Ce texte a servi de base à une intervention au Séminaire Jean Cournut (SPP) le 18 mars 2019.
Les psychanalystes sont confrontés à une difficulté spécifique, d’avoir à transmettre un champ théorique complexe, celui de la métapsychologie, en des termes qui soient partageables sans réduire ladite complexité. Celle-ci s’impose à nous en tant qu’elle relève de l’évolution de l’humanité. Elle se réalise à partir de nos vécus de manque par le biais de la recherche (chercher ce qui manque), de l’avancée du savoir (combler le manque) et de la relance de la théorisation (expliquer le manque). En fait, les éprouvés de manque donnent à penser selon toutes les modalités de la pensée.
Si ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, la complexité de la vie psychique n’en demeure pas moins bien réelle et ne s’en trouve pas diminuer pour autant. Le but est donc d’énoncer clairement la complexité. Ainsi, une vie psychique frappée de réduction exige-t-elle le recours à la pleine complexité de la métapsychologie pour être appréhendée. La simplification réalisée par la psychopathologie exige d’être pensée. Bien sûr il est inutile de compliquer, la complexité suffit !
Ces mots traduisent plus profondément un devoir pour tout un chacun, de ne pas nous soumettre aux tendances simplificatrices qui agissent en nous, celles aussi qui nous interpellent du dehors et qui nous poussent à agir en lieu et place de penser nos actions. Ces simplifications ont lieu au nom d’aspirations réductionnistes et négativistes inconscientes que nous sommes tentées de mettre en acte au nom de quelques principes aux formulations légères : « ne nous prenons pas la tête », « soyons simples » etc. Une telle attitude négativiste est, au-delà du non-respect de l’humain, une forme de cruauté envers nous-même et le genre humain.
Ces mots d’introduction concernent en fait notre thème, le travail de mentalisation en séance, la mise en acte des opérations psychiques qui le compose, ainsi que celle des tendances qui agissent sa réduction. La mentalisation peut en effet se concevoir comme un acte, comme une série d’actes psychiques.
Rigoureusement parlant, un psychanalyste serait censé ne parler en tant que psychanalyste, que de la vie psychique telle qu’il l’observe et en partage l’expérience en séance. Tout le reste de son discours quand il se réfère à la psychanalyse, relève de l’extrapolation.
Je ne vais donc pas vous parler de l’acte en général, mais de l’acte en séance de psychanalyse, puisque la pratique de celle-ci peut déjà se définir comme un acte psychanalytique, comme l’on dit de façon assez intéressante, un acte médical censé résoudre un désordre somatique.
Le psychanalyste implique son psychisme dans un contexte très précis, organisé par une règle fondamentale qui prescrit et induit des fonctionnements psychiques tout aussi précis, qui composent avec elle le trépied de la méthode. Le protocole est alors censé rendre ladite méthode la plus efficiente possible, tant du côté de la parole en libre association que du côté de l’attention en égale suspens et en écoute interprétante. Néanmoins il n’a pas la même valeur que la méthode.
Mon propos se réfère donc continuellement, même si je ne l’explicite pas par des exposées cliniques, à ma pratique analytique et à mes patients, aux fonctionnements mentaux spécifiques et faisant référence de la situation analytique.
La mentalisation repose sur des actes psychiques, sur la réalisation d’opérations psychiques qui sont soutenus en séance par une mise en tension, et qui dans l’inconscient ont valeur d’actes fondateurs, générateurs, plus précisément de « meurtres fondateurs »1 et originaires, qui vont se dérouler avec plus ou moins de succès, d’aléas et d’achoppements. Nous reviendrons sur l’utilisation volontaire du terme de « meurtre », son rehaussement au statut de concept.
Cet acte psychique par excellence s’implique dans l’élaboration et la production de tout ce qui fonde la pensée au sens psychanalytique du terme, c’est à dire les contenus verbaux, ceux représentatifs et syntaxiques, mais aussi les images, théories, fantaisies, et bien sûr les affects et sentiments, sans oublier l’ensemble des sensations, des éprouvés corporels qui correspondent à un autre mode de conversion que les affects, je veux parler de la sensualité, l’érogénéité, la sexualité, le désir. Les affects et le désir ne peuvent exister sans cet acte de conversion dans le corporel qui se fait en lien avec le langage.
