Introduction
Le concept, épineux, de pulsion de mort a fait et fait toujours l’objet de controverses depuis son introduction par Freud dans le champ théorique de la psychanalyse. Les questions épistémologiques et théoriques soulevées par ce concept se réfractent sur une question clinique fondamentale : quelle autre hypothèse que celle d’une pulsion de destruction à prédominance autodestructrice pourrait rendre compte de la fixité et de l’intensité de certaines réactions thérapeutiques négatives ? Dans certaines analyses en effet, où « tous les déroulements, relations et répartitions de forces s’avèrent inchangeables, fixés, figés » (Freud, 1937, p 231), le « démoniaque » de la compulsion de répétition relève-t-il seulement du masochisme et/ou à la conscience de culpabilité ? Ou bien faut-il invoquer l’effet d’une destructivité plus élémentaire et plus diffuse, dans un au-delà du masochisme ? Cette question devient encore plus aigüe quand cette réaction thérapeutique négativese manifeste par la survenue en cours d’analyse de processus de somatisation parfois graves, de type auto-immune ou cancéreux. Dans ces cas, cette question se redouble d’une autre question qui concerne les manifestations d’une pulsion destructrice à prédominance autodestructrice dans tout le spectre de la vie psychosomatique. Pour mettre en travail ces deux questions, je vais d’abord rapporter le cas d’un malade atteint d’un sarcome du bassin très évolué, dont la guérison, spontanée et durable, surviendra brusquement au cours d’un pèlerinage à Lourdes.
Clinique I : La guérison extraordinaire de Vittorio Micheli (sarcome du bassin)
C’est le titrede la longue observation médicale, très détaillée, rédigée en 1971 par le professeur Salmon, à la demande du docteur Olivieri, président du Bureau médical de Lourdes.1. En voici le résumé. Dans cette observation,le professeur Salmon rapporte le cas d’un malade de 22 ans, atteint d’un sarcome de l’aile iliaque gauche très évolué, cliniquement, radiologiquement et histologiquement incontestable, découvert en 1962. Aucune thérapeutique à visée anti-cancéreuse n’avait été utilisée à quelque moment que ce soit : pour les médecins, la maladie était à son stade terminal au moment de la découverte de ce sarcome osseux, et leur avait semblé au-delà de toute thérapeutique à visée curative. Ils s’étaient contentés chez ce malade devenu impotent et dont l’état général était très altéré d’un traitement palliatif : un grand plâtre pelvi-pédieux et des antalgiques. L’état de ce malade va s’améliorer brusquement dans les suites d’un pèlerinage à Lourdes, que le malade entreprend sur les conseils de sa mère. Le professeur Salmon pose plusieurs questions :
Quelle est la date de la guérison ?
« Avant Lourdes : Dans la première moitié de 1963, juste avant le départ pour Lourdes (fin mai), la région de la hanche gauche est globuleuse, informe, le membre inférieur est « inerte », la destruction osseuse est considérable, le fémur est « désarticulé » par suite de la fonte et de la disparition du cotyle ; la cuisse n’est plus rattachée au bassin que par quelques faisceaux de parties molles ». (Salmon, 1971, p 36).
« À Lourdes : il convient de distinguer ce qu’a ressenti le malade et ce qu’ont constaté nos collègues italiens. Micheli, sans ambages et avec un accent de sincérité frappant, raconte : dès qu’il fut plongé dans la piscine, il cria « j’ai faim ». IL eut la sensation que son membre ballant était de nouveau attaché à son bassin. Il n’eut plus besoin de calmants, les douleurs ayant immédiatement disparu. Nos collègues italiens ont confirmé les dires de Micheli ». (ibid, p 36).
« Après Lourdes : normalement, quand un malade grave guérit, il s’écoule un temps plus ou moins long avant la reprise de l’état général et des fonctions. Pour Micheli, la guérison a été instantanée, il n’y eu pas de convalescence. Amené sur un brancard dans des conditions précaires, la marche fut reprise un mois après le retour de Lourdes. Nous n’avons jamais observé une telle transformation dans une tumeur sarcomateuse, sans aucun traitement. La guérison est survenue « hors du temps ». (ibid, p 37).
Quelle est la nature intrinsèque de la guérison ?
Après avoir rappelé la structure de l’os et ce qui caractérise le processus cancéreux dans les ostéosarcomes (cas de Micheli), le professeur Salmon précise : « le point crucial de la guérison d’un sarcome osseux : ce sont les éléments conjonctifs vivants cancéreux qui cessent de proliférer, puis dégénèrent : la tumeur disparait alors. L’état biologique (au sens précis du terme) de Micheli a évolué en deux temps : premier temps, disparition du sarcome ; second temps, recalcification ». (ibid, p 38).
La guérison s’est-elle maintenue ?
« Actuellement, près de neuf ans ont passé et la guérison s’est maintenue totale, sans le moindre accroc. Jamais nous n’avons observé de récidives de sarcomes osseux après neuf ans ». (ibid, p 39).
La guérison est-elle parfaite ? Existe-t-il des stigmates ou des marques résiduelles de la maladie ?
« Certes, il n’y a pas eu de « restitutio ad integrum », en ce sens que le cotyle ne s’est pas reconstruit à sa place habituelle. Cependant soulignons pour la troisième fois, sur le plan morphologique et anatomique, l’articulation actuelle est semblable à une articulation normale. Sur le plan de la fonction, aucune gêne, aucune douleur, Micheli travaille régulièrement, exerce un métier pénible qui l’oblige à conserver la station debout, mène une vie para-professionnelle normale, fait des courses en montagne, etc… Chez Micheli, la présence de légers stigmates radiologiques (équivalents d’une cicatrice)n’enlèvent rien à la qualité de la guérison. Ils authentifient l’existence antérieure de la tumeur. On est véritablement étonné, bouleversé, quand on examine attentivement ce néo-cotyle, sa forme, ses contours, sa solidité, néo-cotyle qui n’a pas été construit de main d’homme (le chirurgien). Il est exceptionnel de rencontrer une cotyloïdoplastie aussi réussie. La cotyloïdoplastie entre dans le cadre des arthroplasties de hanche. (ibid, p 40).2.
