On dit la psychanalyse en crise. On parle de crise de civilisation, on parle de crise des valeurs morales, on parle de crise de l’art, on parle même de crise de la démocratie. Pourquoi la psychanalyse y échapperait-elle ? Ce qui est en crise pour la psychanalyse, c’est peut-être en rapport avec ce que Michel Foucault avait appelé la mort de l’Homme, à la suite de son analyse de l’archéologie des sciences humaines. Mais, en fait, Foucault est mort avant que n’apparaisse, dans toute son ampleur, le mal qui menaçait, et qui est aujourd’hui, je crois, patent.
Ce mal se situerait dans la rencontre entre la technologie et la puissance de la simulation de l’action dans les modèles de la pensée.
Le modèle de l’action exerce actuellement une très grande séduction dans les sciences de l’Homme. Il met en crise la psychanalyse en tant qu’il s’attaque à ses fondements mêmes. On peut s’étonner que certains psychanalystes se laissent séduire par lui. Car la psychanalyse est basée sur l’idée que les racines de la pensée sont envisagées dans le retournement du modèle de l’action ; ce n’est pas la même chose de dire qu’on va se servir du modèle de l’action pour reformuler un certain nombre de phénomènes psychiques auxquels s’est intéressée la psychanalyse, que de sous-estimer la différence avec le postulat essentiel qui est celui du retournement de l’acte, retournement qui est impliqué par l’idée de pulsion. Action-passion comme action-pulsion car pulsion rime avec passion. Il ne suffira pas de parler de « schèmes d’action », pour trouver une formulation acceptable, car la pente est inévitable et on file droit vers la motivation.
Or la psychanalyse est un domaine qui ne peut pas considérer que la motivation soit le concept clarifiant à partir duquel on pourrait se débarrasser des notions qui font partie de son canon. Cette notion de motivation est tout à fait à l’opposé de l’étude de ce qui porte à l’action selon la psychanalyse. Elle n’est pas le motif qui la justifierait, l’expliquerait. Considérer que ce qui porte à l’action est la motivation, à l’instar du rat « motivé » par la quête du morceau de fromage à la sortie de labyrinthe, c’est méconnaître le fait que la motivation est elle-même subordonnée à ce qui échappe à la conscience. L’idée de motivation inconsciente est un hybride fondé sur la méconnaissance de ce que l’inconscient ne peut être dit motivé, car ce serait le situer sur le plan du comportement déterminé par ses structures biologiques et le doter de qualités qui appartiennent à la conscience. Il y a là, comme on le constate, un désir, à travers le modèle de l’action et celui de la motivation, de se défaire du concept de pulsion et de rejoindre les sciences psychologiques, comportementales, voire biologiques. Quand on pense au remplacement de certains modèles anciens par le modèle de la pragmatique qui infiltre jusqu’au langage, on en vient à regretter la révolution saussurienne qui était à l’origine du structuralisme. Elle fut par la suite débordée par l’évolution des théories du langage après la période où les « structures syntaxiques » (Chomsky) ont prétendu livrer la clé du sens, un peu vite d’ailleurs. Finalement, le modèle de la pragmatique, issu des travaux de ceux qui ont envisagé le langage essentiellement sous l’angle des actes de langage (Austin, Searl) a, là aussi, induit en erreur certains psychanalystes, dans la mesure où l’on a pensé que, dans une situation analytique, la parole du patient avait moins pour but la communication qu’elle ne visait à agir sur l’analyste.
Néanmoins, même si elle vise à agir sur l’analyste et à le faire agir, ce n’est pas une raison pour la rabattre sur un système d’action, car ce qui importe ce n’est pas sa dimension performative, mais ce que la communication vise chez le destinataire pour susciter son désir, et qui doit toujours être envisagé par le détour qu’il accomplit pour toucher l’inconscient de celui à qui il s’adresse.
Nous avons à définir ce qui situe l’action à la racine de la vie psychique — à telle enseigne que même les divisions entre représentation et action se trouvent dépassées par les épistémologues modernes. Ils nous apprennent que l’un ne va pas sans l’autre et proposent le terme de représentaction, créant une formule condensée. Ces représentactions sont privées de ce que la psychanalyse freudienne place à la base de sa théorie : la notion de pulsion et de désir, à savoir une force psychique qui ignore sa propre détermination et pousse à des réalisations qui, souvent, sont aperçues comme non maîtrisables par la conscience et échappant au contrôle de la volonté. Il est difficile de savoir si ce mouvement, qui consiste à faire marcher la psychanalyse sur la tête, à la faveur de ces modèles psycho-biologiques, va lui permettre d’affronter l’épreuve de la durée, ou même de survivre.
J’ai remarqué, lors de mes visites à New-York, l’étonnement renouvelé que suscitait en moi la contemplation de la statue de Bourdelle, au pied du Rockefeller Center, qui représente Prométhée. Or, depuis le temps où cet édifice a été construit, on ne peut pas dire que l’effort prométhéen érigé ici en devise se soit concrétisé par un grand progrès dans la connaissance de l’Homme. Prométhée, celui qui comprend avant, a un frère, Epiméthée, qui comprend après ; puisque Prométhée paraît cette fois avoir été en dessous de la tâche, peut-être devons-nous interroger Epiméthée. Pourquoi la psychanalyse subit-elle de telles contestations, si vives, si passionnées et si générales ?