Depuis ce point de départ, peuvent être pensés tous les actes réalisés, en tant qu’ils couvrent un immense champ séméiologique, depuis l’expression et l’accompagnement de l’acte mental par des actions diverses, l’action faisant alors suite aux actes de pensée, jusqu’à la contrainte à agir en lieu et place de la mentalisation, donc avant celle-ci, comme tentative d’échapper à la mentalisation mais aussi de récupérer celle manquante par le biais de l’acte. Le passage à l’acte est aussi un passage par l’acte, avec répétition d’actes, compulsion à agir, jusqu’aux actes stéréotypiques et auto-calmants, etc. Tous ces actes sont évidemment des signes d’une défaillance des actes de mentalisation, parfois des symptômes qui traduisent des actes psychiques régressifs avec une tentative de tenir lieu d’acte mental, de se substituer à lui ; mais bien souvent, ils sont l’ultime tentative de récupérer l’acte mental qui fait défaut par un acte agi dans la réalité externe, un succédané dans l’attente d’une mentalisation plus élaborée à venir, espérée. Ainsi l’acte est-il aussi une façon de s’accrocher et de se retenir par la motricité à une réalité matérielle, le corps inclus, contrant les tendances désorganisatrices et réductrices ; donc un compromis afin de ne pas sombrer dans sa propre disparition psychique. Parfois, les actes prennent une valeur de survie. Certains cas extrêmes de crimes rendent visibles leur valeur de retenue anti-suicidaire ; et même le suicide, cet acte de « couper soi » contient l’espoir d’arrêter cet éprouvé de disparition et cette impasse à mentaliser.
Ainsi, toutes nos actions sont en même temps des actes ayant peu ou prou les diverses valeurs que nous venons de décrire. La part d’acte dissimulée dans nos actions volontaires n’est perceptibles que dans un second temps, qu’après coup, lorsque nous nous rendons compte que nos actions étaient surdéterminées par des motions et tendances inconscientes qui nous avaient totalement échappées au moment où nous avions pu les réaliser, croyant connaître nos raisons de les accomplir. Cela rend modeste mais n’invalide en aucune façon lesdites actions, bien au contraire. L’acte d’inhibition des actions rend impossible ce dévoilement après-coup, et stoppe toute évolution.
Une tension existe donc à l’intérieur de tout acte agi et de toute action, entre leur valeur d’action et celle d’acte. Cette double identité d’action-acte est particulièrement engagée dans la sexualité. Si la scène peut être envisagée sous l’angle d’un déploiement d’actions érotiques, la tension qui cherche son achèvement privilégie le terme acte ; on parle d’acte sexuel.
L’action-acte idéale de séance, celle de la parole en libre association, exige un investissement de la motricité bucco-pharyngée, motricité qui permet la verbalisation et qui s’accompagne, même en séance, d’une gestuelle plus ou moins prononcée. C’est bien cette tension entre penser et dire, le dire devant précéder la pensée, mais aussi entre liberté et contrainte à réaliser l’action de parole qui permet que des avatars de celle-ci, que l’on peut qualifier d’actes de paroles, peuvent être repérés en séance. Ils constituent une séméiologie des actes de parole qui embrasse les actes manqués, les rituels de paroles, les passages à l’acte verbaux à valeur de protestation narcissique, les sursauts et actes verbaux précipités à valeur anti-traumatique, les actes de paroles auto-calmants, mais aussi tous les styles associatifs, depuis les « bavardages », les narrativités-fleuve, les descriptions méticuleuses, les démonstrations et justifications rationnalisantes, les interminables explorations biographiques, les interpellations anti-régressives, les déclamations hallucinatoires, les « parler tout seul » où le sujet est contraint de s’auto-adresser une parole qui s’impose à lui, etc. Tous ces styles agis sont en rupture avec le classique et prototypique « coq-à-l’âne », typique de la parole d’incidence en libre association.
