L’une des « deux ambitions qui me dévorent », écrit Freud à Fliess, le 25 mai 1895, est de « tirer de la psychopathologie quelque gain pour la psychologie normale ».
Je vais tenter de le suivre. En poursuivant le chemin que j’explore, depuis de nombreuses années, celui de la différence des sexes, et celui du féminin qui en est l’enjeu.
Notons tout d’abord que, depuis la nuit des temps, les scientifiques, chercheurs, philosophes et autres penseurs ont étudié les phénomènes de l’humain, de la pensée et du social sans tenir compte de la différence des sexes. Celle-ci, par exemple, n’a jamais été un objet officiel de la philosophie [1]1. Jusque et y compris en psychanalyse, on constate que, théoriquement, beaucoup d’entités structurelles ou psychopathologiques ne sont pas examinées en fonction de cette différence, même si l’approche clinique peut en tenir compte. Dans les cas d’une hystérie, d’une névrose obsessionnelle, par exemple, on sait pourtant qu’elle en influence les manifestations et les indices de gravité.
À plus forte raison, lorsqu’on parle de personnalités borderline, narcissiques, dysharmoniques ou psychotiques, on invoque rarement le différentiel des sexes. Et pourtant, quand bien même il reste davantage référé à l’organisation névrotique liée au conflit œdipien, cela n’exclut pas le fait que ces configurations dites non-névrotiques, ou dont la frange névrotique est faible, ne se présentent pas de la même manière selon qu’on est garçon ou fille, homme ou femme.
La dépression, qui est une souffrance à prévalence narcissique, en est un exemple, et la plupart des écrits n’insistent pas sur cette différence. On parle de dépression du bébé, de l’enfant, de l’adolescent, du vieillard, du post-partum. Rarement de la dépression de la femme, différenciée de celle de l’homme.
Et pourtant, on n’entre pas en dépression, et on n’en sort pas de la même manière selon qu’on est garçon ou fille, homme ou femme. Je l’entend bien sûr dans le sens d’une prévalence et non d’une radicalité, car il est possible de trouver des formes féminines de dépression chez bien des hommes, lorsque leur défense phallique se trouve en danger ou mise à mal. Tous sexes confondus, l’effondrement de ce rempart, de ce roc qu’est le « refus du féminin » peut faire échouer les humains sur une même rive. La pratique quotidienne, tout autant que les études épidémiologiques révèlent une fréquence double de la dépression chez la femme. Il convient de s’interroger sur les modalités de ce constat différentiel.
Il convient bien sûr de différencier l’état dépressif, celui qu’on appelle « la déprime », de la forme pathologique qu’est la dépression. L’état dépressif semble de moins en moins toléré par la société actuelle, qui force vers un idéal de bonheur, d’accomplissement individuel, et accentue le narcissisme, le culte du corps, et l’idéal du moi au détriment du surmoi et de la relation objectale et œdipienne. Les sentiments de honte l’emportent sur ceux de culpabilité. L’intolérance aux états dépressifs peut conduire à une surconsommation d’antidépresseurs, qui ne font qu’amputer les sujets du recours à leurs propres ressources psychiques.
L’état dépressif nous amène à parler de la perte, et de la situation de dépendance.
La situation de dépendance
Elle est inscrite constitutivement, peut-on dire, dans la « néoténie » du petit être humain, à savoir l’état de prématurité de sa naissance, là où s’enracinent les expériences primaires de détresse et de satisfaction. La dépendance, aliénation indispensable dans les premiers temps de la vie, est également une chance d’expérimenter dans la relation primaire, par la voix, les mimiques, les gestes et les affects, l’échange relationnel d’appel et de réponse, qui permet le développement pulsionnel de l’enfant, tel que Freud le décrit dans « Pulsions et destin des pulsions » [2]2. Cependant, si la dépendance se prolonge excessivement et se fixe, elle expose tout être humain au risque soit de la haine, soit de la dépression.
Tout développement psychique, toute cure psychanalytique, tendent à libérer un sujet, dans la mesure du possible, de liens de dépendance aliénants et plus particulièrement de ceux des imagos.
Quelles sont les ressources internes et les satisfactions substitutives qui le permettent ?
Dans les premiers temps, elles sont assurées, lorsque le rythme de présence-absence de la mère est bien tempéré, par les premières activités psychiques du bébé que sont l’hallucination de la satisfaction et l’autoérotisme. Freud précise que l’objet-sein, celui de la pulsion sexuelle, est perdu au moment où « il devint possible à l’enfant de former la représentation globale de la personne à laquelle appartenait l’organe qui lui procurait la satisfaction… La pulsion sexuelle devient alors autoérotique » [3]3. Donc l’objet ne peut exister qu’en tant qu’objet perdu.
C’est sensiblement le moment où Mélanie Klein situe l’advenue de la « position dépressive ». L’objet dans sa totalité risque d’être endommagé par les attaques projectives du sujet. Si cette phase, dans ses nombreuses évolutions, est bien élaborée et bien encadrée par un environnement sécurisant, elle protège contre les états dépressifs ultérieurs. Plus tard, la construction de l’objet interne sera renforcée par l’activité représentative et l’épreuve de réalité.
La véritable expérience d’indépendance du corps maternel, sur le plan moteur corporel et fantasmatique, c’est l’organisation de l’analité qui la promeut. C’est la fonction sphinctérienne qui fournit psychiquement la capacité d’ouvrir et de fermer le moi à la pulsion et à l’objet. Donc de négocier. Là se forge le caractère. Bien des femmes, lorsque leur structure est à prévalence hystérique, ne parviennent pas à une solide organisation de leur analité, ce qui rend leur indépendance précaire.
Mais c’est la logique phallique, l’angoisse de castration et le complexe d’Œdipe qui vont réorganiser et re-symboliser après coup ce premier développement dans le sens de l’identité sexuée et sexuelle, dans celui de la différence des sexes et des générations. C’est cette organisation qui assure un plus fort dégagement de la dépendance au corps maternel, par la triangulation, par les identifications croisées et par l’instauration du surmoi. Chez la femme, ce surmoi est décrit par Freud comme insuffisamment « impersonnalisé », car, héritage paternel, il reste prisonnier de l’attachement œdipien de la fille au père.
La mère, messagère de l’attente
Une patiente : « J’attends quelque chose qu’il ne va jamais me donner. Le problème de ma vie, c’est d’attendre ». Et Annie Ernaux, dans Passion simple [4]4 : « À partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi ». Cette attente surgit dès l’aube de la vie féminine. La mère, lorsqu’elle retrouve sa vie érotique, en incitant son enfant à dormir, exerce une censure, dite « censure de l’amante » [5]5, par le silence sur l’érogénéité du sexe de la petite fille, instaurant un « refoulement primaire du vagin ». Il s’agit davantage de mettre la fille à l’abri, non du désir du père, mais de la jouissance maternelle, et ainsi de la préparer au réveil de son propre sexe par l’amant.
