Cette conférence de Sylvie Faure-Pragier est publiée suivie d'un commentaire de François Richard
Les nouvelles techniques de procréation ont révolutionné les modes de filiation. Le développement de ces pratiques suscite chez le psychanalyste qui œuvre dans ce champ des affects violents et parfois contradictoires, conscients ou non, qui peuvent grever les traitements qu’il effectue. Je souhaite partager avec vous les interrogations qui m’agitent depuis plus de vingt ans et montrer comment le socius intervient avec force dans l’organisation d’un véritable surmoi culturel agissant sur mes patientes, sur l’opinion publique, sur le groupe des psys et sur mon propre contretransfert comme je tente de le déceler aujourd’hui. Voilà qui obère sans doute un peu la neutralité analytique.
Je décrirais l’évolution qui fût la mienne, avec ses embuches et ses pièges, les revirements opérés et comment l’éthique du psychanalyste se trouve malmenée par la disparition de ses repères habituels provoquant l’effroi devant l’inconnu du nouveau.
Le terme de contre-transfert est-il approprié quand on désigne les affects d’un thérapeute envers les effets que la technique médicale assigne à son patient, provoquant par exemple certaines identifications de l’analyste à l’enfant à venir ? Ne devrait-on pas parler de contre-attitude ? C’est ce dont nous pourrions débattre à l’occasion de différentes situations cliniques.
Le socius vit d’importants bouleversements du couple et de la famille. C’est involontairement que je me suis trouvée confrontée aux différentes formes de maternités. J’étais motivée, à l’origine, par la souffrance des patientes atteintes de stérilité. Celles-ci n’ayant pas toujours pu procréer naturellement, j’ai observé les conséquences de différents traitements médicaux. Quelles furent les inquiétudes devant la technique ? Etaient-elles fondées ? Comment prévoir leurs effets et quel rôle l’analyste peut-il jouer ? Comment calmer nos inquiétudes devant ces nouvelles stérilités, celles des couples de femmes impuissantes à engendrer sans l’aide des médecins ?
1. À l’hôpital au début: un travail aussi nécessaire qu’impossible
A l’époque, dans les années 1980, le problème posé par les femmes infécondes était l’absence de demande à l’égard d’un psy. Elles venaient consulter un « médecin » puisque seul leur corps était concerné. Elles voulaient un enfant, tout lien psychique était absurde. Quand le gynécologue insistait, et que j’amorçais la rencontre en disant banalement « alors, qu’est-ce qui ne va pas ? », elles me répondaient « C’est le Docteur X… C’est lui, pas moi, qui m’adresse à vous. » Il est vrai que ces consultations étaient proposées devant l’échec des traitements prescrits et étaient interprétées comme une accusation : « votre corps n’a rien, c’est psychique, vous ne voulez pas cet enfant que vous prétendez désirer ardemment ». La demande venait bien d’eux, pour se défausser, sous-entendaient-elles. D’ailleurs lorsque l’équipe médicale n’obtenait pas de grossesse, c’est elle qui souhaitait une rencontre avec un analyste. Leur demande relevait aussi parfois de l’éthique. Effrayés devant ce nouveau pouvoir de fabriquer des bébés, ils souhaitaient partager cette responsabilité. Faut-il aider ces deux paraplégiques à procréer un enfant qu’ils ne souhaitent peut-être que comme soignant dévoué? Favoriser la conception d’un couple incapable de relations sexuelles, d’une vierge, d’une anorexique, d’une psychopathe !
Eva Weil et moi eûmes de riches rencontres avec eux ainsi qu’avec d’autres collègues analystes. Une limite manquait : elle allait être réalisée par la Loi de Bioéthique.
2. Changements dans le socius et progrès techniques s’interpénétrèrent
Que les couples homosexuels cherchent aujourd’hui à adopter des enfants, ou à les concevoir par Insémination Artificielle avec Donneur (IAD), ce qui modifie l’idée que beaucoup d’entre nous se font de la parentalité, n’est que l’aboutissement d’une série de changements.
Il y eut d’abord la possibilité de divorcer malgré le désaccord de l’un des conjoints et en l’absence de faute, véritable ébranlement de l’institution du mariage, devenu ainsi simple contrat temporaire. Les familles se recomposèrent avec l’adjonction de beaux-parents. La multiparentalité se développa dans les faits, en l’absence de statut juridique, en France, pour les acteurs qui ne sont pas les deux parents d’antan. Puis la contraception fut une grande mutation dissociant sexualité et reproduction, qui allait renverser le pouvoir dans le couple. C’est maintenant la femme, en prenant ou non la pilule, contraceptive, qui contrôle la fécondité relevant auparavant du bon vouloir des hommes. Le droit à l’avortement conforta ce pouvoir féminin, attestant de la prédominance de la volonté de la mère sur le respect des droits de l’enfant à naître. Le père n’est pas en droit d’exprimer sa décision à cet égard. Si la mère peut choisir ou non d’enfanter, il n’en est donc pas de même du père, obligé depuis 1965 d’admettre la reconnaissance de sa paternité lorsqu’elle prouvée par son génome. Celui-ci se trouvera contraint, si elle le lui demande, de reconnaître sa paternité génétique et d’assumer les frais de l’élevage de cet enfant ! La fille-mère a laissé place au fils-père !
Non seulement c’est aujourd’hui les femmes qui décident de l’enfantement, mais elles pourraient se passer techniquement du père en utilisant une paillette de sperme. Conception et sexualité ne sont plus liées. La technique de fécondation in vitro (FIV) réalise un nouveau palier où l’enfant peut être conçu en l’absence d’un acte sexuel.
3. Face aux patientes, premières manifestations contre transférentielles
Commençant à recevoir en privé des patientes qui se montraient convaincues par les médias de l’importance du psychisme dans l’infécondité, je tentai de les aider à faire des liens entre leurs représentations, souvent pauvres, et leur histoire.
L’engendrement dans un tube à essai (in vitro) ne me choquait pas et j’y voyais une simple parenthèse médicale favorisant la conception. Il me paraissait clair que je n’avais pas de jugement à porter sur ce traitement en tant qu’analyste. « Celui qui dit ce qui est n’est pas fondé à dire ce qui doit être » disait déjà Poincaré.
Cependant une pulsion épistémophilique, cachant sans doute ma pulsion scopique face à ce déballage de scènes primitives, me conduisait à réfléchir aux cas de mes patientes et à en parler à mes collègues. Certains d’entre eux avaient parfois aussi des femmes infécondes en analyse. Je leur proposai alors une recherche sur nos différentes observations. Mon contre-transfert cherchait-il, au-delà d’un savoir, le soutien et l’appui du groupe face à un conflit refoulé par mon adhésion consciente aux progrès médicaux ? Leurs expériences me permirent une première hypothèse sur la force du lien archaïque mère-enfant et la carence du rôle séparateur du père. Si bien que j’ai décrit un fonctionnement psychique se rapprochant de celui des patientes psychosomatiques, avec une particularité tenant à la récursivité entre psychisme et soma, dont on ne peut savoir quel est celui qui cause l’autre. Je proposai, par le terme d’inconception, de désigner le versant psychique de la stérilité organique. Celui-ci rend compte de la peur de retrouver avec l’enfant, néanmoins désiré, les conflits préœdipiens vécus avec la mère. Celle-ci est l’objet d’un amour exclusif forcément déçu. C’est d’elle que mes patientes attendent inconsciemment leur enfant, ce dont elles se défendent en tentant de le leur faire. Elles tiennent à ce que leur mère ait un petit-enfant. Le père reste déprécié, ce n’est pas lui que désigne la mère mais plutôt ses enfants qui sont les seuls objets investis. Si bien que l’Œdipe échoue à libérer la femme de sa mère. Le fonctionnement psychique est assez pauvre, il n’a guère d’associations et peu de rêves. Je me limitai à la psychothérapie de mes patientes et pensais avoir échappé aux interrogations éthiques.
