Je propose dans cette conférence de mener une réflexion sur quelques aléas concernant le passage - ou plutôt le saut de la médecine à la psychosomatique via la psychanalyse[1]1. Je vais l’effectuer à partir de cas de malades de médecine - dont certains sont des malades que j’avais suivis à l’époque où je pratiquais la médecine générale - et de questions que je me posais à l’époque sur les modalités évolutives surprenantes et imprévisibles (dans les deux sens) de leurs maladies. Pour introduire à ces questions, je vais d’abord rapporter brièvement trois cas de malades, dont le suivi pendant plusieurs années illustre le quotidien ordinaire de la pratique d’un médecin généraliste et les questions qui finissent par se poser après quelques années de pratique.
I- Le matériel clinique
Madame P. est l’une des premières patientes que je reçois au début de ma pratique médicale. Elle vient de subir une hystérectomie totale suivie d’une irradiation pour un cancer de la trompe utérine métastasé au péritoine. Elle a quarante-quatre ans. Son mari et ses enfants ont été avertis par les cancérologues du pronostic très sombre à court terme : quelques mois. Je la recevrai tous les mois pendant sept ans, pour lui faire une prise de sang, en sachant que cet examen n’avait aucune valeur médicale en soi, mais permettait de justifier la consultation mensuelle. La prise de sang faite et l’examen médical abdominal pratiqué, qui montrait à chaque fois un ventre souple, elle me parlait de ses difficultés de vie avec un mari alcoolique, violent quand il a bu et qui la frappe. Son état restera stable pendant ces sept ans. Le constat clinique de la disparition de ses métastases péritonéales sera confirmé par une exploration abdominale pratiquée quelques années après le début de son cancer au cours d’une banale appendicectomie. Un jour elle arrive triomphante : ils ont mis en vente leur bistrot et son mari a décidé d’arrêter de boire. Peu après cette annonce, le processus tumoral, stable pendant ces sept ans, reprend, et malgré une chimiothérapie massive, des métastases multiples se développent. Pendant toutes ces années, le mot cancer n’avait jamais été prononcé. Mais je savais qu’elle savait que je savais. Jamais elle ne m’avait posé de questions sur sa maladie et ne voyant pas comment introduire les choses, j’avais décidé d’attendre qu’elle me le demande. Mais cette fois, après en avoir discuté avec les membres de sa famille je lui en avais fait part en présence de son mari et de ses filles. Après un très long silence, elle dira : « si vous ne me l’aviez pas dit là où en sont les choses, je ne vous aurai pas pardonné ». La malade décèdera quelques mois après.
Questions :
Pourquoi cette longue stabilité du processus cancéreux sans traitement médical, surprenante compte tenu du pronostic très sombre des cancérologues (six mois maximum)? Pourquoi une récidive à ce moment-là du parcours de vie de cette malade ?
Madame S.,27 ans. Sixième grossesse. Un enfant tous les ans depuis son mariage. A chaque fois une fille. Refus absolu de toute contraception. Enceinte de cinq mois quand je lui découvre un petit nodule dans le quadrant inféro-interne du sein gauche. C’est un adéno-carcinome (stade 1). Quelle conduite tenir devant ce cancer dont on connait le risque de flambée du fait de sa survenue en cours de grossesse : mastectomie étendue + avortement thérapeutique + hystérectomie totale, ou bien mastectomie simple et surveillance attentive? Longues discussions avec trois cancérologues et un professeur de cancérologie de Curie qui a également examiné la patiente. Après de longues hésitations, et en accord avec la patiente, c’est la mastectomie simple qui est décidée, avec césarienne au huitième mois. La grossesse se poursuit normalement, sans problème, jusqu’à la césarienne pratiquée comme prévue au huitième mois. C’est un garçon. Dans les semaines qui suivent, des métastases multiples se développent et la malade meurt trois mois après.
Un souvenir : une visite à domicile pour une de ses filles qui a de la fièvre. Elle habite avec son mari et ses filles dans un petit bourg du Morbihan, perdu sur une colline. Quelques maisons, que du granit gris. Presque que des vieux et des vieilles. A l’horizon, des champs, des vaches, quelques fermes. C’est dans l’une d’elles qu’elle est née. Elle l’a quittée au moment de son mariage pour venir habiter dans ce bourg. Elle passe ses journées dans un minuscule deux-pièces, collé à la maison de ses beaux-parents. Confort minimum. Nous bavardons. Elle me parle de son mari, de sa belle-mère, de ses proches : « pour eux, je ne vaux rien, je ne suis pas capable de leur faire un garçon ». Le regard, le visage, le ton un peu assourdi de la voix traduisent la blessure, l’impuissance face à la bêtise. C’était après la naissance de sa troisième fille. Je venais de lui reparler de contraception. Refus farouche : « ils veulent des garçons, ils en auront ». Un autre souvenir. Une consultation, avant mon départ pour les vacances d’été. Deux mois après la césarienne : elle a de gros ganglions dans le cou. Elle sait qu’elle va mourir : « ils l’ont eu leur garçon ». J’apprends la nouvelle de sa mort à mon retour de vacances.
Questions :
Un rapport entre la survenue et l’évolution de ce cancer et les blessures narcissiques de madame S, amplifiées par son isolement affectif ?