J’ai coutume de rappeler que, depuis que j’ai embrassé non pas même la profession de psychanalyste mais celle de psychiatre, on a maintes fois annoncé la mort de la psychanalyse et on a assorti cette mort d’autant de bonnes nouvelles annonçant ce qui devait la supplanter. Et ce à quoi l’avenir a permis d’assister a été, selon le cas : l’effondrement des disciplines supposées la remplacer, ou tout au moins le caractère éphémère de l’intérêt enthousiaste qu’elles ont suscité, ou encore leur désuétude. Aujourd’hui, de quoi s’agit-il ? Il s’agit de combattre la psychanalyse parce qu’elle n’est pas scientifique. Est-ce que vous voyez l’astrologie être l’objet des mêmes attaques ? Est-ce que vous croyez que c’est la misérable poignée de patients que les psychanalystes détournent des psychiatres et des médecins qui justifie cette bataille pour la conquête d’un marché économique ? Rien de tout cela ne tient. Alors, il faut chercher autre chose.
Ce que j’oserai prétendre est que la psychanalyse est aujourd’hui encore plus révolutionnaire qu’aux premiers jours. Peut-être parce que l’histoire est venue confirmer, de manière aveuglante, ses hypothèses fondamentales. La différence, c’est que, aux premiers jours, on la refusait les yeux fermés, alors que, maintenant, on croit la refuser au nom de la science. Alors, si vous faites partie des gens qui sont intéressés par le psychisme humain, je vous conseille très fortement de fréquenter de très près les neuroscientifiques et les cognitivistes, d’aller là où s’exerce cette nouvelle pratique de l’homme et où sont mis au travail ces nouveaux modèles explicatifs. Prenez votre temps, et approchez-les de près. Si vraiment vous trouvez que c’est ça qui peut apporter ce que vous cherchez d’une connaissance de l’homme, c’est-à-dire d’une connaissance commune à vous-même et aux patients que vous traitez, alors il faut rester avec eux, à vos risques et périls pour ceux dont vous aurez la charge et pour vous-mêmes. Si, en revanche, vous vous demandez quelles sont les objections soulevées par cette approche de l’humain, je ne vais pas me lancer ce soir dans la critique des neurosciences et des cognitivistes — je l’ai fait ailleurs —vous serez obligés de constater, à la longue, que c’est très ennuyeux, que ça n’éclaire pas grand chose et, surtout, très peu de ce qui nous intéresse, et que, après tout, c’est peut-être une raison suffisante pour chercher ailleurs, d’autant plus que vous avez des preuves abondantes que le psychisme éveille un intérêt passionné de par sa complexité et sa richesse.
Au fond, le but de la démarche neuroscientifique et cognitiviste, ce serait de rendre la lecture de Shakespeare inutile. Je ne dis pas qu’il s’agit de marginaliser Shakespeare ou de le réserver à une poignée de spécialistes, je dis de rendre sa lecture inutile pour la connaissance du psychisme. Car on aurait l’impression de posséder un système de rechange qui traiterait des mêmes questions en y répondant mieux. Il y a encore à faire avant d’arriver à ce résultat.
Revenons à la critique de la psychanalyse. La position de la psychanalyse est inacceptable aux yeux de la science. Elle est inacceptable de manière générale parce que la démarche qui consiste à analyser l’homme par l’homme (vous me pardonnerez de mettre cela au masculin) aboutit à découvrir l’inhumain en lui, c’est-à-dire en eux, les autres, les patients — comme en nous. Il ne s’agit pas, par exemple, de découvrir l’animal en l’homme, il s’agit d’y découvrir l’inhumain ; ce qui exige que l’on pose préalablement le concept d’humain comme problématique. Ceci appelle deux sortes d’objections concernant le sens même d’analyser ; c’est-à-dire que l’analyse, l’analyse par la psychanalyse, va heurter essentiellement deux attitudes. Elle va choquer la démarche herméneutique qui veut, au nom du relativisme, sauver une spiritualité vacillante et soulever une deuxième objection apparemment opposée mais en fait complice, selon laquelle analyser au moyen de la machine élimine l’ambiguïté, l’irrationalité, la part des émotions et, en fin de compte, l’inconscient des psychanalystes en ne laissant plus subsister que celui des biologistes ou des linguistes qui rêvent de transparence, de simplicité et d’univocité. Alors on comprend mieux pourquoi il est important de se débarrasser de la psychanalyse.
Je suis arrivé à la conclusion suivante : en-dehors des gens qui ont affaire au « psy », pas seulement les psychanalystes, les psychiatres, les psychologues, les professions dites de santé mentale et, de surcroît, ceux que leur situation met en rapport avec eux et qui essayent de communiquer un peu la nature de leur expérience hors du cercle psy, sachez que personne ne comprend rien à ce dont on parle, précisément parce que nous sommes fabriqués pour ne rien comprendre au psychisme (surtout inconscient) et que seule la nécessité — c’est-à-dire la souffrance — nous oblige à nous interroger à ce sujet. Pas forcément pour aboutir aux mêmes conclusions. Car je fais une différence entre ceux qui ne sont pas d’accord avec les psychanalystes parce qu’ils ont choisi un autre système d’explication fondé sur des arguments plus ou moins convaincants abordant les mêmes problèmes, et les autres qui ont leur opinion sur ce qu’est le psy parce que tout le monde et n’importe qui se sent autorisé à avoir un avis là-dessus.