4. La bioéthique évacuée revient dans l’analyse, conséquence inattendue d’une option théorique
Dès lors je fus vite convaincue qu’il fallait « en finir avec la stérilité psychogène » supposée dépourvue de cause organique, car toutes les stérilités sont équivalentes et exigent la participation du psychisme comme du corps. Qu’il y ait des lésions corporelles n’invalide pas la responsabilité des conflits inconscients constamment présents comme cause ou effet de la stérilité. Soigner seulement le corps faisait courir de grands risques de fausse couche, d’accouchement prématuré, de placenta praevia. Au lieu de me cantonner aux patientes adressées à l’analyste sans traitement médical, par un médecin qui avait affirmé : « il n’y a rien de lésionnel ! » ou bien « c’est psychique », je prenais en charge des femmes extériorisant des signes d’inconception, c’est-à-dire toutes les patientes. Un vaste champ m’était ouvert et je fus confrontée à toutes les avancées techniques puisque toutes les stérilités avaient un versant psychique.
Il y eut alors un grand mouvement dans les médias pour critiquer les pratiques médicales, des colloques, des émissions de télévision auxquelles je ne pris pas garde. Je ne me sentis impliquée que lorsque parût un article intitulé : « Les psychanalystes pensent ». Il s’agissait d’une critique de la présence d’un tiers médecin dans la conception qui eut dû rester duelle et secrète ! Je ne pus éviter de répondre à cet article puis de m’intéresser aux fantasmes développés par ces détracteurs. Je les détaillais dans la monographie de la Revue française de psychanalyse intitulée « Scènes primitives » comme « Scènes primitives médicalement assistées ». Ces psychanalystes prédisaient les catastrophes qui devaient s’abattre sur ces enfants « artificiels » comme leur mode de conception et qui, privés à l’origine de l’abri mystérieux de l’utérus maternel, ne pourraient accéder à la scène primitive, puisque celle-ci n’était pas à l’origine de leur conception dans la réalité ! Ils seraient alors menacés de devenir psychotiques puisqu’ils auraient « un inconscient vide ». Seules les lois de la nature étaient bonnes et il ne fallait pas les transgresser sous peine de changer l’Ordre du monde !
La réalité fit délaisser ces terrifiantes prévisions de ceux que j’ai désignés par le terme d’écolo-psy et qui se sont déconsidérés par l’excès de leur attachement à leurs constructions théoriques. Prédire une conséquence réelle sous la foi d’une théorie analytique, c’est quitter le fondement clinique non encore observable pour ce qui devenait une position idéologique. Toutefois ce conflit m’avait mobilisée d’autant plus que les analystes qui s’occupaient d’aider ces patientes infécondes étaient accusés d’être les complices et les alibis d’une « science sans conscience » ruinant l’avenir de l’espèce ! Ma colère relevait aussi de mon contre-transfert : ces écrits ranimaient mes propres angoisses et je voulais défendre mes patientes auxquelles j’étais identifiée comme, sans doute, je me sentais aussi solidaire de soignants dont je faisais partie. Ajoutons que les critiques émanaient souvent de philosophes ou d’analystes qui n’avaient pas ces patientes en charge et se révoltaient peut-être à cause de leur rôle de voyeurs. On voit combien, dans plusieurs débats avec les détracteurs, j’ai projeté moi aussi mon agressivité !
Si j’insiste sur ces débats, c’est que nous retrouverons aujourd’hui les mêmes arguments. L’effroi devant le pouvoir procréatif des PMA relève de motifs variés dont j’ai pu retrouver les traces dans mon propre contre transfert :
La menace du Chaos exprime la crainte de l’ébranlement d’un ordre du monde bien connu. Le changement apporté par la science désorganise les repères psychiques. Alors, c’est l’analité toute puissante que libère la transgression, qui fécaliserait l’humain devenu objet d’expériences interchangeables ! C’est le Lebensborn possible. Le fantasme est celui d’une régression à la toute-puissance infantile puisque le garant de la loi symbolique a été éliminé. Le spectre de l’eugénisme nous hante. Si le père a pu être réduit à des paillettes congelées et la mère remplacée par une mère porteuse anonyme, alors la différence des sexes ne se trouve-t-elle pas abolie ? L’angoisse rejoint le fantasme de l’apprenti-sorcier. La puissance de la science se projette sur son objet, le médecin dépassé en devenant l’esclave, c’est le Golem, Frankenstein, etc. Nous fabriquerions des êtres déshumanisés : ils viendraient se venger en détruisant toute l’humanité. N’avions-nous pas aussi, dans une pensée romantique, abimé Dame Nature, notre mère ? On voit que ces prévisions inquiétantes déniaient toute vie psychique comme si la réalité détruisait la force du fantasme qui lui serait soumis ! Si ces mises en garde m’apparaissaient excessives, j’étais cependant confrontée à de véritables interrogations éthiques dans ma pratique.
5. Auto-engendrement des conflits éthiques par la technique
Je ressentis la nécessité de m’expliquer aussi dans la Revue française de Psychanalyse sur « L’insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bioéthique ». J’y racontai les expériences douloureuses réelles où les conflits éthiques sont engendrés par la technique elle-même. Nora restée inféconde ne pouvait décider que faire de ses derniers embryons congelés : les détruire, ou les donner à un autre couple ou à la recherche scientifique. Ghislaine dont le mari était stérile ne réussissait pas à supporter un don de sperme qu’elle identifiait à un adultère. Nous le comprîmes dans un rêve où l’anonymat était représenté dans l’inconscient. Elle comprit qu’elle refusait la parodie qui prétendait guérir de sa stérilité son mari en faisant un enfant avec un autre homme bien fécond ! Ella, enceinte d’un fœtus porteur d’une tare non létale posait un autre grave problème éthique d’autant qu’un avortement n’était permis qu’à l’étranger ! Parmi ces complications de la technique, je citerai aussi la terrible multiparité où la réduction embryonnaire imposait à la femme enfin enceinte de détruire un de ses fœtus et dont je n’ai, par chance, suivi aucun cas mais que Muriel Flis-Trèves nous a fait connaître. Quant à l’enfant médicament, dont nous avons débattu avec René Frydman à la Société psychanalytique de Paris, je partage avec lui la conviction qu’il est surtout « l’enfant du double espoir » et que son destin sera enviable sans qu’il semble condamné à se sentir instrumentalisé.
6. Dans cet océan de critiques, comment repérer le contre-transfert ?
On voit que si l’analyste ne s’occupe que de la réalité psychique douloureuse, il ne peut éviter de se sentir persécuté par la technique. Solidaire de ses patients sans l’exprimer, s’agit-il d’un contre- transfert ? Celui-ci va-t-il interférer avec le travail analytique ? L’éviter est-il possible ? Dans cet autre niveau, une régulation paraît accessible, une régulation par auto-organisation de ces nouveaux modes de conceptions. En effet, la plupart de ces complications ont été supprimées aujourd’hui où la technique a pu trouver d’autres solutions. Mais les rejets inconscients n’ont pas disparu.
7. D’autres conflits sont apparus avec la multiparentalité
Une femme peut devenir mère sans avoir été enceinte, grâce au prêt d’utérus (GPA), interdit en France, qui conditionne aussi la filiation des hommes homosexuels. Une femme célibataire ou homosexuelle peut procréer sans sexualité, en bénéficiant d’un don de sperme, également à l’étranger. D’autres femmes ayant méconnu le poids de l’horloge biologique auront besoin d’un don d’ovocyte. Toutes ces techniques posent des problèmes éthiques diversement appréciés d’un pays à l’autre. Il en est de même pour l’étude in vitro des gamètes, le DPI, qui élimine le risque de transmission de malformations létales incurables au prix du risque d’eugénisme qui devient techniquement de plus en plus aisé ce qui est très préoccupant…
Ces progrès médicaux, qui ont permis de dépasser bien des stérilités, s’accompagnent d’une évolution des mœurs avec recrudescence de l’individualisme aux dépens de la cohésion familiale et fléchissement des diverses formes de patriarcat. L’autorisation accordée aux célibataires d’adopter un enfant a ébranlé à son tour le repère que constituait l’existence de deux parents. L’institution du PACS puis du « mariage pour tous » n’ont pas manqué de déclencher de nombreuses vocations à l’adoption et à la conception d’un enfant dans les couples homosexuels.