Monsieur M., 70 ans, marchand forain, est d’origine marocaine. Il vit en France depuis 40 ans. Très actif malgré son âge. On vient d lui découvrir un cancer de la vésicule. Evolution rapidement mortelle. Sa femme, 65 ans, d’origine allemande, travaille avec lui. Peu après le décès de son mari, elle vient consulter pour de petites gastralgies apparues depuis peu de temps. La fibroscopie met en évidence une discrète lésion inflammatoire de la muqueuse gastrique. Biopsie : c’est un cancer au tout début, la sous-muqueuse n’est pas envahie. Gastrectomie des deux tiers. Mais le cancer flambe et madame M meurt en quelques semaines. Leur fils unique était venu me voir après l’opération de sa mère, pour prendre de ses nouvelles. IL m’avait raconté qu’il était poursuivi pour une faillite frauduleuse, qu’il fuyait la police et allait s’expatrier aux USA. Monsieur et madame M, dont j’étais le médecin depuis plusieurs années, ne m’en avaient jamais parlé.
Questions :
Des rapports entre les soucis causés par leur fils et la survenue et les évolutions fulgurantes de ces cancers chez monsieur et madame M ? Un rapport entre le décès de monsieur M dans cet évènementiel social et le cancer de madame M ?
Les questions que posent ces cas - et beaucoup d’autres - conduisent tout médecin ayant un certain temps de pratique à l’intuition que la vie relationnelle et psycho-affective du sujet est impliquée dans le déterminisme de la survenue de ces maladies et de leurs modalités évolutives. Mais l’acquisition des outils conceptuels, nécessaires pour prendre en charge ce type de questions, exige un long parcours réflexif qui doit intégrer, et non les renier, les acquis, irréversibles, de la médecine occidentale contemporaine. Dans le cas particulier de madame P, la référence à l’approche psychanalytique du sado-masochisme et à sa fonction défensive pour le narcissisme est incontournable pour questionner le paradoxe constitué par la stabilité du processus cancéreux chez cette malade, et la rechute. Plus largement, ces questions imposent le recours à la théorie psychosomatique en passant par la psychanalyse, comme je vais tenter le montrer à travers deux études théoriques que j’avais effectuées jadis d’un point de vue médical et que je relance à la lumière du psychanalyste que je suis devenu. La première étude, qui concerne la théorie du spasme coronarien dans ses rapports avec la maladie athéromateuse, ouvre sur la théorie psychanalytique de l’affect et de la pulsion. La deuxième, qui concerne le phénomène placebo/nocebo, ouvre sur la théorie du narcissisme. Je terminerai par quelques réflexions sur l’histoire de la pensée médicale du XIXème siècle, époque de la naissance de la médecine occidentale contemporaine, pour en identifier les sous-bassements idéologiques. Ces sous-bassements constituent, avec les résistances narcissiques à laquelle se heurte toute pensée théorisante, l’une des sources des obstacles que rencontre le dialogue entre la médecine et la psychanalyse.
II- Maladie athéromateuse, spasme coronarien, affect
Avant de rapporter brièvement l’histoire deux cas d’infarctus du myocarde, avec mort subite brutale, je précise que j’avais une orientation en cardiologie, et j’assurai la surveillance cardiologique de base et les urgences cardiologiques en première intention au sein de la maison médicale où j’exerçais la médecine générale. D’autre part, pour les non-médecins, un mot sur l’organe et la fonction cardiaque. Le cœur est un muscle dont l’irrigation artérielle est effectuée par les artères coronaires, qui assurent en particulier l’apport d’oxygène. Un rétrécissement coronarien peut entrainer soit une angine de poitrine - quand il y a une simple ischémie, sans lésion organique du muscle cardiaque, soit un infarctus du myocarde, quand l’intensité de ce rétrécissement coronarien entraine une nécrose, une mort cellulaire.
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Deux cas d’infarctus du myocarde et de morts subites brutales
Un vendredi matin comme les autres. L’un de mes associés m’a demandé d’aller faire un électrocardiogramme (ECG) à l’un de ses patients qu’il vient de voir pour une vague douleur dans l’épaule gauche ressenti par cet homme en trayant ses vaches. Je croise mon collègue au moment où il sort de la ferme, il décide de revenir avec moi : il n’est pas très inquiet et pense plutôt à un problème rhumatismal. Le malade est debout et ne semble pas beaucoup souffrir. L’examen clinique est normal. Je pose les électrodes tout en bavardant avec le malade, sa femme, deux de ses enfants qui sont dans la chambre, et avec mon collègue. Je dis au malade que cela ne doit pas être bien grave, mais qu’il faut mieux en effet faire un ECG par sécurité, comme l’a demandé le docteur M. L’ECG montre un infarctus antéro-septal massif[2]2. Sous l’effet de la surprise, je fais une grimace et au lieu de m’adresser au malade pour lui expliquer, je m’adresse à mon collègue en lui disant « c’est gros tu sais, il faut l’hospitaliser en urgence ». Je regarde le malade en parlant à mon collègue et je m’aperçois qu’il me regarde intensément. Soudain, son visage devient violet et il perd connaissance. L’ECG montre une fibrillation ventriculaire, signe d’un arrêt cardiaque imminent. Massage cardiaque, xylocard, appel au SAMU : sa femme qui se tord les mains. L’ECG est toujours en marche : un court moment, passage en tachycardie ventriculaire, puis retour de la fibrillation ventriculaire. Le malade est toujours sans connaissance. Quand le SAMU arrive peu de temps après, le malade est mort. Il n’y a plus rien à faire. Cet homme venait d’avoir cinquante-cinq ans. Nous partons abasourdis mon collège et moi. Il me dit d’un ton faussement léger : « ce n’est pas nous par hasard qui l’aurions tué ?