La guérison est-elle médicalement explicable ?
« Aucune explication médicale de la guérison ne peut être fournie. Notre opinion est renforcée par celle de nos collègues le professeur Pierini (chef de service radiologique des hôpitaux militaires de Florence, et le professeur Franchi, médecin-chef du service radiologique de l’hôpital civil de La Specia) qui n’ont jamais eu l’occasion de constater une reconstruction semblable des éléments osseux de l’articulation coxo-fémorale, avec disparition totale de l’infiltration néoplasique de parties molles ». (ibid, p 42)
Donc, en résumé : en sortant de la piscine où on plonge les malades à Lourdes, le malade pousse un cri, dit « j’ai faim » et ressent su un mode quasi-hallucinatoire son « membre inférieur ballant de nouveau attaché à sa hanche ». Cette amélioration brusque amorcée au sortir de la piscine va se poursuivre dans les semaines qui suivent par une nette amélioration de son état général, puis dans les mois et années qui vont suivre par une reconstruction osseuse progressive, dont témoignent les clichés radiologiques pratiqués périodiquement. Cette reconstruction osseuse, témoignant d’un processus de réparation osseuse spontané, aboutira à la création d’une néo-articulation de la hanche suffisamment fonctionnelle pour permettre au patient de pratiquer l’alpinisme. Le malade refait tous les ans un pèlerinage à Lourdes et la guérison se maintenait sept ans après, au moment de la rédaction de cette observation. Cette guérison s’est maintenue durablement pendant des décennies, comme j’ai pu le constater en 1998, au cours d’une émission de télévision consacrée aux « miracles de Lourdes » : on y voyait cet homme jouer au football avec son petit-fils. Le professeur Salmon avait conclu son rapport en écrivant ces lignes :
« La maladie de Micheli était réelle, certaine, incurable. L’évolution du sarcome dont était atteint Micheli a été brusquement modifiée, alors qu’il n’y avait aucune tendance vers le mieux, à l’occasion d’un pèlerinage à Lourdes. La guérison est effective et durable. Aucune explication médicale de cette guérison n’est susceptible d’être donné. » (ibid, p 45).
Dans son épilogue, le professeur Salmon précise que son observation a été présentée à deux séances successives du Comité médical international de Lourdes, ce rapport donna lieu à de nombreuses discussions au terme desquelles les nombreux participants médecins aboutirent, à l’unanimité, à la conclusion qu’il s’agissait d’une « guérison inexplicable d’un point de vue médical », Cette observation a été présentée à Marseille les 12 et 13 juin 1971, lors d’une réunion du « groupe d’études des tumeurs osseuses », sous la présidence du professeur Merles d’Aubigné, Membre de l’Institut et de l’Académie de Médecine. Le compte rendu de la séance scientifique, rédigé par le professeur Ramadier, a paru sous forme de résumés dans la Presse de Chirurgie orthopédique et réparatrice3. En voici le libellé :
« Dans cette observation tout-à-fait extraordinaire, une destruction extrêmement importante de l’os iliaque a abouti à une reconstruction osseuse sans acte thérapeutique médical ou chirurgical autre qu’une biopsie. Les coupes histologiques projetées semblent pourtant démontrer à l’évidence la malignité histologique de ce sarcome du bassin qui, en désespoir de cause, avait fait le pélérinage de Lourdes (Salmon, 1971, p 47).
Selon le professeur Salmon, « le point crucial de la guérison de ce sarcome osseux est l’évolution en deux temps de l’état biologique du malade- premier temps, disparition du sarcome, second temps, recalcification ». Comment comprendre l’impact d’une relation d’objet narcissique-la foule des pèlerins unie par un lien libidinal cimenté par une croyance et une idéalisation communes-sur ces processus biologiques ? Comment comprendre cet impact sur la destructivité extrêmement importante de l’os iliaque notée par le professeur Salmon ? Les questions soulevées jadis par cette guérison énigmatique s’étaient réfractées avec celles que je me posais devant les modalités évolutives- parfois- surprenantes dans les deux sens- de maladies cancéreuses de patients que je suivais à l’époque de ma pratique de la médecine générale (Delourmel, 1984 et 2014). La survenue de cancers dans le cours de deux cures psychanalytiques menées dans le dispositif divan/fauteuil m’ont conduit récemment à relancer ces anciennes questions surgies lors de ma pratique médicale.
Clinique II : Cures analytiques de Blanche et de Charlotte
Pour des raisons de confidentialité, je ne peux ici qu’évoquer très brièvement ces deux analyses. Je le ferai en centrant mon questionnement sur les aléas du processus analytique dans ses rapports avec les modalités évolutives de ces deux cancers, et cela en regard des mouvements d’intrication-désintrication pulsion de vie-pulsion de mort. Ces deux cures s’opposent tant du point de vue des aléas du processus analytique et de la fonction de représentation, que de l’évolution de leurs cancers.