Tout ceci n’implique pas que les psychanalystes sortent saufs et intacts de cette crise. Nous savons qu’actuellement il existe une dispersion considérable du savoir analytique, dispersion qui est le fruit de pratiques et d’expériences différentes mais qui porte sur l’incapacité des analystes, depuis les cinquante dernières années au moins, de parler entre eux. On arrive maintenant à des conclusions qui ont été déjà annoncées il y a une bonne cinquantaine d’années dans les congrès internationaux. Dans ces congrès internationaux, grâce à des dosages savants, on sélectionne des représentants de différentes tendances que l’on réunit pour discuter. Des journaux publient des points de vue opposés. Cela ne change à peu près rien à la poursuite des idées et des pratiques divergentes. Il faut vraiment qu’on arrive à un état de crise pour se dire qu’il y aurait, peut-être, intérêt à s’écouter les uns les autres. Il y a là à la fois une impossibilité de rassemblement et une impossibilité de sélection discriminante. Bien entendu, je mettrai aussi en cause la pratique des analystes et, surtout, la difficulté qu’ils ont à rendre compte de leur expérience entre eux, si bien que, de dégradation en dégradation, on peut dire que la psychanalyse moderne est maintenant fragmentée.
Je distinguerai trois tendances (je parle de l’adulte) :
- une tendance qu’on peut appeler développementale ; c’est une tendance qui pense que le progrès doit être attendu de l’étude aussi détaillée que possible du développement et que, somme toute, si on est là à assister en témoin à l’ordre de succession des phénomènes, on sera en meilleure position lorsqu’on se trouvera devant un patient pour savoir où ça a coincé, quand c’est parti de travers et comment. Bien entendu, cette conception développementale ne peut que reposer sur une étude observationnelle;
- la deuxième tendance serait celle que j’appellerai la tendance relationnelle, c’est-à-dire que l’on se retrouve dans une situation analytique vierge (plus de spéculation, plus de métapsychologie), puisqu’il y a là deux individus qui sont unis par une relation. A l’extrême, on dira qu’ils ne sont pas plus avancés l’un que l’autre, et l’on va uniquement se fonder sur ce qui se produit dans les échanges en faisant passer, au second plan, toutes les implications de l’inconscient. C’est-à-dire que, somme toute, ici d’une façon à peine différente que dans le point de vue précédant, la relation est supposée offrir une lecture, au moyen de l’intersubjectivité, de l’organisation du monde psychique d’un individu. Ceci repose sur la négation de l’intrapsychique ; or, si on veut introduire l’intrapsychique, on est obligé d’introduire des concepts dont on ne peut rendre compte en aucune manière par la simple approche intersubjective;
- enfin, la dernière tendance, est celle que j’appellerai scientifique au sein de la psychanalyse : actuellement, cette tendance a le vent en poupe, elle veut reformuler la théorie analytique sur des bases scientifiques, mais ceci veut dire qu’elle sacrifie une part considérable de tout ce qui fait l’expérience analytique pour n’en relever — science oblige — que les variables qu’elle peut évaluer. Ce qui caractérise la science, c’est cela. On ne s’occupe que des variables dont on peut avoir le contrôle, les autres on les laisse de côté. Alors, on laisse ce reste de côté en disant ce sera pour plus tard et puis, quand plus tard arrive, on se demande si on en a vraiment besoin et on se dit que ce que l’on sait suffit, après tout, pour expliquer ce qui est à investiguer. Et puis, troisième temps, on nous dit « mais ces variables incontrôlables, on n’a pas à s’en préoccuper parce qu’elles n’existent pas », et c’est ainsi qu’on retombe sur ses pieds, avec le sentiment d’avoir écarté les difficultés et résolu les problèmes !
Les principes sur lesquels reposent ces trois options sont tous très discutables : par exemple, dans la perspective développementale, on n’explore que ce que j’appellerai la temporalité accomplie ; la temporalité qui ne peut pas être abordable parce qu’elle n’est pas accomplie, mais demeure virtuelle et qui continue à travailler le psychisme sans donner des signes de visibilité, est laissée de côté. Toute la diversité et la richesse de la conception de la temporalité chez Freud est occultée ou ignorée.
La perspective relationnelle ne fait pas la distinction, tout à fait capitale dans une théorisation psychanalytique — et sans même parler des concepts qui lui échappent —, de la nécessité de distinguer la relation de soi à soi, de la relation de soi à l’autre. Que devient la transformation de la relation dans un univers où disparaissent ces coordonnées ? Quelle perspective relationnelle peut rendre compte du rêve ? Aucune.