Le samedi 10 novembre 1974, je me rends comme chaque mois au domicile des F pour la prise de sang de madame F, 64 ans, qui souffre depuis plusieurs années d’une polyrathrite rhumatoïde très inflammatoire et très invalidante. La moindre activité lui demande un temps infini, elle est devenue complètement dépendante de son mari qui est en retraite et qui ne la quitte pratiquement pas. Il consacre tout son temps à s’occuper de sa femme, l’aide à se laver, à s’habiller, à se mettre debout, à se coucher, à manger. Monsieur F est un homme toujours pressé, toujours sautillant toujours en forme, très actif. Le fait d’être totalement accaparé par sa femme ne parait pas le gêner. Comme dit sa fille « papa ne se plaint jamais, ce n’est pas comme maman ». Je le suis depuis trois ans pour une HTA ancienne, bien équilibrée par le traitement. Les paramètres biologiques et son fond d’œil contrôlés régulièrement sont normaux, idem pour l’ECG qui est normal. Comme d’habitude, c’est le même rituel pour la prise de sang de madame F, soigneusement préparé par son mari : coussins sous la nuque, sous les pieds, les coudes, les genoux, le bras gauche déjà tendu. Comme d’habitude, les mêmes plaintes habituelles sur l’impuissance des médecins à la guérir. Comme d’habitude, madame F me fait écouter les craquements de sa colonne vertébrale : elle est tellement raide qu’on a l’impression qu’elle pourrait se casser. Ce matin-là, monsieur F est agité : « docteur, depuis ce matin, j’ai une gêne dans la poitrine ». Je suis immédiatement alerté. L’examen clinique est normal. Je fais un électrocardiogramme qui montre une nécrose myocardique étendue qui sera confirmée par l’augmentation des enzymes cardiaques. J’adresse ce malade en urgence dans un centre de soins intensifs en cardiologie. L’évolution immédiate est favorable. Le 19 novembre, son état de santé est jugé suffisamment satisfaisant par le cardiologue pour qu’il soit transféré dans le service de médecine de l’hôpital local de Josselin (ville où j’exerçais la MG), où je pourrai assurer le suivi du patient. A sa demande et à la demande de sa famille, une chambre à deux lits lui a été réservée pour que sa femme puisse être avec lui. Je le verrai quotidiennement. La bonne évolution se poursuivant, nous prendrons la décision, en accord avec son cardiologue, de sa sortie au bout de trois semaines, pour une convalescence dans la maison de retraite de Josselin où sa femme et lui ont décidé de séjourner quelque temps avant de retourner à leur domicile. Quelque temps après, je suis appelé en visite pour un simple contrôle. L’examen clinique est normal. Le tracé électrique montre une amélioration de l’ischémie myocardique. Je lui en fais part et évoque avec lui et sa femme la possibilité de leur retour à leur domicile qu’ils souhaitent ardemment tous les deux. Je lui propose de le revoir dans 15 jours pour en reparler. Trente minutes après cette visite, je suis rappelé d’urgence à la maison de retraite : il vient de mourir subitement en allant déjeuner.
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Maladie athéromateuse et/ou spasme coronarien. Enjeux théoriques et cliniques
Le souvenir des circonstances de la mort brutale de ces deux patients me hantera longtemps. Surtout le premier, à l’égard duquel je me sentais coupable. Nous étions dans les années 70, le référent exclusif-mécanisciste- de la maladie coronarienne aigüe et ou chronique et de leurs complications, et plus généralement de la maladie vasculaire était l’athérome. Je ne peux pas ici entrer dans les problèmes épistémologiques complexes posés par l’exclusivité de ce référentiel théorique. Je me limiterai à signaler que l’organisation de sens qu’il accomplit exclut la prise en compte de la vie psycho-affective et évènementielle du sujet dans le déterminisme de la maladie coronarienne et de ses complications. De ce fait, cela n’avait pas de sens pour moi à cette époque- compte tenu de ma formation médicale- de me poser la question de l’incidence éventuelle de mon inquiétude et de mes paroles dans le déclenchement de ce trouble du rythme ventriculaire mortel chez ce malade. Je m’étais reproché seulement une faute de tact, du fait que ma façon d’agir dans ce contexte entrait en contradiction avec mes valeurs humanistes.
