La problématique de la psychose est au centre de la théorisation de J. Lacan, depuis sa thèse en 1932 intitulée La psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité jusqu’à ses Écrits de 1966 dans lesquels se trouve D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, texte issu de son séminaire de 1955 à 1956 Les psychoses : « Cette année commence la question des psychoses ».
Dès les années 30, il s’appuie sur la théorie freudienne dont il reconnaît la démarche scientifique. Lacan prône le «retour » à Freud, la lecture attentive des textes freudiens, alors que ceux-ci étaient pour beaucoup non encore traduits en français et donc inaccessibles au psychanalyste non germaniste… La traduction des œuvres complètes de Freud reste un mystère français aux enjeux complexes et il fallut plus de trente ans (1984-2015) pour accéder enfin à cette traduction des œuvres complètes qui fit polémique en raison d’un parti pris de germanité freudienne assumée. Lacan en profita pour révéler, en porte-parole « habilité » les logiques implicites de la découverte de l’inconscient, dans une épistémologie critique et articulée. Or insidieusement la personnalité singulière de J. Lacan, entre surréalisme et subversion, va infiltrer toute la pensée freudienne et la détourner. Il opèrera même une transformation progressive et radicale des concepts freudiens ; il passera de la logique des topiques freudiennes à une topologie lacanienne en revendiquant une rigueur conceptuelle à l’idéal mathématique. « Voilà : mes trois ne sont pas les siens, mes trois sont le réel, le symbolique et l’imaginaire. J’en viens à le situer d’une topologie, celle du nœud, dit borroméen » (Caracas, in L’Ane, n°1, 1981).
Une hypothèse pourrait-elle permettre de comprendre en partie ces écarts conceptuels entre Freud et Lacan, en dehors d’une démarcation narcissique affirmée et assumée ? Si la théorie de Freud s’est organisée autour de l’énigme de l’hystérie et de la relation avec Dora, la théorisation de Lacan s’originerait de la relation singulière avec Aimée à Sainte-Anne autour de l’énigme de la paranoïa. Sa thèse de 1932 est en effet centrée autour du cas d’Aimée, dans une approche alors psychiatrique d’un jeune brillant aliéniste de St Anne, histoire clinique qu’il qualifie de prototype de la paranoïa d’autopunition. Elle se veut néanmoins pour l’époque une défense et illustration de la découverte freudienne de l’inconscient qui commence à se diffuser en France dans les milieux intellectuels, artistiques et médicaux, dont le surréalisme, milieu qu’il fréquente tout en poursuivant une carrière de psychiatre aliéniste (1926-1953). Il s’inscrit dans la continuité des psychanalystes confrontés à la folie, la psychose, et cités dans sa thèse, tels Abraham K., Alexander, Bjerre, Ruth Mac Brunschwick. Dans ces conclusions, il en vient même à annoncer et affirmer : « le problème thérapeutique des psychoses nous semble rendre plus nécessaire une psychanalyse du Moi qu’une psychanalyse de l’inconscient." » (p. 280).
Ses réflexions sur le stade du miroir (1936-1949), présentées au congrès de Marienbad, inspirées des travaux d’ H. Wallon restent essentielles à la compréhension des psychoses, Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je. La construction du sujet passe par la constitution de l’image du corps propre, d’une identification première, un « nœud imaginaire », au fondement du narcissisme. « C’est une fonction de l’imago qui établit une relation de l’organisme à sa réalité ou de l’Innerwelt à l’Umwelt. » (1966, p. 14). Autres travaux anciens en lien avec la psychose, sont ceux sur l’agressivité, rapport présenté au congrès de 1948 : Lacan, influencé par la théorie de M. Klein, reconnaît dans l’agressivité « une tension corrélative de la structure narcissique » (1966, p.113) : Lacan condense toutes les imagos archaïques dans une même structure, celle du fantasme du corps morcelé. Ultérieurement, les relations de pouvoir et d’emprise narcissique seront développées dans la métaphore hégélienne du maitre et de l’esclave. (1966, p. 170), où domine une rivalité fondamentale, une lutte à mort, « ou moi ou l’autre » en raison de l’aliénation première à l’Autre, base de ce qu’il définit de la connaissance dite paranoïaque.