Quant à la science, les travaux des scientifiques s’intéressant au psychisme humain posent, le plus souvent, un certain nombre de principes auxquels nous ne pouvons pas nous plier dans l’analyse et dont nous observons qu’ils donnent naissance à des théories qui risquent le dérapage quand lesdits principes ne sont pas respectés. Aujourd’hui, dans la perspective scientifique concernant le psychisme humain, il est nécessaire d’inscrire le fonctionnement dans un éclairage évolutionniste. Mais ceci suppose que nous connaissions le sens de l’évolution. Or le sens de l’évolution manque aux évolutionnistes eux-mêmes. Le critère qui est le plus souvent mis en avant, c’est-à-dire le critère de l’adaptation, est un critère extrêmement grossier et qui se trouve contesté par un grand nombre d’évolutionnistes (Frank Jay Gould). La dépendance du psychisme à l’organisation cérébrale et vice versa soulève la question de la sélection des paramètres et, là encore, on voit que les paramètres sont sélectionnés, non en fonction de ce qui nous importe à nous, « psy », pour avoir le sentiment de cerner ce qui nous semble essentiel mais par rapport aux limitations de la méthode. Par exemple, prenez la méthodologie de la recherche scientifique, pensez au travail si important de Popper : le problème n’est pas du tout de définir la logique de la démarche de la science. Des scientifiques eux-mêmes contestent Popper en disant qu’en fait cela ne se passe pas du tout ainsi dans les faits. Le problème pour nous est d’expliquer la coexistence de la démarche scientifique et non scientifique chez le même individu. La machine de Turing est un modèle essentiel dans les sciences cognitives. Peu de gens se soucient du fait que Turing était atteint de ce que l’on appelle une perversion sur laquelle on a peu de renseignements, si ce n’est qu’on lui a proposé la castration chimique ou l’internement et que, ne pouvant accepter ni l’une ni l’autre, il s’est suicidé. Bien entendu, ceci n’ôte pas la moindre valeur aux travaux de Turing. Mais pour nous autres, il s’agit de nous expliquer comment ça coexiste dans la même enveloppe humaine, si on veut avoir une idée du psychisme. Einstein avait eu de son premier mariage un enfant qui s’est révélé psychotique assez rapidement ; il est devenu schizophrène et est mort en hôpital psychiatrique. Mais Einstein n’a pas seulement abandonné cet enfant, il n’a tout simplement plus voulu en entendre parler. Or Einstein était un excellent homme. Sa lutte pour un gouvernement mondial pacifique a quelque chose de très émouvant. Il s’est adressé à Freud pour lui demander son avis sur la prévention des grands conflits qui ravagent l’humanité comme les guerres et, bien entendu, loin de moi l’idée de jeter le moindre soupçon sur sa qualité humaine. Seulement, pour lui, Einstein, continuer à penser la physique était à ce prix. Et nous, ce que nous avons à nous expliquer, ce sont précisément des mystères comme ceux-là. Il ne s’agit pas de juger, mais il s’agit de voir que nous sommes confrontés à des contradictions.
Du point de vue de la biologie, ce que nous pouvons dire, par rapport à la perspective évolutionniste, c’est que ce qui différencie peut-être l’homme des autres espèces, ce n’est pas tant le langage — bien que le langage y joue un rôle tout à fait majeur —, c’est que, dans aucune autre espèce, le rapport d’un individu à un autre n’a une telle complexité. Le rapport entre congénères, le rapport à ce que j’ai appelé l’autre semblable. Alors, dans cette dernière perspective, on comprend la place singulière du transfert dans la psychanalyse.
J’en arrive, maintenant, à la question : qu’est-ce qui fait que, vraiment, il y a de l’inacceptable dans la psychanalyse ? Eh bien, je crois pouvoir le rassembler sous trois raisons :
- la première est bien connue et vous n’aurez pas attendu que je l’énonce pour l’évoquer, c’est l’existence de l’inconscient ; l’inconscient dont on sait qu’il fait du Moi quelqu’un qui n’est pas maître dans sa propre maison. Seulement, c’est là que les choses vont commencer à se gâter parce que, si on pense au cheminement de Freud — ce cheminement n’est pas négligeable puisqu’il porte sur les quarante années qui vont de la découverte de la psychanalyse à la fin de sa vie — ce qui est troublant, c’est la conclusion à laquelle il parvient, quant à l’inconscient lui-même;
- c’est la deuxième raison, à savoir que l’inconscient cède la place aux pulsions dans la théorie. Désormais, le Ça s’oppose au Moi au lieu que l’inconscient s’oppose au conscient. Ce n’est pas seulement la notion de l’inconscient qui est critiquée et la perte de la maîtrise qui est intolérable. De tous temps, les poètes et les littérateurs ont vanté les vertus de l’inconscient, avant même que Freud l’ait découvert. En revanche, de dire que cet inconscient est déterminé par les pulsions, voilà qui n’est pas acceptable
- et enfin, troisième chef, qui ne figure pas directement dans le corpus freudien, c’est le résultat de l’inter-action des deux données précédentes. La conduite humaine vise, d’une part à l’assujettissement de l’autre et, d’autre part n’a d’issue « humaine » que dans la culpabilité et, pire, dans le masochisme. Lacan l’a dit d’une façon très élégante dans un séminaire très ancien, puisqu’il doit avoir trente-cinq ans. Je lis cette citation : « Aucun sens de l’histoire fondé sur des prémices hegeliano-marxistes n’est capable de rendre compte de cette résurgence. Parfois, il s’avère que l’offrande à des Dieux obscurs d’un objet de sacrifice est quelque chose à quoi peu de sujets peuvent ne pas succomber dans une monstrueuse capture. L’ignorance, l’indifférence, le détournement du regard, pour expliquer ce qu’ils voient, restent attachés à ce mystère. Mais, pour quiconque est capable vers ce phénomène de diriger un courageux regard, et encore une fois il y en a peu assurément qui ne peuvent succomber à la fascination du sacrifice humain, nous essayons de trouver le témoignage de la présence du désir de cet autre que j’appelle ici le Dieu obscur. C’est le sens éternel du sacrifice auquel nul ne peut résister. » L’ennui avec Lacan, chez qui l’influence de Bataille est extrêmement sensible ici, c’est qu’il finit par laisser penser que les psychanalystes seraient bien bêtes d’être les seuls à ne pas profiter de ce désir sacrificiel. Ceci est confirmé dans l’article « Subversion du sujet et dialectique du désir » des Ecrits où, somme toute, il a l’air de laisser penser que le sens qu’il a donné aux libertés qu’il a prises dans sa pratique et qui mobilise le masochisme de ses analysants est encore ce qui sauve ceux-ci de se perdre totalement dans la défense d’une cause perdue.