Dans les années 70-80, les coronarographies et les pontages coronariens permirent d’observer de visu » des spasmes coronariens. Ces constats incitèrent un certain nombre de cardiologues à rechercher la composante spastique dans son intrication avec l’athérome. Ces auteurs mirent en lumière la fréquence des spasmes isolés dans l’angine de poitrine mais aussi dans les cas de syndrome de menace d’infarctus du myocarde, indépendamment de l’athérome. Ces constats « de visu » du spasme coronarien contribuèrent « à remettre à l’honneur la théorie du spasme coronarien (abandonnée dans les années 50) permettant ainsi de redonner sa juste place aux lésions coronaires dynamiques (le spasme), au côté des lésions fixes (athérosclérose) dans le développement de l’ischémie coronarienne » (Woller, pp. 25, et 33 à 38). L’introduction de ce nouvel opérateur de pensée dans l’intelligibilité de la maladie coronarienne aura des conséquences théoriques et cliniques considérables. Par exemple, la prise en compte de la composante spastique ouvrait sur une intelligibilité nouvelle des morts subites en montrant les liens étroits entre l’ischémie coronarienne et le déclenchement d’une tachycardie ventriculaire responsable de la mort subite, induite par la privation brutale en oxygène du muscle cardiaque sous l’effet de l’intensité du spasme. Des chercheurs de ces années 70-80 (Woller, Gonzales, Oliva, Maseri ), estimèrent que le spasme coronarien pourrait être le facteur principal en cause dans la plupart des 400.000 morts subites qui surviennent chaque année dans le monde. Ces études conduisirent également à identifier le rôle majeur du facteur émotionnel dans l’induction du spasme coronarien en cause dans la crise d’angine de poitrine. Selon Levy, qui rapporte deux cas impressionnants, « L’essentiel est de savoir qu’un processus coronarien d’allure organique même sévère, alors que les artères nourricières du cœur sont indemnes, peut être induit par le seul effet d’un traumatisme affectif. Et que ces effets qui concernent les troubles du rythme cardiaque (troubles du rythme auriculaire et ventriculaires divers) concernent aussi les troubles de la conduction intra cardiaque (bloc auriculo-ventriculaires) ». Ces travaux qui datent des années 70-80, sont confirmés par des études récentes. Je me limiterai à évoquer l’identification assez récente (2001) de « cardiomyopathie de stress aigu » encore nommés « infarctus de stress à coronaires saines », ou syndrome de tako-tsubo, déclenchés surtout chez des femmes anxieuses ou déprimées, qui ont conduit à des articles de cardiologues avec des titres comme « peut-on mourir de chagrin ? » ou « peut-on mourir de peur ? ».
La référence au spasme dans le déterminisme de la maladie coronarienne n’exclut pas la pertinence de la théorie athéromateuse, mais la relativise. Ce nouvel opérateur de pensée, qui réfère au dynamique de l’artère- permet de ressaisir et de ré-organiser fondamentalement la compréhension générale de ce déterminisme en prenant en compte des paramètres exclus jusque-là parce que non pertinents au regard de la cohérence propre au référentiel conceptuel antérieur, fixiste-l’athérome. Ces travaux sur le spasme coronarien qui identifient le rôle du facteur émotionnel constituent de ce fait « une théorie intermédiaire » entre médecine et psychanalyse. En effet, à l’inverse de l’opérateur de pensée mécaniciste-l’athérome- ce nouveau référentiel (dynamique) qui prend en compte la vie relationnelle et psycho-affective du sujet, impose l’ouverture sur la théorie psychanalytique de l’affect- dont le spasme coronarien serait une des modalités du versant somatique-, et sur la théorie psychanalytique de la pulsion, et du traumatisme. Cette ouverture à des implications cliniques en psychanalyse et en médecine. Dans la perspective de la clinique médicale, Selvini, s’appuyant sur une très importante expérience personnelle dans le traitement de malades atteints d’infarctus du myocarde aigu (de 1969 à 1971, il en a reçu plus de 800 dans son service), constate que les réactions émotives des malades augmentent souvent la gravité d’un infarctus. Il constate par exemple que les troubles du rythme cardiaque (tachycardie ventriculaire) sont souvent sans relation avec la gravité de la nécrose myocardique : « on peut mourir par fibrillation ventriculaire avec un infarctus de petite dimension ». » (Selvini, 1971, pp 271 à 280). Dans la perspective de la clinique psychanalytique, je renvoie aux commentaires de Pierre Marty concernant l’investigation psychosomatique d’un patient coronarien :
Devant l’émotion du patient, et en raison de la gravité du syndrome, l’investigateur a cherché à assurer le contact le plus rapidement possible, prenant là une initiative inhabituelle destinée à ouvrir une issue extérieure de décharge et à éviter, dans la mesure du possible, que l’investissement somatique reste la seule voie d’expression émotionnelle.( Marty, 1963).
Les morts subites par spasmes coronariens donnent beaucoup à penser au psychanalyste sur la violence de la tension d’excitation et les effets dévastateurs de sa décharge« en coup de foudre » dans le soma, quand les voies de la représentance sont brusquement court-circuitées, et/ou barrées. C’est-à-dire quand l’excitation somatique jaillissante ne peut pas s’élaborer en se vectorisant en représentant psychique de la pulsion, matrice de l’élaboration du représentant-affect et du représentant-représentation, et de ce fait reflue « en coup de foudre » dans le soma (Delourmel, 2008). In fine, ces études montrent comment un trouble fonctionnel- au départ dans lésions organiques- induit par une émotion brutale, peut entrainer des désordres somatiques graves qui peuvent aboutir à la mort.