8. Disjonction de la filiation biologique par l’apport d’un donneur : être parents à trois ou même davantage ?
- Lorsque la stérilité est imputée au mari : insémination Artificielle avec Donneur (IAD)
Les dons offerts aux hommes stériles se sont multipliés. Les inconvénients se dévoilèrent à partir du moment où le « miracle » se banalisa. Dans mon expérience, ce type de paternité, lesté par un non-dit, n’est pas aisé à assumer comme ce fut le cas pour Ghislaine et quelques autres. Il est très répandu d’en garder le secret, tant les hommes se sentent humiliés et castrés que leur fécondité soit atteinte. Il leur est difficile de ne pas mettre en cause leur puissance sexuelle. Si bien qu’un « traitement » leur permettant de devenir pères grâce au don d’un autre homme, vécu lui comme super viril, ne restaure leur puissance qu’en apparence et que la rivalité avec cet homme, identifié souvent à leur père, altère parfois leur paternité. Ces hommes veulent préserver leur image en cachant soigneusement les conditions de la conception. A peine 25% des couples disent la vérité à leurs enfants. Pourtant l’enfant perçoit souvent un secret. Il se sent responsable et se montre inhibé ou culpabilisé inconsciemment.
J’ai décrit des cas comme celui de Juliette où la mère se sent hypocrite et reproche ce secret à son mari. Bientôt, elle avoue à l’analyste une obsession, un désir fou de savoir qui a engendré son enfant. Elle éprouve le besoin d’au moins connaître son apparence. Regardant passer dans la rue tout homme séduisant, elle le fantasme comme le père. Elle prendra conscience de la nature de son désir, tourné en réalité vers son propre père. Le père, lui, ne semble pas guéri de son infécondité, puisqu’il intime à sa fille l’ordre de ne jamais se laisser dépasser à l’école, « pas de dos devant toi », cette métaphore résumant sa blessure homosexuelle incurable.
Quant à l’intéressée, l’anonymat la prive de toute chance de pouvoir réparer son père en reconnaissant sa paternité. Non seulement l’anonymat prive les enfants d’un savoir sur leur histoire, mais il incite au secret, traumatique pour beaucoup de parents comme il l’est pour l’enfant.
Aussi certaines de mes patientes ont-elles tenté de faire le deuil de leur fécondité. Ces femmes qui se tourneraient bien vers l’adoption, ne réussissent souvent pas à convaincre leur partenaire qui voudrait que sa stérilité reste invisible. Revues des années plus tard, elles regrettent souvent « scrupules et honnêteté » ne parvenant pas à faire le deuil d’une maternité.
Lorsque l’enfant IAD est né, apparaissent des difficultés pour les parents à investir leur rôle différencié : au comportement hypermaternant du père peut répondre une attitude distante de la mère qui lui fait cadeau de cette maternité. Peuvent aussi se produire des distinctions entre les enfants selon leur mode de conception. Une de mes patientes souffre d’accaparer un fils aîné issu d’un donneur tandis qu’elle abandonne à son mari un deuxième fils né par ICSI (injection intra-cytoplasmique de spermatozoïde), technique révolutionnaire qui a permis la guérison de quasiment toutes les stérilités masculines puisqu’il suffit d’un seul spermatozoïde pour féconder l’ovocyte.
- Chez la femme : Particularités du don d’ovocyte, la grossesse prime sur le gène
Le don d’ovocyte s’adressait à des femmes souvent stériles à cause d’une anomalie génétique qui les a privées d’ovaires, ou encore lors de ménopauses précoces ou d’ablation des ovaires. Aujourd’hui où la contraception influence la prépondérance de l’investissement professionnel, les femmes ne s’inquiètent de la procréation que tardivement malgré les efforts des médecins. A quarante ans, la fécondité est très diminuée, si bien que les dons d’ovocytes se développent en dehors de toute pathologie. Ils sont possibles en France mais l’anonymat les complique et le voyage en pays étranger (Espagne, Belgique, etc.) autorisant ces pratiques est plus aisé.
Contrairement aux stérilités masculines, elles réparent vraiment psychiquement la fécondité et ces mères n’en gardent souvent aucune trace. En effet, l’ovocyte n’est pas porteur d’un fantasme de procréation et la grossesse assure suffisamment les mères de leur fonction. Une patiente née sans ovaires, qui avait donc besoin d’un traitement substitutif depuis sa puberté, oublia son ordonnance chez le médecin qui suivait la grossesse enfin obtenue. Elle s’étonna qu’il ait pris la peine de la prévenir en urgence de poursuivre les hormones ! Étant enceinte, elle ne manquait plus de rien, imaginait-elle, et faisait un déni de son agénésie ovarienne. C’est dire combien ces femmes, malgré leur castration réelle, s’estiment fécondes dès qu’elles sont enceintes et combien la réalité objective compte peu au regard du fantasme. C’est pourquoi l’utilisation d’un donneur a des effets si différents chez les hommes et les femmes.
9. Le mariage pour tous. Des parents du même sexe
Un autre changement important de l’image du couple découla de la loi permettant l’adoption par des célibataires, femmes le plus souvent. La nécessité de la présence d’un père devenait déjà moins prégnante.
L’exemple des célibataires servit d’argument dans la revendication de parenté des couples homosexuels. Comment exiger l’hétérosexualité pour adopter puisqu’une femme seule en a le droit? Tout couple homosexuel se divise aisément en deux parents célibataires ! Que peut-on dire aujourd’hui de ces parentalités ?
– Diriez-vous encore : « on n’a qu’une mère »?
Mon expérience se limite à quelques cas.
Lorsque l’enfant est issu d’un couple hétérosexuel et élevé par deux femmes, ses problèmes sont plutôt névrotiques : difficulté à s’identifier à une mère homosexuelle, honte face à l’entourage, rivalité envers l’autre femme…. lorsque l’enfant provient d’une IAD, ce qui se fait en Belgique, en Angleterre ou en Espagne, il n’y a plus de référence possible au père. La question de l’identité reste alors préoccupante. Tout dépend sans doute des motivations de la vie de couple et de l’investissement de deux parents homosexuels, mais aussi des grands-parents et de la tolérance globale du groupe social. L’important ne réside sans doute pas seulement dans l’absence du père mais dans l’attitude intérieure des mères. L’homosexualité est-elle liée à la haine des hommes, ce qui entravera un fils, à une identification au père, à la force exclusive de la séduction maternelle et féminine ?
Je rappellerai le cas de Chantal, homosexuelle passionnée, ayant noué simultanément une relation sexuelle assez satisfaisante avec un homme estimable qui partageait son projet parental. Bien qu’hétérosexuel et prévoyant d’avoir d’autres enfants plus tard, il aimait beaucoup Chantal et souhaitai lui rendre ce service. Il aurait reconnu l’enfant. Leurs rencontres calculées mais épisodiques ne permirent pas la fécondation. La patiente m’avait consultée pour « guérir de sa stérilité », déniant, comme c’est habituel chez les patientes stériles, tout conflit psychique pouvant l’expliquer bien qu’elle ait déjà bénéficié d’une analyse lacanienne de plusieurs années.
L’attachement à une mère endeuillée dans son enfance ne lui avait jamais permis une autonomie psychique. Chez elle, le choix d’objet féminin ne révèle pas la prise de conscience de l’homosexualité primaire qui reste puissamment refoulée dans ses aspects passifs. Que représentait alors, dans cette fixation intense à la mère, ce désir insistant d’enfant ? Si elle ne parvenait pas à le réaliser, était-ce seulement à cause du choix d’un partenaire épisodique, déprécié, qui allait être annulé par la recherche d’une fécondation artificielle ?
Chantal allait voir de moins en moins plus rarement son « co-géniteur », comme elle l’appelait. Il s’était éloigné géographiquement, et ils décidèrent qu’il était « plus pratique » de passer à des inséminations. Celles-ci étant interdites en France dans son cas, elle dût se rendre à l’étranger, ce qui accrut son sentiment de transgression. Elle eut du mal à admettre que les raisons de ce recours techniques pouvaient relever d’autres motifs que la géographie. Etais-je aussi, comme sa mère, hostile à son bonheur homosexuel, me reprocha-t-elle ? Elle me quitta, et les inséminations échouèrent.