Voilà donc trois raisons qui fondent l’intolérable : l’inconscient, les pulsions et leur issue dans l’assujettissement de l’Autre et le sens du sacrifice qui qualifient le champ de la culpabilité et du masochisme. Et cela, sans doute, est ce qu’on ne peut pardonner à Freud. L’exemple de Spinoza est là pour nous le rappeler : Spinoza n’a pas seulement été victime d’excommunication et d’exclusion de la Synagogue, il a même été l’objet de tentatives d’assassinat. Les grands esprits ne sont pas toujours les mieux placés pour nous donner des exemples de sérénité, Leibniz proposait qu’on brûle ses livres. Alors, ce qui arrive à Freud n’est pas tellement surprenant. Les nazis qui sont venus chez lui le perquisitionner et saisir un certain nombre de biens en 1938 avant son départ pour l’Angleterre, avaient procédé à un autodafé. « C’est un progrès — a-t-il dit — au Moyen-Age c’est moi qu’on aurait brûlé, maintenant on ne brûle que mes livres ». Il a parlé trop tôt. Car même lui n’avait pas osé penser aux cendres de l’Holocauste. Ici, ce qui est inacceptable, c’est la dénonciation des illusions de la toute puissance passionnelle qui va jusqu’au crime et la subordination de l’intellect aux croyances les plus irrationnelles. Ce qu’on reproche à Freud, c’est de s’être lancé dans la recherche des raisons de l’irrationnel. F. Jacob l’a, à son tour, reproché aux psychanalystes dans un de ses écrits. L’irrationnel existe, qui n’en conviendrait pas mais, surtout, n’y touchons pas. La recherche des causes de l’irrationalité reste une entreprise qui va montrer que nous y sommes tous intéressés et atteints au plus profond de notre être par cette découverte.
Freud affirme, dans son article sur la Négation, qu’il existe deux sortes de jugements : le jugement d’attribution et le jugement d’existence. Le jugement d’attribution doit décider si une chose est bonne ou mauvaise, et donc s’il faut la prendre en soi ou l’expulser hors de soi : le jugement d’existence consiste, lui, à se demander si une chose qui existe dans l’esprit existe aussi dans la réalité ou pas. Or il renverse l’ordre d’apparition de ces deux jugements : le coup de force fut de faire passer le jugement d’existence après le jugement d’attribution, alors que toute la philosophie fait passer en premier le jugement d’existence. Lorsque celle-ci change de cap avec Hegel puis Nietzsche et la suite, elle ne poursuit sa tâche qu’en cherchant à ignorer l’inconscient dans notre approche de la réalité.
La réalité, lorsqu’il s’agit de phénomènes humains, est l’idée la plus indéterminée qui soit car, très souvent, la réalité apparaît comme celle que je cherche à imposer. Ça porte un nom de nos jours : ça s’appelle la pensée unique. Et bien, vous vous souvenez de la phrase de Lénine qui disait : « Le Communisme, c’est les Soviets plus l’électrification. ». L’expérience a montré qu’on avait eu l’électrification mais pas les Soviets. Mais ce n’était pas étonnant, parce que Lénine détestait les Soviets. Alors, aujourd’hui, on vous dit : « La réalité, c’est le marché et la technologie. » Oui, mais le marché, aujourd’hui, c’est le marché de ceux qui peuvent imposer leur loi et c’est tout sauf le marché des idées. Reste la technologie. L’analyse, pour se dresser contre l’utilisation faite de la technologie, doit aussi se pencher sur son rapport à ses techniques.
Venons-en à la façon dont nous sommes concernés par tout cela, à travers l’expérience analytique elle-même. Si, de nos jours, on parle de crise, c’est parce qu’on a le sentiment que les résultats de l’analyse sont à réévaluer et cela nous force à nous interroger. Il s’agit de savoir si la technique utilisée est la technique qui donne le résultat le meilleur. Tous les analystes, actuellement, rendent compte d’expériences avec des patients qu’ils considèrent comme très difficiles, mais où, régulièrement, on retrouve un certain nombre de facteurs rapportés par les analystes de toutes tendances. Il s’agit de patients très attachés à l’analyse mais dont les particularités transférentielles sont singulières : toutes les interprétations données par l’analyste sont refusées ; elles n’ont aucun sens pour le patient. Dire qu’il n’y a pas de remémoration, c’est peu dire. Ils présentent un fonctionnement qui, du point de vue des représentations, ne semble pas mobiliser profondément les investissements. Ceci provoque des réactions de rejet et suscite régulièrement un contre-transfert de désespoir. Autrefois, dans des investigations de ce genre, certains groupes d’analystes prétendaient que les autres n’avaient pas la bonne technique. C’était ce que disaient les kleiniens. « Nous qui nous centrons sur la relation d’objet, nous surmontons les difficultés », clamaient-ils. Le changement, c’est que maintenant ils tiennent les mêmes propos que les autres.
