« La lune “file” le temps, c’est elle qui “tisse” les existences humaines. Les Déesses de la destinée sont des fileuses ». Mircea Eliade [1]1
« Les femmes [...] ont inventé une technique, celle du tressage et du tissage [...] C’est la nature elle-même qui aurait fourni le modèle de cette imitation en faisant pousser, au moment de la puberté, la toison pubienne qui cache les organes génitaux. » S. Freud [2]2
Freud, dans Le motif du choix des coffrets [3]3, évoque les Heures, divinités des eaux célestes. Du fait que les nuages étaient appréhendés comme un tissu, ces déesses ont acquis le caractère de fileuses, qui s’est fixé ensuite sur les Moires. « Les déesses météorologiques devinrent des déesses du destin ». Gardiennes des lois périodiques de la succession temporelle, et du retour du même selon un ordre immuable nécessaire à la vie humaine comme à celui de la nature. « La création des Moires est le résultat d’une connaissance qui rappelle à l’homme que lui aussi est une parcelle de la nature et qu’à ce titre il est soumis à l’immuable loi de la mort ». Et de conclure : « Les grandes divinités maternelles des peuples orientaux paraissent avoir été toutes aussi bien des génitrices que des destructrices, aussi bien des déesses de la vie et de la fécondation que des déesses de la mort ».
Le lien du sang à la femme s’étend sur la presque totalité de sa vie, préside au destin de son féminin, au destin de son maternel. Ce sang cyclique croît et décroît à la manière des visages de la lune, fluctue à la façon des marées, des saisons, des moissons… On le nomme le « climatère ». D’où le caractère tabou donc sacré qui s’y attache, comme celui qu’attribuent certains hommes aux phénomènes climatiques dont la générosité est fécondante et invoquée, celle du soleil ou de la pluie, mais également à des événements dont la dangerosité est crainte, celle des cyclones, des raz de marée et des tsunamis. On leur donne volontiers des noms de femme : Katrina, Rita, etc.
On dit que les hommes « versent » leur sang – souvent pour de nobles causes – tandis que les femmes le « perdent ». Les causes n’en sont pas aussi nobles, car c’est le signe qu’elles ne peuvent pas contenir ou contrôler ce sang. Et c’est particulièrement le signe qu’elles ne contiennent pas un enfant, ce qui est leur valeur la plus précieuse.
D’emblée apparaissent les hésitations et oscillations de Freud dans sa recherche sur l’énigme de la différence des sexes : couple masculin-féminin ou bien couple actif-passif ?
Le sang des femmes terrorise, fascine, répugne, émeut. Le sang de la vie, le sang du sexe, le sang de la mort. Il fait l’objet de nombreux mythes. Les hommes ont forgé des théories, sur le mode des théories sexuelles infantiles, à propos de ce sang qui échappe à leur entendement, à leur contrôle, comme il échappe au corps des femmes. Une manière de récupérer l’étrange, inquiétant et familier phénomène, le unheimlich. Ce fut le cas de l’ami Fliess, celui de Freud, inventeur d’une théorie des périodes de 28 jours, celle des mois lunaires, et d’une théorie de la bisexualité. Comment les femmes elles-mêmes, ces femmes lunaires, lunatiques, ces Lilith de la Lune noire vivent-elles ces « lunes », ces « périodes » et ces « règles » imposées par les Moires, cet unheimlich au cœur de leur féminin ?
Cachez ce sang que je ne saurais voir !
Le succès du livre de Marie Cardinal [4]4, évoquant son symptôme hémorragique et sa cure, a ouvert tout un public populaire à Freud et à la psychanalyse.
On connaît l’investissement privilégié que Freud a accordé au visuel : la représentation visuelle, les images du rêve, le rôle de l’hallucinatoire, la pulsion scopique, la curiosité, la passion de voir et de connaître, etc. Il se disait insensible à la musique. Cependant, la parole et l’écoute ont été le sol de sa découverte. On sait que Freud a lié au « voir » le surgissement de l’angoisse de castration. Le petit garçon « d’abord ne voit rien ou bien par un déni il atténue sa perception », puis, « un beau jour [...] il a devant les yeux la région génitale d’une petite fille et est forcé de se convaincre d’un manque de pénis [...] la menace de castration parvient après coup à faire effet ». Quant à la fille, « d’emblée [...] elle a vu cela, sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir ». Un déni en deux temps chez le garçon, une envie immédiate chez la fille. Pas d’angoisse de castration. Le « voir » chez elle est brutal, inexorable, non négociable.
