Toute réflexion sur la pratique psychanalytique est conditionnée par la place inaugurale occupée par la règle fondamentale, par ce qui la détermine ainsi que par ses implications et incidences. Le texte qui suit s’inscrit donc dans une étude plus élargie, une théorie de la technique embrassant l’ensemble du trépied constitutif de la cure. La règle fondamentale en est le pôle princeps, dont dépend l’existence des deux autres, la libre association du côté du patient, et l’attention en égal suspens du côté de l’analyste.
En fait chacune de ces expressions devenues classiques est le lieu d’un conflit. La parole du patient est libérée d’une grande partie des contraintes du processus secondaire, mais est d’autant plus soumise à celles émanant de l’attraction régressive du processus primaire. L’obligation d’énonciation édictée par la règle vient en contrepoint de cette régression au pôle hallucinatoire qui tend à imposer le silence. Elle assure, par la parole, une liaison à la conscience, donc une retenue et un destin progrédient à l’économie psychique dominée par une tendance régressive au retour à un état antérieur jusqu’à l’extinction. C’est de cette situation conflictuelle que naît une parole spécifique de séance, une parole de compromis, la parole d’incidence du patient.
L’autre pôle concerne l’activité psychique de l’analyste, ses processus de pensée orientés par sa fonction d’interprète des formations de l’inconscient de son analysant, fonction ayant valeur de soutenir le devenir conscient de son patient. Pour cela il doit conjuguer une écoute régrédiente et une attention de neutralité qui octroie un égal investissement à toutes les productions du patient, grâce à une mise en latence de tout jugement de valeur au profit du jugement d’existence. De cette situation paradoxale, émane une activité psychique particulière, la construction interprétante de l’analyste.
Le fait que la pensée devienne interprétante quand elle se défait de la monosémie et de la rationalité, quand elle s’ouvre régressivement à l’irrationnel, invite à une réflexion sur les rapports de la parole d’incidence et de la construction interprétante au regard de l’interprétation psychanalytique en tant qu’outil de la cure ; et sur cette dimension de la pensée humaine, la pensée théorisante.
Afin d’étudier cette activité de construction interprétante, partons d’une situation qui n’est pas strictement celle de la séance mais qui est souvent évoquée quand il est question de l’interprétation psychanalytique, la traduction. Un amalgame est souvent fait entre interpréter et traduire à propos du travail du psychanalyste. La lecture d’un texte clinique en deux langues différentes rend sensible au fait que l’écoute préconsciente suit des voies associatives différentes en fonction de la langue qui est lue. Cette occurrence confirme le célèbre adage italien « Traduttore, traditore ». Toutefois, du point de vue psychanalytique, traduire c’est interpréter plutôt que trahir.
Tous les analystes non germanophones, sont placés de façon équivalente envers l’œuvre de Freud. Chacune de leurs langues participe à une traduction interprétative. Cet aspect est certainement déterminant dans l’écart qui existe entre les diverses cultures psychanalytiques.
Prenons comme exemple un terme que Freud a forgé à partir d’un mot de la langue allemande commune, Nachträglich, et qui appartient au corpus psychanalytique, Nachträglichkeit : en français, l’après-coup ; en anglais, deferred effect, ou deferred action ; littéralement en allemand, porter vers un après. Or Freud a créé ce néologisme pour désigner un processus discontinu et bidirectionnel, se déroulant en deux temps, chacun ayant un effet de détermination sur l’autre, et aboutissant à une production psychique manifeste. De plus, pour Freud, c’est le travail psychique de l’entre-deux-temps qui définit le psychisme proprement dit et fonde la psychanalyse. L’écart entre le mot littéral, ceux qui le représentent dans les diverses langues d’accueil, et sa signification métapsychologique est patent.
La multiplication des traductions qui ont éclos en France en 2010, depuis que l’œuvre de Freud est « tombée dans le domaine public », cherche à réduire cet effet de trahison. Cela ne fait que le révéler et nous rappeler qu’un auteur écrivant dans sa propre langue maternelle participe nécessairement à plusieurs écarts qui sont des expressions ayant valeur d’interprétation ; entre ce qu’il écrit et l’objet officiel de son écriture, entre le produit de son écriture et les éléments inconscients qui le surdéterminent, entre l’écriture et la nature des composants psychiques que son acte d’écrire implique, que ce soit la motion pulsionnelle ou l’impératif d’inscription.