Alors, comment résoudre le problème : est-ce qu’il faut se contenter de dire que les patients n’étaient pas de bonnes indications d’analyse ? On se demande alors comment ce patient est encore sur le divan et comment il se fait qu’il ne quitte pas l’analyse.
C’est en effet parce que le processus même du refus de l’objet est celui qui a organisé le psychisme à la genèse de la pathologie. Peu d’analystes ont compris cela. Winnicott l’a compris. On voit bien que le modèle est en crise, cela ne signifie évidemment pas qu’il faut le jeter, mais qu’il faut comprendre que des situations nouvelles apparaissent. « J’irai jusqu’à dire que, dans les cas graves, tout ce qui est réel, important, personnel, est marqué du sceau de l’irréalité, de la futilité », dit encore Winnicott. Il faut savoir accepter tout ce que la situation analytique permet de faire émerger, tout ce qui concerne le combat contre l’humanité qui se dévoile à l’intérieur du patient. Si bien que Winnicott en arrive à la conclusion suivante : « Quand je peux faire une analyse, je fais une analyse. Quand je ne peux pas la faire, je fais autre chose. » Et le problème, c’est de comprendre que « autre chose » n’est pas n’importe quoi car c’est l’analyste qui continue à être là et qui se rend compte que ses paramètres ne tiennent plus le cadre et qu’il faut en créer d’autres. Alors me direz-vous : « Mais pourquoi ? C’est en pure perte. » Mais non, ce n’est pas vrai. Ces patients réussissent, en effet, au bout de beaucoup de travail et de persévérance, à donner des signes d’insight. Si vous trouvez ça trop pénible, personne ne vous oblige à vous en occuper. Ce n’est pas qu’il ne se passe rien pendant ces dix années où vous avez le sentiment d’une stagnation désespérante, mais c’est au bout de dix années que vous commencez à comprendre le centre de toute la superstructure qui s’est élaborée autour d’un noyau que le patient avait protégé à tout prix de toute extériorisation, en même temps qu’il était impossible de se passer de la situation analytique pour pouvoir revivre cela et faire l’expérience que l’objet transférentiel peut l’endurer.
Vous voyez bien, donc, qu’à l’intérieur de la situation analytique, ce que l’on appelle « faire autre chose », ce n’est pas une non-analyse ; c’est une sorte de perspective sur ce qui peut se passer dans l’extension de l’analyse, hors de ses frontières, hors de la situation analytique qui met en crise son modèle et qui finit par le remettre en tension.
Je serais tenté d’opposer deux démarches qui sont peut-être un peu schématisées pour la circonstance, mais qui me semblent quand même avoir une certaine valeur. Dans le modèle français, qu’on soit lacanien ou pas, c’est le signifiant qui importe — je dis bien qu’on soit lacanien ou pas. C’est la relation à la parole et l’aliénation du sujet en tant que nous y avons accès par la parole. Je sais que beaucoup de mes collègues refuseraient d’être englobés dans cette catégorie, mais c’est une fait que les français accordent à la parole de l’analysant, dans ses modalités les plus détaillées, une attention que, je peux vous l’assurer, l’on ne rencontre pas dans d’autres pays.
Le modèle anglais est, lui, basé sur d’autres considérations. Il est basé sur un souci essentiel : comment faire pour que l’analysant puisse conserver quelque chose dans sa psyché, en ne recourant pas au procédé de l’expulsion ou de l’évacuation comme réaction à une angoisse intolérable et le menaçant d’annihilation ? Le problème de cette conservation, c’est le temps initial nécessaire, mais non suffisant, absolument indispensable pour toute l’élaboration ultérieure. Les français appellent ça la perlaboration à partir de la parole, alors que les anglais envisagent le working through à partir de ce qui est conservé depuis l’enfance la plus reculée, fondé sur l’expérience émotionnelle. Ce sont là deux manières de concevoir la naissance de l’espace psychique. Mais c’est là que la théorie de Lacan a échoué, car la prise en considération du cadre est le préalable de toute élaboration. Non pas seulement parce que l’on sait, du point de vue philosophique, que la manière dont on découpe un objet ne peut pas être considérée comme extérieure à la définition de cet objet, mais parce que la question de l’espace psychique interne va dépendre des différents types de matériaux sur lesquels cette élaboration va porter, et qui vont être renvoyés aux différentes parties qui constituent l’appareil psychique dans l’espace qui lui est propre et selon les déterminations du cadre analytique. Or Lacan n’a pas seulement ignoré le cadre, il l’a, sous divers prétextes, mis à mal et rendu inefficace, avec des effets pervers.
Alors, je vais maintenant vous donner quelques réflexions sur les orientations du travail et sur les dérapages possibles.