Le « voir » des règles
« J’ai vu », disent certaines femmes, désignant ainsi l’apparition des règles. Ce « voir » est-il aussi brutal qu’il puisse renvoyer au choc effractif d’une perception de la différence des sexes, mettant fin à l’illusion d’une bisexualité androgyne ? C’est ainsi que le vivent certaines jeunes filles, comme une confirmation de ce que la phase phallique avait marqué du sceau du manque, de la castration. Le « voir » est révélation de ce qui est invisible, caché, mais aussi de l’irreprésentable des organes génitaux féminins, ceux dont la toison a inspiré les tresseuses et les fileuses de Freud.
Le « voir » des premières règles prend toutes les colorations d’un prisme, selon le message transmis par la mère : celui d’une promotion féminine, d’une assomption de la féminité, ou d’une malédiction inhérente au destin féminin. Ce peuvent être les couleurs de la honte, d’une souillure, de la « tache » qui trahit. Les couleurs également de la culpabilité, de la punition des motions incestueuses enfin dévoilées et menacées d’une possible réalisation. Le « voir » vient signifier la contrainte et la soumission inexorable à des « règles », à un impératif parfois ressenti comme sadique, celui des Déesses des lois périodiques de la destinée. Figures d’une mère archaïque toute puissante à laquelle il faut se soumettre.
Le « voir » est l’enjeu, marqué par le contrat d’honneur familial, d’un certificat de virginité. Les draps suspendus au balcon de la chambre nuptiale rendent visibles une action de défloration bien accomplie. Vive le pénis triomphant !
Le « voir » est affecté de déception en cas d’une grossesse souhaitée, ou de soulagement en cas d’une grossesse non désirée. Le « voir » du sang d’un avortement laisse des traces douloureuses. Le corps a sa mémoire... Le « ne plus voir » de l’advenue de la ménopause est vécu comme un naufrage, ou comme une délivrance.
« En catimini »
En fait, les règles sont ce que les femmes cachent, ce qui doit rester caché. Toute tache visible provoque la honte. Les premières règles annoncées au père par la mère sont l’objet d’une haine féroce contre celle qui a trahi le secret.
Le terme catimini remonte en France au 16e siècle pour désigner les menstrues. Il est emprunté au grec d’Hippocrate : les katamenia, pluriel de katamenios, qui réfère leur survenue à men : lune, mois. On retrouve la lune et ses variations. « En catimini » prendra le sens de ce qui est dissimulé, hypocrite. La « chattemite » évoque la manière discrète, secrète et dissimulée de la chatte. La patte de velours peut brusquement s’armer de griffes. Autrement dit, tout ce qui est caché peut devenir ruse, tromperie, menace et danger.
L’invisible du sexe féminin. L’homme vertical
L’évolution de l’homo erectus, lorsque l’homme s’est redressé debout au-dessus de la savane, a transformé à la fois l’inclinaison de son cerveau, mais aussi le sens de sa sexualité. Jean-Didier Vincent précise que, dans cette station verticale le sexe féminin qui était visible est devenu invisible. Ce sexe que, même nue, la femme ne laisse pas voir. Bien dissimulé sous le tissage des poils pubiens. Seul le sexe masculin est visible. A tel point que les Romains le nommaient le fascinus.
Freud nous décrit le trajet anthropologique du sensoriel : l’homme a troqué l’olfactif contre le visuel. « Cette transformation, écrit-il, se rattache avant tout à l’effacement des sensations olfactives par l’entremise desquelles le processus menstruel exerçait une action sur l’âme masculine. Le rôle des sensations olfactives fut alors repris par les excitations visuelles qui, à l’inverse des sensations olfactives intermittentes, furent à même d’exercer une action permanente » [5]5. Le visuel inaugure donc l’advenue d’une poussée constante de la pulsion libidinale, spécifique de l’être humain, par opposition au périodique de la sexualité animale, soumise au rut et à l’oestrus, et par opposition au périodique de la fonction anale. « Ainsi donc, écrit Freud, l’érotique anale succombe la première à ce “refoulement” organique qui ouvrit la voie à la civilisation ». Les règles, « périodiques » peuvent donc recueillir l’héritage de cette « érotique anale ».
