la problématique de l’analysant, tout en portant la signature de l’analyste. Ce moment d’authentique rencontre analytique, constitue une réponse pertinente à la traversée des turbulences, des flux d’antisubjectivation, venus ébranler le cadre autant que la capacité d’élaboration de l’analyste.
II) Vers une extension du champ de l’interprétation
Bien qu’ils soient complémentaires, le mode subjectalisant se différencie du processus interprétatif, incluant des constructions. Comme le rappelle Jacques Angelergues, l’interprétation « vise la mise en évidence du sens latent des paroles et des agirs d’un sujet […] Il s’agit de dégager les désirs inconscients et les conflits défensifs qui s’y attachent » (Angelergues, 2002). Contribuant au nécessaire travail d’historisation dans la cure (Wainrib, 2008), la construction se tient dans une dialectique « entre le passé retrouvé et la construction comme création liée à la cure », selon une heureuse formule de Christian Seulin (2002).
Comment saisir aujourd’hui l’aspect mutatif de ce processus interprétatif ?
Séance après séance des répétitions se font jour, les analysants se fixant sur un nombre restreint de positions inconscientes, fermant le champ des possibles, tout en contribuant largement aux troubles pour lesquels ils sont venus demander de l’aide.
Le terme de position nous renvoie dans un premier temps aux descriptions de Mélanie Klein (1952), même si je souhaite en étendre la portée. Cette auteure nous a permis de dépasser la notion de stades du développement, dans la mesure où la position schizo-paranoïde et la position dépressive sont un ensemble d’anxiétés et de défenses, persistant dans l’inconscient tout au long de la vie. Comme le souligne Ogden (1994, p. 35), les positions kleiniennes sont des « organisations psychiques qui déterminent les manières d’attribuer du sens à l’expérience ». En cela elles traduisent l’activité interprétative de l’inconscient, ce qu’avait remarquablement compris Serge Viderman (1987), en notant à propos de nos interventions que « nous interprétons des interprétations ». À chacune de ces positions « correspond une anxiété spécifique, des formes de défense, des manières de se lier aux objets, un type de symbolisation et une qualité de la subjectivité » (Ogden, idem). Les positions kleiniennes nous apparaissent donc comme des manières d’être, les pôles d’un processus dialectique au travers duquel le sujet se constitue en relation à son monde objectal. Cette lecture de la notion de position inconsciente ne me semble nullement réservée à celles mises au jour par Mélanie Klein. Les positions œdipiennes, narcissiques ou sadomasochistes, ainsi que de multiples autres configurations fréquemment rencontrées dans notre champ sont autant de ruses inventées par la psyché pour faire face aux différences, aux limites, au manque d’un objet avec lequel être en parfaite continuité. Que dire des inconnues du désir de l’autre, alors que c’est avec lui que le sujet doit bien se constituer ?
Se différenciant de cette constellation de positions inconscientes, dans le préconscient, se met progressivement en place une virtualité, une prédisposition à des liens entre sujets, à situer en termes pulsionnels du côté d’Éros. Dans cette forme de relation l’un et l’autre sont susceptibles de se prendre en compte, non seulement comme objet, mais aussi en tant qu’autre doté de ses propres désirs. Des changements dans les équilibres entre les positions inconscientes, niant peu ou prou l’altérité de l’objet, et cette disposition aux liens subjectalisants sont un des enjeux majeurs du processus analytique.
Dans le temps d’une analyse, le processus interprétatif mène progressivement l’analysant à faire un retour sur ses positions inconscientes. Mettre au jour et interpréter une position inconsciente, ce n’est pas pointer simplement un contenu, ou susciter de l’insight au sens d’une connaissance supplémentaire.
Se déployant dans la situation analytique, la position subjectale de l’analysant se constitue en relation au rôle distribué à l’analyste. L’interprétation trouve son effet mutatif en suscitant l’émergence d’une position méta chez l’analysant. J’entends par position méta, le développement de la réflexivité suscitée par l’analyse, le devenir conscient du scénario qui gouvernait le fil de la séance. L’interprétation s’adresse à un sujet en devenir, contribuant à le faire émerger du processus associatif qu’elle suscite.
L’émergence d’une position méta n’est pas de l’ordre de l’introspection. Elle passe par la rencontre analytique, par la reconnaissance du désir et des anxiétés de l’analysant venu trouver un écho dans la psyché de l’analyste. Saisir le rôle qu’il nous donne, le mettre en relation à la position qui en résulte pour lui, relier cela à son histoire, nous permet de trouver le point de vue qui permet de trouver le ton juste pour restituer à l’analysant ce qu’il nous a inconsciemment apporté. Il n’y a pas d’interprétation mutative, qui n’aie participé d’un certain ébranlement des positions subjectives de l’analyste, lui permettant d’en passer le témoin à l’analysant.