Tout ceci se révèle d’autant plus en séance lorsque la pensée régresse et abandonne sa part de processus secondaire, et que se manifestent les revendications des souhaits inconscients, celles qui nous attirent régulièrement dans le sommeil. Cette nécessité pour la pensée verbale de régresser, déjà de jour, mais plus particulièrement de nuit, est utilisée par la psychanalyse et prescrite par la règle fondamentale de façon paradoxale. L’acte psychique de régression langagière est ainsi rendu obligatoire afin de révéler un manque à dire au sein d’un protocole ne laissant aucune autre issue que l’acte d’énonciation langagière, celle-ci offrant la métaphore d’une parole étendue à l’infini et hors du temps, favorable à l’intemporalisation du temps traumatique de l’instantanéité. Cette régression de séance à la parole d’incidence s’accompagne d’un acte moteur impliqué dans l’énonciation, ce qui n’est pas le cas de la régression du rêve.
Les actes engagent la motricité, et donc l’investissement de la musculature et de l’appareil locomoteur, et éventuellement par ce dernier, celui de la réalité matérielle extracorporelle.
La psychanalyse s’intéresse tout particulièrement à l’articulation du registre agi au registre pensé, à la part d’action qui fait suite ou accompagne la pensée, et à la part d’acte qui rend possible la pensée ou la remplace. Notre attention est donc attirée sur l’implication de la parole en tant qu’elle est une action et aussi un acte, dans l’obtention de l’effet thérapeutique de la méthode psychanalytique, donc sur les fonctions de la parole en analyse.
Le classique coup d’œil à la montre, donne lieu si la question est posée, à une hébétude en défaut d’explication, ou bien à une rationalisation déconcertante digne de celle bien connue de l’ouverture, dans l’après-coup d’une séance d’hypnose, d’un parapluie en plein belle journée ensoleillée : on ne sait jamais, il pourrait pleuvoir. Ces gestes dévoilent tout leur mystère quand ils ont lieu au cours des séances d’analyse. Je les ai observés tout aussi injustifiés apparemment lors de l’arrêt inopiné d’un train.
Dès 1900, Freud relie les qualités de l’action à l’activité psychique régressive, celle qui a lieu sur la voie régrédiente. C’est cette dernière qui fera que l’action qui surviendra dans un second temps, sera tout à la fois déterminée et en partie libre de détermination ; c'est-à-dire déterminée par la qualité du travail régrédient. L’action est alors d’après-coup ; et c’est cette qualité qui fera qu’elle, à la différence de l’acte, ne sera pas totalement prise dans une surdétermination historique et conjoncturelle et pourra posséder cette part de liberté, de libre arbitre, dont la référence idéale habite tout projet de vie humaine quand cette dernière n’est pas aliénée aux seuls destins de son histoire.
« Au commencement était l’acte » trouve en séance toute sa valeur. Cette formule de Freud qui clôt Totem et tabou, est inspiré du Faust de Goethe. Elle évoque l’hésitation de Faust quant à la traduction à donner au verset de l’Evangile selon Jean 2. Faust égrène les possibilités3 : au commencement était…. le verbe, l’esprit, la force, l’action : « Au commencement était l’action », finit-il par reconnaître après avoir renoncé au christique « Au commencement était le Verbe » dont la traduction contemporaine est « Au principe était la parole » (Jean 1,1), donc l’action de parler.
Vous percevez que je n’ai quitté ni ma pratique quotidienne, ni mes patients, ni les séances. Ils sont toujours en latence, selon mon souhait de parler de tous mais d’aucun plus particulièrement. Leur « sincérité totale » requise en séance va de pair avec ma « stricte discrétion » selon la règle fondamentale de la cure4.
Le contexte criminel du terme d’acte souligné d’office plus haut, quand il est impliqué dans la mentalisation nous invite à proposer une autre formule plus explicite : « Au commencement de la mentalisation était l’acte du meurtre fondateur ». Cet acte se décompose en fait en deux tendances, l’une en faveur de la mentalisation et l’autre venant à sa place. Celle favorable à la mentalisation s’accomplit en deux temps selon un procès psychique typique dénommé l’après-coup ; la notion de coup, laisse facilement deviner sa nature d’acte.