III- Phénomène placebo/nocebo
Clinique
Le premier cas est le résumé succinct d’une longue observation rédigée en 1971 par le professeur Salmon à la demande du docteur Olivieri, président du Bureau médical de Lourdes. (Salmon, 1971). Il rapporte le cas d’un malade de 22 ans, atteint d’un sarcome de l’aile iliaque gauche très évolué, cliniquement, radiologiquement et histologiquement incontestable, découvert en 1962. Aucune thérapeutique à visée anti-cancéreuse n’avait été utilisée à quelque moment que ce soit : pour les médecins, la maladie était à son stade terminal au moment de la découverte de ce sarcome osseux, et leur avait semblé au-delà de toute thérapeutique à visée curative. Ils s’étaient contenté chez ce malade devenu impotent et dont l’état général était très altéré d’un traitement palliatif : un grand plâtre pelvi-pédieux et des antalgiques. L’état de ce malade va s’améliorer brusquement dans les suites d’un pèlerinage à Lourdes que le malade entreprend sur les conseils de sa mère. En sortant de la piscine où on plonge les malades à Lourdes, le malade pousse un cri, dit « j’ai faim », et ressent sur un mode quasi-hallucinatoire son « membre inférieur ballant de nouveau attaché à sa hanche ». Cette amélioration brusque de l’état général amorcée au sortir de la piscine va se poursuivre, simultanément à une reconstruction osseuse progressive, ce dont témoignent les clichés radiologiques pratiqués périodiquement. Cette reconstruction osseuse, témoignant d’un processus de réparation osseuse spontané, aboutira à la création d’une néo-articulation de la hanche suffisamment fonctionnelle pour permettre au patient de pratiquer l’alpinisme. Le malade refait tous les ans un pèlerinage à Lourdes et la guérison se maintenait sept ans après, au moment de la rédaction de cette observation. Cette guérison s’est maintenue durablement pendant des décennies, comme j’ai pu le constater en 1998, au cours d’une émission de télévision consacrée aux « miracles de Lourdes » : on y voyait cet homme jouer au football avec son petit-fils. Le professeur Salmon avait conclu son rapport en écrivant ces lignes :
La maladie de Micheli était réelle, certaine, incurable. L’évolution du sarcome dont était atteint Micheli a été brusquement modifiée, alors qu’il n’y avait aucune tendance vers le mieux, à l’occasion d’un pèlerinage à Lourdes. La guérison est effective et durable. Aucune explication médicale de cette guérison n’est susceptible d’être donnée.( Salmon, 1971).
Cette observation a été présentée à Marseille les 12 et 13 juin 1971, lors d’une réunion du « groupe d’études des tumeurs osseuses », sous la présidence du professeur Merles d’Aubigné, Membre de l’Institut et de l’Académie de Médecine. Le compte rendu de la séance scientifique, rédigé par le professeur Ramadier, a paru sous forme de résumés dans la Presse de Chirurgie orthopédique et réparatrice (tome 57, N° 4, juin 1971, pp 321-324). En voici le libellé :
Dans cette observation tout-à-fait extraordinaire, une destruction extrêmement importante de l’os iliaque a abouti à une reconstruction osseuse sans acte thérapeutique médical ou chirurgical autre qu’une biopsie. Les coupes histologiques projetées semblent pourtant démontrer à l’évidence la malignité histologique de ce sarcome du bassin qui, en désespoir de cause, avait fait le pèlerinage de Lourdes (Salmon, 1971).
Un deuxième cas clinique introduit directement à l’étude du phénomène placebo. Cette observation avait été rédigée, en 1982, par le docteur Marcoux, chef de service en pneumologie à l’hôpital de Laval. Cette histoire date de l’époque où il était interne en pneumologie à l’hôpital de Rennes (1945). Voici cette histoire, avec ses mots à lui.
Au cours de l’hiver 1945-1946, les services de pneumo-phtisiologie de l’hôpital de Rennes se transformèrent en une véritable « cour des miracles », se remplissant de toutes les plus graves et inguérissables tuberculoses de Bretagne. Et ce parce que les malades avaient appris que les américains avaient distribué quelques grammes de streptomycine. A cette époque, la tuberculose était une maladie d’une gravité extrême, tuant beaucoup plus de gens que le cancer actuellement. Les malades le savaient, avaient leurs journaux, leurs associations, et par ces média, avaient appris très vite les « propriétés miraculeuses » de cette streptomycine. Ils mettaient un espoir fou de guérison dans ce produit. Mais les américains ne nous le donnaient qu’en très petite quantité, et nous réservions ce produit pour les formes suraigües de tuberculose, dites à cette époque « phtisie galopante ». Nous ne pouvions, à notre grand regret, utiliser ce produit à tous les malades que nous recevions. Parmi tous ces malades fous d’espoir, nous reçûmes un jour un jeune homme de 18 ans, des environs de Saint-Brieuc, porteurs de lésions extrêmement étendues, amaigri, anorexique, avec une courbe de température complètement désarticulée, manifestement au- delà de toutes les possibilités thérapeutiques de cette époque. Ce garçon avait une confiance insensée dans ce nouveau produit dont on lui avait dit tant de bien. Et il était persuadé que nous allions pouvoir le guérir. Sa fois, son enthousiasme et sa jeunesse m’avaient touché. Je demandais au Patron du service de faire une exception en sa faveur et de me permettre de lui faire des injections de streptomycine. Il ne voulut pas, et pour ne pas décevoir ce jeune homme, je lui fis régulièrement, au même rythme qu’aux autre malades, des injections de sérum physiologique, en lui disant que c’était de la streptomycine. A notre grande surprise, nous vîmes peu à peu l’état général de ce garçon s’améliorer, la température se régulariser. Il commença à mieux manger, à prendre du poids, et ses lésions radiologiques commencèrent à diminuer. Ce qui fait qu’au bout de trois mois nous pûmes envisager sans trop de crainte de lui faire un pneumothorax bilatéral. Il obtint une guérison absolument inespérée au départ. Cette observation en fut pas unique en France. Quelques cas semblables furent publiés. Mais par la suite, quand nous fîmes la même expérience, nous n’obtinrent pas ces résultats spectaculaires. IL existait à cette époque un environnement psychologique particulier du fait de la longue histoire de la tuberculose. C’était la première fois où on voyait apparaitre un médicament capable de la vaincre.