C’est dans les années 1955-1956, dans son fameux séminaire, à Sainte-Anne, véritable laboratoire de sa pensée, son séminaire sur les psychoses, que vont progressivement s’élaborer ses constructions à partir de ses hypothèses du signifiant et du signifié, et des ordres du symbolique, de l’imaginaire et du réel. Pour Lacan, l’existence du sujet est conditionnée par son accession à l’ordre symbolique, une « Bejahung » primordiale, une affirmation d’une perception originelle correspondant au jugement d’attribution. Cette Bejahung peut faire défaut dans un au-delà du refoulé sous l’effet d’un phénomène d’exclusion, die Verwerfung, désignant un mécanisme de défense primitif, antérieur à la Verneinung, à la dénégation, correspondant au jugement d’existence. Ce qui est refusé, dans l’ordre symbolique, reparaît dans le réel. Il l’illustre en reprenant l’histoire de l’Homme aux loups, l’une des cinq psychanalyses de Freud.
Sergueï, à cinq ans, jouait auprès de sa bonne : « Je remarquai soudain avec une inexprimable terreur que je m’étais coupé le petit doigt de tel sorte que le doigt ne tenait que par la peau, je n’éprouvais aucune douleur mais une grande peur… Je n’osais pas dire quoi que ce fut à ma bonne… Je m’effondrai… je me calmai enfin, je regardai mon doigt et voilà qu’il n’avait jamais subi la moindre blessure. » (Freud 1918b-1914, p. 390). C’est dans ce contexte que Freud illustre ce mécanisme de défense, l’exclusion de quelque chose déniée, ici la castration. Le retour du refoulé singulier dont le sujet ne veut rien savoir, même au sens de refoulé, surgit dans le réel et dans l’hallucinatoire, ici hallucination négative. Freud nous propose une analyse du complexe de castration chez l’homme aux loups : « nous savons déjà quelle attitude notre patient avait adopté en face du problème de la castration. Il la rejeta (verwerfen) et s’en tînt à la théorie du commerce par l’anus. Quand je dis il la rejeta, le sens immédiat de cette expression est qu’il n’en voulut rien savoir au sens de refoulement. Aucun jugement n’était porté par-là sur la question de l’existence de la castration, mais les choses se passaient comme si elle n’existait pas » (p. 389). L’homme aux loups, dans son conflit face à la problématique de la castration, oscillait entre un conflit névrotique autour du refoulement avec deux courants, l’un avec l’affect d’abomination de la castration, et l’autre de consolation, d’acceptation de la féminité à titre de substitut, et un autre conflit, psychotique, mettant en jeu la réalité.
Si Freud présentait là un mécanisme de défense archaïque propre aux psychoses, un autre « refoulement », Lacan va progressivement développer à partir de verwerfen, un substantif, die Verwerfung, qu’il traduit par forclusion et qui deviendra un des éléments fondamentaux à la prédisposition à la psychose, concept clé de sa théorie. Lacan s’appuyant sur le philosophe Hyppolite, définit le mécanisme de la forclusion comme défaillance de la symbolisation primaire. La Bejahung, symbolisation primaire, nécessite deux opérations complémentaires, une introduction dans le sujet et une expulsion hors du sujet, ce qui correspond à la projection de Freud – et ce qui a été aboli à l’intérieur du sujet, revient de l’extérieur. Pour Lacan, le réel est le domaine qui subsiste hors de la symbolisation.
Lacan reprend sa théorie de l’hallucination verbale avec son schéma L de la dialectique intersubjective dans laquelle la condition du sujet, N ou P (névrose ou psychose) dépend de ce qui se déroule en l’Autre, A. Ce qui s’y déroule est articulé comme un discours ; l’Ics étant le discours de l’Autre, le sujet reçoit le discours de l’Autre sous une forme inversée. Dans la communication délirante ce message vient d’un autre qui n’est pas le lieu de l’Autre et dans un au-delà du sujet lui-même, dans un au-delà imaginaire : l’ hallucination auditive « truie », dans l’exemple donné par Lacan, la propre parole de la patiente est dans l’autre semblable, l’amant de la voisine (1955-56, p. 63). Lacan précise que le sujet psychotique « est complètement identifié avec son moi, avec lequel il parle, mais c’est lui qui parle de lui, le sujet, le S, dans les deux sens équivoques de S et Es (le ça) » (1955-56, p. 22).