La tendance dite néfaste à la mentalisation, mais qui en fait se réalise à sa place plutôt que contre, est constituée d’un meurtre destructeur, une élimination des exigences internes à mentaliser, qui elles sont actives dans la demande d’analyse ; même si dans toute demande réside aussi une tendance à se « libérer » de ces contraintes à mentaliser.
Les actes fondateurs, ceux impliquées dans l’accomplissement des deux temps de l’après-coup, peuvent être schématiquement décrits selon deux actes. Dans un premier temps, l’acte psychique vise à arrêter ce que l’on nomme généralement du terme de décharge mais qui concerne surtout la tendance extinctive de ce qui pourrait advenir en tant que pulsion psychique et participer à constituer le réservoir libidinal et la vitalité du désir Il s’agit d’empêcher l’extinction à la source de ce qui pourrait devenir une motion pulsionnelle, en installant une retenue première, une première tension psychique qui devra dans un second temps trouver comme issue, un destin psychique. L’acte agie typique qui cherche à supprimer cette tension est l’automutilation, et ses équivalents, les accidents. Cet acte du premier temps répond alors à la tendance traumatique de l’extinction par la réalisation d’actes traumatiques. Par moment, il n’y a pas d’autres solutions que de répéter ces actes traumatiques à fonction anti-traumatique ; nous savons les croche-pieds et les accidents qui malheureusement ne sont pas que de parole.
Dans un second temps, un autre acte ayant valeur de « meurtre » fondateur produira les inscriptions psychiques, les contenus et frayages selon les multiples modalités qui s’offrent à la psyché. Ce second temps des symptômes, des pensées, éprouvés et des actions dissimulera le premier au point d’en perdre toute conscience.
L’articulation de ces deux temps, la temporalisation de l’activité psychique est particulièrement importante. L’acte agi révèle leur disjonction et un anachronisme de l’un des deux temps5. Nous rencontrons ici la valeur de réminiscence des actes, et la tentative qui les anime de restaurer le procès en deux temps de l’après-coup.
Se trouvent dès lors rapprochés, acte, pensée et meurtre ; et il s’agit bien d’étudier comment un meurtre qui peut être agi en crime, peut en suivant une autre logique, accéder au statut d’acte fondateur de la pensée et des inscriptions de celle-ci selon les diverses modalités du penser, verbal, visuel, pictural, affectif, sensuel.
Penser l’acte est une action qui réalise ce dont elle parle. Ici encore, l’allusion aux séances est à nouveau évidente. Par l’acte de parole, patient et analyste agissent l’état de leur mentalisation avec toutes les implications historiques qui y sont inscrites et qui s’y révèlent. La parole en séance est dominée par sa qualité de réminiscence, au-delà de tout contenu de remémoration. Elle est réminiscence de l’état des processus de pensée, des opérations psychiques, de leur histoire fondatrice et identificatoire avec ses hypothèques et ses réussites. C’est ce que l’analyste entend grâce à son écoute de la libre association, cette parole d’incidence en contact étroit avec l’inconscient, cet « agieren » ou acte de transfert des processus engagés dans la production de la pensée, transfert sur l’ensemble de la situation analytique, sur son protocole, sur l’analyste, sur le langage par le biais de l’acte de parole.
La méthode analytique, par sa règle fondamentale, soutient le fait que la parole transmet le rapport aux actes psychiques – à leur installation identificatoire et historique – qui sont impliquées dans la mentalisation. Cette parole prescrite renseigne sur l’état de la mentalisation, sur ses réussites et ses défaillances, mais elle a aussi pour but de la favoriser, de favoriser les multiples inscriptions selon les divers matériaux dont dispose les hommes, le verbe bien évidemment, désigné par ladite règle, mais aussi l’image, le son, les vols des oiseaux, les formes des nuages, les odeurs des fleurs, les frémissements des feuilles des arbres dans le vent, les bruits des animaux, et toutes les réalités saisies par les voies sensorielles, et également bien sûr les langages les plus élémentaires qui accompagnent tous les autres, l’affect et la sensualité, c’est à dire les langages des inscriptions et frayages corporels, ceux-ci n’étant assurés que par leur lien au verbe ; d’où la règle portant sur l’acte d’énonciation. Rappelons-nous que l’image du rêve nait d’une régression formelle aux images partant du verbe, de même que la régression sensuelle de l’érotisme se fait à partir des discours amoureux. La rupture d’avec le langage mute l’action en acte.