De la même façon, au cours du travail de rêve, l’impératif à figurer en images produit une expression interprétative des pensées latentes et des souhaits inconscients. En séance, en exigeant l’énonciation de ce qui est hétérogène au langage, la règle fondamentale soutient encore une autre forme de traduction interprétative. Mais de plus, elle offre une distorsion inéluctable entre une réalité tangible acoustique, sensorielle, la parole, et une autre réalité dont la parole est censée rendre compte, non tangible mais aux effets importants, le manque, généralement appréhendé par un sentiment, un éprouvé de manque. La pensée va alors interpréter ce dernier en tant que « manque de… quelque chose ». Ainsi, l’interprétation analytique ne peut éviter, par définition, d’offrir un certain degré de déni du manque obtenu par une modification de valeur de ce dernier. Ceci est une des plus grandes difficultés que rencontre et présente l’interprétation, cet outil princeps de notre métier.
Aussi bien avec le rêve qu’avec le discours de séance, ce qui intéresse le psychanalyste, c’est le désir inconscient qui est interprété par le produit psychique manifeste, au sens analogique de l’interprétation musicale, théâtrale, artistique. Cette interprétation relie alors un désir inconscient à la conscience sous couvert d’une déformation qui le dissimule, en utilisant un vecteur organisé en code, que ce soit le verbe ou le corps érogène, accompagnés chacun d’un indice qualitatif, l’affect. Le discours de séance est dans un rapport de « tenant lieu » (le terme est de Goethe et a été repris par Lacan), de substitution envers ce qui relève de l’inconscient. Cette modalité d’interprétation produit une parole spécifique aux séances, une parole régressive de la passivité, la parole d’incidence. Celle-ci a une double fonction, de transformation régressive au « double sens » des mots primitifs, pour les pensées latentes, et de symbolisation représentative, pour les motions pulsionnelles.
Cette interprétation des désirs inconscients, au sens musical du terme, est impliquée dans l’écoute régrédiente de l’analyste. Elle participe à son empathie, à son identification hystérique au désir inconscient dissimulé au sein de l’énoncé de son analysant. Cette voie donne lieu à des interprétations en élaboration primaire et à des interprétations dans le primaire. Les premières emboîtent le pas et renforcent la fonction dissimulatrice et déformatrice de l’interprétation réalisée par le rêve et le discours de séance. Les secondes formulent le désir inconscient dans un style de langage le plus proche possible des représentations de chose. Ces interprétations dans le régime primaire se présentent illogiques, paradoxales, directes, et ont une identité de perception. Pour elles, comme pour le système primaire, « pas de négation, pas de doute, pas de degrés de certitude ». Elles s’énoncent à l’affirmatif, et saturent la perception des deux protagonistes de la séance. Toutefois en tant qu’énoncé verbal, elles transmettent le message selon lequel elles sont manquantes à satisfaire la pulsion.
La verbalisation est en effet, tant pour le patient que pour l’analyste, un premier degré de renoncement, qui sollicite en retour la tentation de réaliser hallucinatoirement un désir inconscient sous couvert d’une déformation dissimulatrice. Dans le meilleur des cas, cette revendication est mise en latence au profit du rêve de la nuit suivante, ce rêve de l’entre-deux séances. La formulation du désir inconscient, par l’interprétation de l’analyste, s’accompagne d’une réaction contre la logique de renoncement qu’elle introduit, d’où une intensification de l’aspiration à une réalisation hallucinatoire, et une coexcitation avec la réalité matérielle, celle de la cure en particulier, le langage compris, utilisée dans le but d’obtenir de telles réalisations agies. C’est seulement dans un second temps que cette question du renoncement devient l’objet officiel de l’interprétation, et l’objet d’une élaboration de séance. Quand nous en sommes arrivés à cette dynamique en deux temps, le principe du traitement analytique est acquis.