Que cherchait-elle, dans son amour si passionné pour sa compagne et dans cette attente si intense d’un enfant ? Il semble que c’était une image de sa propre féminité, que sa mère ne lui avait pas renvoyée.
Ici encore se retrouve le clivage entre une mère maternelle, puissante et pourvue d’enfant, et une mère féminine déniée. La mère n’est manquante de rien, à ses yeux comme sans doute aux siens propres. L’homosexualité primaire est manifeste. Le choix du rôle actif est une défense puissante. L’obstacle essentiel à l’acquisition de la féminité, désespérément recherchée au travers de la fabrication d’un enfant – qu’il fallait « faire » à tout prix –, semble être la soumission passive à la mère, puissamment désirée inconsciemment et projetée sur l’analyste. C’est un déni de cette dépendance qui s’exprime, un besoin de maîtrise non sur le mode anal, mais par un mécanisme projectif. L’enfant désiré la représentait. Mettre au monde un enfant était alors « perfectionner » avec lui les avantages de la relation homosexuelle. Si sa partenaire devait rester dépendante – sans excès cependant – la représentation de l’enfant paraissait promettre le retour d’une relation à la mère primitive fusionnelle, idéalisée, merveilleuse et a-conflictuelle.
Dans la cure, l’importance des satisfactions érotiques homosexuelles rendaient le retour vers le père bien aléatoire. L’identité homosexuelle était défendue comme protection d’un narcissisme menacé par le transfert analytique sur une femme vécue comme la mère dont elle désirait inconsciemment que ce soit elle qui lui fasse l’enfant. Les partenaires homosexuelles, au contraire, représentaient des substituts maternels féminins pourvoyeurs d’une tendresse inépuisable et porteurs de sa propre féminité déniée car liée à la dépendance inacceptable comme celle contre laquelle elle résistait dans le transfert.
On peut faire l’hypothèse que la mère avait investi sa fille mais non sa sexualité. La féminité non reconnue aurait été recherchée inlassablement dans le lien homosexuel et surtout dans la quête d’enfant qui révélerait, tout en le comblant, le sexe féminin.
C’est ce que réalisa Chantal en faisant le deuil de sa fécondité et en décidant d’adopter en Colombie une petite fille de trois ans qui leur procure, à son amie comme à elle, un grand apaisement. La venue de cette enfant, l’amour qu’elle lui porte, semble avoir effectué le deuil tant attendu de l’amour de la mère. L’impossibilité de s’identifier à cette mère « morte » au sens d’A. Green, l’avait sans doute empêchée de concevoir. L’adoption réalise le compromis puisqu’elle peut aimer sa fille sans avoir eu à vaincre sa contre-identification maternelle. Pourvue de cette enfant qu’elle avait été chercher seule, elle put reprendre un travail analytique. Si Chantal est enfin satisfaite, n’est-ce pas aux dépens de son enfant, alors utilisée ? On ne peut le prévoir, mais ce couple stable et investissant tellement l’épanouissement de cet enfant parait une chance pour la qualité de sa vie psychique
Chantal a du mentir et se présenter comme célibataire pour obtenir l’agrément, ce devant quoi elle a hésité mais son désir d’enfant a été le plus fort. D’autres patientes ont renoncé, convaincues qu’elles étaient qu’elles allaient faire le malheur de leur enfant si elles ne correspondaient pas aux critères légaux définissants les bons parents. Ceux-ci désireraient l’enfant seulement pour lui-même. Quelle mère la plus normale pourrait l’affirmer ?
Comme toutes ces femmes, Chantal regrette que son amie n’ait pu adopter aussi Angela et je pense que je partage ses regrets.
Je n’ai revu Chantal six ans plus tard. Elle s’était séparée de son amie qui n’avait aucun droit sur Angela, ce qui m’a semblé regrettable.
Dans cette relation, il me paraît clair que le départ de Chantal était une réponse à mon malaise, que je tentais de dépasser, devant l’échec des inséminations. J’avais fait quelques liens entre le père et le géniteur : elle revivait l’instrumentalisation qu’elle reprochait à sa mère. Son père était très aimé et elle me fit remarquer qu’Angela pourrait être la fille de son père car elle porterait son nom.
Chantal m’avait investie comme mère porteuse de phallicité. C’est à moi qu’elle demandait un enfant. Celle-ci devait la libérer de toute dépendance car elle s’estimait « droguée à l’amour » ne pouvant s’en passer. Nous avions construit sa représentation du bonheur à la manière orale du paradis de Breughel une fontaine de lait qui attend qu’elle ouvre la bouche. Faire l’enfant était une défense contre la passivation qu’impliquait le désir d’être livrée à moi totalement.
– Ou alors, il faudrait que vous soyez mon enfant, pas moi la vôtre, me dit-elle.
– Si j’étais votre enfant, je serai votre mère aimante pour toujours, lui répondis-je.
– C’est normal de vouloir un enfant….
Ma réponse condensait :
- son désir transférentiel de disposer d’une mère aimante, pour remplacer la sienne trop peu disponible et éviter toute frustration ;
- sa projection de cette mère sur l’enfant désiré, témoignant de la réversibilité entre mère et enfant dans la relation duelle.
Mais cette interprétation semble avoir induit le passage à l’acte de la rupture. Exprimait-elle ma crainte devant les fantasmes inconscients qu’il me fallait dénoncer car aujourd’hui la technique permet de les réaliser ! Je pris conscience de ma colère mais aussi de mon ambivalence envers les progrès de la médecine qui nous avaient menées jusqu’à ce désir et que je pensai accepter. L’image qui me vint dans l’après-coup se liait aussi à celle d’un père. J’avais pensé : « je ne veux pas être le père de son enfant ». J’avais refoulé cette motion trop normative par mon interprétation qui soulignait la dépendance à l’objet contre laquelle elle luttait si âprement. Elle le sentit et arrêta la cure pour mener à bien, seule, son désir de maternité, en faisant le deuil de sa fécondité. En choisissant d’adopter elle m’avait protégée, me cantonnant dans le rôle de témoin, celui que je mets en acte aujourd’hui. Si je reviens sur mon contre-transfert, c’est que la rupture avec son amie m’a inquiétée pour sa fille qu’elle a privée d’Angela, à laquelle elle ne la confie plus.
Le rôle du tiers peut-il être rempli par différents protagonistes, oncle, ami, grand-père, mais aussi compagne de la mère ? Sans doute.
– Mon contre-transfert se déplaça alors sur une réflexion questionnant une réévaluation de la législation.
Avec les collègues psychanalystes, nous sommes devenus les témoins d’un grand mouvement dans le socius qui advint pour favoriser le vote de la loi Taubira. Elle constitua un changement profond de la loi qui autorise maintenant le mariage pour tous et deux parents du même sexe. Il en résulte que l’adoption devient possible pour le « deuxième parent ». Est-il vraiment préférable pour un enfant d’être adopté ou procréé par une femme entièrement seule, quelle que soit son histoire et ses possibles phobies, que par deux femmes ? La triangulation ne peut-elle se réaliser plus facilement à trois qu’à deux ? Un enfant ne peut pas avoir deux mères biologiques, mais il peut maintenant avoir une mère et une co-parente qui a aussi des droits légaux sur l’enfant et éviter ainsi, en cas de séparation, que l’enfant ne se retrouve privé du conjoint séparé.
Avec ces nouvelles lois, imiter la nature, copier la nature, cesse d’être la bonne manière de légiférer. Avoir deux parents, fussent-ils du même sexe est préférable à un seul. Certains couples s’associent avec un couple homosexuel de sexe opposé pour procréer. Dans ma clinique, les patients qui se sont exprimés sur ce type d’arrangement se disent plutôt satisfaits et envisagent souvent la conception croisée d’un deuxième enfant. Bien entendu, les hommes homosexuels ne peuvent se passer d’une femme pour devenir pères. La grossesse par autrui (GPA) est interdite en France et la filiation de l’enfant né de cette pratique peine à être admise. Je n’ai pas l’expérience de cette clinique.