Pour approfondir la compréhension des psychoses, Lacan va choisir, à l’instar de Freud, un document, le livre d’un aliéné, Les mémoires d’un névropathe du président Schreber, parus en 1903, étudiées par Freud en 1910 (1911c), l’une de ses cinq psychanalyses, hors séance..., texte à deux voix, ouvert sur l’inconscient, à fleur de page. Lacan, pour son argumentation théorique associe le « génie » de Schreber, dans son délire et sa langue fondamentale, et le « génie » de Freud dans sa théorie de l’inconscient et il utilise une remarque clinique de Freud qu’il exprime ainsi : « dans la psychose, l’inconscient est en surface, est conscient. » (1955-56, p. 20). Le texte même révèlerait donc une vérité non cachée mais exposée, explicitée, théorisée… à deux voix, et hors séance. « Traduisant Freud, nous disons que l’inconscient, c’est un langage, qui à fleur de terre, reste exclu du sujet ».
À partir de ces considérations, Lacan formule sa proposition scandaleuse : « l’inconscient est structuré comme un langage » et il affirme ainsi la fonction primordiale de la parole. De la possible connexion de l’Ics aux représentations de mots et de la traduction en mots de ce qui est refoulé, Lacan en conclut que s’il y a traduction possible, c’est que l’Ics est structuré comme un langage et le délire en témoigne. Lacan opère une liaison logique entre le penser et le perceptif alors que Freud insiste sur un écart irréductible. Freud (1915e, p. 234-242) précise que dans la schizophrénie le délire est une tentative de rétablissement, de guérison après le chaos, après le désinvestissement pulsionnel de la représentation de l’objet, par un surinvestissement des représentations de mots, faute de pouvoir réinvestir l’objet perdu, dans l’Ics, la représentation de chose. Pour Freud seule la représentation de chose est strictement inconsciente. Dans son délire le sujet est condamné à se contenter du mot à la place de la chose. Peut-être que la conception de l’Ics selon Lacan serait plus du côté du préconscient freudien, domaine des représentations de mot, représentations frontières.
Lacan reste fasciné par le fonctionnement paranoïaque depuis le cas Aimée de sa thèse et ses formulations sont traversées par les travaux linguistiques et structuralistes : « Le fondement même de la structure paranoïaque est que le sujet a compris quelque chose qu’il formule, à savoir quelque chose a pris forme de parole qui lui parle, structure de cet être qui parle au sujet » (1955-56, p. 51). « Le sujet psychotique ignore la langue qu’il parle » (Idem, p. 20). Lacan reprend et développe la célèbre dialectique du discours paranoïaque, mise en forme par Freud (1910-1911c) à partir de l’énoncé « Moi (un homme), je l’aime (lui un homme) ». Le délire apparaît à l’issue de tous les possibles de négation grammaticale du sujet, du verbe et du complément, jusqu’à aboutir à un « je ne l’aime pas ! – je le hais – parce qu’il me persécute » (Freud 1911c, p. 285). À ce moment l’amour dénié est transformé en son contraire, en haine, est projeté sur l’autre. Lacan poursuivra cette méthode de Freud à partir du discours du sujet pour approfondir les mécanismes constituant de la psychose. Qu’est-ce que le phénomène psychotique s’interroge encore Lacan ? « C’est l’émergence dans la réalité, d’une signification énorme, qui n’a l’air de rien… qui n’est jamais entrée dans le système de symbolisation ». Ce qui s’exprime ainsi chez Schreber (1903) : « Ce serait une belle chose qu’être une femme subissant l’accouplement », problématique en lien avec la bisexualité psychique et la non intégration de la fonction féminine.
Lacan, à partir des investissements libidinaux et des affects de l’Œdipe, et plus particulièrement de la relation homosexuelle dont le problème a été repéré par Freud dans les psychoses, en particulier dans la paranoïa (1910-1911c) décentre cette problématique dans ce qu’il nomme « la capture par l’imago homosexuelle », capture passivante, capture imaginaire, qui confronte aux risques de la castration. Lacan réinterroge cette causalité, cette cohérence qui conduit à une extrapolation abusive des choses de l’imaginaire dans le réel. Si la relation du désir se conçoit au premier abord essentiellement imaginaire, à entendre du côté des signifiés, Lacan lui oppose le signifiant avec ses lois propres, trop négligé selon lui par les analystes et qu’il va catégoriser sur le mode structuraliste : jour/nuit, homme/femme, paix/guerre. Lacan à partir de sa distinction signifiant/signifié formule une hypothèse pour spécifier la différence des névroses et des psychoses : dans la névrose le conflit mettrait plus en jeu les signifiés, dans la psychose la problématique se joue dans l’existence de la structure du signifiant et des signifiants de base, c’est-à-dire des signifiants primordiaux (1955-56, p. 225).
