En 1964, dans son roman The Simulacra, l’écrivain de science fiction Philip K. Dick prévoit la fin de la psychanalyse au milieu du XXIe siècle. Dans un monde marqué par la victoire nazie de 1945, il n’y a qu’une seule superpuissance : les USEA, l’Allemagne ayant été acceptée comme nouvel Etat de l’Union. Après plusieurs années de luttes, le puissant Cartel IG Chemie obtient du Congrès la mise hors la loi de la psychanalyse. Le roman s’ouvre au moment où le dernier psychanalyste reçoit son dernier patient : dès lors que celui-ci s’allonge sur le divan, la police fédérale constate le délit et arrête aussitôt le praticien.
Sommes-nous proches aujourd’hui de ce monde-là ? La lecture du dossier que le Nouvel Observateur a consacré à l’automne 2005 à notre discipline pourrait le laisser penser. Pourtant, fin juillet 2005, au Congrès de l’Association Psychanalytique Internationale, à Rio de Janeiro, l’un des temps les plus significatifs a été la tenue d’une table ronde, la première du genre, consacrée à la psychanalyse dans les pays de culture chinoise. Jung Yu Tsai, de Taïpeh a présenté un état du développement de la psychanalyse à Taiwan alors que Zhang Tianbu, de la République populaire de Chine, à partir de plusieurs exemples cliniques, a comparé les techniques de la psychanalyse à certaines traditions psychothérapeutiques chinoises. À l’issue de sa conférence il a offert à Jung Yu Tsai un poème calligraphié à son intention en hommage à son action.
Il n’est pas exact que la pratique de la psychanalyse se maintienne seulement en France et en Argentine. Bien au contraire, elle croît à une vitesse prodigieuse dans des pays, où jusque là elle ne s’était pas implantée. La chute du mur de Berlin et la fin du communisme ont été l’occasion de retrouvailles spectaculaires dans l’Est de l’Europe. Dans les pays du Maghreb comme au Moyen Orient la demande ne cesse de croître. L’Europe de l’Ouest, comme l’Amérique latine, conservent vivantes leur culture analytique. Il est vrai que la psychanalyse n’occupe plus dans la société américaine la place qui était la sienne voici encore une trentaine d’années : sa fraction la plus dynamique, la génération d’immigrés de langue allemande, n’a pas été renouvelée. Toutefois, malgré les campagnes de dénigrement, l’activité en Amérique du Nord est plus importante et plus vivante que l’image que veulent en donner aujourd’hui ses détracteurs. Par exemple, le Columbia University Center for Psychoanalytic Training and Research de New York a un programme complet de formation de praticiens et de chercheurs en coopération avec l’American Psychoanalytic Association. Enfin, malgré leur acharnement, les ennemis de la psychanalyse ont essuyé une importante défaite puisqu’ils non pas réussi à empêcher l’exposition Freud qui s’est tenue à la Bibliothèque du Congrès à Washington puis au Jewish Museum de New York et, enfin à Los Angeles.
Aujourd’hui, la déclaration de guerre à la psychanalyse ne résulte pas seulement des remous entraînés par les projets de statut du psychothérapeute en France mais, comme beaucoup d’offensives, elle vise à détourner l’attention d’une crise intérieure majeure : celle de certains courants de la psychiatrie contemporaine. S’il était vrai que la psychanalyse soit moribonde, on ne comprendrait pas la violence d’une telle charge. On ne tire pas sur une ambulance et, moins encore sur un corbillard. Les fabricants d’ordinateurs n’ont jamais éprouvé le besoin de dénigrer les constructeurs de machine à écrire mécaniques. Reprises avec une vigueur nouvelle, maintenant depuis plus de trente ans, toutes les tentatives d’invalider la psychanalyse, comme de lui proposer un produit de substitution, ont fait long feu. Cela n’est pas encore perceptible en France, cela l’est déjà davantage aux États-Unis. Les psychanalystes ont longtemps sous-estimé la portée des critiques qui leur était faite, et ce d’autant plus qu’elles émanaient parfois d’anciens patients pris dans des sentiments d’ambivalence qu’il fallait respecter.