Parmi les conséquences immédiatement perceptibles au sein de la cure, nous reconnaissons aisément que la libre association et l’interprétation, toutes deux engagées dans le vaste procès de la mentalisation, agissent un tel meurtre fondateur de la pensée, tant sur sa voie régrédiente que sur celle progrédiente, tant chez l’analysant que chez l’analyste ; mais aussi que cette opération psychique doit faire l’objet d’une interprétation la révélant, la libérant, dès lors qu’elle est frappée d’interdiction, d’inhibition, et surtout lorsqu’elle se trouve hypothéquée par quelque discours parental, groupal, social, idéologique, lui déniant tout droit d’existence au nom de la confusion qui est faite entre acte et pensée, entre meurtre et destruction. Si la haine fait partie des contenus affectifs souvent pris en compte par les analystes, l’acte de meurtre dans sa double valence, négative (meurtre oedipien) et positive (fondatrice) est peu présent dans les interprétations.
S’il demeure important de pouvoir penser le meurtre en tant qu’acte cruel avec sa résonance sadique haineuse, il convient aussi de le penser en tant qu’opération engagée dans toutes les transformations, les mutations et les résolutions propres à la maturation.
Le fantasme ne suffit évidemment pas à la résolution œdipienne, à l’endeuillement très particulier que celle-ci réalise. Il en est l’expression après coup ; mais il peut servir d’évitement. L’acte psychique d’endeuillement propre à une telle résolution porte sur des personnes vivantes qui sont des supports identificatoires favorables à l’installation des processus de pensée. Il s’agit de s’endeuiller de vivants, en fait de renoncer au fait qu’ils remplissent certaines fonctions psychiques à notre place, qu’ils ont dues assumer temporairement. L’appropriation de ces fonctions se fait par ce couple d’actes en deux temps ayant valeur de meurtre fondateurs, une retenue à mettre en place dès lors que ces parents s’absentent ou sont défaillants, puis une intériorisation de leurs fonctions avec productions de destins psychiques. Ces supports de processualité que sont les parents doivent se proposer à leurs enfants en tant qu’objets désexualisés à leur égard, et en tant qu’objets sexuels les excluant. C’est ce que signifie le terme de parents, et ce qui leur confère leur autorité. Telle est la condition pour qu’ils deviennent aussi des « parents », c’est à dire des fonctions parentales, à l’intérieur de l’enfant ; c’est à dire des « morts » du point de vue pulsionnel, porteurs de l’exigence d’accomplir les actes de meurtre fondateur permettant le devenir. A la désexualisation propre à la fonction de parents, répond un meurtre fondateur d’identifications chez l’enfant. La dimension thérapeutique de la psychanalyse repose sur un tel transfert d’autorité favorable à l’établissement de ces actes psychiques.
L’opération meurtre est impliquée dans toutes les transformations pulsionnelles réalisées au sein de la psyché et dans leurs inscriptions en tant qu’investissements libidinaux. On la retrouve dans l’endeuillement propre à la résolution du complexe d’Œdipe, qui s’est longtemps formulée par l’expression de « liquidation » du transfert ; mais aussi dans la désexualisation d’une part de libido sexuelle en libido narcissique, donc fondatrice du narcissisme ; dans la notion de « domptage » des pulsions qui consiste à contrer leur tendance élémentaire extinctive, et leur retour à un état antérieur. Cette réduction de la régressivité extinctive des pulsions est réalisée grâce à une retenue et une inscription des motions libidinales en investissements psychiques et corporels. Lors de la création des investissements libidinaux, c’est cette régressivité extinctive qui est visée et qui exige un tel acte de meurtre.