Les nominations des partenaires se diversifient. On parle de la mère sociale, compagne, dans l’homoparentalité, de la mère biologique du don d’ovocyte, de la génitrice de la GP. Elles viennent grossir le groupe des multiparentalités ordinaires après divorce ou séparation. Enfin quelques couples, symboliquement, mélangent deux spermes ou deux variétés d’ovocytes et alternent les fécondations pour se sentir impliqués l’un et l’autre et parodier ainsi le rapport sexuel. Différents films décrivent ces nouvelles familles (The kids are all right (Les enfants vont bien), Le plan B…)
– Les lois éthiques varient d’un pays à l’autre
L’acceptation de la nouvelle législation a été favorisée par l’exemple des choix éthiques des autres pays européens. Si la France prône une éthique du bien, à définir par des Comités réunissant des personnalités de valeur (comme Freud l’appelait de ses vœux), c’est une éthique de la liberté qui s’applique dans les pays anglo-saxons. Là chacun dispose librement de son corps tandis qu’en France règne encore l’ « indisponibilité du corps ».
10. Que savons-nous des effets de la parenté homosexuelle ?
Je ne peux que résumer les connaissances actuelles en disant que les résultats de procréations homosexuelles pratiquées à l’étranger sont globalement rassurants. En dépit de quelques exceptions ces enfants ne semblent pas trop perturbés. Je n’entrerai pas dans le détail des travaux américains dont la méthodologie a été mise en cause, entre autres, par Paul Denis Construits par interviews de parents gays et militants, ces témoignages se voient reprochés d’absence de neutralité. Toutefois, ils se recoupent et on peut leur reconnaître une certaine justesse dans leur ensemble.
Si ces enfants ainsi conçus, nombreux aux USA, devenaient psychotiques, cette situation ne manquerait pas d’alerter les experts hostiles à ces pratiques. A. Ducouso-Lacaze a étudié les interviews de quarante homoparents. Je citerai aussi les importants travaux de Tasker et Golombock montrant que les enfants nés de parents ayant eu recours à la PMA sont profondément attachés à leurs parents et n’ont aucune différence fondamentale avec les enfants de parents hétérosexuels. Le point sur des études analogues a été développé par Despina Naziri dans « Devenir mère au sein d’un couple homosexuel ».
Le point négatif le plus constant chez ces descendants de couples lesbiens est le manque du père, que l’anonymat du donneur a aggravé. Insistons aussi sur le poids de la honte sociale. Les critiques de l’école ou de l’environnement pèsent lourdement sur leur estime d’eux-mêmes. Actuellement quelques ouvrages en France, rendent compte de l’état d’esprit de ces enfants maintenant adultes (« Fils de »). Ceux-ci ont d’autant moins de problème que la vérité leur a été dite tôt. Plus dramatiques sont les révélations violentes à un âge tardif. Pour les enfants des dons de sperme, comme ce fut le cas autrefois pour les « bâtards », ce n’est pas la vérité qui blesse mais le maintien du secret sur les origines, qui paraît honteuse à certains parents, comme j’ai pu en observer dans ma pratique clinique. L’absence du père, même si elle ne supprime pas l’accès à l’ordre symbolique, est une source de souffrance. Les travaux analytiques comme l’observation détaillée de Ken Corbett d’un enfant élevé par deux mères et suivi en thérapie insistent aussi sur ce facteur de souffrance narcissique et sur l’importance de construire avec eux un « roman familial ».
La Société Belge de Psychanalyse a organisé un large débat sur l’homoparentalité telle qu’elle peut être observée dans ce pays tolérant ces pratiques. Une recherche sur les couples de lesbiennes qui souhaitaient procréer par un don de sperme anonyme montre une assez grande normalité générale et une répartition des rôles compréhensible par leur histoire singulière. Le choix de la génitrice fut étudié, ainsi que la grossesse puis les relations avec l’enfant pendant la première année. Notons combien la fécondation fut aisée. Evidemment les résultats de ce travail sont limités à une observation relativement brève. Au cours du débat auquel j’étais invitée, j’émis le regret de ne connaître aucune famille homosexuelle ayant des enfants adolescents, une participante eut le courage de faire son coming-out et de nous informer qu’elle était grand-mère de trois petits enfants issus de la famille homosexuelle de sa fille et qu’ils étaient « normaux » et bien-portants.
Dans un article récemment traduit en français, Diane Ehrenshaft explicite son mode de travail aux Etats-Unis avec des enfants de familles homoparentales qui consultent pour inhibitions, anxiété ou troubles du comportement. Elle fait état de grands progrès de ces patients à l’aide d’une prise en charge spécifique fort éclairante.
11. La famille résistera-t-elle aux nouveaux modes de filiation? Les Cassandres
Les psychanalystes ont, à nouveau, multiplié les écrits sur l’homoparentalité dont la dénomination même est mise en cause. Pour Pierre Levy-Soussan, la « truc-parentalité » (mono, multi, homo) s’oppose à une idéalisation du biologique avec droit à connaître les origines aboutissant à la désignation du « vrai parent » tandis qu’il craint des conséquences graves pour l’enfant si une pratique non sexuelle remet en cause l’axe symbolique de la filiation. Citons encore, Tony Anatrella mais aussi Pierre Legendre et plus récemment Michel Schneider qui nous décrit l’imago terrifiante de la mère dévorante responsable de l’évolution des mœurs.
La critique de l’homoparentalité, considérée comme une perversion a été bien analysée par Dominique Mehl. Elle est dénoncée comme enjeu narcissique privilégié, l’enfant ne serait pas désiré pour lui-même, comme individu autre. Comme pour les bébés-éprouvettes de la FIV, la conception hors sexualité et hors différence des sexes abolirait l’engendrement en réalisant le rêve d’auto-reproduction qui serait au cœur de la psychose. Pour Jean-Pierre Winter qui se réfère à Freud et à Lacan, « l’enfant se construit en pensant qu’il est le résultat d’une rencontre entre un homme et une femme ». Pour lui, « c’est par la réalité sexuelle que l’être humain entre dans le langage. Et que la réalité sexuelle, c’est la réalité de la différence des sexes ». L’évolution vers la folie reste la menace ultime. On voit que tous ces propos situent le symbolique dans le réel. Le passé représenterait alors « le bien et le vrai ». Il ne faudrait pas modifier la Nature. Cette représentation idéalisée évoque la version romantique d’une nature-mère persécutée par les scientifiques avec leurs recherches et leurs innovations.
D’autres analystes comme Michel Tort ont réfuté le poids de la réalité de la différence des sexes dans la constitution de l’Ordre Symbolique. Pour lui, le symbolique ne serait pas un ordre mais un processus, alors modifiable. Il met en question l’unicité de ce qu’il nomme “la solution paternelle” en s’insurgeant contre la pensée psychanalytique dominante. Il plaide pour un regard historique, un décryptage de la norme en fonction d’une époque, d’une civilisation. Le symbolique articulé à la Loi ne viendrait que d’un usage religieux de la pensée de l’Oedipe chez Lacan. Une attitude plus tolérante à une évolution de la morale qui se poursuivra en dépit de nos angoisses se retrouve maintenant. Elle tente comme je le fais aujourd’hui, davantage de se démarquer des pourfendeurs de l’homoparentalité que d’idéaliser leurs projets. La Société intégrera plus ou moins bien ces nouvelles parentalités ainsi que cela se produit déjà ailleurs.
Aussi rejoindrai-je Geneviève Delaisi de Parseval dans son accompagnement de ces nouveaux parents. Après le moment d’inquiétude et un rejet du soutien que me demandait l’association des parents gays et lesbiens (APGL), j’en suis venue à penser que les qualités parentales que manifestaient certains couples homosexuels compensaient peut-être l’inconvénient de ces familles nouvelles et que mon rôle n’était pas de critiquer a priori mais d’informer de mon mieux sur ce que je pouvais observer des parents mobilisés par ces désirs inhabituels.