La fille – de même sexe qu’elle et de même sexe que sa propre mère – peut renvoyer la mère soit à la rivalité, soit à l’angoisse d’une représentation de « castration » féminine, mais aussi à la représentation substitutive que celle-ci recouvre : à savoir l’angoisse de la jouissance féminine et celle de l’inceste. L’inceste mère-fille a pu être considéré comme le fantasme homosexuel fondamental. Le tabou de l’inceste est, littéralement, le tabou du non-séparé.
La mère soumet alors la fille, dans la plupart des cas, à la logique phallique, symbolique, à la loi du père. En raison de ce refoulement primaire du vagin, le corps tout entier de la fillette va développer des capacités érotiques diffuses, dans l’attente de son éveil. Le conte de la Belle au Bois dormant, au sexe dormant, en offre une illustration issue du fond des âges.
Pour que la Belle s’endorme tranquille, protégée par ce refoulement primaire, il faut qu’elle puisse investir l’attente.
Si la mère, messagère de la castration, pour Freud, dit au petit garçon qui fonce, tout pénis en avant : « Fais bien attention, sinon il va t’arriver des ennuis ! », à la fille elle dira : « Attends, tu verras, un jour ton Prince viendra ! » Elle est donc messagère de l’attente.
Le garçon, l’homme, destiné en principe à une sexualité de conquête, c’est-à-dire à la pénétration, s’organise davantage, bien étayé sur son analité et son angoisse de castration, dans l’activité et la maîtrise de l’attente et de la perte.
La fille, la femme, en revanche, est vouée à l’attente : elle attend d’abord un pénis, puis ses seins, ses « règles », la première fois, puis tous les mois ; elle attend un amant, puis un enfant, puis l’accouchement, puis le sevrage, etc. Elle n’en finit pas d’attendre. Mais la femme attend, avant tout, l’amour. “L’amour est l’histoire de la vie des femmes, c’est un épisode dans la vie des hommes”, écrit Madame de Staël.
L’état dépressif peut être lié à une attente déçue, que celle-ci soit consciente ou inconsciente. Winnicott affirme que la pire des choses qui puisse arriver à un petit d’homme n’est pas tant la déficience de l’environnement que l’espoir suscité et toujours déçu. Il existe un lien fort probable entre la déception de l’attente et la dépression chez la femme. Car toute attente est une excitation douloureuse. Celles de la femme sont pour la plupart liées à des expériences non maîtrisables de pertes réelles de parties d’elle-même ou de ses objets – qu’elle ne peut symboliser, comme le garçon, en angoisse de perte d’un organe, en principe jamais perdu dans la réalité. Il lui faut donc l’ancrage d’un solide masochisme érogène primaire [6]6. Celui-ci permet d’investir érotiquement la tension douloureuse, de soutenir l’insatisfaction d’une pulsion par nature impossible à satisfaire, l’écart de la satisfaction hallucinatoire du désir par rapport à l’attente de la satisfaction réelle, et ultérieurement, de supporter le plaisir-douleur de la jouissance sexuelle.
La dépendance de la fille à la mère archaïque préœdipienne, époque dite minoé-mycénienne, a une durée que Freud reconnaît avoir longtemps sous-estimée : « Un certain nombre d’êtres féminins restent attachés a leur lien originaire avec la mère et ne parviennent jamais a le détourner véritablement sur l’homme » [7]7.
Comment, pour la fille, s’arracher à l’imago maternelle, quand le corps se met à se rapprocher et à ressembler au corps de la mère ?
J’avance l’hypothèse que la fille est soumise non seulement à des fantasmes, mais à des vécus d’incorporation. La relation de mère à fille est de corps à corps, mais aussi de chair à chair, et cela peut être réciproque. On sait que certaines mères, lorsque leur fille accouche, ont des symptômes – d’identification hystérique, certes – de lactation et de contractions utérines.
C’est du fait de ce vécu d’incorporation, à mon sens, que la violence et l’agressivité peuvent se déchaîner : Freud parle d’hostilité et de reproches, Lacan de « ravage ». Un mouvement d’affrontement paraît nécessaire pour se « décorporer » d’un objet primaire, d’un objet perdu dont on n’a pas pu faire le deuil, pour pouvoir enfin s’en séparer. Joyce Mc Dougall parlait d’un corps pour deux. Il peut y avoir aussi un utérus pour deux, parfois responsable de situations de frigidité et de stérilité. Un corps maternel peut être séquestré avec violence, comme on sait, dans le corps d’une fille anorexique, et réciproquement.
Comment oser affronter le corps à corps avec la mère, quand il y a le risque de se perdre avec elle ? Peut-on y trouver écho dans ce qui a été défini chez les femmes en tant que « noyau mélancolique féminin », par Monique Cournut-Janin [8]8 ou « féminin mélancolique », par Catherine Chabert [9]9 ? C’est l’introjection pulsionnelle qui permet le dégagement d’une dépendance objectale, alors que l’incorporation de l’objet crée ou renforce un lien d’imago.
Le paradoxe du destin féminin tient à la difficulté de se dégager d’un objet primaire maternel, du fait d’une nécessaire identification et d’une tout aussi nécessaire désidentification. La séparation porte le risque de perdre une partie de soi, et donc l’advenue d’un état dépressif.
Les angoisses de perte et de séparation
Freud décrit, en 1926 [10]10, le trajet de l’élaboration des angoisses de perte en fonction des situations de danger. Depuis la détresse du nourrisson, le danger de la perte d’objet liée à la dépendance des premières années, puis l’angoisse de castration du conflit œdipien jusqu’à l’angoisse devant le surmoi à la période de latence. Donc depuis les angoisses de perte du tout jusqu’à celles des pertes partielles symboliques qui permettent de sauver le tout. L’angoisse principale, pour César et Sarà Botella [11]11, étant celle de perte de la représentation.
Le complexe d’Œdipe permet à l’enfant de renoncer à ses vœux incestueux, car l’œdipe est antagoniste de l’inceste. Cet opérateur œdipien, dont le surmoi héritier est à la fois interdicteur et protecteur, sert d’ancrage et permet la réorganisation de nombre d’angoisses archaïques antérieures, orales ou anales, par la création d’un signal, et par l’activité représentationnelle. Ce qui se produit plus difficilement au niveau des angoisses sans nom, celles que certaines manifestations psychotiques permettent de qualifier d’anéantissement, de liquéfaction, de ré-engloutissement dans le corps maternel.
