Réflexions à partir du travail de Julia Kristeva1
Fiodor Dostoïevski (1821-1881) est l’écrivain de tous les excès, dont le nihilisme débouche sur un monde où « tout est permis » si « Dieu est mort », thème tragique du 19ème siècle, aujourd’hui à nouveau actuel. En cela, explique Julia Kristeva, il est le prophète de notre modernité. Elle met en relation l’expérience où le romancier affronte un simulacre d’exécution après avoir été condamné à mort pour ses sympathies révolutionnaires, son addiction au jeu, sa fascination envers le meurtre et le viol, son rapport singulier à l’écriture, tant à la première personne qu’à voix multiples. En résulte une intensité de l’écriture, entre mise en sens et éclipse du sens.
Elle se confronte à cette « écriture fleuve » envahissante comme romancière, elle parle d’elle-même, de son exil de Bulgarie vers la France. Sa méthode critique consiste à se tenir au plus près du tremblement hystéro-épileptique de Dostoïevski, réverbéré dans une écriture menacée de dissociation, pour ensuite s'en éloigner, l’étudier, et y trouver un contemporain anachronique : « L’homme et l’œuvre s’introduisent dans le troisième millénaire où, enfin, “tout est permis“. Et les anxiétés des internautes rejoignent les sous-sols des démons dostoïevskiens » (quatrième de couverture). Il a pressenti l’intégrisme qui gangrène le monde sans Dieu et avec lui, la pédophilie et les féminicides, en proie à une sorte de folie non psychotique lorsque la névrose est portée à ses limites parce que le complexe d'Œdipe, omniprésent, est peu organisateur – un Œdipe distordu, comme j’ai proposé de l’appeler.
Julia Kristeva a interrogé dans son oeuvre la façon dont les architectures imaginaires et symboliques des religions sont susceptibles de sublimer les régions les plus désorganisées du psychisme humain. Dans ce nouveau livre la question se déplace du côté de la spécificité de la religion orthodoxe, sa croyance en la puissance du verbe incarné, intriqué au plurivocalisme des voix narratives dostoïevskiennes plus que subverti par elles. Réactionnaire et moderne, Dostoïevski comme Nietzsche, cet autre précurseur, reste honnête avec lui-même et ses lecteurs, à la différence d’Heidegger ou de Céline, dissimulateurs de l’ampleur de leur engagement totalitaire. Sur une ligne de crête, il hésite entre l’excès occidental de liberté et le dogme religieux orthodoxe. C’est cette ambiguïté que la rhétorique paranoïaque d’un Poutine cherche à évacuer. Les « démons » dostoievskiens sont la face intime de l’impérialisme dévastateur du nouveau tsar. Dostoïevski ne pouvait pas imaginer son mélange de rhétorique post-soviétique, d’orthodoxie réduite à un identitarisme, et d’idéologie nationaliste exacerbée. Galvanisé par le langage, hanté par le sexe, porté par sa foi orthodoxe dans le Verbe incarné, il introduit à l’analyse freudienne d’un malheur dans la culture. « Partout et en toutes choses, je vivais jusqu’à l’ultime limite, et j’ai passé ma vie à la franchir » écrit-il à son ami le poète Maikov en 1867. Il invente le « roman polyphonique » (Bakhtine), dont s’inspire à certains égards la pensée psychanalytique des groupes. Freud ne disait-il pas que le rêve est polyphonique au sens où tout personnage du rêve peut être vu comme la figuration projetée d’une partie du moi du rêveur ? Le moi est une pluralité projetante permanente autant que le centre d’une topique cadrée.
Cet ouvrage apparait comme une métamorphose du roman dostoïevskien, un objet littéraire et psychanalytique inédit – qui va plus loin que la critique littéraire moderne déjà constituée en un genre égal à son objet – où textualité et parole s’épousent avec bonheur pour repousser les attaques de la pulsion de mort, active jusque dans l’écriture, comme si elle y parlait directement entre sursauts étincelants du style et décomposition morale. Où est la vérité dans l’actuelle détresse de la civilisation, la pulsion de mort existe-t-elle ou n’est-elle qu’une transcription de cette détresse ? C’est le grand mérite de ce livre que de savoir si bien poser ces questions, sans prétendre y répondre complètement.
L’internaute englouti dans les réseaux sans fin du numérique, s’il lisait Dostoïevski, découvrirait « une espèce d’immunité intime » (p. 9), comme l’autrice qui parle en son propre nom « Quant à moi… Je… ». Les carnets de la maison morte et Le sous-sol, écrits après la condamnation à mort de Dostoïevski et ses quatre ans de bagne, expriment le dédoublement et la jouissance de l’écriture comme une transcription des auras épileptiques en flot de langage, au prix d’une discordance qui ne correspond pas exactement au clivage au sens classique, me semble-t-il, c’est une question à discuter avec Julia Kristeva, mais plutôt à une subjectivation installée dans la limite, ni normalisée ni transgressive, flottante alors qu’elle se voudrait « historiale », mais avorte en cet « homme ridicule » que le narrateur parricide des Frères Karamazov avoue être lui-même. La lecture de Dostoïevski par Kristeva montre une abondance de micro-clivages plutôt qu’une division structurelle constante.