La cure de Blanche, dont j’ai exposé, commenté et questionné des séquences cliniques au colloque IPSO 2016, fut marquée pendant toute sa durée (dix-huit ans) par une réaction thérapeutique négative massive et irréductible, malgré quelques moments d’ouverture et d’espoir, mais qui restèrent sans lendemain. La cure de cette patiente fut marquée par un gel permanent du processus analytique entretenu par la répétition d’oublis massifs et systématiques de mes interventions comme de ses propres propos. Pendant toutes ces années, c’est avec une grande fréquence que j’entendrais : « en sortant de la séance, j’avais déjà tout oublié de ce que vous veniez de dire ». Ou bien en cours de séance : « je ne comprends rien à ce que vous me dites » ou « j’ai déjà oublié les mots, l’idée ». Ou bien encore : « quand vous l’avez dit, ça fait en moi comme une illumination, puis plus rien, le vide habituel ». Ces oublis concernaient aussi souvent ses propres propos : « j’ai pensé l’autre jour à... mais j’ai déjà oublié ». D’autre part, il lui arrivait parfois de commencer une séance en disant : « aujourd’hui, c’est comme si je venais pour la première fois ». Parfois une de mes interventions déclenchait un rire spasmodique, violent, qui interrompait une ébauche associative. Ce rire, qui la secouait des pieds à la tête pendant plusieurs minutes, l’obligeait à s’assoir sur le divan. Ces décharges affectives brutales la laissaient dans un état de vide douloureux. Elle éprouvait aussi ce vide dans la rue en venant à ses séances, quand son regard dans une vitre lui renvoyait son image qu’elle percevait comme étrangère. Ce vide, dira-t-elle « c’est un sentiment de néant, d’inexistence, l’impression d’avoir une partie morte en moi. Je suis comme une méduse, pas d’accrochage, rien. C’est un sentiment de non-vie, ce qui est différent de la mort ».
Je percevrai contre-transférentiellement assez vivement au début de l’analyse les effets de ce vide sous la forme d’une sidération psychique. Souvent à cette époque me venait à l’esprit en l’écoutant une image de paysage enneigé, lugubre, accompagnée par une phrase intérieure récurrente « la paix (de la mort) règne à Varsovie ». Fallait-il donc que moi aussi je n’existe pas pour qu’elle puisse supporter ma présence ? Malgré ces effets, j’arrivais quand même à me représenter l’état quotidien de terreur de la petite fille qui avait fini par se rétracter sur elle-même pour survivre dans un univers familial chroniquement violent.
Malgré quelques notes sadiques dans le rejet par Blanche de mes interventions- je percevais parfois en effet un certain mépris dans ses rejets- ses attaques contre le processus associatif et mes interprétations me semblaient relever globalement d’une destructivité au-delà du sadomasochisme.
Ces oublis fréquents et massifs de mes -ou de ses- propos relevaient-ils d’un processus de refoulement ? Ou bien fallait-il invoquer un « blanc » de pensée, résultant d’un processus d’hallucination négative de la parole ? A ce « blanc » de la pensée répondait chez cette patiente, un « blanc » affectif (cfce qu’elle appelle ses états de « non-vie ») et un « blanc » du corps (cfses commentaires sur la « partie morte » en elle), indices d’un processus d’hallucination négative concernant les sensations liées à l’affect et au corps propre.
Des commentaires de la patiente sur le danger que représentait pour elle sa parole en séance m’avaient conduit à me demander si l’annulation au fur- et- à mesure de tout développement associatif induits par ces oublies massifs ne relevait pas de cette modalité défensive paradoxale, décrite par André Green dans La position phobique centrale. Évoquant une nouvelle fois le danger de parler en séance, elle avait dit : « « c’est dans le fait de parler. Il y a une sorte de juge qui s’apprête à faire rouler sur moi une grosse pierre pour m’écraser, m’écrabouiller. Tout s’aplatit en moi, c’est de la destruction, il n’y a pas d’effusion de sang. C’est comme dans certains dessins animés, ça disparait d’un coup. C’est comme si je n’avais jamais existée ».
Je rappelle brièvement cette notion par laquelle Green évoque des configurations cliniques où la négativité se porte sur la parole analytique et gèle l’association libre. « Dans cette disposition psychique de base, qu’on rencontre souvent dans la cure des états-limite (Green, 2002, p 152), ce à quoi l’analyste a essentiellement affaire est la destructivité qui se porte de façon prévalente, prioritairement, sur le propre fonctionnement psychique du sujet » (Ibid, p. 163). Cette défense qui se manifeste en séance, par un évitement associatif portant sur la fonction analytique elle-même, avec le désir d’échapper à l’investigation, aurait pour visée de parer à une menace traumatique qui ne résiderait pas seulement dans le réveil d’un trauma marquant, mais dans la mise en rapport de lignées traumatiques sous l’induction du déploiement associatif, « le réveil de l’un quelconque de ces traumas entrant en résonance amplificatrice avec d’autres » (Ibid, p. 153). Plusprécisément, il s’agirait de parer par cet évitement associatif à un danger induit
« par la mise en résonance et correspondance entre certains thèmes dont le plein épanouissement et la réviviscence complètes dans le conscient menacent l’organisation du moi, renvoyant à des rapports de renforcement mutuel ressenti comme une invasion angoissante par des forces incontrôlables, créant une désintégration virtuelle et répondant au déchaînement d’une violence inouïe dirigée contre le Moi du patient. Ce sont bien les piliers de la vie mentale qui sont touchés, le patient ayant réussi à les tenir séparés ou à nier leur rapport avant l’analyse. Le vrai trauma consistera dans la possibilité de les voir se réunir en une configuration d’ensemble où le sujet perd sa capacité intérieure de s’opposer aux interdits et n’est plus en mesure d’assurer les limites de son individualité » (Ibid, p 152, 153).