Comme tous les termes de la métapsychologie, le terme de « meurtre » prend une valeur de concept en tant qu’opération et acte psychique, et de métaphore en tant que cette opération se reconnaît tout particulièrement dans des scènes de mise à mort, de crime. Il désigne l’acte psychique par excellence, mais aussi sa métaphorisation par des scènes qui ne se réfèrent pas seulement à la guerre et à la chasse, mais aussi au monde du sport et du spectacle. Le « jeu de balle » des Mayas avait pour finalité ritualisée la décapitation de quelque joueur ou équipe (voire même, selon certaines versions, de l’équipe gagnante) ; à la fin du match une des têtes, une fois enveloppée, délogeait la balle de son identité de substitut, et le « jeu de balle » redevenait un « jeu de tête », sinon un jeu de « boule » ; ce qui n’est pas sans évoquer les jeux de cirque des romains. Dans le monde du spectacle, certains d’entre eux outrepassent le domptage et le simple combat, au profit d’une mise à mort ritualisée de la « bête pulsionnelle » ; bien sûr en tête, la corrida. Il ne s’agit pas seulement de viser la pulsion, mais aussi la puissance de l’autorité, et de ce qui l’a précédé, le pouvoir par la force.
C’est cette implication au fondement de la mentalisation qui fait aussi parler d’ « art de la guerre » pour des jeux qui se déroulent sans faire couler de sang. L’expression « échec et mat » vient du persan où il signifie « le roi est mort », dérivé de « le roi est sans défense ».
Tout comme le jeu des enfants participe à l’instauration de son fonctionnement mental, cette transposition d’une opération psychique dénommée meurtre en des « jeux » et situations externes perceptibles mettant en scène des mises à mort, n’est pas seulement l’expression de scénarii internes cherchant des voies d’expression, mais bien plutôt un détour indispensable par une réalité perceptible externe, trouvée-créée, métaphoriquement liée à cette opération inconsciente élémentaire sur laquelle repose toute mentalisation. Cette transposition métaphorisante est tellement indispensable à la construction de l’opération meurtre intrapsychique, que les adultes, tout comme les enfants, s’inventent eux-mêmes leurs jeux de mise à mort, indispensables non plus seulement à l’instauration, mais à la validité et à la consolidation de cet acte. On se souvient du jeu de la bobine, ce jeu du faire disparaître-réapparaître du petit-fils de Freud, ayant pour but d’installer en lui les opérations sollicitées par la séparation, le départ de sa mère. Ce jeu si célèbre est accompagné d’un autre, se faire disparaître et réapparaître dans un miroir, traitant alors des ressentis de sa propre disparition. Ce goût prolongé chez les adultes pour de tels jeux prouve que cette opération de meurtre n’est jamais assurée, ni définitivement installée. Elle reste fragile et incertaine, d’où la nécessité de la répéter tant pour installer son efficience que sa consolidation tout au long de la vie. Il est par ailleurs possible de l’envisager à la base de l’endo-perception du temps, puisqu’elle scande la régénération libidinale et le jeu oscillatoire des investissements.
La concrétisation matérielle extra-psychique de cette opération par un crime, et par toutes sortes d’élimination, peut dès lors être conçue comme la traduction de l’achoppement et de l’inefficience de cette opération à l’intérieur du psychisme, et comme une ultime tentative de la construire ; la compulsion de répétition à détruire, tels les tueurs en série, signe l’inanité de cette tentative au profit de la puissance de l’élimination de tout devoir de mentalisation, qui s’impose à eux. L’impérieux besoin de détruire contre l’impératif de mentalisation.
Le meurtre fondateur ouvre la mentalisation en lieu et place de l’acte de crime avons-nous déjà souligné. Se dessinent deux types de meurtres, un destructeur tourné vers l’extérieur, un autre fondateur tourné vers l’intérieur. En fait, il ne s’agit pas de simplement opposer un acte tourné vers le monde extérieur, un crime, à un acte intrapsychique, le meurtre fondateur. C’est plus compliqué ! De célèbres œuvres, comme le tableau exposant le conflit meurtrier vécu par Abraham concernant son fils Isaac, au nom de Yahvé, pourraient nous induire sur cette piste ; celle où le meurtre favorable à la mentalisation est appréhendé comme le négatif du crime. C’est ce que montre très bien le tableau le plus célèbre à propos de cette scène, celui de Caravage. Il représente le crime en cours de réalisation, avec le bras en action et l’arme du crime ; et il figure en même temps un autre meurtre, fondateur, celui qui exige une retenue représentée par l’ange qui d’une main retient le bras d’Abraham et de l’autre désigne l’objet de déplacement du sacrifice, l’animal bélier.
