« Et voilà que la guerre, à laquelle nous ne voulions pas croire, fit éruption et apporta la … désillusion. »
« La désillusion causée par la guerre » p.131
Dans « Actuelles sur la guerre et la mort »,
Freud, OCP XIII (1914-1915), PUF, p.126-155.
Comment peut-on parler de « crimes de guerre » quand la guerre, en elle-même, est déjà un crime ?
Un assemblage, un déploiement de crimes…
Contre chaque être humain qu’elle tue, mais surtout contre l’ensemble des sociétés qu’elle détruit, directement ou indirectement, dans ses « dommages collatéraux » traumatiques et par là-même « radioactifs ».
Car nous le savons tous et nous ne pouvons plus rester dans le déni après plus de cent ans de travail, le nôtre et de tous nos collègues et amis, nous avons à le dire et à le proclamer : « la guerre est un crime contre l’humanité toute entière ».
Où qu’elle soit, où qu’elle se produise, la plus petite violence ou la plus grande, le plus petit chantage affectif, monétaire ou nucléaire, la plus petite menace d’un seul individu contre un autre, c’est contre lui-même qu’il les porte.
Chaque meurtrier se tue lui-même car il tue sa propre planète, sa propre famille et sa propre vie. Il atteint son air, ses arbres, ses propres ressources vitales, les siennes et celles de ceux qu’il aime.
Comment chaque être humain n’a-t-il pas encore compris cela ?
« Nous sommes pacifistes parce que nous devons l’être en vertu de mobiles organiques » (c’est ce que Freud avait écrit (1° p.46) en réponse à Einstein qui lui avait demandé en 1932 : « existe-t-il un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre ? » dans un dialogue à l’initiative de l’Institut International de Coopération Intellectuelle, émanant de la Société des Nations).
Pourquoi tout ce travail, ces heures à communiquer, à donner de l’amour (Eros contre Thanatos), à transmettre de la non-violence si en l’espace d’un mois, un seul homme, une seule nation peuvent se convaincre qu’il faut en détruire une autre ?
En réponse à cette question brûlante, Freud avait d’abord amené le concept de pulsions dont on ne peut se passer, comme en 1915, dans « Pulsions et destins des pulsions » (texte écrit juste après « La désillusion… ») : « un tel concept fondamental conventionnel, provisoirement encore obscur, mais dont nous ne pouvons pas nous passer en psychologie est celui de la pulsion ».
Puis « nous admettons que les instincts de l’homme se ramènent exclusivement à deux catégories : d’une part ceux qui veulent conserver et unir ; nous les appelons érotiques - exactement au sens d’Eros dans Le banquet de Platon – ou sexuels, en donnant explicitement à ce terme l’extension du concept populaire de sexualité ; d’autre part, ceux qui veulent détruire et tuer ; nous les englobons sous les termes de pulsion agressive ou pulsion destructrice … Or il semble qu’il n’arrive guère qu’un instinct de l’une des deux catégories puisse s’affirmer isolément ; il est toujours « lié » selon notre expression, à une certaine quantité de l’autre catégorie, qui modifie son but, ou suivant les cas, lui en permet seule l’accomplissement. » (1° p.34, 35).
Alors comment les transformer, les lier, les canaliser en chacun pour les investir autrement, « ces instincts de destruction » ?
Et la question qui nous est venue : pourquoi maintenant, pourquoi aujourd’hui cette guerre, alors que nous sommes encore en pleine pandémie de Covid 19 ?
Cette question me semble devoir venir aussi dans notre réflexion de psychanalyste.
Alors que tant de gens sont morts déjà partout dans le monde ; alors que tant d’autres déplorent leurs pertes ; que les incertitudes planent encore pour l’avenir de cette pandémie ; que toute la planète a été confinée par endroits en alternance, que se passe-t-il du point de vue humain, quels instincts, quelles pulsions primaires de destruction débordent encore ?
Ou alors quelles angoisses de mort n’arrivons-nous pas à contenir malgré tout le travail entrepris et depuis si longtemps, individuellement et « sociétalement » ?
Y aurait-il développement, « contamination », transmission sans « digestion » possible de toutes ces angoisses car elles seraient trop importantes en quantité et en intensité ? De façon « virale » ? Comme un virus ? Une excitation à décharger ?
Comment se fait-il que toutes ces prises de conscience individuelles de recherche d’autoconservation (de façon organique) qui se globalisent, « virales » elles-aussi, ne suffisent pas à arrêter, à contenir ce moyen de décharge qu’est la guerre, que sont les conflits humains ?
On dirait même que ce serait dans ce moment de fragilité, parce qu’il y aurait cette situation presque défaillante, qu’un seul peuple aurait décidé d’exploiter cette faille, de tenter de désunir les peuples, de chercher à en augmenter la violence et à en amener la destruction par l’autodestruction. Car aller faire la guerre et essayer d’exterminer la population voisine, ne serait-ce pas finalement, comme nous l’écrivions plus haut, s’autodétruire aussi ?
Alors qu’amènent nos nouvelles technologies si rapidement développées en un siècle, si rapidement investies ?