Je me contente ici, en résumant des travaux antérieurs, de préciser le contexte dans lequel se situe l’offensive en cours. Dès ses débuts, la psychanalyse a été attaquée. Beaucoup de choses ont été reprochées à Freud : d’être immoral, de promouvoir une idéologie non conforme à la culture, à la religion, aux espérances de la classe ouvrière ou encore d’avoir une pensée idéaliste. À ces griefs traditionnels s’ajoutent, depuis quelques années seulement, ceux de manquements déontologiques et d’escroquerie. Il faut expliquer pourquoi.
Depuis 1952, l’usage de médicaments psychotropes, neuroleptiques d’une part, anxiolytiques et antidépresseurs de l’autre, a conduit progressivement à des remaniements majeurs de la clinique psychiatrique menant à aligner sur l’être humain les méthodes, grossières, de repérage des modifications du comportement observées chez l’animal lors des essais de médicaments. Parue en 1980, la troisième édition du Manuel Diagnostique et Statistique de l’Association américaine de psychiatrie (DSM-III), aboutissement d’un travail de lobbying intense, et dont le principal auteur n’avait pas de pratique clinique, reflète cette orientation.1
Renonçant à définir la maladie mentale, le DSM-III décrit des troubles mentaux à partir d’un nombre de critères minimaux promouvant ainsi une psychiatrie « vétérinaire » présentée, à tort comme « athéorique ». La réflexion psychopathologique d’inspiration psychanalytique est écartée ; les diagnostics des troubles sont établis à partir de check-lists. Autrement dit : avec six réponses positives le sujet est malade, avec cinq réponses positives il est normal. Les auteurs de ce manuel comportementaliste visaient, en permettant la constitution de groupes homogènes de patients, rapprochés de ce fait des animaux de laboratoire, de mieux mesurer les effets des psychotropes. En outre, certains ont vu dans cette présentation de la clinique une volonté d’accroître chez les psychiatres les réflexes de prescription médicamenteuse.
La tentative de répudiation de la psychanalyse s’est également appuyée sur le livre, publié en 1984 Le réel escamoté de Jeffrey M. Masson.2 Ce dernier, philologue de formation, avait été un temps chargé de l’édition de la correspondance complète de Freud et de Fliess. Selon Masson, Freud qui dans les premières années de sa vie avait soutenu que les névroses de l’adulte étaient une conséquence d’une séduction sexuelle, refoulée depuis, survenue dans la tendre enfance, avait modifié son point de vue en 1897 par opportunisme ; l’hostilité rencontrée par sa théorie lui ayant ôté tout espoir de carrière universitaire. Des thérapeutes, à la suite de ce livre, ont fait retrouver à leurs patients adultes, le plus souvent sous hypnose et par suggestion, un très grand nombre de soi-disant souvenirs d’abus sexuel. Il était dit au patient (une femme le plus souvent) que, pour exorciser le passé, il fallait sanctionner le coupable. Nombre de pères se sont retrouvés en prison.
Ainsi, au milieu des années 80, certains, au moins aux Etats-Unis, avaient imaginé la fin de la psychanalyse. La clinique ne devait rien à la psychanalyse, les effets des tranquillisants et des antidépresseurs rendaient obsolètes tout autre type de traitements, des molécules encore à découvrir auraient des effets plus ciblés avec moins d’effets secondaires, l’action des médicaments allait permettre de retrouver les racines biologiques des troubles mentaux. La psychanalyse, enfin, était mise en accusation puisque sexualité infantile et complexe d’Œdipe étaient des fictions destinées à masquer la réalité des abus sexuels.
Mais ces espoirs ont été de courte durée et cela de tous côtés à la fois. Pour la clinique, tout d’abord, le DSM-III, en référence à Pierre Janet, avait retenu le trouble de la personnalité multiple, ce qui a abouti à relever, aux Etats-Unis, une épidémie de personnalités multiples sans précédents. Le vrai problème c’est que ce syndrome était à peu près inconnu dans le reste du monde. Si des sociologues ont tenté vaille que vaille de le justifier, en invoquant la rigidité des rôles sociaux de la société américaine, il était indiscutable qu’il surgissait brusquement après la publication du DSM-III (Dans le film L’exorciste sorti sur les écrans en 1973, il est encore affirmé que ce syndrome est exceptionnel). Ainsi, un instrument d’évaluation, en principe objectif, avait créé de toutes pièces une épidémie psychique. Dans son livre, publié en 1995, Rewriting the Soul: Multiple Personality and the Sciences of Memory Ian Hacking a indiqué qu’un Américain sur vingt, dont une très forte majorité de femmes, était atteint de ce trouble : autrement dit près d’une femme américaine sur dix a présenté ce syndrome inconnu dans le reste du monde (sauf aux Pays-Bas, pays où l’influence des psychiatres américains est la plus forte).3
La multiplication des souvenirs d’abus sexuels chez les adultes a eu comme conséquence positive initiale, une plus grande attention à la recherche d’abus sexuel chez les enfants. Toutefois, chez les adultes, là encore, le vent a tourné. Des pères ont pu démontrer sans grande difficulté que les abus dont ils avaient été accusés étaient matériellement impossibles à réaliser. Dès lors, la question a été déplacée sur le statut à accorder aux souvenirs retrouvés.