La question posée par Lacan est celle du manque essentiel d’un signifiant, un défaut inscrit dans l’histoire du sujet, qui existe depuis toujours : ce défaut est désigné par Verwerfung qu’il théorise ultérieurement sous le terme de forclusion. Ce défaut met radicalement en cause l’ensemble du signifiant (1955-56, p. 361). Pour Lacan c’est la clé fondamentale de l’entrée dans la psychose. Ce signifiant qu’il développera plus tard est le signifiant Père, tour à tour être père (p. 330), phallus, le Nom de père ( p. 344). Le destin tragique dans l’histoire du sujet au devenir psychotique sera d’être dans « l’impossibilité d’assumer la réalisation du signifiant père au niveau symbolique en raison d’un certain manque dans la fonction formatrice du père » (p.230). Le sujet reste confronté à l’image de quoi se réduit la fonction paternelle, sans dialectique triangulaire, dans un modèle, aliénation spéculaire, capture spéculaire, sans affrontement ni exclusion réciproque qui pourrait permettre au sujet d’exister. La relation imaginaire s’instaure seule, sans possibilité de fonder l’image de soi. L’aliénation est ici radicale, non liée à un signifié néantisant, mais un anéantissement du signifiant.
Lacan précise le moment crucial de toute entrée dans la psychose, le moment où, de l’autre, vient l’appel d’un signifiant essentiel qui ne peut être reçu et « il se rapporte au court-circuit de la relation affective, qui fait de l’autre un être de pur désir, lequel ne peut être dès lors, dans le registre de l’imaginaire humain, qu’un être de pure interdestruction…, ceci lorsque se trouve cour-circuité la relation triangulaire œdipienne » (1955-56 p. 344). Dans la psychose, la relation amoureuse à l’Autre, relation extatique, mystique, l’abolit comme sujet « mais cette amour est aussi un amour mort » (idem p. 287).
« Pourquoi ces jeux de signifiant finissent-ils dans la psychose par occuper le sujet tout entier ? », s’interroge-t-il. En suivant Freud, Lacan constate que les délirants, les psychotiques aiment leur délire comme ils s’aiment eux-mêmes, dimension narcissique dans l’investissement des représentations de mot dissociées des représentations de chose. À partir de cette dissociation, Lacan formule une autre hypothèse au sujet de la psychose avec la notion de « points de capiton » considérés comme des points d’attache entre signifiant et signifié, opération par laquelle je cite «le signifiant arrête le glissement autrement indéfini de la signification » (1966, p. 805) par effet rétroactif, en après-coup. Si ces points de capiton ne sont pas établis ou s’ils lâchent, se déclenche le processus psychotique, car ils sont indispensables au processus de subjectivation, la « personnaison » (1966, p. 1304)
Dans son écrit de 1966, prolongement du séminaire de 57-58, il développe et précise cette conception de la psychose sous le titre D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. Son argumentation s’appuie sur la transformation et complexification de son schéma R en I, formalisations qui lui permettent de cerner le procès psychotique et les lignes d’efficience de l’état terminal de la psychose. Dans le schéma L, « La condition du sujet S (névrose ou psychose) dépend de ce qui se déroule en l’Autre ». La question que se poserait le sujet psychotique ne serait pas seulement « suis-je un homme » en relation avec la question de l’homosexualité, mais « que suis-je là ? ». L’enjeu pour le psychanalyste serait alors : « Existe-t-il un jeu de signifiants dans l’inconscient du sujet psychotique et comment le comprendre ? ».