Green précise que cet évitement associatif inducteur d’une mortification de la vie psychique vise à prévenir « l’attaque contre les liens, qui, lorsqu’elle existe, semble toujours postérieure à cet évitement lorsque celui-ci n’a pas réussi à empêcher les liens de s’établir » (Ibid, p 172, 173).4
C’était donc pour parer à cette menace de désintégration psychique que Blanche se cramponnait à l’extinction de sa vie représentative et affective : ne plus penser, ne plus sentir, ne plus se sentir exister, ne plus sentir l’existence de l’autre. C’est-à-dire survivre en créant un état de « désertification psychique » permanent, un état de blank,bien perçu par la patiente qui qualifiait son vécu « d’état de non vie qui n’est pas la mort ». Bien perçu également contre-transférentiellement (Cfles images de paysages enneigés lugubres). Et c’est sans doute aussi ce qui éclairait le danger des moments d’ouverture qui eurent lieu au cours de cette cure en se manifestant par une plus grande liberté associative. Cela permettait également de comprendre pourquoi ces moments avaient été suivis par le retour inéluctable des états de mortification psychique, pourquoi cette culture du désespoir. Dans les moments de relâchement défensif, Blanche avait en effet été envahie par une excitation insupportable et des angoisses massives, avec un sentiment d’effondrement : « Je me sens nulle, j’ai envie de disparaître devant ce néant. Je suis comme une maison qui n’aurait pas de fondation, comme dans certains dessins animés, une maison sur le bord d’un gouffre qui se balance sur un arbre et que le vent peut souffler ».
Sa survie psychique était aussi assurée dans la situation analytique par la fétichisation de son lien transférentiel : l’évocation à l’identique de ses souvenirs d’enfance, qui véhiculaient de façon fixée l’image d’un père et de frères violents et pour l’un d’entre eux, incestueux, et d’une mère abandonnique, étaient l’indice de la projection dans le transfert d’une imago archaïque de mère phallique, et de sa fixité défensive à l’égard d’une excitation insupportable activée par la situation analytique. S’il lui fallait anéantir cette imago (elle m’avait dit : « le résultat de tout cela, c’est que vous n’êtes plus personne »), pour parer à l’angoisse d’intrusion, il lui fallait aussi la conserver pour parer à l’angoisse d’abandon, pour ne pas s’effondrer sous l’effet de l’excitation et des défenses paradoxales qui l’amplifiaient. (cfs sa fidélité absolue à ses séances, elle n’en manquait aucune). En momifiant ainsi l’objet de transfert, en le conjurant, elle le fétichisait en réalisant simultanément sa destruction et sa conservation.
Au bout de dix-huit ans de ce statu quo, j’avais fini par évoquer prudemment la perspective de la fin de l’analyse. Il me semblait en effet devenu irréaliste d’envisager une issue introjective et identificatoire à cette cure. Mais il me fallait donc trouver une solution qui prenne en compte la fonction psychothérapique de son investissement transférentiel. Je lui avais proposé dans un premier temps, de passer à deux séances par semaine. J’avais ajouté que lorsque nous déciderions d’un commun accord de mettre fin à l’analyse, on pourrait prévoir d’abord un rendez-vous par mois pendant le temps nécessaire, puis mettre en place des RV à la demande. Quelques mois après, elle m’annoncera qu’on venait de lui découvrir un cancer avec métastases, dont elle décèdera peu après.
Est-il licite de mettre en rapport la survenue de cette somatisation et mon annonce de la fin de l’analyse ? Dans cette hypothèse, ce lien transférentiel fétichisé n’était pas seulement le garant de sa survie psychique, mais aussi de sa survie somatique. Cette question est le contrepoint, en négatif, de la question soulevée par la guérison du sarcome osseux concernant l’impact d’une relation d’objet narcissique sur des processus biologiques.
La cure de Charlotte, dont j’avais exposé, commenté et questionné des séquences cliniques au colloque de l’Association Internationale de Psychosomatique de Toulouse en 2017, fut marquée par la survenue d’un cancer dans la quatrième année de son analyse. Cette cure fut ensuite traversée par des moments de turbulence très vifs allant jusqu’à mettre en danger la poursuite de la cure. Mais j’avais perçu nettement dans ces moments la prévalence d’une érotisation sadique de sa destructivité activée à l’occasion d’évènements traumatiques extérieurs dont il fut toujours possible d’en montrer à la patiente les échos intérieurs. Ce fut particulièrement net pendant la cinquième année d’analyse, suite à la mort de son père. Pendant un an, presque à chaque séance, la patiente avait évoqué sa décision d’arrêter son analyse en mettant en avant des difficultés d’argent pour justifier ses menaces d’arrêt de sa cure. Et j’avais pris en compte dans mes interprétations la fonction défensive de cette érotisation sadique à l’égard d’une forte destructivité activée par la mort de son père.
Comme le dit René Diatkine, « la recherche de relations sadomasochiques constitue un recours narcissique pour lutter contre l’angoisse dépressive chaque fois qu’est stimulé le fantasme de destruction de l’objet externe ou interne ». (Diatkine René, 1973, p. 388). Cette fonction défensive de l’organisation dans le transfert d’une fantasmatique sadomasochique véhiculée par ces menaces répétées d’arrêt de la cure me sera plus tard confirmée par la patiente. Évoquant une nouvelle fois ses difficultés d’argent quelques années plus tard, elle me dira : « une fois de plus, je penses à arrêter l’analyse ». Mais elle ajouta aussitôt : « en fait, je veux continuer l’analyse, je sais bien que je ne l’arrêterais pas comme cela. Mais cela me fait beaucoup de bien de penser et de vous dire que j’ai envie de vous jeter à la poubelle ! Je veux continuer pour savoir, je ne sais pas quoi exactement, mais j’ai déjà beaucoup appris depuis le début ».
Sans doute était-ce dans l’échec de cette sexualisation de la destructivité via l’organisation d’une fantasmatique sadomasochique, c’est-à-dire dans l’échec du dynamisme du double retournement pulsionnel, que résidait chez Blanche un des ancrages de son enfermement dans une compulsion de répétition mortifère. Et sans doute était-ce chez Charlotte la réussite de ce processuel, activé dans ce qui m’était apparu rapidement comme un jeu de va-et-vient entre ses annonces répétées de décision d’arrêt de son analyse et mes interventions-interprétations, qui avait permis la poursuite de la cure dans cette conjoncture de menace destructrice activée par la mort de son père. Ce travail de double retournement via lequel s’intriquaient les pulsions de vie et les pulsions de destruction sera concomitant dans la cure de Charlotte d’un travail de représentance s’accomplissant en regard des fantasmes originaires, de la sexualité infantile et du conflit Œdipien en résonance avec l’élaboration du conflit avec l’objet primaire. Ce travail, au cours duquel s’affirmera la valence fonctionnelle de la fonction de représentation, qui conférait à son fonctionnement psychique la « stabilité » (terme employé à plusieurs reprises par la patiente dans les dernières années de sa cure) d’un « Œdipe attracteur » (Ody), permettra d’envisager la fin de la cure quelques années plus tard. La cure de Charlotte, qui avait duré douze et demi, se termina dans des conditions satisfaisantes du point de vue de la patiente comme du mien. J’avais eu de ses nouvelles sept ans après la terminaison de son analyse : elle allait bien.