Une organisation œdipienne suffisamment bonne, un environnement suffisamment fiable et encadrant, peuvent protéger de toute chute dépressive. Les difficultés dans l’élaboration de la perte se révèlent par l’intensité des angoisses de séparation. La capacité de disposer, chez les personnalités névrotiques, d’une scène intérieure et d’un système de représentations ancré dans la réalité psychique permet de perdre de vue un objet d’amour sans être menacé de sa disparition. La constitution de l’objet interne y pourvoit. Contrairement à celles dont l’attachement à la perception de l’objet est indispensable pour que soit maintenue la continuité de leur existence, « relation fétichique à l’objet », selon Évelyne Kestemberg [12]12.
Mais qu’en est-il, au niveau de la différence des sexes, du statut et des traces de l’absence et de la perte dans les expériences de séparation ?
Freud oppose l’angoisse de castration des hommes à l’angoisse de perte d’objet et d’amour chez les femmes. « C’est précisément chez la femme que la situation de danger de la perte d’objet semble être restée la plus efficiente… il ne s’agit plus de l’absence éprouvée ou de la perte réelle de l’objet, mais de la perte d’amour de la part de l’objet » [13]13. L’absence d’angoisse de castration chez les filles peut les exposer à des angoisses de perte du tout, un tout qui est davantage celui de l’être que celui de l’avoir.
Une femme ne peut se donner pleinement sans amour. C’est ce qui pose sa dépendance et sa soumission à la domination de l’homme dans la relation sexuelle. Sa dépendance amoureuse la rend davantage menacée par la perte de l’objet sexuel que par la perte d’un organe sexuel, angoisse autour de laquelle se structure plus aisément la sexualité œdipienne du garçon et la sexualité « à compromis » de l’homme adulte. C’est pourquoi elle est plus exposée à la déception, et se trouve tellement menacée de dépression en cas de perte d’objet amoureux.
Que veut la femme ? Qu’on la veuille. Etre désirée, être aimée. Ce qui n’est pas toujours différencié chez elle. En italien, ti voglio, « je te veux » ne signifie-t-il pas aussi bien « je te désire » que « je t’aime » ?
Mais quel est l’objet de la perte, en fonction de cette différence des sexes ?
Ecoutons l’Opéra, qui a bien mis en évidence la dissymétrie de la position masculine ou féminine face à l’abandon.
« Si tu me quittes, je te tue ! », crie Don José à Carmen.
Et Madame Butterfly : « Si tu me quittes, je me tue ! ».
L’homme abandonné tue l’objet, en général fantasmatiquement, la femme abandonnée se fait objet perdu. La perte de l’investissement amoureux et le sentiment d’échec qui l’accompagne réveillent les traces de l‘échec œdipien. Le deuil du désir œdipien est à reprendre à nouveau. La dévalorisation par perte de l’amour d’objet, vécue comme un trauma narcissique, peut désorganiser le système féminin de valorisation, et chez l’homme réactualiser toute la problématique de la castration.
Le mode de défense contre la séparation, radical et symbolisant, mis en œuvre par le garçon pour sortir du conflit œdipien, lequel « vole en éclats », selon Freud, reste une tactique exemplaire pour l’homme contre toutes les angoisses de perte objectale ultérieures, une perte amoureuse par exemple. L’objet de la perte masculine peut se négocier par son angoisse de castration, qui sert de cran d’arrêt à la chute dépressive, et limite les dégâts.
« Si tu me quittes, je te tue… ou bien je te remplace »
On connaît l’adage : « Une de perdue, dix de retrouvées ». La quête phallique reprend ses droits. Dans le cœur de tout homme, un don Juan sommeille. Il existe trois types de frein à la tentation polygamique des hommes : l’amour d’une femme, la peur des femmes ou … le surmoi. Chez une femme, bien souvent, la perte d’un amour peut signifier perdre le tout, être renvoyée au néant, n’être plus rien.
Une patiente a été abandonnée par son amant plus jeune qu’elle. Elle est possédée, obsédée. Elle a maigri de 15 kg et éprouve un mal constant au bas-ventre. Elle pense à mourir. Quand elle aperçoit cet homme, son intérieur descend dans le sol, dit-elle, elle se vide, elle n’est plus rien. « C’est comme une drogue, mais c’est doux à l’intérieur », dit-elle, et on perçoit qu’elle ne souhaite pas s’en débarrasser. Elle ne veut pas ressentir de haine, car ce serait se couper de lui et se couper d’une partie d’elle-même, s’amputer. Elle ne comprend pas. Comment n’a-t-elle rien senti, rien vu venir, comment n’a-t-elle pas perçu qu’il y avait une autre femme ? « Je veux savoir, dit-elle, mais je ne veux pas l’entendre ».
On peut noter qu’aucune angoisse signal n’a pu se produire, et qu’aucune représentation, rêve ou fantasme n’ont pu anticiper la séparation, et constituer des traces garantissant la pérennité d’un objet interne permettant de convoquer l’objet absent, en s’assurant de sa propre continuité psychique. L’amant s’est arraché d’elle, sans doute comme un enfant qui s’émancipe, mais en emportant une partie de son corps. On a découvert chez elle un cancer de l’utérus.
Oserait-on penser qu’il ait fallu ainsi à la fois combler le vide et souffrir ? Et que cette relation fusionnelle, faisant le vide de toute altérité, aurait fait place à une incorporation mélancolique sous forme de somatisation ? Ce serait en désaccord avec des théories éprouvées qui nient un sens primaire de la somatisation. Il serait plus pertinent de penser qu’une dépression plus « essentielle », donc « non sentie » et « impossible à voir venir », ait précédé une telle somatisation.
La dépression de la femme serait également liée à la déception de l’attente, et à la difficulté de symbolisation de son sexe féminin. Lorsque son masochisme érogène primaire n’est pas bien ancré, qu’il ne sert pas de cran d’arrêt, la chute peut s’avérer profonde et virer à la mélancolie, ou à la somatisation. L’attente déçue du désir d’un homme, l’attente déçue d’un enfant la confronte à un sentiment de vide : vide d’un corps qui n’est plus habité par un narcissisme corporel, qui n’est plus éclairé par le regard de désir d’un homme, ou par la tendresse d’un enfant. La dépendance, qui pouvait se dissimuler dans la présence, se dévoile et se découvre brutalement lorsque le manque se précise, lorsque la confirmation par l’objet et par son regard disparaît.
Toute situation de perte peut engendrer un excès de désespoir, de colère, d’autoaccusation mais aussi de menace persécutrice : la projection de la haine peut transformer l’autre en mauvais objet, mais aussi s’acharner contre le moi sous la forme mélancolique d’une angoisse de séparation définitive : ne plus jamais être aimée, être quittée ou abandonnée pour toujours.
Se révèle alors, chez la femme, une perte objectale confondue avec une perte narcissique totale.
« Si tu me quittes, je me tue, ou je m’abîme, … ou bien je reste seule »
La solitude des femmes est un fait de société, qu’elle soit choisie ou subie. Les hommes restent rarement seuls : l’objet femme a tout d’abord été maternel, … et il tend à le rester.