Mais rappelons ici que l’analyste ne fait pas qu’écouter et accompagner la parole régrédiente de son patient, il est censé soutenir une attention en égal suspens ; d’où un second mode d’élaboration de l’interprétation, à partir du pôle du processus secondaire. Certes, cette attention est-elle régressive, du fait qu’elle doit accorder un égal investissement à tous les matériaux présentés par le patient, et qu’elle met en latence tout jugement de valeur. Cette égalité d’investissement est censée favoriser le jugement d’existence. Cette attention en égal suspens s’oppose à l’attraction de l’identification hystérique première, et soutient le lien au langage. Sont ainsi produites des interprétations qui utilisent la monosémie du langage. Elles ont une identité de pensée, et sont dominées par le régime secondaire et un style logique. Elles se répartissent aussi en deux groupes : les interprétations en élaboration secondaire, qui participent à renforcer le travail de dissimulation du discours, et les interprétations dans le secondaire, qui cherchent à formuler avec précision les éléments inconscients concernés, selon l’obligation de « nommer un chat, un chat ». Du fait de leur lien à la rigueur monosémique, elles transmettent le message selon lequel elles sont manquantes à être idéales.
Ces modalités d’interprétations participent toutes à enrichir le préconscient, sur ses deux faces, dans son lien aux représentations de choses pulsionnelles, et dans son rapport au principe d’inscription monosémique. Elles réalisent cette fonction aussi bien par la voie de la dissimulation que par celle de la différenciation. Elles se combinent dans la production de formulations en double sens, équivoques, ayant pour but d’articuler les processus primaire et secondaire, la polysémie et la monosémie. Elles contribuent au travail de substitution et au devenir conscient. Elles combinent le rationnel et l’irrationnel, et ont un statut transitionnel. Elles construisent le narcissisme en soutenant la capacité à produire des représentants pulsionnels selon des formes langagières rigoureuses, et à réaliser les transformations de la régression langagière formelle. Elles suivent donc les mêmes logiques de dissimulation que les symptômes, ainsi que celles de la précision de la pensée rigoureuse. Elles s’opposent ensemble, à l’attraction du noyau pathogène, à l’attraction négativante de l’inconscient, à la tendance au retour à un état antérieur jusqu’à l’inorganique des pulsions, à la régressivité pulsionnelle extinctive.
En séance, les deux modes de discours et d’interprétations, en élaboration primaire et en élaboration secondaire, soutiennent une liaison à la conscience par la production de substituts. Mais ce sont les deux autres modalités d’interprétations, dans le primaire et dans le secondaire, qui participent au devenir conscient, par la voie verbale. Sont concernés tous les composants de la pensée humaine ; les contenus de représentation issus de la perception sensorielle, les éprouvés de la sensualité et les qualités affectives qui les accompagnent ; mais aussi les théories de la pensée, les explications que la pensée produit à propos de tous les évènements qui la concernent, et tout particulièrement à propos de la perception du manque, que celle-ci soit directe ou par le biais du sentiment de manque.
La pensée théorisante, interprétante, du patient, prend évidemment pour objet, le traitement lui-même, et tout ce qui se passe dans la cure. Apparaissent alors toutes sortes de théories thérapeutiques infantiles, de conceptions irrationnelles de la guérison et de la méthode pour y parvenir. Ce sont des réminiscences de pensées que l’enfant a pu avoir à propos des soins prodigués naguère par ses parents, et qui trouvent dans l’analyse une réactualisation transférentielle plus ou moins déformée.
L’interprétation du psychanalyste va devoir porter aussi sur ces théories interprétatives inconscientes contenues dans le discours de son patient. Cette interprétation des interprétations appelle une réflexion sur le besoin de la psyché de se donner des interprétations. Une part importante du travail de l’analyste est la formulation et l’interprétation de ces théories du fonctionnement mental qui président aux buts que nos patients octroient à leur traitement. Leur interprétation par l’analyste suscite la production de nouvelles théories de séances, jusque-là inconscientes. Cette interprétation est elle-même une théorie dont peut s’emparer le patient pour la récuser ou l’épouser, pour réaliser un troc de théories. Fréquemment, l’analysant hésite entre deux modèles, celui que lui impose de l’intérieur ses identifications historiques, et celui que lui propose son analyste de l’intérieur de la cure. Le risque de résolution du conflit par un clivage du moi est patent.