Le cas de la guérison spontanée du sarcome osseux à Lourdes et l’évolution de ces cancers dans ces deux cures psychanalytiques- que j’ai donc questionnée en regard des aléas de l’intégration du conflit dépressif et de la destructivité dans et par le conflit œdipien - ouvre sur la question de l’articulation des champs psychique et somatiques en regard des aléas du conflit pulsion de vie-pulsion de mort. Mais comme je l’ai rappelé dans mon introduction, le concept, épineux, de pulsion de mort a fait et fait toujours l’objet de controverses. C’est pourquoi, une réflexion théorique et épistémologique sur ce concept me semble un préalable dans la mesure où mes développements impliquent mon adhésion sans réserve à la deuxième topique et à la deuxième théorie des pulsions.
Questions épistémologiques et théoriques
J’en viens donc maintenant aux questions théoriques et épistémologiques soulevées par le concept de pulsion de mort. Certains auteurs le refusent radicalement. D’autres l’intègrent dans leurs approches théoriques, mais en avancent des conceptions très différentes de Freud, et très différentes entre elles, ouvrant ainsi sur des divergences qui semblent incompatibles, du moins dans une première approche. A titre d’exemple de ces divergences, les contributions de Green, Ikonen, Laplanche, Rechardt, Ségal, Widlöcher, Yorke, au premier symposium de la Fédération Européenne de Psychanalyse.5 La lecture des rapports de ces auteurs et des débats qui avaient suivi ces exposés permettent de mesurer l’importance des divergences entre les conceptions de ces auteurs, et entre ces auteurs et d’autres auteurs comme Mélanie Klein, Pierre Marty, Benno Rosenberg, etc... Ces divergences dans la conceptualisation de la pulsion de mort posent une question de fond : sont-elles l’expression d’une babélisation de cette notion, ou faut-il plutôt les interpréter comme l’expression, incontournable, de la complexité (à ne pas confondre avec compliqué)inhérente à tout concept, psychanalytique et/ou scientifique ? D’autre part,ces refus comme ces divergences soulèvent des questions épistémologiques dont certaines sont communes à la psychanalyse et aux autres sciences. D’autres sont spécifiques à la psychanalyse.
La première question est une question épistémologique d’ordre général. Cette question concerne une définition du concept de science, et en particulier le problème posé par la séparation souvent faite entre les sciences dites dures- dont les représentants les plus prestigieux sont les sciences physiques et mathématiques, et les sciences dites molles- dont les représentants sont les sciences humaines, et donc la psychanalyse. Cette séparation, sous-tendue par une idéologie implicite est génératrice d’une hiérarchie, et constitue l’une des causes qui plombe toute tentative de dialogue entre la psychanalyse et les autres sciences, mais aussi les échanges entre les psychanalystes eux-mêmes. Pour engager un débat qui ne soit pas un dialogue de sourd, il faut d’abord s’entendre sur nos représentations implicites de ce concept de science. Selon moi, mais on peut en discuter, plutôt que de parler de la Science, au singulier, il serait préférable de parler de sciences, au pluriel, chacune d’elle se caractérisant par un champ conceptuel spécifique, relevant de critères de scientificité dont la pertinence relève de la spécificité de son objet. Une façon d’avancer dans cette nouvelle définition de la science serait d’identifier d’abord les points communs du processus théorisant en psychanalyse et dans les autres sciences, puis d’identifier la spécificité du processus théorisant en psychanalyse.
L’un des points communs se réfère à la notion de pensée complexe (Morin, 1990). Je ne peux ici qu’évoquer sans le développer les rapports de cette qualité de la pensée théorique avec un fonctionnement mental de type œdipien, dans le sens de « l’attracteur πdipien » (Ody). La pensée théorique en psychanalyse est en effet, comme dans les autres sciences, une pensée complexe, c’est-à-dire une pensée qui se réalise sous l’égide« du principe dialogique, qui permet de maintenir la dualité au sein de l’unité, en associant deux termes à la fois complémentaires et antagonistes » (Morin, p. 99). De ce fait, elle est « condamnée à affronter des contradictions sans jamais pouvoir les liquider, ce qui va de pair, avec la recherche d’un méta-niveau où l’on puisse dépasser la contradiction sans la nier », (Morin, p. 128, 129). C’est ce méta-niveau que vise la simplexité (à ne pas confondre avec simple), qui, selon Alain Berthos, est l’art de rendre sensible, lisible, compréhensible les choses complexes. Cette pensée opère en déconstruisant la complexité,sans pour autant sombrer dans le réductionnisme. Une façon possible de réfléchir sur ce point commun serait de mener une étude comparative sur l’évolution des concepts en physique et en psychanalyse, et d’identifier les résistances rencontrées par les chercheurs dans cette évolution conceptuelle. Car « le concept de science n’est ni absolu, ni éternel. La science évolue. Et pourtant, au sein de l’Institution scientifique règne la plus anti-scientifique des illusions : considérer comme absolu et éternels les caractères de la science qui sont les plus dépendants de l’organisation techno-bureaucratique de la société. Le mot science recouvre un sens fossile, mais admis, et le sens nouveau n’est pas dégagé » (Morin, 1977, p 17).