Ces interrogations portent aussi sur la complexité de la triangulation œdipienne et de ses avatars dès la relation duelle primaire. À partir du couple imaginaire mère-enfant, au stade du miroir. Si le corps de la mère est perçu comme rassurant en mettant fin à l’angoisse du corps morcelé, cette relation de la mère et de l’enfant est aussi source de dangers : l’enfant devient pour elle le support de ses fantasmes, il est vécu comme partie vivante de son corps ; l’enfant lui aussi aspire à cette fusion imaginaire avec le corps maternel. Mais le couple mère-enfant est subordonné au troisième terme du triangle imaginaire qui est le père en tant que détenteur du Phallus, c’est-à-dire de la Loi, que Lacan désigne comme le signifiant fondamental de l’inconscient. C’est le père qui va interdire la fusion du couple imaginaire, il le nomme le Nom-du-Père dans sa double désignation, le nom comme symbole et le Non, interdiction, figure de la loi. Dans la dialectique du désir, l’enfant s’identifie d’abord à l’objet du désir de la mère : le Phallus du père. Pour la satisfaire, il suffirait d’être le Phallus ; ensuite il s’identifiera à celui qui le porte. Cette fonction imaginaire du phallus, pivot du procès symbolique, parachève dans les deux sexes, la mise en question du désir par le complexe de castration. La métaphore du Nom-du-Père permet à l’enfant d’advenir comme sujet en accédant au symbolique et à la pratique de la langue maternelle, elle institue une structure de division psychique, la Spaltung, irréversible chez le sujet. Pour Lacan le sujet serait divisé par l’ordre même du langage.
La condition d’apparition de la psychose serait selon Lacan, l’absence de ce signifiant fondamental dans l’inconscient : le père comme porteur de la Loi, le Nom-du-Père, non pas absence du père réel mais carence du signifiant lui-même. Métaphore du Nom-du-Père, soit la métaphore qui substitue ce nom à la place premièrement symbolisée par l’absence de la mère. « Ce sur quoi nous voulons insister, ce n’est pas uniquement de la façon dont la mère s’accommode de la personne du père, qu’il conviendrait de s’occuper, mais du cas qu’elle fait de sa parole, disons le mot de son autorité, autrement dit la place qu’elle réserve dans la promotion de la Loi ». (1966, p. 579).
Tout le désir de Schreber semble s’organiser autour de la carence de ce signifiant, de sa forclusion, et de l’échec de la métaphore phallique. « Pour que la psychose se déclenche, il faut que le Nom-du-Père, verworfen, forclos, c’est-à-dire jamais venu à la place de l’Autre, y soit appelé en opposition symbolique au sujet. C’est le défaut du Nom-du-Père à cette place qui, par le trou qu’il ouvre dans le signifié, amorce la cascade des remaniements des signifiants d’où procède le désastre croissant de l’imaginaire, jusqu’à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilise dans la métaphore délirante. De ce trou, cette béance dans l’économie psychique découle une catastrophe psychique, un dommage, un meurtre d’âme, le sujet serait ramené à la béance mortifère du stade du miroir : « le sujet est mort » : désordre provoqué au point le plus intime du sentiment de la vie. De par cette dissolution du trépied symbolique, Schreber, faute de pouvoir être le phallus qui manque à Dieu, c’est pour devoir être le phallus qu’il sera voué à être femme. Objet d’horreur cela sera accepté par Schreber comme compromis nécessaire. « Faute de pouvoir être le Phallus qui manque à la mère, il lui reste d’être la femme qui manque aux hommes ». Le paranoïaque s’efforcerait de symboliser l’imaginaire et le schizophrène s’efforcerait d’imaginariser le symbolique.
Il reprend à la fin de sa vie, la question de la folie avec une étude de l’œuvre de James Joyce dont l’Ulysse (« Joyce est-il fou ?», p. 77) dans son séminaire de 1975-76, le Synthome, où il bouleverse et déconstruit à nouveau ses constructions théoriques ( RSI) avec la prévalence du Réel, une réalité propre à la folie dans la singularité du nouage des nœuds borroméens. Le Synthome est le « quatrième terme en temps qu’il complète le nœud de l’imaginaire, du symbolique et du réel » (p. 38). Et Lacan de s’interroger à propos du cas James Joyce : « Comment un art peut-il viser de façon divinatoire à substantialiser le sinthome dans sa consistance mais aussi bien dans son ex-istence et dans son trou » (p. 38). Joyce, sujet hors Père, peut accéder à une « rédemption par l’écriture » dans une articulation de la folie et de l’acte créateur, une langue fondamentale qui fait symptôme, Sinthome, avec ses déclinaisons lacaniennes. Lacan ne s’identifierait il pas là, à travers le miroir, à Joyce ?