C’est le visuel qui, théoriquement, devient le socle de l’activité de représentation, de re-présentation de ce qui a été perçu. Par la suite, cette activité représentative va davantage se lier au processus hallucinatoire, et s’éloigner du territoire de la perception. Mais il restera toujours une ambiguïté entre ce « seulement dedans » et ce dehors qui peut devenir « aussi dehors ». Il s’agit de l’épreuve de réalité et de toutes ses modalités.
Ainsi le « voir » des règles est peut-être une récupération par le visible de l’invisible du sexe féminin, et de son irreprésentable. Dirait-on également "voir" les règles pour les soustraire au périodique de l’analité et de son érotique et pour les récupérer du côté du surgissement de la pulsion sexuelle dans le moi ?
L’entrée en scène du sexe féminin
Le « voir » du sang marque aussi le surgissement du sexe féminin, le passeport vers la maturité féminine. Les menstruations sont le signe le plus évident de la différence des sexes. La grande découverte de la puberté c’est celle du vagin, dont Freud dit qu’il est ignoré pendant l’enfance, dans les deux sexes, du fait de l’intense investissement phallique, c’est-à-dire narcissique du pénis, l’unique sexe de l’enfance. Le vagin n’est pas un organe infantile – non pas que les petites filles ignorent qu’elles ont un creux, une fente – mais parce que l’érogénéité profonde de cet organe ne peut réellement être découverte que dans la relation sexuelle de jouissance. Avant ce moment érotique, il se manifeste par le « voir » des règles, et donc inaugure la levée du refoulement ou du déni.
Cette irruption du féminin lors de la puberté, change les données. Le complexe de castration change de statut : il ne concerne plus seulement l’angoisse de perdre le pénis, ou de ne pas l’avoir, mais celle de son destin dans la rencontre sexuelle, en fonction de l’excitation de la poussée libidinale génitale. Les angoisses deviennent alors « angoisses de féminin ». Chez le garçon : comment utiliser ce pénis dans la rencontre sexuelle ? Chez la fille : comment vivre ces transformations corporelles qui ne la renvoient plus à une absence de sexe, puisque des seins lui poussent, et que son vagin se manifeste ? Pour les deux sexes, comment élaborer les fantasmes que génère la découverte de ce nouvel organe qu’est le vagin ? Et comment intégrer ces transformations corporelles qui s’approchent dangereusement de la scène primitive et de la réalisation incestueuse ? La sexualité humaine a un potentiel traumatique. Il importe que cet effracteur puisse devenir nourricier du psychisme et du moi.
L’autre sexe, qu’on soit homme ou femme, c’est toujours le sexe féminin. Le sexe masculin reste le même, le connu, celui qui a fait l’objet de l’investissement narcissique de la phase phallique. Il reste au garçon à en faire un investissement érotique dans une relation sexuelle. L’angoisse de castration va donc se doubler d’une angoisse de pénétration, pour les deux sexes, mais dans une asymétrie qui signe la différence des sexes. Le phallique-châtré de la phase phallique est en « exigence de travail » vers la construction d’un couple masculin-féminin.
Chez les filles, chez les femmes, le pulsionnel reste très proche du corporel, de la source. C’est le ventre, l’intérieur du corps qui peut être objet d’angoisse, ou menacé de destruction. Il l’est davantage par envahissement et intrusion que par ce qui peut être arraché, coupé. C’est ainsi que les règles peuvent être vécues bien autrement qu’une castration, mais davantage comme un envahissement, souvent un cataclysme, parfois sur le mode persécutoire.
C’est au moment d’investir la pénétration sexuelle et le vagin érotique que peuvent réapparaître chez l’adolescente des carences d’intériorisation et des menaces d’effraction narcissique. La puberté a alors un effet traumatique, et remet en question les résultats de l’étayage et ceux du refoulement. La boulimique y répond par l’acte de remplir, l’anorexique par celui de fermer toutes les issues, les orifices. Tomber enceinte peut également être un moyen de remplir et de fermer toutes les issues. L’arrêt des règles ponctue ce mode de contrôle des angoisses d’ouverture du corps.
L’irreprésentable du sexe féminin
C’est en regard de cette angoisse pour leur féminin que les filles et les femmes ont recours à la « féminité », que je définis comme l’ont fait avant moi Joan Rivière et Monique Cournut. A savoir une féminité de surface, celle de la parade ou de la mascarade, celle des robes, talons, bijoux, parfums, maquillages.