La disparition, l’effacement ou l’usure de l’amour éprouvé pour un objet constituent une épreuve. Le désinvestissement laisse un vide, et se trouvent perdus un support, une occasion d’attente, de fantasmatisation, d’exaltation, d’excitation, d’auto-excitation. Le mal d’amour est un objet intérieur qui peut parfois être précieux, excitant, et le lamento féminin peut aussi être une jouissance. Ce qui retrouve le lien avec le masochisme érotique féminin.
« Ah je voudrais ne vous avoir jamais vu ! » écrit la Religieuse portugaise, qui s’écrie aussitôt : « J’aime bien mieux être malheureuse en vous aimant que de ne vous avoir jamais vu » (Lettre troisième) [14]14.
L’irruption du féminin
Au moment de la perception de la différence anatomique des sexes, que Freud qualifie de traumatisme, comment la fille peut-elle se faire reconnaître comme être sexué en l’absence de ce pénis qu’elle perçoit comme porteur de toute la valorisation narcissique ? Comment se faire désirer, se faire aimer ? Sa ruse inconsciente sera d’annuler cette différence qui fait problème, et d’adopter la logique phallique. L’ « envie du pénis » est narcissique, non érotique, car la fille sait très bien que l’absence de pénis ne l’empêche pas de ressentir toutes sortes de sensations voluptueuses. Elle sent bien aussi que son autoérotisme est l’objet d’un conflit, un conflit qui a un lien avec les objets parentaux, œdipiens.
Issue d’une théorie sexuelle infantile, celle de la survalorisation narcissique d’un sexe unique, le pénis, l’organisation phallique est une défense en tout ou rien qui consiste à nier la différence des sexes, et donc le féminin, assimilé à une « castration ». Si Freud en construit une théorie phallocentrique du développement psychosexuel, et que Lacan en fait le signifiant central de la sexuation, du désir et de la jouissance, ne peut-on en inférer une tactique défensive impérieuse face à l’effraction de la découverte de la différence des sexes ? Comme nous le constatons dans le social, elle tend à le maintenir.
Cette organisation est cependant un passage obligé, pour les deux sexes, car elle permet le dégagement de l’imago prégénitale de la mère toute puissante et de l’emprise maternelle.
Le garçon, en principe, est favorisé par le fait qu’il possède un pénis que la mère n’a pas, à partir du moment où est levé le déni de la « mère au pénis » de sa théorie sexuelle infantile, et parce qu’il peut parvenir, grâce à son angoisse de castration, à symboliser la partie pour le tout, en s’étayant sur son identification paternelle. Il renonce à ses vœux incestueux de manière violente, pour sauver son pénis, l’angoisse de castration le fait sortir du conflit œdipien. L’organisation phallique le sauve de toute menace dépressive.
Chez les filles, les femmes, le pulsionnel reste très proche du corporel, de la source. C’est le ventre, l’intérieur du corps qui peut être objet d’angoisse, ou menacé de destruction, comme le théorise Mélanie Klein, à la suite d’Ernest Jones, qui tous deux situaient la menace du côté de la mère. L’angoisse féminine se manifeste davantage par envahissement et intrusion que par ce qui peut être arraché, coupé. Puisque la mère ne lui a pas donné de pénis, ce qui lui vaut, selon Freud, les plus haineux reproches, son besoin de reconnaissance la fille va l’adresser à son père. C’est ce qui la fait entrer dans le conflit œdipien. Elle y entre, selon Freud, pour acquérir un pénis, grâce à papa, qui lui donnera plus tard un enfant substitut du pénis, et elle en sort difficilement, parfois jamais, par la faute de maman. Je caricature, bien évidemment.
La première et nécessaire transgression de la fille, c’est sa trahison de la mère primitive, la castration de l’imago maternelle phallique. Le lien d’amour-haine signe la difficulté de ce dégagement. Une petite fille ne peut devenir femme que contre le féminin maternel.
Cependant, la petite fille freudienne n’attend-elle du père œdipien que la promesse d’un bébé, censé réparer son préjudice du manque de pénis ? N’attendrait-elle pas davantage d’en être aimée en tant que fille ? Le désir d’enfant, pour Freud, précède le désir érotique. Le conflit œdipien permet l’organisation de la bisexualité et celle de l’ambivalence reliant l’amour et la haine. La liaison et la déliaison s’attachent à l’une et à l’autre figure parentale, dans une alternance parfois douloureuse mais parfois étayante car l’appui sur l’un permet d’aborder le conflit avec l’autre. La scène primitive, et son vécu de solitude et de séparation, devient alors un fantasme anti-dépresseur.
La puberté
À la puberté, la grande découverte c’est celle du vagin. Freud dit qu’il est ignoré pendant l’enfance, dans les deux sexes, du fait de l’intense investissement phallique du pénis. Le vagin n’est pas un organe infantile. Les petites filles n’ignorent pas qu’elles ont un creux. Elles peuvent éprouver des sensations internes, liées à des émois œdipiens, mais aussi aux traces archaïques du corps à corps avec la mère primitive, première séductrice, selon Freud.
Mais la vraie révélation du vagin érotique, celle de l’érogénéité profonde de cet organe ne peut avoir lieu que dans la relation sexuelle, celle de jouissance.
L’éveil de la puberté surgit bien avant que soit élaborée la capacité d’assumer une relation sexuelle. Comme le suggère Winnicott, l’activité sexuelle intervient plutôt comme une façon de se débarrasser de la sexualité que de tenter de la vivre. C’est la grande question de l’adolescence : comment élaborer les fantasmes que génère la découverte de ce nouvel organe qu’est le vagin ?
Cette irruption du féminin lors de la puberté, change les données. Le complexe de castration n’est plus le même : il va au-delà de l’angoisse de perdre le pénis, ou de ne pas l’avoir.
Comment, pour le garçon, utiliser ce pénis dans la réalisation sexuelle ? Comment rencontrer le féminin, cet autre sexe ? L’angoisse de castration va se doubler des « angoisses de féminin » [15]15, celles de l’ouverture du corps féminin et de la pénétration, pour les deux sexes, mais dans une asymétrie qui signe la différence des sexes. Comment, chez la fille, vivre ces transformations corporelles qui ne la renvoient plus seulement au manque, puisque il lui pousse, non pas un pénis, mais des seins ? Des transformations de son corps qui l’approchent dangereusement de la scène primitive et d’une réalisation incestueuse devenue possible.
Les angoisses d’intrusion de la fille vont devoir s’élaborer en angoisses de pénétration. Les fantasmes de viol, fréquents à l’adolescence, signent ce passage. C’est au moment d’investir la pénétration sexuelle et le vagin érotique que peuvent réapparaître chez l’adolescente des carences d’intériorisation et des menaces d’effraction narcissique, des angoisses de féminin. La puberté a alors un effet traumatique. L’état dépressif peut s’y manifester, ainsi que toutes les défenses phobiques ou caractérielles.