Effet placebo/nocebo en médecine
C’est au cours du milieu du XXème siècle que s’est engagée l’approche scientifique de ce phénomène. Avant d’en donner la définition, il faut signaler que le mot placebo est le futur du latin placere (plaire). Dans cette définition, Il faut distinguer le placebo de l’effet placebo.
Le placebo est, je cite Barrucand : « une mesure thérapeutique d’efficacité intrinsèque nulle ou faible, sans support logique avec la maladie, mais agissant si le sujet pense recevoir un traitement actif, par un mécanisme psychologique ou psychophysiologique » (Barrucand, 1965). C’était le cas du jeune patient tuberculeux traité par des injections de sérum physiologique. Mais comme le précise Howard Brody, « bien que le comprimé à base de sucre soit cité comme le prototype du placebo, toute forme de traitement, y compris la chirurgie peuvent agir comme placebo » (H. Brody, 1982, pp 112 à 118). D’autre part, il faut distinguer le placebo pur totalement dépourvu d’action pharmacologique (injection de sérum physiologique par exemple), du placebo impur, où l’effet placebo s’ajoute à l’action pharmacologique du produit.
Par effet placebo, on entend la modification de l’état du malade attribuable à la valeur symbolique de l’intervention thérapeutique plutôt qu’à l’intervention d’effets pharmacologiques. Mais la réponse au placebo ne se limite pas à l’expérience subjective du sujet, elle implique le constat de modifications des données de laboratoire et des autres tests objectifs. Je cite encore Brody : «Il s’avère que tous les symptômes et les maladies potentiellement réversibles étudiés en double aveugle offrent une réponse au placebo, y compris le diabète, l’angine de poitrine et les tumeurs malignes. In fine, l’effet placebo s’étend à la plus grande partie de la pratique médicale même quand aucun placebo n’est utilisé » (Ibid). A côté de l’effet placebo, qui correspond à une amélioration de l’état du malade, on décrit un effet nocebo (du latin nocere : nuire) lorsque le malade réagit au placebo, dans le sens large, par une aggravation de son état.
En ce qui concerne, les mécanismes d’action, les travaux médicaux insistent sur la suggestion, définie par Stokvis comme « l’influence affective exercée sur l’ensemble organo-mental et fondée sur un lien interhumain fondamental : la résonnance affective ». Cet effet est amplifié par la croyance du médecin dans l’efficacité du produit : c’est ce qui expliquerait l’importance dans l’effet placebo, selon Barrucand de « l’attitude plus ou moins optimiste du médecin pour les résultats à attendre du traitement, et son attitude affective vis-à-vis du malade » (Ibid). C’est vrai aussi pour l’effet nocebo : on mesure l’impact sur le malade et sa maladie des pronostics médicaux portés dans ces conditions.
De l’effet placebo-nocebo à la théorie psychanalytique du narcissisme
Les définitions médicales de l’effet placebo/nocebo qui centrent le mécanisme d’action sur les notions de suggestionnabilité et d’hypnotisabilité imposent la référence au travail de Freud sur les foules, et par-delà sur la question du narcissisme (cfs les références de Freud à l’idéal du moi de Freud dans ce travail). C’est en essayant de comprendre la structure des foules que Freud est amené à approfondir les phénomènes de l’hypnose er de la suggestion. En effet, si les transformations de l’individu dans une foule (exaltation des affects, inhibition intellectuelle) sont bien la conséquence de la suggestion, il lui semble nécessaire d’entrer plus avant dans l’intimité de la suggestion. C’est en découvrant la structure libidinale de la foule qu’il découvre les liens entre la libido et la suggestion, qu’il met alors en relation avec l’état hypnotique et l’état amoureux « la relation hypnotique est une formation de foule à deux », l’hypnotiseur et le meneur étant support de l’imago toute puissante du père de la horde primitive.
Transfert sur le médecin d’une « imago archaïque nimbée de toute puissance », ( Barrucand) - sur le médecin et/ou sur un environnement groupal (cfs la foule des malades à Lourdes, la transformation de l’hôpital de Rennes en « cours des miracles »), exaltation des affects et inhibition de la pensée, sont également des modifications qui se produisent chez le malade « à partir du moment où il entre dans sa maladie et quitte le monde logique de la santé pour pénétrer dans un domaine nouveau, essentiellement affectif et irrationnel » (Barrucand, ibid). Dans ce fil, la guérison « miraculeuse » de Micheli résulterait de l’instantanéité d’un effet de suggestion hypnotique, sans convalescence, donc sans travail psychique de subjectivation. De ce fait, la guérison de Micheli n’a pu se maintenir qu’au prix d’une aliénation à une croyance, garante de son narcissisme, qu’il a entretenue par la répétition annuelle du pèlerinage à Lourdes. Dans un travail analytique au contraire, l’accomplissement du processus de ré-objectalisation évoqué par Claude Smadja dans sa notion de travail de somatisation (Smadja, 2013) en jeu dans les évolutions heureuses des somatisations, résulte d’un long travail d’intégration psychique des pulsions et de subjectivation, dont l’aboutissement est non l’aliénation à une croyance mais l’autonomie du sujet.