Question tout à fait fondamentale qui, à un siècle de distance, répète la même trajectoire que celle de Freud. Celui-ci, devant les récits de ses patients a pensé qu’il s’agissait non pas d’une vérité dite matérielle mais d’une vérité historique : si l’abus sexuel ne s’était pas produit dans tous les cas cela signifie que ce que le patient adulte racontait sous forme de souvenirs était en réalité l’expression de désirs et de fantasmes infantiles. Freud a donc déduit logiquement qu’il existait dans l’inconscient une sexualité infantile, dont l’achèvement est marqué par le déploiement du complexe d’Oedipe, fondement même de la psychanalyse.
Pour les adversaires de la psychanalyse, la mise en évidence de la réalité matérielle des souvenirs d’abus sexuels était l’instrument essentiel de preuve du caractère inexact de la description du psychisme de Freud. Toutefois en 1997, la position adoptée n’a pas été la même que celle de Freud. La question a été déplacée : au lieu de s’interroger sur le contenu et le sens des scénarios d’abus sexuels rapportés par les patients, les cliniciens se sont interrogés sur les mécanismes psychiques permettant d’implanter chez l’adulte de faux souvenirs.4
Plus surprenant encore, Freud a été mis en accusation une nouvelle fois. Il lui était reproché de ne pas avoir vraiment renoncé, au fond de lui-même, à la théorie de la séduction et de ce fait d’avoir entraîné à sa suite les chercheurs vers une fausse piste. Cette accusation est en soi un hommage à l’inventeur de la psychanalyse confirmant que la recherche d’abus sexuels témoignait, dans l’esprit de ceux qui l’effectuaient, de la volonté de prendre Freud en défaut. Ainsi il est simultanément critiqué pour avoir renoncé à sa théorie de la séduction et pour ne pas y avoir renoncé. Cette opposition n’est contradictoire qu’en apparence. En réalité, le point commun entre ces deux accusations c’est qu’elles écartent le principe même d’une vie psychique articulée de fantasmes. Si un patient évoque un abus sexuel dans son enfance, si ce n’est plus une conséquence d’un traumatisme ancien de la part d’un parent pervers, ce sont de faux souvenirs implantés par un thérapeute indélicat.
Je ne sais pas si la position de Karl Popper sur le caractère non falsifiable de la psychanalyse est vérifiée, par contre il est incontestable que les tentatives de récusation de psychanalyse ont échoué. Il ne reste plus à ses adversaires de proclamer urbi et orbi que Freud était un escroc qui inventé entièrement sa clinique. Il resterait alors à comprendre pourquoi une fausse doctrine aurait eu un retentissement aussi grand sur la vision que l’homme a de lui-même.