Une façon d’amorcer ce dégagement est d’identifier le reflet de cette évolution conceptuelle dans la structure diachronique et dialogique des concepts fondamentaux dans les champs de ces disciplines. Je vais en donner trois exemples, l’un en physique et deux en psychanalyse. D’abord en physique : l’évolution des concepts de masse, d’inertie et d’énergie dans le passage de la physique classique à la théorie de la relativité a été finement analysée par Jean-Marc Lévy-Leblond : « comment donc la théorie de la relativité einsteinienne va-t-elle modifier les notions de masse et d’énergie ? Quel rapport entre l’espace-temps et la masse ou l’énergie ? ». Levy-Leblond montre que le référentiel à prendre en compte dans ces modifications conceptuelles est la vitesse : « la notion d’énergie cinétique dépend de la vitesse ; or en physique einsteinienne, la notion de vitesse est modifiée, mais elle ne peut pas dépasser une certaine vitesse- (la vitesse dite de la lumière : 300.000 kms/s environ). Et si la notion de vitesse se transforme, cela rejaillit sur la notion d’énergie cinétique ». Je renvoie à son argumentation, pp. 54, 55, 56, 57 de ce livre, pour terminer par cette citation :
« en passant du cadre galiléo-newtonien au cadre einsteinien, les notions physiques fondamentales subissent une profonde mutation. Nous gardons les mêmes mots-masse, énergie, inertie, mais ils changent de contenu. Ils ont maintenant des acceptions nouvelles. Les relations qu’ils entretiennent ne sont plus les mêmes. De fait, une théorie physique ne se limite pas à une simple liste de notions, c’est une structure qui articule fonctionnellement des grandeurs les unes aux autres ». (J.-M. Levy-Leblond, 2006, ibid).
Maintenant en psychanalyse : un bel exemple de la structure diachronique et dialogique des concepts est fourni par Freud dans une réflexion sur le terme de sexualité : « ajoutons ici quelques mots pour éclaircir notre terminologie qui au cours de nos considérations, a connu une certaine évolution. Ce que sont les pulsions sexuelles, nous le savions par leur relation aux sexes et à la fonction de reproduction. Nous conservâmes ensuite cette dénomination lorsque les résultats acquis par la psychanalyse nous obligèrent à rendre plus lâche la relation des pulsions sexuelles à la fonction de reproduction. En instaurant la notion de libido narcissique et en étendant le concept de libido aux cellules individuelles, nous vîmes la pulsion sexuelle se transformer en Éros, qui cherche à provoquer et à maintenir la cohésion des parties de la substance vivante ; nous fûmes amenés à considérer ce qu’on appelle communément pulsions sexuelles comme cette part d’Éros qui est tournée vers l’objet. La spéculation nous conduit à admettre que cet Éros est à l’œuvre dès le début de la vie et qu’il entre en opposition comme pulsion de vie à la pulsion de mort qui est apparue du fait que la substance organique a pris vie. Nous tentons ainsi de résoudre l’énigme de la vie en faisant l’hypothèse de ces deux pulsions l’une contre l’autre dèsl’origine ». (Freud,1920, p 110, note de bas de page ajoutée à son texte par Freud en 1921).
Un autre exemple en psychanalyse de la structure diachronique et dialogique des concepts est fourni par André Green dans son analyse du concept d’identification. « C’est là l’exemple le plus profond de la façon dont la même notion prend des sens différents, voir opposés, au fur et à mesure d’un développement. Les différenciations auxquelles cette notion procède, obligent la signification précédente à se modifier, à prendre un sens contraire à celui qu’elle avait jusque-là, tout en conservant quelque chose du sens que l’évolution l’a contraint à abandonner. C’est ce qui en fait un concept. La valeur de ce concept, ou plus exactement la façon dont se constitue ce concept, est liée à la nature de la pensée psychanalytique » (Green, 1993, pp. 102 et 103). Un autre point important dans cette étude comparative concerne le fait que les nouvelles formulations conceptuelles n’invalident pas les anciennes qui gardent leur pertinence, et cela en fonction des référentiels en regard desquels ils avaient été élaborés.
C’est ainsi qu’en physique, nous dit J.-M. Levy-Leblond, ces concepts de masse, d’énergie, d’inertie, qui ont maintenant des acceptions nouvelles dans la théorie de la relativité pour des vitesses proches de la lumière, restent cependant opérationnels en physique classique pour rendre compte des lois physiques qui portent sur des corps qui se déplacent lentement. Il en est de même pour les concepts fondamentaux en psychanalyse : la deuxième topique n’invalide pas la première, idem pour les deux théories de l’angoisse et les deux théories pulsionnelles, qui réfèrent à des cliniques différentes, l’effort devant porter sur leur articulation. Ces trois exemples d’évolution d’un concept illustrent l’opération de déconstruction de la complexitédont parle Alain Berthos.