- en premier, puisque l’analyse est bien une cure de parole, il y a deux manières d’aborder la question du langage. La première est basée sur la conception du signifiant ; cela a donné lieu à la théorie de Lacan. En fait, la grande faiblesse de la théorisation de Lacan, c’est qu’elle a voulu tout homogénéiser par le renvoi à la structure du langage, alors que ce qui est intéressant dans la théorie psychanalytique, c’est le renvoi du langage à son autre. Il s’agit du rapport entre le mode de représentation propre au langage et le mode de représentation de ce qui n’est pas langage. Ceci concerne le cœur de la théorie psychanalytique dans l’opposition entre représentation de mots et représentation de choses, mais je n’ai pas voulu réciter la vulgate en répétant des notions qui sont déjà bien connues. J’ai voulu essayer un peu d’élever ce débat. Si, en revanche, on étend la conception du signe linguistique à une sémiotique générale, ce qu’implique la théorie psychanalytique de la représentation, il n’y a plus homogénéisation entre les représentations langagières et les représentations non langagières mais recherche de compatibilités. La définition de Lacan qu’un signifiant c’est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant, dérive de Peirce. Il lui arrive de mentionner Peirce, un des esprits les plus puissants de ce temps, mais enfin, on ne peut pas dire qu’il s’étende beaucoup là-dessus. Peirce, lui, opte pour la séméiologie contre la linguistique. A son avis, le fonctionnement de la pensée est basé sur un interprétant élu à la place du sujet pour un quelconque interprétant. L’association libre est la condition de l’interprétation, à défaut d’interprétant on aurait une suite d’énoncés dont il n’y aurait aucun moyen de les relier entre eux. Il y a donc là une alternative à la conception du signifiant et cette alternative nous montre que, quand nous passons à un autre système de représentation que celui du langage — comme le rêve, par exemple — la définition de Peirce reste valable car le travail du rêve est bien effet de cet ordre. L’interprétant qui vient à la place du sujet, valable pour un quelconque interprétant, se retrouvera au niveau des pensées du rêve et dans le travail du rêve. Voilà pour une première dimension ;
- la deuxième dimension concernera le corps. Le corps nous rappelle que le Moi est avant tout un Moi corporel, comme le dit Freud. Mais il s’agit, en fait, de distinguer la relation au corps et celle au soma. Le corps, c’est ce à quoi Lacan fait allusion quand il dit : « C’est un corps traversé par le signifiant. » ; dire la même chose du soma est une absurdité et c’est précisément tout le travail de l’école psychosomatique (P. Marty), d’insister sur le caractère de non-sens du symptôme psychosomatique, en soulignant le rôle défaillant du préconscient. Ce sont des hypothèses qui sont en discussion, mais elles ont une certaine force parce qu’ici nous voyons que nous sortons de la sphère représentative en général. Et pourtant, ça fonctionne, ça continue à fonctionner au sens, plus indirectement, dans la mesure où les éléments de la vie du sujet ou la relation à l’analyste peuvent être mobilisés, bien qu’ils ne passent pas par la représentation au sens strict ;
- troisième paramètre : la contradiction objet et Autre. Dans cette perspective, il faut poser au départ que l’objet de la théorie psychanalytique n’est pas unifiable. Je pourrais en donner de très nombreux exemples : nous avons l’objet interne, l’objet de la réalité extérieure, l’objet fantasmatique, l’objet des zones érogènes, la différence des objets dans le complexe d’œdipe, etc. Par conséquent, parler de relation d’objet est un abus de langage, sauf à supposer que tout objet dérive de l’objet primitif, ce qui est un écrasement de la richesse de la théorie de l’objet. En effet, il nous faut faire la place à ce que Lacan a appelé l’autre (avec une majuscule ou une minuscule), et le rapport de l’objet à l’autre est un thème important de réflexion. Je crois que l’on pourra dire qu’il n’est de sujet que pour un autre. Par conséquent, c’est bien en effet le concept de sujet qui renvoie au concept d’autre, mais il y a là une absence de recouvrement entre les deux concepts qui sont pourtant parents, mais qu’il ne faut surtout pas concevoir comme pouvant s’échanger ;
- quatrième dimension : l’infantile. L’infantile, c’est ce dont nous sommes gavés. Pas seulement avec les théories développementales, mais parce qu’il y a une conception naïve de l’infantile. L’enfant est un énorme champ d’investigations, de traitements, d’examens de toute sorte. Mais l’infantile doit être opposé à un autre concept plus large, qui est la temporalité. L’infantile est une des dimensions de la temporalité, alors que les autres éléments de la conception de la temporalité sont fort différents. Je dirais que l’infantile ne prend sens que dans la constellation de la temporalité, qui comprend, entre autres, l’intemporalité de l’inconscient, la compulsion de répétition et une dizaine de paramètres comme l’après-coup, dont l’importance est tout à fait considérable. Il est impossible de concevoir cet infantile hors du cadre plus vaste de la temporalité ;
- la cinquième dimension — je voudrais l’extraire de l’expérience du psychanalyste — c’est le couple action-passion. Nous ne pouvons pas oublier que l’action est bien au terme de l’entreprise psychanalytique (au terme, pas à son départ), car il faut quand même bien que la psychanalyse serve à quelque chose et qu’elle n’en arrive pas à considérer toute action comme un passage à l’acte ; il faut envisager son rapport à la passion, c’est-à-dire à la pulsion, et c’est cette tension entre ces deux pôles qui appelle à l’élaboration ;
- sixième enjeu de discussion : le rapport du refoulement aux défenses. On mentionne souvent le refoulement tout seul, en pensant qu’il peut recouvrir l’ensemble des défenses. Le refoulement est une défense prototypique, mais toute l’œuvre de Freud va dans le sens de la différenciation, qui inscrit le refoulement au sein d’autres types de défense comme le clivage, la forclusion, la dénégation. L’on peut regrouper l’ensemble de ces défenses sous l’angle du travail du négatif, ce que j’ai essayé de faire. Ceci nous ouvre au passage d’une dimension de la psychanalyse définie par l’interprétation de contenu à un autre mode d’élaboration qui est celui d’une analyse des processus de transformation et de leur contenant.