Le but du processus interprétatif est de permettre à celui-ci de se réapproprier ses positions inconscientes, saisies sur le vif de leur émergence en séance. Plus un analysant est susceptible d’augmenter le déploiement de cette position méta, moins il aura besoin à rester automatiquement fixé à ses anciennes manières d’être.
L’interprétation mutative, relève de la co-subjectivation. Elle développe la prédisposition aux liens subjectalisants, évoquée plus haut. En effet, l’acte de reconnaissance de la position de l’analysant, venu de l’interprétation, permet à celui-ci de reconnaître l’analyste comme susceptible d’être autre que ce qu’il devrait être dans la logique du fantasme. Générée par le processus analytique, la position méta est du côté d’une relance des mouvements d’intersubjectivation.
Le concept de position inconsciente doit cependant être complexifié, en fonction des enjeux cliniques. Déjà, dans un texte comme « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » ce n’étaient plus les résistances liées aux mécanismes de défense du Moi qui donnaient du fil à retordre à Freud (1937). Une certaine « fiction théorique », supposant des positions subjectales entièrement déterminées en intrapsychique, par le seul jeu des défenses contre les pulsions, avait trouvé ses limites. Confronté à des résistances donnant leur limite au modèle de l’interprétation des conflits pulsionnels, les auteurs post freudiens, ont largement levé la mise entre parenthèses du rôle de l’environnement dans l’organisation psychique. Freud ne s’en était d’ailleurs pas vraiment privé, l’abandon de sa « neurotica », ne l’empêchant jamais d’évoquer le traumatique. Dans son introduction au narcissisme, ne nous montre-t-il pas un bébé pris dans les fantasmes de désirs inassouvis de ses parents, avant même sa naissance ? À l’orée de la, vie, les positions du sujet nous apparaissent déjà enchevêtrées avec celles de son entourage.
Que devient le travail interprétatif, quand il s’agit de reconnaître que les positions inconscientes de l’analysant sont non seulement déterminées par ses propres désirs, mais imbriquées dans celles des générations antérieures ? Pour aborder cette question je souhaite vous faire part d’un mouvement en séance.
Ce jour-là, nous serons interrompus par un coup de téléphone. Je réponds très brièvement, notant le numéro de téléphone de mon interlocuteur, en lui indiquant que je le rappellerai plus tard. Allongée sur le divan, Julia va être envahie par le sentiment que je continue à écrire et ne l’écoute plus. Un peu de bruit, venu de la rue a pu servir de support à ce vécu projectif ?
J’interviens pour lui dire qu’elle semble penser que je n’aurais pas pu me détacher de la personne qui m’a téléphoné pour revenir vers elle.
La patiente va associer sur le fait que c’est toujours la même chose ; elle sent bien qu’elle a besoin que je sois collé à elle, ou alors elle risque d’être angoissée. Vont suivre tout un ensemble d’associations sur le désir de ne faire qu’un avec sa mère, et son sentiment d’échouer à trouver un accès à autre chose.
Si mon interprétation était sensiblement plus ouverte, Julia l’entend comme une évocation de son désir de me posséder ou de faire corps avec moi, désir contrarié par l’irruption d’un tiers. Alors que ces associations semblent cependant témoigner d’un certain insight, Julia s’angoisse à nouveau et va me dire qu’elle a toujours l’impression que j’écris, et ne peut plus penser à autre chose.
Au moment où elle me dit ça, je suis gêné par la tournure prise par la séance, passablement mécontent de ma première formulation. Elle avait eu pour seul effet d’évoquer le contenu déjà bien exploré en analyse du désir d’une relation adhésive avec sa mère, sans rien amener de nouveau, tout en laissant la séance se focaliser sur un vécu quasi hallucinatoire, qui parasite les associations de l’analysante.
Pris dans ma rêverie, me vient la formulation suivante :
- Est-ce un coup de fil de Hongrie, qui me fait gratter sans fin mon passé au point de ne plus pouvoir vous prêter attention ?