Il va être fusillé les yeux bandés, les fusils ne partent pas, « c’est précisément à cette minute que je commençai d’exister… magnifique mascarade » (Songes pétersbourgeois). Kristeva surenchérit : « Le condamné à mort est un nourrisson qui tête la Bible » (p. 19).
Le romancier, sensible au féminin en lui qui l’assaille de l’intérieur, développe son idée d’un double féminin, « buisson ardent » (p. 29) dont il tire un surcroit de créativité, surhaussé par le style de Julia Kristeva qui le prolonge mais en le faisant tout à fait le sien à force de retravailler et de penser ce qu’elle pourrait se contenter de citer : « le naufragé émerge dans la fissure originelle de notre espèce parlante, il nous restitue la membrane vibrante qui la recouvre, vestige sonore du champ ultra-profond des êtres, chair et sens fusionnés, relances et revirements, coups de théâtre et éclipses… écoutez la montée et la chute du sens, son vortex harassant, jubilant… le brisé comitial l’empoigne, caresse et laboure… plus réel que ça tu meurs, à force de flou ». Julia Kristeva entend le génie de Dostoïevski en psychanalyste et en romancière.
Le meurtre du père comme structure inconsciente du sujet, la pulsion comme concept de la limite entre psyché et soma, le déchirement hystéro-épileptique – plutôt qu’épileptique me semble-t-il, il y a là aussi un élément de discussion important – entre jouissance froide et orgasme, enfouis dans le texte dostoïevskien, en sont extraits par Julia Kristeva pour introduire à l’hypothèse selon laquelle Dostoïevski a écrit des « romans de la pensée » (p. 31) qui cherche à se représenter la mort à partir de la pulsion. Le propos de la psychanalyste est sur ce point plus affirmé que celui du romancier, qui se contente dans le Journal d’un écrivain et dans L’Adolescent, que j’ai relus pour mieux saisir ce que Dostoïevski nomme Idées, d’y déclarer que le héros doit être presque encore un enfant « comme preuve de sa pensée », et « comment se fait-il que les choses énoncées par un homme intelligent soient infiniment plus sottes que ce qui reste dans son cerveau ». Écrire ce serait donc souffrir d’une insupportable lucidité concernant l’illusion de toute puissance. Écrire, ce serait donc lutter, par des mots, contre une toute puissance oscillant entre la dépression et la crise hystéro-épileptique, dans une expérience vécue où les théories sexuelles infantiles ont évoluées en ce que l’on pourrait appeler des théories adolescentes de la mort, lorsque les pulsions pubertaires sont en faillite entre une logique de l’extinction par excès et une focalisation sur le thème du parricide. Le narrateur de L’Adolescent, le jeune Dolgouroki, est coupable de souhaiter la mort du seigneur Versilov, séducteur de l’épouse de son père légal Makar Ivanov Dolgouroki. Quel est le véritable père, Dolgorouki ou Versilov ? Deux pères, c’est trop et pas assez. Il ère entre abattement dépressif et exaltation maniaque, il lutte contre la confusion à grands renforts de « Je » au bord du passage à l’acte : « j’ai besoin de ma volonté vicieuse toute entière, uniquement pour me prouver à moi-même que j’ai la force d’y renoncer ».
Le héros réussira-t-il là où le pervers narcissique échoue, telle est la question, écrit Kristeva, se référant au propos de Sollers sur une « sexualité sans organes » du langage et la cruauté comme façon paradoxale des rapprocher les êtres.
Elle dissèque les mots russes, leur résonnance en allemand et en français, cherche le mot juste, en réaction à la « contagieuse coulée soûlante des dialogues » dostoïevskiens. Je « ne parle jamais qu’à deux » (p. 45), « nous nous entre-tenons », toute chose est à la frontière de son contraire. Le mensonge, le rire, l’excès, le grotesque, chez Dostoïevski sont des façons de laisser entendre une vérité qui ne pourrait pas se dire autrement, ils prémunissent de la solution paranoïaque.
Julia Kristeva : « J’ai pris l’avion pour Paris, avec cinq dollars en poche (les seuls que mon père avait trouvés, en attendant la bourse pour études doctorales sur le Nouveau Roman français) et le livre de Bakhtine sur Dostoïevski dans ma valise » (p. 50). Elle dispose ainsi, dès le début de son parcours intellectuel, d’une conception du langage autre que celle de Lacan, qui lui permet de « déceler pour de bon l’étrangeté qui vous augmente » (p. 52) « au travers et malgré les grilles du désir œdipien » – autrement dit un langage dont la générativité ne se laisse pas arrêter par la dette due au père.