Par son prolongement sur les notions de narcissisme positif et de narcissisme négatif et sur la dernière théorie des pulsions- notions au cœur de la théorie psychosomatique-la notion médicale de placebo/nocebo, occuperait, comme la théorie du spasme coronarien, la place d’une théorie intermédiaire entre médecine et psychanalyse.
IV- Questions épistémologiques
Le professeur Salmon avait conclu son Rapport en disant que « le rôle de médecin se borne à constater que la guérison est inexplicable, sans aller plus loin ».
Sans aller plus loin… C’est-à-dire renoncer au questionnement scientifique de l’énigme posée par cette évolution cancéreuse surprenante et l’abandonner à la pensée magique de la religion. De la même façon, on peut déplorer que les auteurs qui ont identifié le rôle des émotions dans le déterminisme du spasme coronarien n’aillent pas non plus été plus loin. Comment comprendre cet arrêt de la réflexion? C’est une question épistémologique majeure illustrée par l’histoire de Semmelweiss. Je rappelle brièvement que cet obstétricien viennois eut l’intuition de l’asepsie dans les années 1850 à propos de la fièvre puerpérale : il parlait d’un « agent invisible » -transmis par les médecins qui pratiquaient les accouchements après leurs travaux anatomiques sur le cadavre -plusieurs décennies avant les découvertes de Pasteur. Mais ses travaux furent l’objet des sarcasmes du monde médical malgré les résultats spectaculaires dans la prévention de la fièvre puerpérale et de la mortalité dans son service d’accouchement où il exigeait le lavage de main. Il faudra attendre les travaux de Pasteur et la théorie microbienne pour que l’asepsie acquiert son statut scientifique dans la pense médicale. L’une des leçons de cette histoire instructive et tragique-Semmelweiss finit par se suicider- est que les faits même les plus confirmés cliniquement n’ont pas le pouvoir d’entrainer des changements dans les conduites thérapeutiques, sans le support d’une théorisation qui permet de les prendre en charge conceptuellement.
L’une des raisons de cet « obstacle épistémologique » réside dans les sous-bassements idéologiques de la médecine contemporaine. En effet, cette conclusion du professeur Salmon et de ses collègues éminents est formulée dans la logique de la pensée médicale qui s’est constituée au cours du XIXème siècle et qui est au fondement de la médecine contemporaine occidentale. Selon Charles Lichtenthaeler (1977), historien, médecin et philosophe allemand, auquel j’emprunte l’essentiel de ce qui va suivre, la médecine moderne occidentale nait au XIXème siècle de la rencontre et de l’opposition entre trois courants : le courant hyppocratico-galénique, le courant hospitalier et le courant expérimental.
Le courant hippocratico-galénique, né en Grèce au Vème siècle avant JC, va s’imposer dans la médecine occidentale jusqu’au début du XIXème siècle. Son dernier représentant est Bichat (1771-1802) qui définit la santé comme « l’ensemble des forces, les propriétés vitales qui s’opposent à la mort ». Le vitalisme de Bichat était une réaction au mécanicisme des iatrophysiciens, épigones de Descartes, pour qui le corps n’était qu’une machine, le cœur un piston, les artères des tuyaux.
Le courant hospitalier se développe pendant les premières décennies du XIXème siècle. Ce courant a pour fondement la sémiologie clinique et l’anatomie pathologique. Ce courant ne s’intéresse pas à l’étiologie ni à la pathogénie. Son objectif est uniquement diagnostic, effectué en établissant des corrélations entre les signes relevés au lit du malade et les lésions organiques identifiées au cours des autopsies. Ce courant est localisateur. Mais si les internistes de l’Ecole de Paris après 1800 développent une nosologie et une ontologie médicale nouvelle, beaucoup interprètent encore les faits en faisant des spéculations nettement influencées par les doctrines et systèmes régnant encore au début du XIXème siècle (vitalismes, néo-hippocratismes, etc.).
Le courant expérimental, nait au début du XIXème siècle en réaction à ce « chaos de la médecine ». En France, le représentant de ce courant est Magendie (1783-1855) qui pose les assises de la médecine occidentale contemporaine. Cette nouvelle médecine, qui s’oppose au courant hospitalier par son référentiel qui n’est pas seulement l’organe malade mais l’étude de la fonction, se constitue par une rupture épistémologique radicale avec le passé hippocratico-galénique. A son centre, LE FAIT : d’abord le mettre en lumière, puis dégager les relations causales, les lois qui sont celles de la nature. La méthode, c’est la méthode expérimentale qui a fait ses preuves dans les sciences naturelles. La physique et chimie en sont non seulement les modèles, mais en constituent les deux principaux référents. Cette nouvelle approche scientifique est une médecine centrée par la référence à la physiologie : la physiologie est la science d’un organisme sain, la physiologie pathologique, dont les lois sont celles de la physique et de la chimie, est celle d’un organisme malade.
Quand et comment cette forme de médecine qui nous est si familière est-elle née ? A notre grand étonnement, nous constatons qu’elle a été fondée pour l’essentiel entre 1810 et 1840 par un seul homme et un homme seul : François Magendie. Ce médecin cet physiologiste a posé alors, en opposition aux systèmes de ses contemporains, toutes les idées directrices de notre médecine contemporaine ». L’idée directrice principale est que la physique et la chimie sont non seulement des modèles pour la physiologie, mais ses deux principaux soutiens. C’est pourquoi la physiologie doit être reprise à la base, exclusivement avec l’aide de l’expérience, en s’appuyant sur la physique et la chimie. De ce fait, la pathologie, c’est la physiologie pathologique (Lichtnethaeler).