Ce partial « retour » à des textes de Lacan, dans l’espoir d’une possible reprise en après coup aujourd’hui, autour de la question de la psychose a tenté de montrer le chercheur passionné et passionnel qu’il fut en but à l’énigme freudienne de l’inconscient et au défi du champ de la psychose qui pose radicalement la question du sujet, de sa division radicale, de sa fêlure. Il nous invita à la lecture attentive et critique des textes de Freud, démarche qui spécifie encore aujourd’hui la psychanalyse « à la française », la découverte de la complexité de la pensée freudienne alors que pour d’autres, « postmoderne », la psychanalyse freudienne serait devenue un passé dépassé voir forclos… De cette lecture spécifique on doit à Lacan, par exemple la mise en valeur du nachträglich, l’après-coup si important dans la dynamique de la cure. Il ne cessa de multiplier les axes d’approche au-delà du réducteur signifiant primordial manquant, forclos et retenu par la postérité, le Nom du Père, figure emblématique de sa théorie pour tenter de capter presque avec désespoir un « réel », un trou insaisissable qui se dérobait même à lui, Lacan, en personne.
Mais le Penseur, le Maître a souvent pris le devant de la scène de ses séminaires où l’on se pressait comme au spectacle ou à la messe. Son œuvre et ses écrits demeurent témoin d’une époque brillante et conflictuelle. Sa pensée énigmatique et provocante est portée surtout par une mise en scène de l’art du discours se jouant du langage, porte-parole de l’inconscient à fleur de mot, véritable jouissance subversive du dire et de l’écrire. Lacan semble s’être approprié avec toute son intelligence Freud, en seul véritable interprète de son œuvre mais in fine pour assoir l’originalité de sa théorie au risque du meurtre paradoxal de la chose freudienne, schize, source de bien des malentendus, des confusions qui infiltrèrent la pensée psychanalytique jusqu’à ne plus parler une même langue au pays de Descartes et de Pascal… Comme si la théorie et son langage devait se structurer comme l’Ics pour être audible…, dans un étrange renversement : non plus un « Wo Es war, soll Ich werden » freudien mais un « Wo Ich war, soll Es werden » lacanien…
La publication de ses séminaires en après coup en est une précieuse illustration…, sous le contrôle éditorial vigilant de son gendre Jacques-Alain Miller. Ses séminaires ont interpellé le monde des intellectuels jusqu’à la fascination. Ses pensées y ont pris racine dans une période de règne des discours idéologiques. Si ces pensées ont stimulé la réflexion de plus d’un chercheur elles ont aussi engendré des « penseurs » et des suiveurs, voir des imposteurs…et des orphelins. Enfin Lacan semblait entraîné par une surenchère théorique insatiable, vitale pour lui, voir tragique, qui en dérouta et en détourna plus d’un et non des moindre comme s’ils venaient à se réveiller, à se déprendre d’un état hypnotique, voire d’une folie à deux. Travaillé au corps par la question du sujet, sujet divisé, et l’énigme de l’inconscient, grand Autre, structuré comme un langage, il nourrit l’espoir et le désespoir d’une langue abstraite mathématique, mathème. Sa dialectique se trouvait confrontée aux confins de l’inconnu et pire du non savoir. Son art surréaliste, à la Dali, du langage et de la langue dont il était devenu maître, au risque d’en devenir esclave, pourrait traduire un désarroi, un refus de l’inconnaissable, au risque peut être d’une psychose de la théorie, proche d’une folie raisonnante. Parfois à sa lecture et en sa compagnie, nous ressentons, dans un étrange malaise, un sournois et ambivalent vécu d’incompréhension, d’ignorance jusqu’à un désarroi tel un « suis-je si bête ? », jusqu’à nous y perdre, pris dans les filets et les rets de cette pensée, ou à l’opposé, une illumination triomphante « salvatrice » d’un « j’ai tout compris. Enfin là est la Vérité ».