Mais mon surmoi a aussi ses limites. J’ai reçu de Belgique une patiente en cours d’insémination qui habite Paris et doit suivre une thérapie. D’emblée, elle m’annonce qu’elle ne pourra rien payer, ce qui pour moi n’est pas un obstacle absolu. Elle ne réussit pas à devenir enceinte. Peut-être y a-t-il un obstacle psychique, considère le gynécologue. Homosexuelle, elle n’a pas de partenaire en ce moment. Elle n’a jamais connu d’homme, ne voulant en rien imiter sa mère qui n’aime que son père et ne s’intéresse pas à ses enfants. D’ailleurs son frère aussi est homosexuel. Elle exprime un sentiment de préjudice à l’égard de la société et des associations d’adoption à l’étranger qui lui refusent un enfant. Pourtant elle accepterait un enfant âgé, et a obtenu en France l’agrément de la DDASS. Mais personne n’accepte de confier un enfant à cette femme isolée, amère et revendicatrice. Aussi devenir elle-même enceinte, même tardivement, lui paraît la seule issue. Mais comme les inséminations effectuées jusqu’à notre rencontre ont échoué, elle pose un ultimatum persécutant. Mon contre-transfert, identifié à ses descendants potentiels, m’imposa une représentation des « enfants pas encore nés » de l’opéra La femme sans ombre, avec un fantasme d’enfants qui ne voudraient surtout pas naître. J’ai décliné sa demande de prise en charge.
En conclusion. Le symbolique s’ancre-t-il dans le réel ? N’y a-t-il pas historicisation ou contextualisation des normes ?
La scène originaire, le coït procréateur, a été jusqu’aujourd’hui le fantasme organisateur de la psyché. Cependant, n’est-il pas lui-même une représentation privilégiée d’un complexe enchevêtrement actuel de désirs parentaux et transgénérationnels ? D’autres représentations ne pourraient-elles avoir la même fonction, évitant le risque de « désymbolisation » ? La symbolisation me paraît une capacité de notre psychisme et non une conséquence de l’organisation familiale réelle. Que l’enfant apprenne que ses parents voulaient l’avoir si intensément qu’ils ont fait des efforts considérables, pourrait induire, pour lui, un effet très structurant. Ce serait l’ébauche d’un nouveau fantasme originaire qu’être ainsi un « enfant du désir d’enfant », adopté ou procréé médicalement.
La priorité donnée à la réalité de la conception ne me semble pas correspondre à la richesse de la maîtrise par la fantasmatisation. On sait depuis Freud qu’expliquer aux enfants la vérité sur les relations sexuelles des parents ne change pas les théories infantiles. Le psychisme, avec ses prodigieuses facultés de liaison, admettrait-il que le symbolique soit tributaire du réel ? La différence des sexes ne pourrait-elle persister si ce ne sont pas les parents qui l’incarnent ? Quant à la différence des générations, elle demeurera : l’enfant qui viendra au monde, même conçu à partir de cellules congelées, restera le bébé des parents. L’identité se réfère aux désirs parentaux et non à la manipulation des cellules germinales. La transmission de la loi dépend de la qualité du surmoi des parents davantage que de leur choix d’objet.
Des remaniements de la famille peuvent aussi survenir. J’ai récemment pu disposer d’un enregistrement filmé aux Etats-Unis par Emmanuel Dayan. Il s’agit de deux filles de mères homosexuelles connaissant le numéro attribué au donneur anonyme de sperme qu’elles se sont efforcées de retrouver. Internet leur permit une rencontre favorisée par le fait que celui-ci les recherchait aussi de son côté. Outre le témoignage de cet homme peu sympathique et mû par l’attrait d’un revenu régulier obtenu par ses « dons » de sperme, le film permet de constater la normalité et l’équilibre de ces deux jeunes filles, leur souffrance les stimulant à retrouver ce géniteur, leur déception devant cette personnalité puis leur satisfaction d’avoir finalement trouvé leur propre solution. Elles se sont constituées peu à peu, par cette démarche, une fratrie d’une quinzaine de frères et sœurs qui se substituent positivement au père manquant.
Il s’agit là, m’ont fait remarquer mes collègues, d’un mouvement d’auto-organisation créateur de nouveau tel que l’ai décrit, dans un ouvrage. Il va de soi que j’ai bien conscience de la qualité contre-transférentielle de mon relatif optimisme, auquel mes patientes ne sont pas étrangères !
publié le 8 mai 2015
François Richard
Libre réflexion sur l’homoparentalité
Je proposerai ici quelques réflexions sur l’homoparentalité, d’abord en discutant la conférence de Sylvie Faure-Pragier, puis en prolongeant mon intervention lors du vote de la loi du « mariage pour tous » enfin en revenant au texte de Sylvie Faure-Pragier.
Discussion avec Sylvie Faure-Pragier
Chère Sylvie, je suis heureux de poursuivre le débat passionné qui avait suivi ta conférence. Personne n’était d’accord mais chacun cherchait à échanger avec les autres pour faire émerger une pensée psychanalytique sur une question qui génère le plus souvent des réactions idéologiques, la preuve la plus flagrante en étant la dramatisation de l’opposition entre pro et anti. L’honnêteté et la précision de ton exposé ont permis un début de dépassement des polémiques surjouées. La situations actuelles, dis-tu, doit être resituée dans une évolution historique déjà ancienne où changements dans le socius et progrès techniques s’interpénètrent : possibilité de divorcer, et apparition de familles monoparentales ou recomposées, contraception qui disjoint plus encore sexualité et conception, pouvoir donné aux femmes de décider de l’enfantement et de techniquement se passer de père en utilisant une paillette de sperme, engendrement possible dans un tube à essai (in vitro) – « scène primitive médicalement assistée ».Ton expérience auprès de patientes atteintes de stérilité te prémunit contre les prédictions catastrophiques selon lesquelles les enfants nés dans ces conditions seraient menacés de devenir psychotiques, la différence des sexes et l’origine sexuée étant relativisées voire évacuées. S’agit-il seulement d’un effet de la technique ou d’une crise profonde de la famille traditionnelle ?
La substitution d’une bonne parentalité éducationnelle à l’ancien ordre d’une parenté fondée sur une filiation tant symbolique que « biologique » (en fait génétique et charnelle : rencontre de génomes dans le rapport sexuel) est en cours depuis déjà un certain temps. La question de l’homoparentalité la pousse jusqu’à ses conséquences ultimes. L’engendrement charnel d’un enfant par la rencontre amoureuse d’une femme et d’un homme ne disparaît pas, mais est désormais soumis à une vue globale concernant le bon partenaire, le bon moment, puis la bonne éducation de l’enfant, sa bonne – et plus rapide possible – ouverture au monde, aux savoir-faire, etc. Cette évolution, renforcée par l’impact des séparations de couples et des recompositions néo-parentales, a été préparée par un contrôle croissant de la vie privée et familiale par une juridicisation – qui suit sa logique propre – et l’intervention de l’État (éducation nationale, services sociaux et de santé, etc.)
Les psychanalystes y perdent leur latin et s’invectivent, non seulement entre tenants de courants distincts, mais aussi au nom d’un même concept – le réel au sens lacanien peut par exemple légitimer une argumentation opposée à l’homoparentalité parce qu’il suppose une contrepartie symbolique (J.-P. Winter), mais tout aussi bien être invoqué comme ce qui, résistant à toute mise en ordre, mène à une liberté anarchiste (J.-A. Miller). Du côté freudien, la référence à une organisation « tiercéisante » nourrit la crainte que joue moins l’interdiction de l’inceste par le père réel qui possède la mère (C. Flavigny, P. Levy-Soussan). Mais on voit émerger parallèlement l’hypothèse alternative qu’un très fort désir d’avoir un enfant, chez un couple homosexuel, puisse donne le jour à une forme nouvelle de scène primitive et de triangulation (S. Faure-Pragier).
La découverte freudienne de la plasticité infinie du sexuel infantile susceptible de générer des formes très diverses, et corollairement, d’une conflictualité structurelle de la vie psychique, n’a toujours pas été entendue par le travail de la culture – qui contre-investit aujourd’hui cette découverte en prétendant l’inclure dans un savoir sur les bons et les mauvais usages du sexuel, c’est-à-dire un savoir sur la famille. Tenir compte de cette découverte ? Ce serait, avec modestie, reconnaître que parfois on ne sait pas, en se démarquant bien sûr des manifestants anti ou pro, mais aussi des psychanalystes et des intellectuels qui argumentent et concluent trop vite dans un sens ou dans un autre. Ils dogmatisent le sexuel pour le soumettre, avec grand esprit de sérieux, à du religieux laïcisé.