C’est à la même opération qu’il faut se livrer à l’égard du concept de pulsion de mort, et cela en menant une « disputatio » entre les différentes conceptualisations – ce qui implique d’accompagner chaque auteur, comme le préconisait Bion « jusqu’au bout de lui-même dans la langue qui lui est propre ». Lorsqu’on se met dans les conditions d’une déconstruction élaborative de la complexité de la notion de pulsion de mort, émergent peu à peu des similitudes, des complémentarités, des oppositions entre les différents modèles. Je me limiterai ici à souligner un élément important qui émerge de cette confrontation entre un certain nombre des modèles de la pulsion de mort. Malgré leurs divergences de conception, un certain nombre d’auteurs sont d’accord sur la nécessité de distinguer, d’une part, la pulsion de destruction à orientation interne et la pulsion d’agression qui est la manifestation de la destruction dirigée vers l’extérieur, et d’autre part de différencier l’agression du sadisme, ce dernier relevant d’une sexualisation de la pulsion d’agression. C’est ainsi que Jean Laplanche insiste pour sa part sur la nécessité de bien distinguer le sexuel du non-sexuel, et donc de réserver le terme de sadisme à une violence sexualisée. Selon lui, donc, il faut « bien différencier la notion d’agressivité (auto et hétéro) d’essence non sexuelle du sadisme et du masochisme qui relèvent de tendances, d’activités et de fantasmes, etc... qui comportent, de façon consciente ou inconsciente, un élément d’excitation ou de jouissance sexuelle ». (Laplanche, 1970, pp 145 à 173). De son côté, René Diatkine insiste lui aussi sur la nécessité de bien distinguer entre agressivité, pulsion d’agression et sadomasochisme :
« Peur et agressivité sont fondamentalement unies, les destructions du sujet et de l’objet sont toujours présentes dans le même fantasme, comme l’agression contre l’un et l’autre dans les comportements sado-masochiques. Mais il existe une différence qualitative entre d’une part la peur de détruire et la peur d’être détruit, et d’autre part entre les mauvais traitements des relations sado-masochiques. Faire souffrir l’objet aimé ou souffrir de son fait, sont des compromis défensifs, qui au cours des analyses nous apparaissent comme des élaborations secondaires destinées à éviter la réalisation des fantasmes destructeurs qui apparaissent comme des phénomènes primaires, représentants directs des pulsions. Tendance à la destruction de l’objet et tendance à la destruction du Moi sont deux aspects d’une même activité pulsionnelle. Tout ce qui freine la possibilité de réalisation agressive dirigée vers l’extérieur augmente les tendances à l’autodestruction des hommes ». (R. Diatkine, 1966, p. 35).
André Green revient lui aussi à de nombreuses reprises dans son œuvre sur la nécessité de distinguer destruction et agression. Je me limiterai à citer un seul passage :
« Je suggère de remplacer l’expression pulsion de mort par l’expression correspondante de pulsion de destruction, réservant celle de pulsion d’agression à la manifestation de la destruction dirigée vers l’extérieur. Autrement dit, la destruction ou la destructivité seraient à orientation interne ou externe en essayant de nommer chacune de ces orientations différemment. Laquelle des deux est la première ? Il semble raisonnable de penser que l’infléchissement de la destruction vers l’extérieur a un effet de soulagement sur les tensions internes » (Green, 2002b, p 312).
Ensuite Green soulève un paradoxe selon moi capital qui doit être approfondi :
« L’infléchissement de la destruction vers l’extérieur a un effet de soulagement sur les tensions internes. En revanche, elle engendre un sentiment de culpabilité souvent inconscient, ce qui rend l’effet de soulagement très illusoire. L’orientation interne est moins primitivement interne qu’elle n’est le résultat de l’inflexion vers l’intérieur, d’une poussée pulsionnelle qui renonce à son extériorisation contre l’agent qui lui a donné naissance et rebrousse chemin pour attaquer le noyau d’où elle est partie » (Ibid, pp. 312 et 313).
Mais la pensée théorique en psychanalyse a pour spécificité d’être aussi une pensée clinique, ce « mode original et spécifique de rationalité issu de l’expérience pratique » qui est propre à la psychanalyse (Green, 2002a, p. 11). Comme le précise André Green, « l’erreur serait de considérer que la clinique n’est qu’une pratique, et surtout que clinique s’oppose à théorie » (Ibid, p. 10). Il poursuit :
« Je soutiens qu’il existe en psychanalyse, non seulement une théorie de la clinique, mais une pensée clinique. L’élaboration peut être poussée à un niveau de réflexion qui a pris ses distances vis-à-vis de la clinique, mais même s’il n’est pas fait explicitement référence aux patients, la pensée clinique y fait toujours penser à eux. Les écrits psychanalytiques « parlent » ou « ne parlent » pas à leurs lecteurs. On reconnait indubitablement la pensée clinique quand l’élaboration théorique soulève des associations qui se réfèrent à tel ou tel aspect de l’expérience psychanalytique chez le lecteur. Ces associations sont parties intégrantes du mode d’articulation de la pensée clinique. La pensée clinique a le pouvoir de nous rendre sensibles à un travail de pensée à l’œuvre dans la rencontre analytique » (Ibid, p 11).
Cette pensée clinique résulte de la mise en résonance entre les différents vertex du contre-transfert, fantasmatique, affectif, théorique et épistémologique. Dans ce fil, la pensée théorisante en psychanalyse ainsi conçue s’inscrit dans le redoublement de la fonction de représentation au niveau de l’abstraction. Son accomplissement doit respecter un paradoxe qui concerne les rapports entre théorie et pratique en psychanalyse. Ce paradoxe, ouvre sur la notion d’écart théorico-clinique sur lequel Jean-Luc Donnet a beaucoup insisté. Il réside dans la nécessité contradictoire d’une part « de mettre en suspend dans le temps de la pratique le savoir théorique » et d’autre part d’éviter un double risque : « le risque d’une pratique sans étayage théorique et celui d’une collusion entre théorie et pratique qui ferait de la cure une pure application du savoir » (J.-L. Donnet, 2005, p. 38). L’analyse de la pensée clinique conduit à établir/rétablir cet écart théorico-clinique incomblable, c’est-à-dire à la reconnaissance de ce hiatus entre théorie et pratique, car « reconnaître ce hiatus, c’est reconnaître que le psychisme ne s’aborde qu’obliquement, qu’il fait signe. Et c’est bien en écoutant, en se tenant à la tête du divan, qu’on s’ouvre à résonner à l’inconscient de l’analysant, en laissant vibrer le sien propre ». (Green, 2002a, p. 12).