Tous les textes cliniques sont imbibés de telles théories, et du degré d’adhésion et de conviction que les patients leur accordent. Les interprétations de l’analyste leur opposent une autre conception du fonctionnement mental idéal, celle qui le guide dans son appréhension du matériel et qu’il transmet à son patient de façon indirecte, implicite, par son interprétation même.
Nous entrevoyons ici le message commun à toute interprétation quelle qu’elle soit, le fait qu’elle se réfère toujours à un modèle de fonctionnement psychique idéal, modèle qui n’existe qu’en théorie, mais qui est concrètement attracteur. C’est un message de modèle de processualité. Ce modèle est colporté et transmis, par l’activité interprétative de l’analyste, par ses processus de pensée. Il n’a pas besoin d’être formulé de façon manifeste, son efficience s’exerce depuis sa situation d’être en latence. Notons encore que le fonctionnement concret de l’analyste au travail est plus ou moins en isomorphie avec ce modèle théorique. Concrètement l’interprétation transmet ce modèle de référence, mais aussi l’écart qui existe entre celui-ci et celui effectif. Elle transmet ainsi un manque à être idéal.
Dans toutes les situations thérapeutiques se laisse percevoir la tentative de construire un modèle plus efficient que celui élaborer dans l’enfance, de modifier celui impliqué dans le fonctionnement du patient. Le transfert est riche de cette aspiration. Il est aussi porteur du conflit entre un jugement étayé sur les modèles de pensée des parents et celui transmis par l’analyste, en référence à sa conception de l’analyse et du fonctionnement psychique.
Une remarque s’impose à propos du fait que dans leurs colloques et leurs écrits les analystes parlent, par facilité, de l’analyste et de l’analysant, du père et de la mère, des parents de l’analysant, etc. En fait, une présentation clinique ne donne véritablement accès qu’à l’objet interne « patient » de l’analyste qui nous l’offre. Tout ce qu’un discutant peut formuler, il en est de même avec un superviseur, concerne l’objet interne « patient » de celui qui présente la clinique et non le patient lui-même. Nous supputons que cet objet interne est dans un rapport de plus ou moins grande similarité avec la réalité du patient. Toutefois, nous ne pouvons ignorer l’écart entre le matériel présenté et le patient lui-même, écart également avec la réalité de la cure. De même, le discours d’un patient ne donne accès qu’à ses propres objets internes et non aux objets auxquels il se réfère. L’écart essentiel est donc celui existant entre l’objet interne « patient » de l’analyste et les objets internes du patient lui-même. Il existe des occurrences cliniques qui font oublier cet écart, qui impose de considérer pour équivalent le discours et l’objet du discours. Ceci se produit lorsque dominent un transfert traumatique et un accrochage anti-traumatique à la matérialité du discours. Plus l’objet interne est énoncé selon ce régime du perceptif, plus l’interprétation tend à s’adresser à un objet rendu perceptif par le discours dans l’ici et le maintenant (hic et nunc), et non plus à un objet interne historiquement déterminé.
Revenons à notre étonnement à propos des raisons d’être de l’interprétation dans la pensée humaine.
La conception que l’analyste a de l’effet thérapeutique est toujours soutenue par une théorie du fonctionnement mental idéal. Par exemple, pour Breuer, la rétrogression aboutit à l’effet cathartique, en libérant les affects « coincés ». Freud accorde quant à lui, sa confiance, d’abord à la remémoration et à la reconstitution du puzzle de l’amnésie infantile. Puis il se tourne vers les identifications narcissiques et compte sur la répétition dans le transfert pour les dégager de la répétition agie de transfert. Plus tard, quand il reconnaît l’existence de résistances au sein du ça puis du surmoi, il fait appel, de façon assez vague, à la perlaboration, afin de lutter contre la compulsion de répétition et la force d’attraction de la régressivité pulsionnelle extinctive. Sa perplexité ne cesse ensuite de croître, face au refus du féminin et au déni de la réalité de la castration. Le travail de séance se déplace. Il porte désormais sur les opérations psychiques impliquées dans le traitement de cette régressivité traumatique, donc sur l’impératif d’élaboration du surmoi. Le rapport entretenu avec la régressivité traumatique, son déni et les multiples théories qui tente d’en atténuer les effets, deviennent objets d’attention. Les qualités anti-traumatiques de ces théories interprétatives, à la base des théories sexuelles infantiles puis de toutes les idéologies et visions du monde, les « Weltanschauung », sont dès lors à prendre en considération, et à étendre à l’interprétation analytique elle-même.