Après quelques années, les tenants de la psychiatrie biologique ont été également confrontés à de nombreuses déceptions. Il a été impossible jusqu’à ce jour de mettre en évidence de marqueur biologique spécifique d’un trouble mental ce qui a mis obstacle aux tentatives d’établissement d’une clinique à partir des données de la neurobiologie. Pour les prescriptions médicamenteuses, la logique économique a prédominé sur les perspectives de recherche. Mieux précisés, les effets des antidépresseurs ont invalidé un grand nombre de schémas simplistes. Ces médicaments, toutes catégories confondues, entraînent, au mieux, une guérison dans les deux tiers des cas. Il faut ajouter cependant que, dans certaines séries, l’amélioration sous placebo se produit dans 50 % des cas.5 Il est expliqué que ce nombre élevé est dû à la rémunération des sujets d’expérience. Parmi ceux qui se présentent, certains seraient de « faux déprimés » et eux seuls seraient améliorés par les placebos.6
Mais, si avec les échelles d’évaluation (qu’utilisent également les praticiens des thérapies comportementales et cognitives) le diagnostic ne peut être établi avec certitude avant traitement, comment pourrait-il être plus rigoureux après ? L’erreur fondamentale ici est de vouloir considérer comme objectifs des signes subjectifs : le recueil des données, quand bien même serait-il une autoévaluation, repose sur des échanges dans le cadre d’une relation humaine où le patient se détermine, au moins en partie, en fonction des attentes de l’interlocuteur. Ainsi, Van Geloven, une première fois condamné pour des actes pédophiles en 1983, a été déclaré guéri après une thérapie comportementale. Après un nouveau passage à l’acte, il a bénéficié de la mansuétude du tribunal grâce au témoignage de ses thérapeutes. Après plusieurs errances, il a assassiné deux petites filles de 8 et 10 ans en 1991.7 Selon Agathe Logeart, ce sujet avait été présenté par ses thérapeutes successifs comme l’exemple même du sujet tiré d’affaire par sa thérapie et sa bonne volonté. Si l’on ne saurait faire grief à ses thérapeutes de ne pas avoir pu prévenir l’aggravation de son état car, dans ce domaine, il faut renoncer aux illusions d’une toute puissance thérapeutique, il faut nous interroger et de nous inquiéter, pour des auteurs qui revendiquent avant tout pragmatisme et efficacité, du sens de leurs affirmations péremptoires comme de la validité de leurs instruments d’évaluation.8
L’accroissement des prescriptions d’antidépresseurs pose en outre un problème d’une autre ampleur. Il est remarquable que, après le retrait de fait des benzodiazépines du marché, les indications des « antidépresseurs » se sont trouvés brusquement élargies. Ainsi, une publicité récente [août 2005] présente un IRS (inhibiteur de la recapture de la sérotonine), produit leader sur son marché, comme actif sur : l’état dépressif caractérisé, les troubles anxieux généralisés, les phobies sociales, le trouble panique, les troubles obsessionnels-compulsifs, les troubles des conduites alimentaires, la prévention des rechutes dépressives et l’état de stress post-traumatique. Faisons confiance à la publicité car on ne saurait concevoir, dans le domaine fondamental de la santé publique, l’annonce d’effets thérapeutiques non scientifiquement établis. Cela implique qu’un même désordre biochimique entraîne des états extrêmement différents : ceci valide la théorie freudienne qui considère le symptôme comme une défense et une solution de compromis pour atténuer l’angoisse (c’est parce que le symptôme est une tentative de guérison et non pas seulement le signe d’une maladie que le sujet a tant de mal à y renoncer).
La psychanalyse postule que les chaînes associatives ne sont pas aléatoires. Autrement dit, lorsque nous demandons à un patient « d’associer librement », nous percevons une série de représentations et d’affects : a, b, c, d, e… Le passage de a à b puis de b à c est un processus inconscient qui a un sens. Parfois, l’enchaînement ne se fait pas : le patient s’arrête, ses idées se troublent, une émotion imprévue éclate. Lorsque nous observons la série suivante : a, b, c, d, e, b, c… la répétition de la séquence b c est le signe le plus important puisqu’il révèle le caractère non aléatoire du processus. Nous intervenons pour faire repérer au patient cette répétition et si notre intervention est opportune elle va amener un infléchissement dans la suite des associations. Nos adversaires nous reprochent de vouloir avoir toujours raison : si le patient nous approuve c’est le signe que nous avons vu juste et s’il nous désapprouve c’est le signe qu’il manifeste une résistance devant le dévoilement douloureux de son inconscient. En réalité, ce n’est pas exactement ainsi que travaillent les psychanalystes. Notre critère de validation de l’interprétation est une inflexion, parfois après un temps de latence, de la chaîne associative, quel que soit le discours manifeste du patient. À partir de ce procédé, a pu émerger au cours des séances de psychanalyse un matériel psychique inconscient se rapportant au passé et, en particulier chez les sujets présentant une névrose hystérique, à l’évocation de scènes sexuelles de l’enfance. Les symptômes de l’adulte sont une nouvelle édition de sa névrose infantile. La prise de conscience de ce passé, accompagnée de la reviviscence des émotions initiales rendent caduque la fonction défensive des symptômes et le patient échappe progressivement à la répétition.