La pensée subversive de Lacan J. a fécondé la psychanalyse française durant presque un demi-siècle dans un rapport dialectique et conflictuel. Elle est mise en question et en crise permanente de toute institutionnalisation de la psychanalyse. Lacan fit pourtant École autour de sa personne au-delà même des frontières et engendra bien des scissions au sein même de sa propre école jusqu’à son ultime passage à l’acte de dissolution par une lettre du 5 janvier 1980 avec l’espoir d’une ultime refondation : « Que l’écrit d’une candidature les fasse aussitôt connaître de moi. Dans les dix jours, pour couper court à la débilité ambiante, je publierai les adhésions premières que j’aurai agréées, comme engagement de critique assidue de ce qu’en matière de “déviations et compromissions” I’EFP a nourri »…
Sa personne s’est heurtée aux énigmes de la folie et de la folie institutionnelle. Elle ne laissait que peu de places à d’autres chercheurs vue l’hégémonie de son discours. Elle les contraignit paradoxalement à une rigueur épistémologique dont bénéficia plus d’un psychanalyste non rallié à sa cause tels Didier Anzieu, André Green, Jean Laplanche… Les psychanalystes de la SPP, pour la compréhension de la psychose se tournèrent davantage vers les travaux anglo-saxons tels ceux de M. Klein, W. Bion, H. Segal, H. Rosenfeld, D. Meltzer, H. Searles. Lacan transmit néanmoins à certains des siens un engagement militant dans la psychothérapie des psychoses ainsi F. Dolto, M. Mannoni, et encore J. Oury et F. Guattari dans la perspective d’une psychothérapie institutionnelle. Enfin concernant ses proches et disciples, une femme psychanalyste, si elle partagea cette passion de la psychose, parvint à se désaliéner de Lacan, à construire sa propre réflexion et à faire œuvre dans la compréhension du fait psychotique : Piera Aulagnier. Elle rompit avec Lacan en 1967 et créa le Quatrième Groupe en 1969 avec J.-P. Valabrega et F. Perrier. Elle approfondit dans une théorisation originale cette question de la psychose, de l’aliénation, de la violence de l’interprétation et de l’espace où le Je peut advenir (1975).
Enfin je ne peux résister au plaisir de faire une « scansion » de fin... de texte pour illustrer le style baroque du personnage Lacan qui, en ouverture de ses Écrits de 1966, professait « Le style est l’homme même » : « N’étant pas Freud, (Roi ne suis) ni Dieu merci ! Homme de lettres (prince ne daigne). » Ainsi s’exprimait J. Lacan en 1968 (Scilicet).
Bibliographie
Aulagnier P. La violence de l’interprétation. PUF. 1975
Cabrol G. (2006) Une théorie de la psychose ? in Duparc F.(sous la direction de) Jacques Lacan, une œuvre au fil du miroir, In Press, 2010.
Diatkine G. Jacques Lacan in Psychanalystes d’aujourd’hui, PUF, 2004.
Freud S. (1918b-1914) À partir de l’histoire d’une névrose infantile in Cinq psychanalyses, PUF, 1966 OCF, 1988.
Freud S. (1911 e-1910) Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa.
Freud S. (1915e). L’inconscient OCF, XIII.
Joyce J. (1922-29) Ulysse. Folio, Gallimard, 2006.
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Lacan J. (1955-56) Le séminaire livre III. Les psychoses. Seuil, 1981.
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Lacan J. (1975-76). Le séminaire XXIII. Le sinthome. Seuil,2005.
Schreber D. P. (1903) . Mémoires d’un névropathe, Point, Seuil, 1975.
Résumé
Que peut nous apporter aujourd’hui la relecture des travaux de Lacan sur la psychose et en quoi ces concepts peuvent-ils encore être heuristiques ? Sa pensée subversive et omnipotente a influencé le monde intellectuel et psychanalytique au-delà des frontières étendant le clivage du moi et la forclusion dans le champ social jusqu’à la schize avec des effets transgénérationnels. Néanmoins son génie a stimulé la créativité et l’épistémologie de la psychanalyse et un authentique et paradoxal retour à Freud et non à Lacan. Le radicalisme de son discours ne serait-il pas métaphorique de la désespérance de la psychose quand par sauvegarde elle parvient à s’arrimer, se capitonner dans le langage tel Joyce que Lacan prendra pour ultime héros ?