Ceci n’est pas sans mettre les analystes dans l’embarras. Leur outil principal s’avère issu d’un procédé nécessaire aux besoins anti-traumatiques de la psyché. En interprétant, l’analyste agit ce procédé et fournit un apport anti-traumatique à son patient s’opposant à la prise de conscience de la réalité du traumatique. L’acte d’interpréter prime alors sur le contenu de l’interprétation. Un effet thérapeutique est obtenu par adhésion à la théorie proposée par l’interprétation, et par un effet de conviction lié à l’acte d’interpréter lui-même. Cet effet psychothérapeutique s’avère différent de celui escompté par l’analyse, mais il satisfait, pour une part, la demande du patient. Il repose sur l’acte d’interpréter et entretient, par celui-ci, des rapports étroits avec le déni. En même temps, ce mécanisme s’avère indispensable au travail psychique. Dormir permet de rêver, et assure une régénération libidinale de l’ensemble du psychisme. La fonctionnalité du système sommeil-rêve est une nécessité qui exige la capacité de dénier la réalité externe. Le rêve s’avère être un détour de méconnaissance, indispensable à toute visée du devenir conscient. La nouveauté consiste donc à prendre conscience de la valeur pour la psyché, de ce temps de méconnaissance. La prise de conscience n’est pas un cheminement rectiligne. L’accent est alors mis sur les processus de pensée ayant pour fonction de traiter la régressivité traumatique, et pour cela de la nier au profit des activités psychiques régressives. Le rapport entre interprétation et déni devient central. L’interprétation a dès lors pour objectif d’améliorer ces procès de la pensée, tant ceux en faveur du devenir conscient, que ceux soutenant un temps de méconnaissance. La vérité inclut une nécessité de méconnaissance.
C’est dans ce contexte que Freud propose la construction en tant que modèle du travail de l’analyste. Un nouveau champ de travail apparaît, qui inclut tout ce qu’il avait pu élaborer jusque-là, mais qui intègre désormais la capacité de dénier, temporairement et de façon réversible, la réalité traumatique interne étendue à des parties de la réalité perceptible du monde et à toutes les impressions de manque. Mais qu’est ce que Freud désigne en 1937 par le terme de « construction » ? Il nous en donne un exemple riche d’enseignement. Rappelons-le : « Jusqu’à votre énième année vous vous êtes considéré comme le possesseur unique et absolu de votre mère ; à ce moment-là, un deuxième enfant est arrivé et avec lui une forte déception. Votre mère vous a quitté pendant quelque temps et, même après, elle ne s’est plus consacrée à vous exclusivement. Vos sentiments envers votre mère devinrent ambivalents, votre père acquit une nouvelle signification pour vous, et caetera. ». Et Freud de préciser : « “Interprétation” se rapporte à la façon dont on s’occupe d’un élément isolé du matériel, d’une idée incidente, d’une opération manquée, etc. Mais il y a construction quand on expose à l’analysé, un fragment de sa préhistoire oubliée ». Il envisage ainsi le travail de l’analyste selon un nouveau modèle de travail psychique idéal. Ce modèle consiste en une dynamique processuelle diphasique. Elle se déroule en deux temps séparés par un ressenti spécifique. Il s’agit aussi du modèle de la sexualité humaine. Lors du premier temps s’exprime la conviction infantile selon laquelle il est possible de satisfaire tous ses désirs. Le second, au contraire, est dominé par le renoncement et la reconnaissance de l’existence de limitations. Entre les deux, a lieu une intense déception, dont l’origine est généralement octroyée à quelque événement externe, mais qui est en fait liée à un impératif interne à devoir renoncer, impératif trouvant généralement dans la réalité des raisons le justifiant, mais aussi des raisons pour y échapper. Il s’agit de la question de la résolution du complexe d’Œdipe. La construction déroule ces deux temps. Elle articule l’illusion et la conviction d’une satisfaction absolue à la désillusion et au renoncement, par le biais d’un temps plus ou moins long de déception. Le renoncement, avec le masochisme de fonctionnement qui en découle, devient la visée à atteindre ; mais pas avant d’avoir été précédé de la prise de conscience de tous les espoirs de satisfaction et réalisation.