La splendeur de cette scène, ainsi que le soulagement qui s’origine dans la retenue favorable au déplacement et à la substitution propres à la mentalisation, ne saurait nous faire oublier que le premier meurtre par lequel s’ouvre la psychanalyse, celui de la tragédie œdipienne, renvoie à une scène interne, le meurtre d’un parent œdipien, acte ayant bel et bien lieu au sein du psychisme, et visant la fonction parentale.
Les deux meurtres dont nous voulons parler, destructeurs et fondateurs, se déroulent donc tous deux à l’intérieur du psychisme. Ce sont des actes psychiques. Ils sont certes à l’origine de mises en scène, de dramatisations, de scénarii, de fantasmes qui ont tous comme particularité de relever de la voie fondatrice et de s’opposer aux attractions négatives. Comme déjà souligné, la représentation du meurtre est un acte mental qui le sépare radicalement de sa réalisation, tout en rappelant néanmoins sa tentation.
Il ne s’agit donc pas d’un acte qui serait d’abord tourné vers l’extérieur et qu’il conviendrait d’intérioriser, ni d’une externalisation d’un monde interne déjà élaboré cherchant à s’exprimer, mais d’un détour par l’extérieur indispensable à l’instauration et l’efficience interne des opérations engagées dans les processus producteurs de la pensée.
Ajoutons enfin pour complexifier, que ces actes fondateurs s’accompagnent d’une culpabilité inconsciente qui tend à renverser leur qualité fondatrice en destructivité. Heureusement l’homme possède un moyen d’éponger cette culpabilité, c’est d’accepter de suivre régulièrement la voie des activités psychique régressives de la passivité, celle du sommeil en premier lieu, et de réduire ainsi son travail de mentalisation à des formes régressives qui à leur tour, s’accompagneront d’une honte inconsciente qui poussera le dormeur à s’éveiller et à réinvestir les activités diurnes.
Nous avons souligné que cette méthode des oscillations et du détour par l’extérieur est celle suivie par les enfants pour grandir avec leurs jeux, c’est celle aussi de l’élaboration de la métapsychologie et des sciences ; c’est celle enfin de la psychanalyse dans sa tentative de reprendre et améliorer ce qui de nos psychés n’a pu accéder à un aboutissement apte à nous permettre de profiter du fait d’être vivant.
Références
- Chervet B. (2015), Le meurtre fondateur : l’acte psychique par excellence. Monographies et débats de psychanalyse, PUF.
- Prologue de l’évangile selon Jean, 1° Verset : Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.
- Goethe JW. (1808), Faust 1, traduction Gérard de Nerval, Bibliothèque de la Pléiade, Nrf, Gallimard. « Il est écrit : Au commencement était le verbe ! Ici je m’arrête déjà ! Qui me soutiendra plus loin ? Il m’est impossible d’estimer assez ce mot, le verbe ! il faut que je le traduise autrement, si l’esprit daigne m’éclairer. Il est écrit : Au commencement était l’esprit ! Réfléchissons bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte pas trop ! Est-ce bien l’esprit qui crée et conserve tout ? Il devrait y avoir : Au commencement était la force ! Cependant, tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens. L’esprit m’éclaire enfin ! L’inspiration descend sur moi, et j’écris tout simplement : Au commencement était l’action ! ».
- Freud, S. (1940a [1938]) Abrégé de psychanalyse. In Œuvres complètes XX : 1937-1939 (p. 225-305). Paris : Puf, 2010 : « Sincérité totale contre stricte discrétion », p. 267.
- Chervet B. (2002), L'acte : un investissement moteur anachronique, Revue française de psychanalyse, Vol 66, n° 5, pp. 1591-1602.