Cependant, si l’analyse du contre-transfert permet d’établir/rétablir cet écart théorico-clinique et de conférer ainsi à la pensée théorisante son statut de pensée clinique, le maintien de ce statut est une conquête-reconquête permanente qui nécessite la relance auprès de tiers. En effet, « cette communication en circuit fermé ne suffit pas à constituer une pensée. Il y faut toujours un tiers qui écoute ce que les deux autres se disent et entendent. C’est pourquoi les analystes écrivent. Ce faisant, ils s’écoutent entre eux, parfois se reconnaissent ». (Ibid, p. 13). C’est aussi pour quoi les analystes ont besoin de colloques et autres réunions pour des échanges inter-analytiques qui constituent des moments où « ce travail de pensée à l’œuvre dans la rencontre analytique, cette représentation par définition interne, permet de sortir des dangers du solipsisme, d’accéder au statut de réalité, la reconnaissance part les autres psychanalystes jouant ce rôle ». (Ibid, p 12). « Évoquant la formule utilisée par les Botella pour rendre compte du paradoxe de l’épreuve de réalité – « seulement dedans-aussi dehors » – Green l’adapte à la définition de l’écart théorico-clinique de la pensée clinique : « seulement de moi, aussi des autres » (Ibid, p. 12). Comme le dit J.-L. Donnet, « si les analystes continuent indéfiniment à se raconter des histoires d’analyses, pour tenter de combler cet écart, c’est plus profondément pour en confirmer l’irréductibilité » (Donnet, 2005, p. 38).
C’est donc dans la double perspective, d’une part de lacomplexitéet de la simplexité, et d’autre part d’une pensée cliniquese réalisant dans cet écart théorico-clinique incomblable que doit être interrogée l’hypothèse d’une pulsion de destruction à prédominance autodestructrice. Cette hypothèse est l’une des questions qui mobilise le plus le contre-transfert de l’analyste, dans tous ses vertex. Le refus global de cette notion, qui court-circuite le temps de la déconstruction de la complexitédu concept de pulsion de mort, ne serait-il pas, au plan de la pensée théorique, le représentant de l’indicible et de l’insupportable de la destructivité en nous ? C’est l’hypothèse soutenue par Pierre Marty. Pour cet auteur, la résistance narcissique la plus profonde de l’observateur devant le fait psychosomatique résiderait dans « nos tendances à ne pas accepter en nous l'idée d'une énergie autodestructrice ». (Marty, 1952, 1993, p 163). En effet, « La psychosomatique évoque l’autodestruction effective et c’est là une des raisons qui ne peut pas ne pas troubler l’observateur jusque dans ses couches les plus profondes » (Ibid, p 162). C’est pourquoi cette tendance à nier l’idée d’une énergie auto-destructrice « est bien névrotique et non philosophique » (Ibid, p 163).
Dans ce fil, éliminer purement et simplement du champ théorique cette notion dérangeante ne constituerait-il pas le mode de défense le plus radical à l’égard de cette quatrième « gifle narcissique » imposé à l’esprit de l’homme ? Le radical refus de ce concept ne témoignerait-il pas de l’action de la pulsion destructrice dans le champ de la pensée théorisante ? C’est la conclusion à laquelle aboutit aussi de son côté René Diatkine : « La réaction de destruction est une tendance à éliminer ce qui crée une dissonance dans l’harmonie des représentations, quand ne peuvent être élaborées de nouvelles constructions internes capables de rétablir l’ordre » (R. Diatkine, 1984, p. 942 et 943). Pour cet auteur, « le concept de pulsion de mort est le développement logique des réflexions métapsychologiques qui, à partir de l’expérience, répétée, démontre que le conflit fondamental ne pouvait se réduire à une opposition entre instincts sexuels et instincts de conservation » Ibid, p. 937). C’est pourquoi, selon lui « les glissements de sens dans les discussions sur la pulsion de mort font courir de grands risques épistémologiques, soit en essayant de se passer de cette hypothèse, soit en faisant de la pulsion de mort un concept rigoureusement symétrique à celui de libido et en valorisant la paire contrastée agression/adaptation » (Ibid, p. 939).
Ces questions théoriques et épistémologiques soulevées par le refus ou l’acceptation du concept de pulsion de mort, ont des incidences majeures sur la clinique psychanalytique, sur l’intelligibilité des questions soulevées par certaines formes de réaction thérapeutique négative, sur la dynamique du transfert, sur le processus interprétatif. Mais aussi plus largement sur l’intelligibilité des processus de somatisation dans leurs rapports avec le fonctionnement mental. En effet, « l’évaluation du travail du contre-transfert ne concerne pas que la simple prise en compte des aspects fantasmatiques et émotionnels de la pratique de l’analyse, elle contient aussi une dimension épistémologique et théorique. Le contre-transfert théoriquene concerne pas seulement le rapport à la théorie, la relation à la théorie mais aussi au contenu même de celle-ci, le type de théorie auquel nous référons. Il y a un contre-transfert épistémologique et théorique qui oriente notre écoute et même notre capacité d’écoute » (Roussillon, 1995, p. 1385). C’est aussi ce que dit Michel Fain de façon plus lapidaire « la technique d’un psychanalyste reste dépendante, avant tout, certes de sa propre analyse, mais aussi de l’organisation de ses aptitudes intellectuelles » (Fain, 1992, p. 16).
Prospectives
C’est dans le fil de toutes ces questions, cliniques, théoriques et épistémologiques que j’ai tenté de d’approfondir, dans une conférence récente à la SPP (20 mars 2018), les rapports psyché-soma en regard des aléas du conflit pulsion de vie-pulsion de mort et de ses modalités d’expression dans tout le spectre de la vie psychosomatique. Dans cette conférence, j’avance des questions et des hypothèses sur les rapports entre d’une part le fonctionnement mental, et d’autre par le système immunitaire et l’épigénome qui sont impliqués de façon prévalente dans le processus cancéreux. Je le fais à la lumière des nouvelles causalités induites par les notions d’émergence et de récursion organisationnelle qui permettent de penser l’unicité psychosomatique du sujet en respectant l’hétérogénéité des ordres du vivant.6.
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