Freud évoque le « maudit russe » dans une lettre à Zweig, au moment où en 1920, il modifie sa conception de l’appareil psychique : la névrose ne suffit plus, Thanatos surgit qui dédouble Eros dans un mixte intercurrent avec les états limites (d’où, plus tard, Winnicott, Bion et Green). Julia Kristeva cite beaucoup pour n’en être que plus elle-même. « L’investissement paroxystique de la narration » (p. 57) et « l’embrasement hypersynchrone des neurones » par exemple c’est typiquement kristevien au sens de quasi concepts qui conservent en eux la consistance du travail de la langue. La condensation, souvent oxymorique, témoigne de la « chair du vide infini et des mots », énigme du psychisme à lui-même dans l’émiettement névrotique.
Avec les femmes, Dostoïevski entretient des passions chimériques, plus dans le registre de la jouissance que dans celui de la satisfaction, par peur du féminin selon Julia Kristeva, ajoutons à défaut d’admettre que la féminité d’un homme n’est pas exactement celle d’une femme. Dans L’Éternel mari l’homme hait son épouse, devient l’ami d’un rival en un trio sans issue où la tendance homosexuelle n’est pas reconnue. Il en fut de même dans la vie de l’auteur, entouré d’admiratrices féministes dont l’une, la farrouche Apollinaria Souslova, fulmine « Je le hais » à force de ne pas trouver son compte dans le dialogue fiévreux et la déliaison pulsionnelle contenus par une tendance fétichiste.
Moyennant quoi ses romans touchent au sublime limitrophe de l’irreprésentable, par exemple dans Crime et châtiment le meurtre d’une vieille femme par Raskolnikov amoureux de la jeune Sonia qui devine qu’il a tué, qu’il est un monstre narcissique aimanté par l’altérité féminine qu’il rejette, préférant côtoyer des abîmes sans fond. Ou encore le prince Mychkine sombre dans une idiotie congénitale, donc il n’y peut rien. Congénital aussi le penchant à la débauche du père Karamazov source des désastres de sa progéniture. Comment composer avec l’incestualité et le meurtre ? Par cette sublimation spécifique que semble constituer pour Julia Kristeva l’érotisme sans organes propre au langage dans le prolongement de l’aspiration à la pureté de Katerina Ivanovna dans L’Idiot, modalité d’idéalité adolescente au féminin. On comprend qu’à partir d’un processus de sublimation et pas seulement d’idéalisation, une « écriture qui assume l’expérience psychosexuelle du clivage » (p. 83) puisse faire céder celui-ci en un état flottant particulier, une myriade de micro-clivages, mixte de névrose obsessionnelle et d’états limites, caractéristique d’un Œdipe distordu, dès lors que « l’énergie de la déliaison pulsionnelle s’est transfigurée dans un dialogue fiévreux ».
La bisexualité psychique devient alors prégnante : « Il prête à Elle ses propres abaissements et tortures… La perversité de ce narcissisme passif/actif se poursuit en Vaudeville piteux » (p. 143) où s’épuise la chimère Elle et lui « Il ouvre les yeux ; Elle n’est pas là. Il croit qu’Elle a compris qu’Il sait qu’Elle a voulu le tuer ». Ce tourbillon anime en langue hystérisée ce qui se présente comme un symptôme identitaire, lequel recouvre en fait une difficulté œdipienne identificatoire : « Qui j’étais : qui elle était, elle ? ».
L’état limite se résout en trouble névrotique des identifications. Cependant le rire insensé des meurtriers de Crime et châtiment ou des Frères Karamazov laisse entrevoir un « troisième plan dans le brouillard » (p. 381), un sujet qui pourrait énoncer “Je suis mort“, folie qui mène à la religion ou à la sexualisation malade de toute représentation jusqu’au fantasme de viol d’une fillette dans Les Démons ainsi que dans Humiliés et offensés. La perversion insiste, le surmoi est en faillite dès lors que la fonction paternelle devient difficile à soutenir, parce que le sujet s’identifie masochiquement à la jouissance primaire du père, dit Julia Kristeva en un propos métapsychologique qui mériterait d’être cliniquement déployé, parce qu 'il ouvre à une conception originale et pertinente des troubles limites de la subjectivation, au-delà du constat, avec lequel on ne peut qu’être d’accord, que la porte est ouverte aux couches archaïques de la psyché lorsque l’Œdipe est inachevé, « mais qui peut se targuer d’un Œdipe résolu ? » (p. 259).
Le retour, en 1922 en Europe, de l’histoire comme folie destructrice répond à une perversion des discours de pouvoir lorsque la culture n’a pas suffisamment élaboré les drames du passé et la jouissance inconsciente qui y était à l’œuvre.
Références bibliographiques :
Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.
Kristeva, Dostoïevski. Face à la mort, ou le sexe hanté du langage, Paris, Fayard, 2021.
Richard, Le Surmoi perverti. Bisexualité psychique et états limites, Paris, Campagne première, 2021.
François Richard est membre titulaire formateur de la Société Psychanalytique de Paris.