Par ailleurs, la cure psychanalytique met en évidence la névrose de transfert, report sur la personne de l’analyste d’une série d’images et d’états affectifs à la fois positifs et négatifs éprouvés autrefois par le patient à l’égard de ses propres parents. La fin du traitement est envisageable quand le patient a repris contact avec les moments les plus significatifs de son passé, bien souvent à partir de la prise de conscience de ses manifestations actualisées dans la névrose de transfert sur l’analyste et que celle-ci s’est résolue. Avec l’expérience, les indications de la cure psychanalytique ont été élargies auprès de sujets présentant des défaillances plus importantes dans la construction de leur personnalité. Dans ces cas, il faut parfois un long temps pour que, progressivement, la répétition des séances corrige des expériences de carence précoces. Si la fin de la cure n’ouvre pas vers des lendemains qui chantent - et par là source de déception car la satisfaction de l’adulte, toujours limitée, ne répond jamais aux aspirations de toute puissance de l’enfant qui est en nous - l’analyse réussie donne au sujet la possibilité d’élaborer ses expériences vécues au lieu d’être prisonnier d’un processus de répétition. Les effets de la cure ne sont pas évalués seulement par la disparition des symptômes mais plutôt par l’appréciation, plus difficile, de capacités d’élaboration psychique sensiblement accrues conduisant à organiser sa vie autour de compromis réussis. Au fond, la psychanalyse aussi bien comme théorie du psychisme que processus thérapeutique apporte la réponse à cette question banale mais fondamentale : pourquoi alors qu’il est si difficile de modifier ses habitudes (et plus encore ses conduites pathologiques), la persistance dans le temps d’un amour partagé est-elle un chemin sur lequel se dressent tant d’obstacles ? Enfin, si toutes les formes de psychothérapie reposent sur l’utilisation du transfert, la psychanalyse, elle vise à l’expliciter pour le faire disparaître. Que, initialement, le patient soit convaincu d’avance ou réservé, cela ne modifie en rien le processus. Les psychanalyses des futurs analystes, tout comme les « tranches d’analyse » auxquelles se soumettent régulièrement les praticiens (à l’instar du pianiste qui refait ses gammes) ne sont pas pour autant des cures faciles. Inversement, après avoir retiré un grand bénéfice de leur traitement, des personnes dont ce n’était pas le but initial sont devenues psychanalystes.
Le transfert, lorsqu’il est interprété par un psychanalyste permet au patient de revivre dans la cure tout ce qui n’a pas été élaboré dans son enfance pour lui donner une autre solution ; lorsqu’il est reçu par une personne incompétente ou perverse, il peut devenir un moyen d’emprise sur le sujet : c’est ce qui se produit dans les sectes, le gourou disant à ses adeptes : « Je suis bien celui que vous croyez ». Sans l’existence du transfert, il est impossible de comprendre comment des personnalités assez médiocres sont susceptibles d’avoir une telle emprise sur des personnes parfois très intelligentes. Chez les psychanalystes, la référence à Freud est de nature différente. En effet, chaque nouvelle cure est une redécouverte de la psychanalyse. S’il est possible d’admirer un grand romancier et prendre plaisir à sa lecture, sans avoir son talent, tout psychanalyste, dans son travail, répète les conditions d’élaboration de la technique par son fondateur, ce qui actualise à tout instant son identification à Freud et l’autorise à progresser.
Sans la prise en compte d’un transfert haineux, déplacé secondairement sur la personne de Freud, il ne serait pas possible de comprendre comment des assertions invraisemblables sont présentées comme des arguments scientifiques. Ainsi, il a été affirmé avec conviction que Freud n’avait jamais guéri aucun patient, ce qui est invraisemblable. D’une part, parce qu’il existe de guérisons spontanées, d’autre part parce que l’annonce même d’une possibilité de traitement, quel qu’il soit, suffit parfois à améliorer le patient. En 1905 dans son livre Trois essais sur la théorie sexuelle, Freud a combattu la doctrine d’alors affirmant que l’homosexualité était une perversion signant une dégénérescence ; allant plus loin, il a considéré qu’elle n’était pas une perversion sexuelle.9 Logique avec lui-même, en 1920 il a refusé d’accéder à la demande de parents qui souhaitaient le voir « soigner » leur fille homosexuelle10 Seuls les effets d’un transfert négatif sur Freud expliquent que certains le considèrent aujourd’hui comme homophobe.