Les héritiers immédiats de Magendie furent Claude Bernard en France, et les physiologistes berlinois Carl Ludwig, Emil Du Bois-Reymond, Ernst von Brücke, Herman Helmholtze, dont je rappelle le serment : « nous avons pris l’engagement solennel d’imposer cette vérité, à savoir que seules les forces physiques et chimiques, à l’exclusion de toutes autres, agissent dans l’organisme ». Ce furent les maitres du jeune Freud dont on perçoit l’influence dans la rédaction de « l’Esquisse ».
La médecine contemporaine occidentale va résulter de l’intrication progressive et conflictuelle du courant hospitalier-avec ses visées exclusivement diagnostiques, et son point de vue localisateur, et du courant expérimental- avec ses visées étiologiques et pathogéniques, et son point de vue fonctionnel. Lichtenthaeler décrit quatre grandes étapes dans la pénétration de la médecine de laboratoire dans la médecine hospitalière : la chimie clinique, la bactériologie, la physiopathologie clinique et enfin les grandes synthèses patho-physiopathologiques du début du XXème siècle. L’étape de l’ère bactériologique, après 1860, est décisive dans la mesure où elle constitue une ère étiologique : la bactériologie va favoriser l’évolution de la nosologie en permettant la différenciation d’entités morbides- les maladies infectieuses- bien définies et différenciées par une cause précise : un microbe. Ce modèle étiologique qui a permis un remaniement décisif dans la nosologie des maladies infectieuses, sous-tend le modèle causal linéaire qui va organiser la mise en forme des grandes synthèses patho-physiopathologiques. L’interpénétration de ces deux courants va se manifester par un conflit entre les tendances localisatrices des hospitaliers et la tendance fonctionnelle amorcée par Magendie. On en retrouve l’écho dans le livre de Freud sur les aphasies où il défend une approche fonctionnelle contre les théories localisatrices de l’époque. On retrouve l’écho de cette approche fonctionnelle soutenue par Freud dans l’introduction de la notion de fonctionnement mental introduite par les auteurs de l’Ecole Psychosomatique de Paris, notion qui est devenue un référentiel majeur pour la psychanalyse contemporaine, du moins en France.
In fine, selon Lichtenthaeler, la médecine moderne repose, comme les sciences naturelles dont elle s’inspire, sur une idéologie implicite qui accorde une toute puissance à la raison et s’inscrit dans le courant positiviste et rationaliste du XIXème siècle :
Magendie et ses successeurs ont posé les fondements d’une philosophie bien déterminée. En réduisant le corps humain à une mécanique, ils ont posé un acte cartésien. Il faut savoir que nous médecins sommes sous l’influence de ces interprétations qui agissent en tant que cadre et arrière-plan (idées forces) à de notre pensée médicale. Si elles sont impossibles à éliminer, il vaut mieux les connaitre pour ne pas les cautionner involontairement. Que nous le voulions ou non, nous faisons de la philosophie à chacun de nos actes. La médecine contemporaine n’est pas toute la médecine, mais seulement la gigantesque hypertrophie d’un unique courant, celui du naturalisme médical qui s’appuie sur la croyance positiviste au progrès. (Lichtenthaeler).
Ce serait dans la tyrannie que ce courant exerce sur la pensée médicale actuelle et dans la faillite de l’idéologie qui le sous-tend que se situeraient les racines de la crise actuelle.
Cette crise s’exprime dans tous les domaines médicaux, par le gigantisme et la fragmentation. Ce gigantisme et cette fragmentation se signalent par l’hypertrophie des connaissances médicales, les milliers de spécialités pharmaceutiques, sans lien entre elles : cette médecine dinausorienne est un signe infaillible de décadence. C’est en réaction à la tendance morcelante de ce courant naturaliste que répondent les courants actuels d’une approche synthétique du malade, de médecine globale, de médecine de la personne, et la psychosomatique (Lichtenthaeler).
Evoquer la tendance morcelant du courant naturaliste, ce n’est pas nier le développement spectaculaire de la médecine contemporaine dont les acquis son irréversibles. C’est en dénoncer l’impérialisme explicatif. Evoquer la psychosomatique comme réaction à cette tendance par une visée synthétique, c’est ouvrir sur une complémentarité d’approches qui ouvrent elles-mêmes sur des modalités spécifiques d’approche thérapeutiques. Les rapports de la médecine à la psychosomatique exigent un dialogue sincère, dont les premiers bénéficiaires sont les patients tant des médecins que des psychanalystes. Pour ne pas sombrer dans un dialogue de sourd, ce dialogue entre médecine et psychanalyse et psychosomatique doit être respectueux, tant au niveau théorique que pratique, de l’hétérogénéité et de la spécificité de chacun de ces champs de la connaissance de la vie, s’il veut respecter le haut niveau de complexité par quoi se constitue le phénomène psychosomatique.
Conférence prononcée à la SPP le 16 décembre 2014
[1] Je renvoie le lecteur intéressé à mon article publié sous le même titre dans la Revue Française de Psychosomatique, 45, 2014, dans lequel je développe plus largement mon propos, et qui contient les références bibliographiques.
[2] Les dérivations précordiales révèlent un fort courant de lésion sous-épicardique antéro-septal avec abrasion de l’onde r physiologique initiale en V1, V2, V3 et V4 (onde de Pardee).
Publié le 22.01.2015