Nous retrouvons là ce que Freud agit en 1898 et 1901, dans son processus de théorisation, quand il rédige deux textes sur l’oubli des noms propres, les textes portant sur Signorelli. Le premier texte suit la voie de la concaténation des contenus, le second celui de la levée du déni portant sur le décès par suicide d’un ancien patient turc. Dans ce second texte, Freud écrit que lors du premier texte, il était, tout comme lors de son oubli, sous le choc de l’annonce de ce décès.
Se dessine une théorie de l’interprétation fondée sur l’oscillation, l’alternance entre une retenue silencieuse et un adressement verbal, entre une parole interprétante qui fournit un apport au patient, et un silence de retenue qui laisse celui-ci éprouver le manque à travers la déception, le désarroi, la détresse, l’angoisse, voire l’effroi, et faire appel à ses propres solutions internes historiquement déterminées, condition pour qu’il construise une processualité plus aboutie. Les solutions inconscientes du patient ne sont en effet accessibles qu’à ce prix, de même que ses potentialités de progression.
Ainsi, le silence est-il nécessaire à l’analyste pour remplir sa fonction, et au patient afin de trouver ses solutions. Pour rêver, il nous faut dormir. Pour produire les interprétations et pour élaborer les constructions, il nous faut être silencieux. Le travail d’interprétation est une activité psychique passive qui se déroule dans le silence ; de même, l’élaboration des constructions exige une attention active et une réflexion tout aussi silencieuse. Le silence s’avère alors être le temps matriciel des interprétations et constructions de l’analyste.
En 1923, Freud ajoute une note aux dernières lignes du chapitre VI de sa Traumdeutung. Il signale que les analystes ont longtemps résisté à la prise en compte d’un contenu latent au rêve, et que maintenant il néglige le contenu manifeste. Il réaffirme que l’interprétation doit s’appuyer sur une conception du travail de rêve qui donne une place aux deux types de contenus, manifeste et latent. Cette dichotomie n’est pas sans se maintenir dans une répartition caricaturale entre les analystes anglo-saxons et ceux français, les premiers étant censé s’intéresser au hic et nunc de la répétition de transfert, les seconds à la dimension historique de celle-ci. Sur un plan métapsychologique, cet accrochage au présent immédiat est une utilisation anti-traumatique de la perception, et le recours au passé, une fixation à une réalisation hallucinatoire du souhait de retrouvaille. Chaque méthode est donc une solution contre-transférentielle, une réponse à l’effroi traumatique dans le premier cas, à la difficulté à quitter ses objets infantiles dans le second. Dans les deux cas, la déception envers le passé et le présent est écartée, l’appel au renoncement ignoré.
Ce temps de la déception va être à l’origine d’une intense activité psychique ayant pour but d’éviter le renoncement. Les perceptions de manque sont alors interprétées, afin que leur réalité ne soit pas une fatalité, mais soit ressentie en tant que conséquence d’une conjoncture évitable. Le but et l’espoir se tourneront vers les moyens de modifier la conjoncture afin de résorber les impressions de manque. La difficulté à laquelle répond la pensée théorisante est l’impossibilité, pour la psyché, de traiter la perception du manque par les moyens représentationnels habituels. Il n’y a pas de représentation de chose du manque. La psyché doit avoir recours à des moyens adjacents, telles que l’intensification des éprouvés, l’accrochage aux perceptions, censés saturer la perception avec des matériaux sensuels ou sensoriels. De même une exacerbation de l’activité de théorisation va tenter de faire du manque, un manque de quelque chose, de produire un jugement qui évalue ce qui manque, pourquoi cela manque et comment ce manque est advenu.