Enfin, j’en ai déjà parlé, le rapport de la dualité à la tiercéité.
Tout ceci peut se rassembler sous un chef qui est un axe de l’épistémologie du 21ème siècle, mais que l’arrivée du 21ème siècle ne supprime pas : c’est le couple de l’opposition structure-histoire. Rien n’est pensable sans l’histoire, mais il est nécessaire de savoir sur quoi l’histoire travaille et, donc, sur la structure, la structure elle-même ne pouvant déployer ses potentialités qu’à travers l’histoire. Et l’histoire, évidemment, se déroule sous les différents modes de temporalité.
Dans l’épistémologie du XXIème siècle, on voit apparaître une pensée nouvelle : la pensée hypercomplexe, les théories du chaos, la logique de l’indécidable, la pensée de la rétroactivité des conséquences sur les causes, et il y a là, certainement, une voie d’avenir pour la réflexion psychanalytique.
Pour conclure, venons-en brièvement à la pratique. Ceci concerne d’abord, et au premier chef, la formation. Cette formation, dans tous les pays, est toujours basée sur un trépied ; l’analyse personnelle, les supervisions et les séminaires. J’ai pensé que « formation psychanalytique » était une contradiction dans les termes. S’il y avait analyse, il n’y aurait pas formation et s’il y avait formation, il n’y aurait pas d’analyse. Et ça, c’est une contradiction avec laquelle nous devons vivre malgré tout. Il m’a semblé que la seule manière de sauver la pensée psychanalytique, c’est non seulement de séparer l’analyse personnelle de la formation, mais d’envisager l’analyse personnelle comme un processus très long. Pourquoi faire ? Et bien, pour comprendre le sens du cadre, c’est-à-dire comprendre que la situation dans laquelle l’analysant était au départ est une condition de possibilité de l’accomplissement de l’analyse. Il est le fondement même de l’analyse, et parce que l’analyste aura nécessairement à exercer ses talents aussi hors de la situation analytique. Ce qui est important, c’est qu’il puisse transporter son cadre dans sa tête avec lui. Car, autrement, il sera soumis à tous les compromis, toutes les déformations hors cadre. L’analyse personnelle aidera à savoir ce que l’on fait de l’autre en soi et hors de soi. Bien entendu, ce n’est pas un parcours facile que je vous propose, mais c’est parce qu’il est tout à fait nécessaire de comprendre que l’analyse nous accompagne durant une tranche de vie et pour le reste de la vie. Il faut cette tranche de vie pour que vous arriviez justement à la résolution de cette contradiction entre histoire et structure, et l’analyse c’est aussi la possibilité de mettre à l’épreuve les modèles dont j’ai parlé, possibilité fondée sur l’interprétant.
Une mode actuelle consiste à dire que, dans l’analyse, l’interprétation ne sert à rien. C’est évidemment ce qui peut justifier des analyses silencieuses de dix ans, où aucune interprétation ne sera mise à l’épreuve, aucune faute de l’analyste ne pourra lui être reprochée, sauf à considérer que le silence est quand même lui-même une faute grave dans certaines situations. Mais, dans ces conditions, que ces analystes qui ne parlent pas dans ces analyses parlent donc hors de leurs séances pour que l’on sache ce qu’ils pensent. Rencontrez-les, mais refusez toute situation où vous serez, vous, sommés de parler alors qu’ils garderont le silence. Parce que ça, c’est le grand truc : parle, tu ne pourras que dire des conneries et je ne te louperai pas. Et bien, il ne peut y avoir qu’une situation d’échange de paroles où est mis à l’épreuve le sentiment de la vérité des interprétations par rapport à ce dont on parle. S’il y a un enjeu de la psychanalyse au 21ème siècle, c’est bien la mise à l’épreuve de la praticabilité non seulement de la psychanalyse, mais aussi du travail de l’analyste à l’intérieur du cadre et hors cadre. Je ne peux que vous dire - je suis peut-être victime de mes origines personnelles - : allez dans les services de psychiatrie, frottez-vous aux réalités psychiatriques, et aux malades mentaux, écoutez-les. Vous verrez comme ça embêtera les gens, que vous ayez envie d’écouter les malades. Et parlez-en entre vous. Actuellement, on peut dire que l’analyse doit s’insérer dans les trois lieux de ségrégation où se retrouvent les hommes (et les femmes) : l’hôpital psychiatrique, l’hôpital en général et la prison. L’hôpital psychiatrique, cela va de soi. L’hôpital général : comment s’en désintéresser avec le développement en pleine extension de la psychosomatique ? Quant à la prison, il commence à s’y faire des découvertes assez étonnantes pour les psychiatres qui se sont attachés à l’abord psychique des délinquants.
Alors, je ne vous promets pas, comme vous le voyez, la vallée où coulent le lait et le miel ; je ne sais pas si nous en sortirons, et il se peut que nous perdions vingt-cinq ans — c’est très facile de perdre vingt-cinq ans — mais je suis convaincu qu’on ne pourra pas revenir en arrière et que, une fois de plus, les gens qui annoncent la mort de la psychanalyse en seront pour leurs frais. Cela ne durera que le temps d’un petit somme. Il y aura quand même un réveil un jour ou l’autre. Peut-être même beaucoup plus tôt que prévu. Certains signes sont déjà perceptibles. Ouvrez les yeux, dressez l’oreille. Vous m’en direz des nouvelles.