Les pathologies à prédominance féminine à l’adolescence que sont l’anorexie et la boulimie concernent les angoisses de féminin, celles de l’ouverture et de la fermeture du corps, et témoignent de l’échec de leur élaboration. La boulimique y répond par l’acte de remplir, l’anorexique par celui de fermer toutes les issues, les orifices. Tomber enceinte peut également être un moyen de remplir et de fermer toutes les issues. L’arrêt des règles vient ponctuer ce mode de contrôle des angoisses d’ouverture du corps des femmes. Si la mère n’a pas donné de pénis à la fille, ce qui, selon Freud, la fait virer en objet de haine, ce n’est pas elle non plus qui lui donne un vagin. Elle présidera seulement à son refoulement primaire. Mais la haine permet surtout la différenciation, puisque l’objet, selon Freud, naît dans la haine, et c’est par elle que la fille peut se séparer de la mère, en étant l’auteur et non plus la victime de la séparation et de l’abandon. L’autre, né dans la haine, c’est aussi celui qui vient rompre la fusion, ce peut être aussi bien le père, le bébé frère ou sœur ou … la mère œdipienne. Mais, si le changement d’objet vers le père a pu se produire, c’est en réveillant, en révélant l’érogénéité de son sexe féminin, dans la relation sexuelle de jouissance, qu’un amant pourra arracher la femme à son autoérotisme et à sa mère prégénitale. Le changement d’objet est un changement de soumission : la soumission anale à la mère, à laquelle la fille a tenté d’échapper par l’envie du pénis, devient alors soumission libidinale à l’amant. Depuis la nuit des temps, les hommes doivent venir arracher les femmes à la nuit des mères, aux reines de la nuit.
Le narcissisme
La rencontre érotique qui est au rendez-vous de l’amour met le corps à l’épreuve de l’autre, avec des risques pour le moi et pour le narcissisme. De quelle nature sont les liens entre le corps et le narcissisme ? Qu’est-ce que le narcissisme doit au corps ?
Le narcissisme des hommes est avant tout phallique, du fait de l’angoisse de castration portant sur leur pénis. Il prend appui sur l’identification au père, se prolonge dans l’idéal du moi, lequel peut s’avérer plus cruel que le surmoi, et davantage encore s’il est étayé sur un surmoi précoce ou un moi-idéal. L’atteinte narcissique phallique, la chute d’idéal semblent plus fréquentes chez les hommes, dans le sens d’une dépression d’infériorité, d’impuissance, d’insuffisance, lors de la perte d’une situation de pouvoir, la victoire d’un rival, la panne de puissance sexuelle, la mise à la retraite, le déclin de l’âge. Ce risque dépressif peut se produire aussi lors d’un trop plein de succès et du sentiment d’en être indigne. La défense se manifeste souvent dans le comportement, les réactions de prestance, les troubles de l’humeur ou par des décompensations somatiques.
Le narcissisme féminin est avant tout corporel, même s’il peut être investi également sur le mode phallique. Il porte sur leur corps tout entier, mais celui-ci est soumis à la réassurance du regard de l’autre. Ce qui les rend dépendantes du regard, du désir et de l’amour de l’objet.
Le désir masculin, ancré sur la capacité de symbolisation de la partie pour le tout, est tenté par le fétichisme. Celui du découpage de parties désirables sur le tout de la femme : des seins, un cou, une cambrure, des jambes, « tu as de beaux yeux, tu sais ! ». Ce que les femmes savent fort bien utiliser comme appât. Le désir féminin est plus intériorisé, moins représentable, comme l’est son sexe. Une femme en réfère à son intériorité, même si elle ne lui est révélée que dans l’échange des regards et dans l’union des corps.
Le besoin de reconnaissance du narcissisme phallique c’est d’être admiré, celui du narcissisme féminin est d’être désirée.
Le corps et la chair
On a coutume de différencier le corps et le soma, en fonction des travaux portant sur les affections dites psychosomatiques. Concernant la femme, je ferai une distinction entre le corps et la chair.
Le conflit entre le corps et la chair dessine l’écart entre la féminité et le féminin. La féminité est toute de surface et de séduction, celle de l’apparence, du leurre et de la mascarade, des charmants accessoires de la séduction. Celle qui enveloppe et pare le corps, celle qui est visible, qui s’exhibe, et fait bon ménage avec le phallique et l’angoisse de castration.
A l’opposé, le féminin est tout intérieur, secret, porteur de tous les fantasmes dangereux et des angoisses de féminin. La féminité, c’est le corps ; le féminin, c’est la chair. La chair c’est l’invisible, ce qui palpite sous la peau, et toutes les fluidités qui en sortent. C’est aussi le jardin des délices, celui de toutes les sensorialités.
La chair, c’est ce qui apparaît quand le corps est entaillé, coupé, qu’il suinte, saigne. D’où le lien avec l’angoisse de castration et le sexe féminin. Ce sexe que certains homosexuels nomment « la plaie ».
Le pénis est d’essence corporelle, il a une forme, un contour, une enveloppe, une peau. Il a à pénétrer dans la chair du sexe féminin, lequel est informe, irreprésentable. D’où la terreur ou l’horreur qu’il peut inspirer. L’angoisse de castration peut en construire des représentations de sexe châtré, et celles, plus angoissantes, d’engloutissement, de vagin constrictor ou denté. Jusqu’à celles de « l’origine du monde », le sexe de la mère, tabou absolu. L’homme s’arrête ante portas face à la terreur de la porte des mères.
La chair renvoie aussi à la représentation de la charogne, comme le poème de Baudelaire l’exprime si sublimement :
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine De mes amours décomposés !
La chair est totale du côté du maternel. Seule une femme peut parler de « la chair de sa chair ». L’homme a un contact corporel avec le corps de son enfant, la femme a un contact charnel, d’où la difficulté de la séparation, et la possible perversion maternelle portée sur un enfant objet partiel, partie détachée d’elle-même. D’où le danger pour l’individuation de l’enfant. Freud écrit : « Là où la pulsion de mort émerge sans objectif sexuel, même dans sa furie la plus aveugle, il est impossible de méconnaître que sa satisfaction se rattache à une jouissance narcissique extraordinairement élevée, dans la mesure où elle montre au moi l’accomplissement de ses anciens désirs d’omnipotence. Tempérée et maîtrisée, inhibée dans son but, la pulsion de destruction, orientée vers les objets, est alors forcée à procurer au moi la satisfaction de ses besoins et la maîtrise de la nature » [16]16.