Les opposants à la nouvelle loi défendent leur économie libidinale qu’ils ressentent comme menacée, mais il faut aussi interroger l’intolérance du discours qui fait apologie de la diversité et qui prétend que l’on peut traiter en toute transparence de questions extraordinairement difficiles – forcément, ça ne marche pas, les petites différences que l’on avait négligées font retour. Ainsi la polémique entre féministes hostiles à la GPA accusée d’être un instrument d’exploitation du ventre des femmes par les hommes (en l’occurrence homosexuels) et féministes considérants que la GPA libère les femmes parce qu’elle distingue clairement la mère de la femme, témoigne de nuances au sein d’un même ensemble idéologique, qui, pour les personnes réelles, constituent des antinomies insurmontables. C’est la vivacité – et c’est un euphémisme – de l’opposition qui donne ici à penser. Une rage s’y exprime, contre qui ne désire pas tout à fait de même, n’a pas exactement la même image inconsciente de son corps.
Que faire dans une telle situation ? Les psychanalystes peuvent envisager comme des formations symptomatiques la prévalence imposée de certains mots, le clivage entre « camps », et s’intéresser à la complexité des situations humaines effectives comme le fait Sylvie Faure Pragier, sans préconceptions, sans suréagir, en prenant le temps d’accompagner leurs patients, le temps d’une pensée sans certitudes.
Homoparentalité et complexe d’Œdipe
Les enfants issus des parentalités/parentés homosexuelles seront sans doute différents. On peut conjecturer leur insertion dans l’ordre culturel collectif ordonné par une différence des sexes reproblématisée. Mais que dire de leur accès à la triangulation œdipienne ? On peut lire ici et là des arguments sur le fait que dans un couple gay ou lesbien l’un(e) ou l’autre tiendra plus que l’autre un rôle masculin/paternel – l’un descendra la poubelle et l’autre fera la cuisine, l’un grondera et l’autre consolera. Ils me semblent auto-réfutationnels : si la différence tient à si peu, on doit pouvoir s’en passer. Il est plus intéressant de repérer en quoi les processus psychiques – qui concernent l’Œdipe, même s’il est atypique – des parents homosexuels déterminent une transmission de la problématique œdipienne à leurs enfants.
Lors d’une discussion avec Maurice Godelier, à propos des Na, une société thibeto-birmane de Chine où frères et sœurs élèvent ensemble les enfants, alors que les pères sont inconnus dans la parenté et dans la parentalité, j’en suis venu à lui opposer que, si le complexe d’Œdipe n’y était certes pas nucléaire, l’on devait cependant supposer que chacun y « savait » qu’un enfant était issu d’une scène sexuelle élémentaire entre une femme et un homme, que tel enfant était issu de la rencontre de cette mère-ci avec cet homme-là, même si les concepts de père et de géniteur n’existaient pas.
Notre modernité, dans son débat actuel sur les formes nouvelles de « parentalité » retrouve, sans trop savoir quoi en faire, l’ancienne question sans réponse de l’écart entre le corps et l’esprit : parentalité d’un couple ayant adopté un enfant ; quête de leurs géniteurs par les enfants dont la mère a accouché sous x ; multiples situations complexes des grossesses médicalement assistées ; « mères porteuses » ; vérification des pères au moyen de l’ADN pour savoir s’ils sont bien les géniteurs de leurs enfants ; parentalité homosexuelle où l’un des deux peut être, ou pas, le géniteur ou la génitrice.
Le succès de la notion de parentalité relève, je crois, d’une idéalisation du lien social, supposé capable de se gérer et de se réformer lui-même. La notion de parentalité en vient à recouvrir celle de parenté, laquelle participe d’un champ théorique différent. La parentalité désigne l’exercice de la fonction – protectrice, éducationnelle et aimante – des parents, tandis que la parenté concerne le système, hypercomplexe et structuré, des règles organisant la filiation entre générations et les alliances entre lignages – règles définies juridiquement et biologiquement, mais surtout imaginairement et symboliquement, qu’il s’agisse des règles de l’alliance instituées par le social, des théories sexuelles individuelles et collectives, des mythes, des religions ou du droit. Penser qu’une parentalité fortement désirée pourrait fonder une filiation interroge la différence entre parentalité et parenté, qui allait de soi il y a encore peu de temps. Une des préoccupations souvent mise en avant concerne un éventuel risque de délire : les enfants d’un couple homoparental pourraient en venir à croire être issus biologiquement de la rencontre sexuelle de leurs parents de même sexe – cette croyance délirante s’exprimant éventuellement à la génération suivante, voire ultérieurement encore. Ce n’est pas impossible. Rien dans l’état actuel des connaissances ne donne à observer une prévalence de psychoses dans la population concernée, même si les études existantes sont insuffisantes. Et il n’y a pas, par définition, d’études sur les générations futures. On peut raisonnablement penser que l’enfant d’un couple homoparental sait qu’il est issu physiquement et génétiquement (c’est peut-être mieux, dit ainsi, que « biologiquement ») d’un homme et d’une femme, tout en reconnaissant le couple homoparental comme celui de « ses » parents. Il les adopte, en quelque sorte. La filiation relève-t-elle des règles de la parenté ou d’un choix subjectif ? La situation actuelle mène à répondre : des deux. En ajoutant : n’oublions pas la richesse imaginaire des systèmes de parenté et de la généalogie, ne réduisons pas l’humain à une réalité sociale s’autogérant, se reproduisant, pour le bien de tous, fraternelle-parentale.
La théorie du complexe d’Œdipe introduit à une exigence éthique de parentalité bien assumée mais n’exclut pas la parenté. Avec Winnicott, et d’autres, l’accent se porte davantage du côté de la parentalité, alors que, avec Lacan, la parenté se noue à la parentalité dans la notion de fonction (symbolique). Dans les deux cas la violence du conflit psychique œdipien telle que Freud la considérait dans l’angoisse, et même la folie, propres aux névroses, se voient sous-estimées. L’actuel débat néglige d’envisager les formes névrotiques de conflit psychique corollaires de l’homoparentalité. On s’inquiète de ce que ces enfants puissent devenir psychotiques ; ou bien on prétend que le complexe d’Œdipe n’existe plus, ou qu’il n’a jamais existé. Comme on peut voir, les termes du débat sont mal posés. Ne faudrait-il pas plutôt se préoccuper de troubles en phase avec les formes aujourd’hui prévalentes de la conflictualité œdipienne chez nos patients : un « Œdipe » déformé mélangé à des fonctionnements limites ?
Le sujet humain ne peut-il émerger que dans la situation œdipienne ou, plus largement, que dans le lien généalogique de filiation ? On ne saurait ici se satisfaire d’opinions, de souhaits, ou d’idées reçues, dans un sens comme dans un autre. La réflexion reste insuffisante sur la relation, souhaitée, à un enfant et le fait que cet enfant devienne son enfant, ce qui est le propre de la filiation. Ce désir-là suppose une implication où l’on se donne totalement, mais, du même coup, où l’on reconnaît en soi l’incomplétude, ce qui, pour certains (Sylviane Agacinski, Christian Flavigny, Pierre Levy-Soussan, Jean-Pierre Winter), ne peut être garanti que par la différence des sexes au sein des couple des parents – alors que selon d’autres (Geneviève Delaisi de Parseval, Sylvie Faure-Pragier, Serge Hefez, Susann Heenen-Wolff, Élisabeth Roudinesco, Irène Théry, Caroline Thompson, Michel Tort) cela pourrait s’accomplir selon des modalités diverses.
Godelier parle d’un « pur imaginaire » exigeant des « pratiques symboliques » organisatrices fortes – mythes, rites, constructions politiques. Que devient dans le monde actuel ce « niveau de totalisation de l’imaginaire dans le sacré, irréductible à ses constituants » ?