Plus encore, rappeler que Freud a fait des emprunts à d’autres auteurs pour invalider sa pensée ne fait pas de lui un escroc. Il n’est pas un seul chercheur, depuis l’origine de l’humain, qui n’ait construit ses théories à partir de ce qu’il a reçu des autres. Cette possibilité d’accumulation des expériences, en d’autres termes, la transmission culturelle définit notre humanité. La pensée de Freud s’inscrit dans le prolongement de plusieurs traditions culturelles, elle n’est pas inhumaine. Son originalité est triple : l’invention du cadre thérapeutique (à vrai dire celui-ci lui a été imposé par ses premières patientes), les effets de la sexualité infantile sur la vie psychique de l’adulte, l’importance du transfert. Il est remarquable que ses détracteurs, s’ils présentent la démarche de Freud comme une mystification sont incapables de proposer une explication alternative sauf à dire que l’hystérie n’existe plus et que les malades désignées comme telles au XIXe siècle étaient vraisemblablement atteintes de maladies organiques. Les travaux contemporains sur l’hystérie infirment la croyance d’une disparition de cette affection (10 à 20% des personnes considérées comme épileptiques souffrent en réalité de crises hystériques). Mes propres recherches sur le sujet ont consisté à m’entretenir dans une consultation d’urgences médicales, avec des patients soupçonnés d’hystérie. Sans suggestion de ma part, mais en consacrant un temps suffisant à leur écoute, j’ai pu entendre des récits très proches de ceux des patients de Freud malgré les différences de temps et d’espace.11.
Que des personnes aient été profondément meurtries pour avoir été aux mains de praticiens incompétents ou arrogants, je suis non seulement prêt à le croire mais je peux en apporter un témoignage personnel ; que, dans des institutions psychiatriques, pédagogiques ou sociales, une phraséologie absconde teintée de vocabulaire psychanalytique ait pu servir à masquer des attitudes fort peu thérapeutiques, les psychanalystes n’ont jamais cessé de le dénoncer. Mais ces accrocs ne doivent pas nous conduire à jeter le bébé avec l’eau du bain. À la Société psychanalytique de Paris, il existe un comité d’éthique qui peut être saisi par toute personne ayant eu le sentiment que son analyste a commis une faute. Si parfois des patients s’aggravent transitoirement au cours d’une cure analytique c’est qu’elle n’est pas sans effet. Si des dérapages institutionnels surviennent c’est bien également que des psychanalystes ont accepté de quitter le confort, du reste tout relatif, de leur fauteuil pour s’investir dans la pratique sociale avec tout ce qu’elle comporte de risques. Au reste, comme l’ont montré plusieurs exemples récents tragiques, le recul des pratiques institutionnelles avec l’espoir d’un traitement essentiellement médicamenteux conduit à une impasse. Les revues de psychanalyse ne sont pas les dernières à dénoncer les manquements quand ils se produisent.
« La psychanalyse aux mains d’un médecin est comme la confession dans celles d’un prêtre catholique. Il dépend de son utilisateur qu’elle devienne un outil bénéfique ou une arme à double tranchant » a déclaré Bertha Pappenheim. Première assistante sociale en Allemagne, sa carrière a été particulièrement brillante et elle a fasciné tous ceux qui l’ont approchée, en particulier Martin Buber. Après sa mort, elle a été honorée d’un timbre à son effigie en 1954 par les postes fédérales allemandes dans la série « Les Bienfaiteurs de l’humanité ». L’histoire de la maladie grave qui a marquée les premières années de sa vie adulte a été publiée : Bertha Pappenheim y est désignée sous le pseudonyme d’Anna O.12
La vigueur des critiques contre la psychanalyse ne doit pas faire illusion : en aucun cas, elles ne sont le signe d’une croissance de nouvelles perspectives thérapeutiques face à une pratique obsolète. Si la psychanalyse est depuis quelques années aux États-Unis puis en France à ce point l’objet de haine c’est bien parce que ceux qui essaient de s’en détourner n’ont plus la possibilité de promouvoir d’alternative crédible. En somme, ce que nous percevons aujourd’hui est bien plus proche des derniers râles de l’agonie que du cri vigoureux de l’enfant qui vient de naître. La psychanalyse est combattue avec énergie certes, mais c’est l’énergie du désespoir.