Une question. Pourrait-on dire que cette jouissance narcissique intense, primaire, ne serait autre que celle, archaïque, de la chair d’avant la construction du corps, préalable au double retournement et à l’organisation œdipienne ? C’est dire qu’il serait nécessaire que la pulsion de mort soit tempérée, inhibée dans son but, orientée vers les objets, pour que cette jouissance entre dans la variable plaisir/déplaisir ? Le narcissisme secondaire serait pris dans le retour sur le moi de l’investissement de l’objet, de ses soins, de sa séduction, et de la projection narcissique parentale qui fasse de l’enfant « his majesty the baby ». La sexualité infantile pourrait alors s’y déployer.
Le masochisme érotique féminin
La chair féminine et sa difficulté de symbolisation nous mènent à la question du masochisme.
Qu’en est-il d’un féminin érotique ? La négociation de la partie pour le tout étant difficilement possible, comment symboliser un intérieur, qui est un tout, et comment séparer le sien de celui de sa mère ? Une symbolisation, une psychisation du sexe féminin est-elle possible ? [17]17
Osons le dire, c’est par un mouvement, qui joint le scandale du féminin à un autre scandale : celui du masochisme.
Le mouvement de retournement de l’activité à la passivité active, celle du mouvement masochique féminin, a été décrit par Catherine Parat pour spécifier l’Œdipe féminin [18]18.
J’ai théorisé un masochisme érotique féminin [19]19. Celui que révèle, dans le deuxième temps particulièrement refoulé du fantasme «Un enfant est battu » [20]20, la petite fille œdipienne, comme l’adolescente qui chante : « Fais-moi mal, Johnny Johnny ! ». Freud perçoit le caractère érotique œdipien du désir masochiste de la fille dans son article qu’il décline longuement, en 1919. C’est la culpabilité de ce désir œdipien qui amène la fille à l’exprimer, sur le mode régressif : Papa bats-moi ! Papa, viole-moi ! Mais rapidement Freud revient à sa théorie phallique. En 1926 [21]21, c’est son clitoris que bat la petite fille. Avoir sa fille Anna sur son divan, avec ses fantasmes de fustigation, n’était pas pour faciliter les choses ! La théorie phallique avait eu chaud !
Le masochisme érogène primaire, première liaison, celle de la pulsion de mort sert de point de fixation et de butée à la désorganisation mortifère. Grâce à la coexcitation sexuelle, la femme peut investir un masochisme érotique féminin, nécessaire à la rencontre érotique et amoureuse avec un amant. S’abandonner à la pulsion et à l’objet qui le porte, se faire pénétrer dans sa chair nécessite une telle liaison masochique. Celle qui permet de lier la douleur à la jouissance féminine, celle qui transforme en libido tout ce qui excite et provoque douleur, au-delà du principe de plaisir. Ce masochisme est une capacité d’ouverture et d’abandon à de fortes quantités d’excitations libidinales et à la possession par l’objet sexuel. Dans la déliaison, il assure la liaison nécessaire à la cohésion du moi pour que celui-ci puisse se défaire, et il nécessite un objet fiable. Il s’agit donc d’un puissant facteur antidépressif.
Il illustre la troisième voie, moyenne réfléchie, décrite par Freud dans « Pulsions et destin des pulsions », succédant à la voie active et à la voie passive : « Est cherchée comme objet une personne étrangère qui, en raison de la transformation de but intervenue, doit assumer rôle du sujet… ce qu’on appelle communément masochisme ». Plus tard, dans « Un enfant est battu » : « Le fantasme de la seconde phase – « être soi-même battue par le père » particulièrement refoulée, est « un composé de conscience de culpabilité et d’érotisme ».
Ce qui m’importe pour illustrer le masochisme érotique féminin, c’est le fait que : « Etre soi-même battue par le père » devienne : « Je me fais en fantasme battre par le père », c’est-à-dire : « Moi, sujet, je me fais objet de la pulsion érotique de mon père, et j’en jouis »
Ce qui fait dire une femme amoureuse à son amant : « Emmène-moi où tu veux aller, je t’appartiens, possède-moi, vainc-moi ! » Le véritable but du masochisme érotique féminin c’est la jouissance.
Ce que Freud décrit par « masochisme féminin », c’est celui de certains hommes qui érotisent les dites situations de douleur et d’humiliation des femmes. C’est une version masturbatoire d’allure fétichiste. Quant au « masochisme moral », fort répandu chez les femmes, il peut être contre-investi par le masochisme érotique féminin, mais il assure la re-sexualisation des objets œdipiens.
Le masochisme érotique féminin est d’une autre nature, il est constitutif du féminin, au-delà du phallique, et contribue à une relation érotique entre un masculin et un féminin. Le masochisme, « gardien du secret », selon Karl Abraham, participe à la mise en forme du dedans, de l’intériorité, du retour sur soi. Il est pour la cure un indispensable auxiliaire. Il préside à un féminin non réduit à la logique phallique. Le phallique investit le visible et l’extérieur, le masochisme investit l’intérieur, l’intériorisation. « Il y a une sorte de gloire du subissement chez la femme, écrit Marguerite Duras, mais que beaucoup de femmes nient. C’est le règne du subissement. Je regrette que beaucoup de femmes ignorent tout de ça… Je crois que s’il n’y a pas ça, il y a une sexualité infirme chez les femmes, incomplète. C’est comme si on portait son propre moyen-âge, comme si on portait en soi sa barbarie première, intacte, qui était ensablée avec le temps, depuis des siècles » [22]22.
Ce masochisme, « gardien de vie », selon Benno Rosenberg[23]23, serait-il également gardien du narcissisme féminin et de la jouissance ?
L’angoisse de castration au féminin
L’expérience du « stade du miroir », selon Lacan, paraît apte à éclairer la constitution du narcissisme, masculin comme féminin. L’enfant regarde le regard de sa mère le regardant, en confirmant ce qu’il voit dans le miroir. C’est un temps de reconnaissance par l’objet de l’image spéculaire. La reconnaissance par le père réel instaure une différence avec le regard « miroir » de la mère, selon Winnicott, et oriente vers un autre regard, celui qui va marquer de son sceau le destin féminin de la femme dans le sens du désir d’être regardée et désirée par un homme. Un père œdipien qui peut dire : « Tu es une jolie petite fille », hommage à la féminité, mais aussi : « Un jour ton prince viendra », pour l’attente du féminin. Cet investissement paternel est ce qui peut empêcher le risque dépressif du sentiment d’absence de sexe, ou de sexe châtré.
Une femme, dont le narcissisme ne peut s’étayer sur la confirmation phallique, reste davantage dépendante de l’objet qui l’a confirmée dans son image narcissique et elle construit son objet libidinal en fonction de ce désir d’être désirée. Mais si elle n’est dépendante que de son image dans le miroir, si elle n’a pas constitué des objets internes suffisamment valorisants, et qu’un objet aimant ne lui donne pas, par le brillant de son regard, un autre miroir, elle risque, lors de toute séparation, la chute dépressive. Lors d’une rupture amoureuse, d’une trahison, d’un deuil, ce qui manque brutalement c’est ce regard, et la femme peut perdre alors du même coup ses repères symboliques, comme si elle n’était plus rien.