L’économie libidinale patriarcale menacée par la progression contemporaine de façons différentes de désirer, attaque cette altérité supposée l’empêcher de continuer à jouir dans son système bien établi, obsessionnellement démarqué. Il ne s’agit pas à l’inverse de créer des catégorisations qui enferment à nouveau la pensée dans des espaces clivés. Il n’y a pas « l’hétérosexualité » versus « l’homosexualité », un homme homosexuel a peu de choses en commun avec une femme homosexuelle : c’est un homme qui aime les hommes. Et une femme qui aime les femmes « est » certes lesbienne, mais avant tout elle est une femme. Sans compter la variété des types de désir chez les gays et les lesbiennes, pareillement au sein du champ hétérosexuel, traversé par la bisexualité psychique et le sexuel infantile, lesquels entament aussi les ensembles gays et lesbiens. La différence binaire des sexes nourrit une variabilité infinie des positions psychiques de genre – laquelle n’existe qu’à partir de cette différence, grâce à cette différence.
Qu’est-ce qu’un père ? Cette question ancestrale ressurgit, mais semble n’en rester qu’un transfert : on le cherche « juste à côté » – donneur, mais aussi nouveau compagnon de la mère, rôle supposé plus paternel de l’un des deux partenaires d’un couple homoparental – jusqu’à l’élection, dans une préférence intersubjective, de tel homme particulier comme interlocuteur privilégié, comme « modèle » comme il est souvent dit naïvement. Le recours croissant à la jurisprudence pour mettre en ordre une socialité de groupes de plus en plus extensifs, tente de re-instituer de la parenté dans une parentalité de plus en plus identique au lien social en permanence « recomposé » – peut être le « fait social total » dont parlait Marcel Mauss. Dans les familles recomposées, nous gagnons des alliés plus nombreux : quasi-enfants, ceux d’une nouvelle belle-famille, elle-même déjà en réseau de recomposition ici et là, tout en conservant tout ou partie du système de liens antérieur rompus. Certains députés s’insurgeaient contre la perspective, selon eux prévisible, d’un mariage à plusieurs. Mais ne voit-on pas que l’alliance exogame a déjà pris usuellement la forme d’une générativité du lien ?
Dans ses derniers séminaires, Lacan écrit les Noms-du-père au pluriel, il les dissémine dans un Réel où la différence pourrait émerger entre de multiples objets cause du désir. Le Nom-du-Père se réduit alors à un articulateur de la différence, à la structure de la différenciation signifiante. Pourquoi donc continuer à référer cette fonction au mot « père » ? On pourrait facilement montrer qu’il y a dans l’œuvre de Lacan cent occurrences de l’ordre symbolique référé au père idéalisé garant de la Loi, pour une occurrence de sa reproblématisation – quasi deleuzienne – en termes de différenciation générative infinie du réel. Winter s’en tient au Lacan d’avant les derniers séminaires et réaffirme des vues bien connues sur la transmission qui va des ascendants aux descendants Le danger de l’homoparentalité, à cet égard, serait de creuser une faille dans la transmission, parce que les parents de même sexe peuvent négliger le désir du donneur (PMA) ou de la porteuse (GPA) de sorte que la place du tiers hétérosexué qui a présidé à la conception de l’enfant sera non pas forclose, mais minorée, et déniée. Selon Winter, l’amour et l’éducation ne suffisent pas, la chaîne de la transmission des générations et de l’héritage historique, mise à la porte, fera retour par la fenêtre grande ouverte de nouvelles souffrances psychiques. Il n’est pas question ici de mensonges des homoparents, mais de structure logique inhérente à la situation. Voilà, au moins, un argument carré.
« La dictature du plus-de-jouir dévaste la nature, elle fait éclater le mariage, elle disperse la famille, et elle remanie les corps », écrivait J.-A. Miller en 2004. Cette dénonciation dramatisée d’une modernité déshumaine mène étrangement à son apologie neuf ans plus tard : « dans une affaire comme celle du mariage gay, le peuple français représenté par le Parlement, c’est effectivement Dieu le Père », tandis qu’on s’en prend au pape et au grand rabbin de France, « une animosité perce, véhémente chez le juif, distanciée chez l’autre. On comprend à les lire que le projet de loi socialiste dérange le plan divin, et qu’il est tout à fait blasphématoire, contre-nature et antisocial. Gilles Bernheim prête aux « militants LGTB » le dessein de « faire exploser les fondements de la société ». Joseph Ratzinger stigmatise la prétention de l’homme à farsi da sé, à se faire par soi-même… Le mariage gay est-il contre-nature ? Voici longtemps que nous avons cessé d’être dupes de la nature. Le b.a.ba de la philosophie moderne, c’est qu’il est de la nature de l’homme de se dénaturer lui et son monde ». La notion d’ordre symbolique garanti par la fonction paternelle serait de ce point de vue encore dupe de la nature, ainsi que défensive par rapport à la nouvelle vérité, hier incriminée comme déshumaine, de la jouissance sans fin des objets a. Que l’on ne nous bassine plus les oreilles avec le Père, tel est le dogme dernier cri.
Chez Freud, les choses étaient simples : dans le complexe d’Œdipe, le père réel a des relations sexuelles avec la mère, impose à l’enfant d’être assujetti au fantasme d’une scène primitive entre une femme et un homme, et lui interdit d’espérer tout commerce amoureux tant avec la mère qu’avec lui-même – ce qui introduit l’enfant, fille comme garçon, à un manque bénéfique, la castration symbolique. Il faut ajouter à cette limpide démonstration que la mère est capable, sans se référer au père de ses enfants ni à un principe paternel plus général, elle aussi, de prohiber l’inceste à l’enfant. On peut en déduire, ou pas, une opposition au mariage pour tous. Alors que la division, chez Lacan, du père entre réel, imaginaire, et symbolique, déconstruit le père œdipien freudien, dissocié entre l’homme sexuel (l’amant) et le Nom-du-Père, en échos aux distinctions sans fin à faire entre filiations (génétique d’abord, puis celle des parents qui peuvent donner leur nom à l’enfant sans pour autant le concevoir ni à la limite l’élever, et, last but not least, la filiation éducative ouverte à diverses personnes pouvant intervenir à un degrés ou à un autre : homoparents, beaux-parents, grands-parents, parrains, etc.)
Sylvie Faure-Pragier cherche à raccorder la pensée freudienne de la scène primitive et les évolutions actuelles : « Jusqu’à aujourd’hui, le coït procréateur, nommé aussi scène originaire, a été un des fantasmes organisateurs de la psyché. Cependant, n’est-il pas lui-même une représentation privilégiée d’un complexe enchevêtrement de désirs parentaux ? D’autres représentations ne pourraient-elle pas avoir la même fonction ? La symbolisation me paraît être une capacité de notre psychisme et non une conséquence de l’organisation familiale réelle. Pourquoi les efforts considérables faits par des parents pour faire naître leur enfant ne pourraient-ils pas induire un effet structurant ? Ce serait l’ébauche d’un nouveau fantasme originaire qu’être ainsi un « enfant du désir d’enfant », adopté ou procréé médicalement. L’identité se réfère aux désirs parentaux et non à l’usage qui est fait des cellules germinales »
Retour à la discussion avec Sylvie Faure-Pragier
La scène primitive relève-t-elle d’un schème génétique – rencontre d’une femelle et d’un mâle – ou d’une construction culturelle des désirs parentaux ? La théorie freudienne des pulsions réuni ces deux points de vue dans l’écart somato-psychique. Sylvie Faure-Pragier, avec sa patiente Chantale, déplace l’intérêt du côté de l’auto-organisation de l’identité dans l’homosexualité primaire, condition narcissique de base de l’identification primaire, dans le bel échange suivant :
— Ou alors, il faudrait que vous soyez mon enfant, pas moi la vôtre, me dit-elle.
— Si j’étais votre enfant, je serai votre mère aimante pour toujours, lui répondis-je.
— C’est normal d’avoir un enfant.
Belle condensation du transfert originaire sur une mère aimante, de la réponse de celle-ci, et de l’ambivalence de l’analyste qui pense « je ne veux pas être le père de son enfant », tout en trouvant « regrettable » que la compagne de Chantale n’ait pas pu adopter sa fille Angela, conçue par insémination avec donneur. L’analyste trouve un positionnement juste à la limite de l’impossible dans une situation hypercomplexe
publié le 10 juin 2015