La « télécommunication » dans notre travail humain de « fourmi », comment l’utiliser à « bon-escient » ? Comment faire pour la gérer sans qu’elle nous excite et en rajoute dans l’angoisse ? Sans qu’elle crée une déshumanisation de tous les instants ? Comment se retrouver ensemble dans des communautés qui le soient vraiment, d’entraide et de partage dans la réalité et non créatrices de désaide et de destruction ?
Comment faire aussi pour que ces nouvelles technologies ne se retournent pas contre leurs créateurs ?
Le jeu, l’addiction, la « roulette russe » …
Pourquoi « faire tourner le barillet » alors que nous savons combien d’énergie, ressource terrestre, que cela consomme ?
Combien de temps encore pour que cette prise de conscience se globalise vraiment ?
Car c’est bien la question de la « reproduction » dans un sens (par la sexualité) ou dans un autre (celui de la répétition sans issue) qui est à la racine d’une « extension » psychique dans un sens, celui de la vie et de sa conservation, ou vers un autre, celui de la mort et de l’extinction.
A l’intérieur de chacun de nous, cet alliage pulsionnel existe… Un « conflit entre les revendications de la sexualité et celle du Moi se trouve à la racine de chaque affection » écrivait Freud en parlant des névroses dans « Pulsions et destins des pulsions », assertion que nous étendons aujourd’hui à chacun de nous et en chacun de nous (2° p.170).
« Il ne s’agit pas de supprimer le penchant humain à l’agression ; on peut s’efforcer de le canaliser, de telle sorte qu’il ne trouve son mode d’expression dans la guerre. » (1° p.41).
C’est bien chacun de nous qui a le choix, soit de répéter à l’infini les désastres anciens, soit d’en sortir enfin par des actes et actions communautaires dans le réel et la réalité, et non virtuels et abscons.
La communication par l’écriture, bien sûr, est un acte, mais l’investissement et l’implication dans notre quotidien en sont un autre.
Freud croyait que « tout ce qui engendre, parmi les hommes, des liens de sentiment doit réagir contre la guerre… Des liens de deux sortes… Des rapports tels qu’il s’en manifeste à l’égard d’un objet d’amour, même sans intentions sexuelles… La seconde catégorie de liens sentimentaux est celle qui procède de l’identification. C’est sur eux que repose, en grande partie, l’édifice de la société humaine. » (1° p.41).
Nous rajouterions : à condition que cette identification soit réellement dans le sens de la vie.
Car Freud s’interrogeait sur les effets du développement de la culture (1°p.46-47) au sens de civilisation en pensant que l’humanité en subissait le développement psychique (« avec une éviction progressive des fins instinctives, jointes à une limitation des réactions impulsives »), mais aussi physique indéniable, avec une « réversion intérieure du penchant agressif », mais aussi une nuisance « par plus d’un côté à la fonction sexuelle ».
Alors « cultivons notre jardin » en citant Voltaire (ce philosophe français du XVIIIème siècle) et son « Candide » qui croyait en la culture dans tous les sens du terme, culture des esprits, mais aussi des jardins et des corps.
C’est là que certainement se trouve l’identification du côté de la vie (et non de la survie), pour que les êtres humains trouvent ressource en eux et autour d’eux.
Mais en conclusion, des questions nous viendraient encore : comment créer, tisser des liens entre les êtres humains alors que les écarts entre eux se sont faits encore plus grands aujourd’hui du fait de cette pandémie, de « grandes différences » entre les habitants des villes et des campagnes qui ont vécu si différemment les confinements, l’épidémie virale, et auraient, semble-t-il, tellement de mal à se comprendre… ?
Avec la paupérisation galopante de tant de monde alors que d’autres se sont enrichis à la même vitesse, voire encore plus de façon exponentielle ? Et entre ceux qui ont compris que leur planète avait besoin de soins urgents et ceux qui continuent de la détruire de façon totalement « inconsciente » (ou consciente ?) ? Entre ceux qui sont encore dans l’autodestruction et ceux qui se positionnent pour la survie (même pas encore pour la vie) ?
Notre travail est grand, la tâche apparaît encore plus grande parce que nous savons aujourd’hui consciemment ce qui nous attend, à quoi nous nous affrontons réellement. Mais surtout nous ne pouvons le faire, ce travail, que dans un contexte de paix, à condition donc que d’abord les guerres s’arrêtent réellement, car elles n’ont aucune utilité à part la décharge des angoisses de certains sur d’autres dont nous faisons partie (et Freud en 1932) et qui ne peuvent choisir que simplement les refuser.
-1°) Einstein, Freud : « Pourquoi la guerre ? », 1932, Ed. L’Herne, 2011, p.46-47 ; p.34-35 ; p.41 ; p.42.
-2°) Freud, OCP XIII (1914-1915), PUF, « Actuelles sur la guerre et la mort » p.126-155, p.131.
-3°) Freud, OCPXIII (1914-1915), PUF, « Pulsions et destins des pulsions », p.161-185, p.164 et 170.