Les femmes actuelles, celles qui ont vécu la libération de leur corps et la maîtrise de la procréation, savent et peuvent ressentir que leurs angoisses de féminin ne peuvent s’apaiser ni se résoudre de manière satisfaisante par une réalisation de type dit « phallique ». Et particulièrement que le fait de ne pas être désirées ou de ne plus être désirées par un homme, les renvoie à un douloureux éprouvé d’absence de sexe, ou de sexe féminin nié, et ravive leur blessure de petite fille contrainte à s’organiser sur un mode phallique face à l’épreuve de la perception de la différence des sexes. C’est là que se situe leur « angoisse de castration ». Fort heureusement, la capacité aux sublimations peut prendre le relais.
Les dépressions du milieu de la vie
Dans les crises du milieu de vie, les représentations s’acheminent inévitablement vers le destin de la sexualité et vers l’inexorable de la mort. Ce qui nécessite une réélaboration du complexe de castration et de la position dépressive des moments de crise antérieurs.
Cette crise est souvent marquée par une dépression, soit passagère, soit définitive, parfois accompagnée d’angoisse, d’une dévalorisation hostile de sa propre image et d’une perte d’auto-estime. Ce qui a été possédé est perdu, ce qui a été espéré n’est pas arrivé. À la ménopause, en lien avec des pertes réelles à subir, de nombreux renoncements sont à accomplir chez la femme : ils concernent l’enfantement, la jeunesse, la mère archaïque et la mère œdipienne, l’enfance des enfants devenus grands, les parents disparus ou proches de la mort, etc.
L’arrêt de la fonction des organes de procréation peut être vécue, dans la période de crise, comme une castration réellement advenue. Une femme revit également son angoisse de castration féminine, qui est celle de ne plus être désirable et désirée. Elle revit ses angoisses d’adolescence : l’image du corps et sa capacité de séduire redeviennent un facteur central dans le regard qu’elle porte sur elle-même et dans son auto-estime, qui auparavant dépendaient du regard des autres. Les patientes racontent leur sentiment catastrophique d’être devenues transparentes, subitement invisibles dans la rue, d’avoir perdu ce regard anonyme des passants.
« Souvent, je m’arrête éberluée devant cette chose incroyable qui me sert de visage… écrit Simone de Beauvoir. Peut-être les gens qui me croisent voient-ils simplement une quinquagénaire qui n’est ni bien ni mal, elle a l’âge qu’elle a. Mais moi je vois mon ancienne tête où une vérole s’est mise dont je ne guérirai pas ». [24]24
Cette blessure narcissique peut renvoyer la femme, non seulement à l’époque de la puberté, mais à celle de la déception de la petite fille de la phase phallique, qui se vit comme n’ayant pas de sexe. Elle ne se sent alors plus capable ni d’être une mère, ni d’être une femme, et elle n’est pas davantage un homme.
Les affects envieux visent les hommes pour lesquels il est possible de refaire leur vie avec une jeune femme et des enfants. Ils visent également les jeunes femmes, qui ont tous ces possibles devant elles. L’ombre d’une femme jeune et belle tombe sur le moi, ce qui peut entraîner des sentiments hostiles vis à vis d’une fille. « Miroir, mon beau miroir, dis-moi… ». On connaît la réponse. L’objet de rivalité ce n’est plus désormais la mère, mais la fille. Le sentiment du vide peut devenir lancinant. Vide pour les femmes chez qui la maternité avait été le centre de leur identité et qui avaient projeté tout leur narcissisme phallique sur leurs enfants. Vide surtout pour les femmes qui n’ont pas eu d’enfants. Le départ des enfants risque de réactiver ce vécu de vide. C’est le « syndrome du nid vide ». Il y a souvent refuge dans la maladie, dans les souffrances physiques, et dans les somatisations. Le narcissisme blessé reprend sa place et dégrade la libido ou la détourne. Les affects dépressifs et la douleur psychique peuvent être déniés, souvent par une mise en acte, une suractivité, ou une exacerbation hystérique.
L’altérité du féminin
J’ai exploré le « refus du féminin » sur le versant de l’altérité, celle de la différence des sexes. Certains auteurs, comme André Green et Jean-Luc Donnet, l’ont théorisé du coté du maternel.
Jean-Luc Donnet [25]25 m’a transmis, dans un échange, que « Si Freud renvoie ce refus du féminin dans le champ du biologique, c’est parce qu’il ne croit pas que l’incidence des identifications puisse expliquer un phénomène aussi typique et répétitif. Il s’agirait chez Freud d’un mouvement contre-transférentiel qui lui fait repousser et dénier l’impact de l’identification primaire à la mère, ou, plutôt, qui lui fait attribuer au roc du biologique ce qui relève de la force de séparation-individuation qui la rejette : on retrouve alors l’incidence de la pulsion de mort ».
La grande question de la puberté, de l’adolescence, et peut-être celle de toute vie de couple, c’est l’enjeu du corps à corps avec l’autre, qu’il soit du même sexe ou du sexe dit opposé. Et si Freud désigne le « refus du féminin » comme un roc, c’est à mon sens pour désigner la difficile intégration de l’altérité du féminin, celle que le sujet, homme ou femme, doit apprivoiser en lui-même et en l’autre, avant et afin de parvenir à toute rencontre. Sinon, comment ne pas virer vers la dévalorisation, le mépris, la peur ou la haine du féminin, avec leur potentiel de violence destructrice ? Et comment, chez les hommes, ne pas être attiré vers le clivage de la maman et la putain, ou, pourquoi pas… vers les homosexualités ? L’autre sexe, qu’on soit homme ou femme, c’est toujours le sexe féminin. Car le phallique est pour tout un chacun quasiment le même. Assimiler le phallique au masculin c’est une nécessité du premier investissement du garçon pour son pénis, mais à l’heure de la rencontre sexuelle adulte, phallique et masculin deviennent antagonistes. Au-delà du phallique, donc, le féminin [26]26.
Comment tenter de conclure ?