La tonalité de la séance va se modifier radicalement à partir de ce moment. Surprise, puis très émue elle me dit que ça lui parle. Ses associations vont porter ensuite sur les deuils familiaux, en relation à l’histoire du pays, et le retentissement que celle-ci a eu sur sa famille - disparitions de proches, déportations, puis après la guerre espoir dans l’idéal communiste, trahi par la dictature et de nouvelles attaques contre la famille. L’histoire familiale est faite de blancs, de disparitions ou d’horreurs qui convergent vers une perte de confiance dans des liens avec les autres, comme si différence renvoyait immanquablement à persécution. C’est sans doute une histoire qui reste à écrire dans la tête de ses parents. Revenant à la surface, elle les envahissait, faisant écran à leur rapport avec leur fille. Mal remis de la disparition de leurs proches, leur espoir dans un monde meilleur, promis par le communisme, ne s’était-il pas aussi désagrégé ? Dans ce contexte, comment transmettre à Julia une confiance dans les liens, comment penser qu’on peut être séparé, sans risque de disparition ?
Si le père de Julia pouvait s’enfermer dans son bureau, sans forcément y faire quelque chose de précis, la mère de Julia n’aurait sans doute jamais pu reconnaître qu’un fossé pouvait se créer entre elle et l’enfant. À la naissance, sa culpabilité et ses formations réactionnelles ont pu être intenses, dans la mesure où le premier mouvement des parents avait été de prendre la décision d’un avortement, comme s’il était plus fort qu’eux de ressentir qu’investir une vie c’était risquer de la perdre.
La non disponibilité psychique de l’objet et ses formations réactionnelles devraient pouvoir être symbolisées dans l’analyse, en fonction d’une angoisse toujours actuelle, suscitant de multiples défenses de la part de Julia. Si je n’avais pas vraiment la tête ailleurs, rien ne m’empêchait d’interpréter ce rôle, d’en interroger les effets dans le cadre de jeu analytique. L’émergence du quasi hallucinatoire incitait à retrouver le tiers analytique, le terrain de la co-symbolisation.
D’une interprétation plus classique à une forme d’énoncé plus scénarisé la recherche d’un sens latent persiste, mais mon engagement change. Dans la première intervention j’apparais plus en position d’observateur, dans la seconde je questionne le rôle qui m’est attribuée en « l’interprétant », dans les deux sens du terme, utilisant ainsi de manière plus étendue les potentialités du cadre du jeu analytique. Le risque d’une réponse en faux self de l’analysante se trouve ainsi dépassé, au profit d’une réelle générativité de la rencontre analytique.
Dans cette vignette clinique, nous avons pu saisir une forte imbrication (cf. Wainrib, 2008) entre les pulsions de l’analysante, ses angoisses et ses mécanismes de défense et sa prise dans une problématique familiale. En se répétant avec l’analyste, cette imbrication fait la difficulté de bon nombre d’analyses actuelles, renvoyant le plus souvent aux ratés de la transmission de ce qui contribue au plaisir de vivre et désirer, sur plusieurs générations. Lorsqu’elle n’est pas repérée et transformée par un authentique travail analytique, l’analyste et l’analysant risquent de se trouver empêtrés dans des rôles figés, bloquant l’élaboration. L’interprétation de la destructivité ou du masochisme - comme des choses en soi - ne fera que renforcer le mal-être de l’analysant. Le processus interprétatif devra trouver à lier la détresse qui sous-tend cet empêtrement, à la perte de confiance dans des liens permettant de se constituer comme sujet avec les autres.
Conclusion
Nous n’avons pas fini d’inventer des modes de rencontre analytique appropriés, pour accueillir et transformer ce qui a pu entraver le processus de subjectivation de l’analysant.
Deux modes d’intervention de l’analyste ont pu être ici nettement différenciés, par ce qui prime dans leur visée.
- Les interventions subjectalisantes constituent une forme de réponse de l’analyste, dans le vif des enjeux de la séance. Elles permettent d’ouvrir de nouvelles perspectives de liens, laissant entrevoir à l’analysant qu’un autre monde est possible. Elles ont une valeur interprétative, dans la mesure où elles sont le fruit de l’écoute analytique, de l’attention portée aux effets de l’inconscient dans la séance et à l’histoire du sujet.
- Le processus interprétatif s’efforce de donner du sens à une position inconsciente du sujet venue occuper le champ analytique. C’est bien parce que l’interprétation questionne sa position transférentielle, qu’elle peut toucher un sujet en devenir et donc exercer un effet mutatif. C’est ainsi qu’elle génère chez l’analysant l’émergence d’une position méta, venant accueillir le développement de la réflexivité qui résulte de la relance de son processus associatif.
Chaque analyse nécessite son propre dosage, entre ces deux formes d’un travail analytique, toujours à l’écoute des enjeux contre transférentiels. Quel que soit notre mode d’intervention et les variantes du dispositif, la rencontre analytique doit s’agencer de manière à faciliter la relance des processus de subjectivation.
La valeur interprétative des interventions subjectalisantes s’y articule à la fonction subjectalisante de l’interprétation.
Conférence du mardi 20 octobre 2009
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