La difficulté de notre travail porte donc sur le déploiement de ce jugement de sens, et sur le renoncement à la théorie à laquelle il se réfère. En français, nous parlons d’avoir ou non du jugement. Bien sûr, le paranoïaque, avec sa raison raisonnante, n’est pas dépourvu de jugement de sens. Il ne lui reste même plus que celui-ci. Notre travail participe à rendre disponible ce jugement de sens en tant qu’opération psychique, et à libérer la capacité à adopter un nouveau point de vue, donc à promouvoir un nouveau sens.
Pour préciser cette difficulté à représenter le manque, prenons un exemple : comment peut-on représenter le sourire du chat du Cheshire sans dessiner sa bouche ? Comment représenter le manque de sourire sans en faire l’aboutissement d’une disparition, d’un retranchement, la conséquence d’un effacement. Bien avant les smiley et les émoticones, le Révérend père Charles Dodgson, alias Lewis Carroll, maître du « nonsense » anglo-saxon, nous en a donné une illustration, réalisée par John Tenniel. Une fois enlevés, la queue, les pattes, le corps, les oreilles, le front, les yeux, le nez du chat, il ne reste plus que son sourire porté par le dessin de sa bouche. Enlevez la bouche, il ne reste alors plus que le mot « sourire », sans représentation de chose spécifique.
Cette digression a une portée plus fondamentale. Comment représenter le manque de queue, de pattes, du corps etc., sinon en faisant subir à leurs représentations, un acte de retranchement ; donc par l’acte même qui les fait disparaître, ce qui revient à solliciter un jugement de comparaison, entre un manque et une présence, sur le modèle du jeu présence-absence. C’est là que la pensée théorisante intervient en faisant du manque une absence liée à une présence. Elle trouve toute sa justification d’être un moyen dont a besoin la psyché. Elle fabrique des théories ayant fonction d’atténuer et de dénier la dimension traumatique qui nous habite.
Progressivement, mon propos se rapproche de la question de la différence des sexes. La différence masculin-féminin n’est pas dépourvue de représentations de choses, même s’il existe un déséquilibre entre les deux. Par contre les deux termes de la différence nanti-chatré ne donne pas lieu, chacun, à une représentation de chose. Cette différence est appréhendée par une comparaison, entre une représentation et une sensation. Ce jugement d’existence s’accompagne d’un jugement de sens s’exprimant par la représentation de l’acte censé avoir produit cette différence. La comparaison s’adjoint une théorie. Les théories sexuelles infantiles, en particulier celles concernant la castration de la petite fille par le père, disent tout à la fois la réalité de l’absence de pénis sur le corps de la fille, et la vérité de son interprétation en terme de castration. Il n’y a pas moyen de penser le manque sans l’associer à une représentation et à une théorie.
Mais, il nous reste les mots. Ceux-ci permettent de dire le ressenti du sourire, l’éprouvé du manque, la différence. Mais, comme je l’ai déjà souligné au début de mon intervention, ils relèvent du tangible sonore et graphique. Ils peuvent donner lieu à des hallucinations. Aussi, quand ils sont censés transmettre et désigner la réalité du manque, il le font par une réalité en rupture avec celle du manque lui-même. Ils peuvent alors être surinvestis afin de saturer la perception de leur présence, et ainsi dénier le manque. Les mots sont alors pris pour la réalité, pour toute la réalité. Le cœur même du dilemme de l’interprétation en psychanalyse se présente ainsi à nous. En verbalisant, nous inscrivons un élément tangible pouvant être utilisé afin de dénier ce qu’il désigne.
Cette déception n’invalide néanmoins pas le fait que l’interprétation reste l’acte psychanalytique par excellence, la clef de voûte du travail de l’analyste et de sa visée latente, l’amélioration du fonctionnement psychique de son patient. Toutes les interventions de l’analyste s’organisent en rapport à cette finalité. La construction, au sens de Freud, inclut les interprétations dans le primaire et le secondaire, mais elle ajoute la discontinuité qui représente la réalité du manque et sa conséquence, la nécessité d’inclure à notre fonctionnement psychique les opérations de méconnaissance et de renoncement. Idéalement, cela n’est possible que par une dynamique en deux temps, ceux de l’infantile et du deuil, ceux du travail de l’après-coup et de ses transformations sur les deux voies de la pensée que sont les illusions régressives et les désillusions du surmontement.