L’engagement total d’une femme dans la relation amoureuse, corps et âme, qui se rencontre tout autant chez certains hommes, ressemble fort à celui des premiers temps de la vie avec l’objet primaire. Et l’état dépressif peut renvoyer au deuil qui accompagne toute expérience d’altérité. Pourquoi tout à coup est-on envahi par un sentiment de tristesse ou de désespoir, alors qu’il ne s’est rien passé de grave, seulement une allusion à un passé douloureux ou trop heureux qui convoque la nostalgie ? Alors qu’« on a tout pour être heureux », selon la formule consacrée, pourquoi surgit soudain le sentiment que rien ne va plus, que la joie de vivre s’est envolée, que le sens de la vie s’est enfui, que le moteur de la libido est en panne, que la croyance à l’illusion n’est plus possible, que l’avenir n’a plus d’intérêt ? Il est impossible de ne pas évoquer un effet d’après-coup de cette relation primaire : le deuil impossible de l’objet maternel. L’angoisse et l’état dépressif sont des expériences constitutives de l’être, liées à l’intériorisation et à la maturation de l’humain, une tentative de maîtriser les conflits, la déception ou la perte. Le sentiment dépressif (la Grande tristezza selon Dante) ne naît pas d’une circonstance particulière mais de l’existence elle-même. Il est dû à l’inévitable confrontation de l’humain à la vie, aux séparations, arrachements, pertes, au sentiment de nos insuffisances, à la présence du mal, à l’inéluctabilité de la mort et du vieillissement, à l’expérience du non-sens, à l’atteinte des limites. Elle a valeur d’un « signal », celui d’une difficulté apparue insurmontable à affronter ces épreuves. Cette situation de crise existentielle peut aller dans le sens d’une chute dépressive, ou être l’occasion d’un remaniement narcissique et objectal. Elle constitue, comme on le sait, l’épreuve rencontrée et surmontée par des personnalités hors du commun : héros, mystiques, artistes, grands philosophes, « génies créateurs », où certaines femmes se sont illustrées [27]27. Didier Anzieu note que les grandes découvertes et les livres les plus importants de Freud accompagnaient des moments de dépression (trouble de mémoire sur l’Acropole, mort de son père, arrêt du tabac). Tomber amoureux constitue bien souvent le mode habituel de sortir d’un état dépressif. C’est le fonctionnement amoureux qui se trouve surtout investi. Christian David en a qualifié le surinvestissement de « perversion affective » [28]28. C’est souvent le mode d’entrée et de sortie de la dépression, chez les femmes.
Mais il peut s’avérer plus bénéfique, au plan de l’économie psychique, de faire appel aux vertus des activités dites sublimatoires pour pallier les pertes objectales ou narcissiques, et recueillir le parfum de la nostalgie qui est dans leur sillage. Une liberté trouvée ou retrouvée de jouir des plaisirs de la vie, de réinvestir la sensorialité et les autoérotismes ; un élan qui peut s’adresser à des objets de nature, à des paysages, à des œuvres d’art, mais aussi à de nouveaux liens de tendresse, ceux d’une grand-maternité, par exemple ; une pratique littéraire ou artistique.
L’engagement dans une démarche psychanalytique permet aussi un nouvel investissement objectal et narcissique orientant vers la consolation, l’acceptation des limitations, et le renoncement aux illusions. Le bénéfice narcissique escompté étant celui de la découverte du travail psychique, de l’intériorité, et d’une nouvelle capacité à supporter tout ce qui advient dans l’existence et à tirer plaisir de la vie.
Peut-on avancer que c’est grâce à de telles capacités de surmonter les épreuves, les angoisses et les risques dépressifs, qu’une majorité de femmes aurait, comme il est établi, une espérance de vie supérieure à celle des hommes ?
Publié le 10 juin 2015
[1] Fraisse G. (1996), La différence des sexes, Paris, PUF.
[2] Freud S. (1915a), « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
[3] Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1987, p. 164-165.
[4] Ernaux A. (1991), Passion simple, Paris, Gallimard.
[5] Braunschweig D., Fain M. (1975), La nuit, le jour. Essai psychanalytique sur le fonctionnement mental, Paris, PUF.
[6] Freud S. (1924), « Le problème économique du masochisme », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
[7] Freud S. (1931), « Sur la sexualité féminine », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1970, p. 140.
[8] Cournut M. (1998), Féminin et féminité , Paris, PUF, Coll. Epîtres.
[9] Chabert C. (2003), Féminin mélancolique, Petite Bibliothèque de psychanalyse, Paris, PUF.
[10] Freud S. (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1968.
[11] Botella C. et S. (2007), La figurabilité psychique, Paris, In Press éditions.
[12] Kestemberg E. (2001), « La relation fétichique à l’objet », in La psychose froide, Paris, PUF.
[14] C. Aveline (1986), Et tout le reste n’est rien : la Religieuse portugaise : avec le texte de ses lettres, Paris, Mercure de France.
[15] Schaeffer J. (1997), « Mal-être dans la sexualité », Le mal-être (Angoisse et violence) Débats de Psychanalyse , Paris, PUF.
[16] Freud S. (1920), « Au-delà du principe de plaisir », Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
[17] Schaeffer J. (2008), « Une symbolisation du sexe féminin est-elle possible ? »
Corps, acte et symbolisation, B. Chouvier (dir.), R. Roussillon (dir.), Bruxelles, Ed. De Boeck Université,
[18] Parat C. (1959), “La place du mouvement masochique dans l’évolution de la femme”, Revue française de psychanalyse, Paris, PUF.
[19] Schaeffer J. (1997), Le refus du féminin (La sphinge et son âme en peine), Paris, PUF, Coll. « Epîtres » ; et (2008), Paris, PUF, Coll. « Quadrige, Essais, Débats », Postface de René Roussillon.
[20] Freud S. (1919), « Un enfant est battu », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
[21] Freud S. (1925), « Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique entre les sexes », La vie sexuelle, Paris, PUF, 1970.
[22] Duras M. (1980), L’homme assis dans le couloir, Paris, Editions de Minuit.
[23] Rosenberg B. (1991), « Masochisme mortifère et masochisme gardien de la vie », Monographies de la Revue française de Psychanalyse, Paris, PUF.
[24] Beauvoir (de) S. (1963), La force des choses, Paris, Gallimard.
[25] Autres extraits : « La contrainte qui fait que l’alternative qu’implique la différence anatomique mâle-femelle risque de se trouver réalisée, et, en quelque sorte, accomplie, à travers l’alternative phallique-châtré de l’organisation phallique. Le dépassement de cette alternative se trouve dans la révélation du vagin comme « logis du pénis ». Ce qu’il désigne, à tort ou à raison, comme refus de la féminité découle essentiellement des difficultés si fréquentes et parfois indépassables pour sortir des effets contraignants de la logique de la castration. Difficulté à donner une forme pleinement psychique au rapport d’altérité masculin-féminin, à la psychisation optimale de la différence biologique.
[26] Schaeffer J. (1997), Le refus du féminin et l’objet, Paris, PUF, Coll. « Epîtres » ; (2013) Préface de Le refus du féminin, Paris, PUF, Coll. « Quadrige », 6è éd., Postface de R. Roussillon.
[27] Kristeva J. (1997 à 2002), Le génie féminin : H. Arendt, M. Klein, Colette, Paris, Fayard.
[28] David C. (1971), L’état amoureux, Paris, Payot, 1971.