Si le surinvestissement narcissique des hommes porte sur le pénis, c’est leur corps tout entier que les filles et les femmes investissent, accroché à la réassurance du regard de l’autre. La « féminité » est visible, elle fait bon ménage avec la logique phallique, à laquelle elle répond en écho. Elle consiste en effet à valoriser ce qui se voit, ce qui se montre et s’exhibe, ce qui s’extériorise et a pour but de rassurer l’angoisse de castration, celle des femmes comme celle des hommes. Ce visible de la féminité est en fait un voile mis sur le creux informe, insaisissable, irreprésentable du sexe féminin, sur son inquiétante ouverture, sur ses débordements de liquidités, sur ce sang qui s’échappe. L’exaltation des rondeurs féminine, de la forme exquise du sein vient contre-investir cette angoisse de l’informe.
Un autre déplacement désigne ce qui cache au lieu de ce qui est caché, retour de l’élément refoulant en lieu et place du refoulé. C’est la pilosité qui subit l’opération du refoulement de ce qu’elle était censée dissimuler. Encore la toison pubienne ! Le poil qui a marqué l’advenue la puberté, du surgissement du sexuel génital recueille l’héritage de l’obscénité du sexe féminin. Ce qui est appât sexuel, ce qui doit demeurer caché se déplace sur les poils, sur les cheveux.
Une patiente musulmane qui présente un symptôme vaginique dit : « quand on m’a coupé les cheveux, j’ai eu l’impression de ne plus avoir de sexe ». Au Japon, paradis de l’industrie du sexe et des sex-shops, les poils pubiens sont encore aujourd’hui tabous : les films occidentaux sont censurés de mosaïques, livres et revues sont nettoyés de leurs détails hirsutes. Les inquisiteurs chasseurs de sorcières, au Moyen Âge, rasaient les femmes hystériques, supposées cacher le diable fornicateur dans leurs poils pubiens. Les pubis des musulmanes sont soigneusement épilés. Les femmes mariées dans la religion juive ont la tête rasée et portent perruque. Sous le voile des musulmanes intégristes, aucun cheveu ne doit dépasser, aucun signe de tentation féminine ne doit être manifeste. [6]6
Certains rites assimilent la chevelure, les poils pubères et le sang. Dans les textes anciens, le sang se transformait en lait chez les femmes [7]7, en poils et barbe chez l’homme. Retour au voile islamiste, au tissage de Freud, et au diable caché dans le pubis des femmes hystériques.
La fascination du « voir »
Freud définit la curiosité, le désir de savoir comme le prolongement de l’intérêt porté par l’enfant à son propre sexe et à celui de ses parents, de sa quête portant sur l’énigme de la différence des sexes. Le sexe de la mère est au cœur de l’énigme. « Maman, as-tu un fait pipi ? » demande Hans. — Bien entendu, pourquoi ?, répond-elle. L’enfant épie tout ce qui entre et sort du sexe de sa mère. Lorsqu’il verra plus tard une bassine rougie du sang de l’accouchement de sa petite sœur, il dira : « il ne sort pas de sang de mon fait pipi à moi ». Angoisse de castration du garçon devant le sang des femmes.
Georges Devereux [8]8 interroge longuement le mythe grec de Baubo, laquelle exhibe son sexe pour faire rire Déméter endeuillée par la perte de sa fille Perséphone enlevée par Hadès au royaume des Morts. Cette exhibition a valeur de consolation pour rendre sa féminité et sa fécondité à Déméter. Mais on sait que, devant un homme, l’exhibition est soit insultante soit terrorisante. Dans l’Antiquité et de notre temps - comme ce fut le cas lors de la guerre d’Espagne et au cours de certains génocides - des femmes ont fait honte et fait reculer les hommes d’un peloton d’exécution et d’autres prêts à tous les massacres, en retroussant leur jupe. Comme pour leur dire : « regarde d’où tu viens ! ». Et le Diable lui-même, chez Rabelais, s’enfuit devant une femme qui lui exhibe son sexe.
On trouve des représentations de Baubo, « vulve mythique personnifiée », dans de nombreuses civilisations. Une Gorgone étrusque sur un char, qui exhibe son sexe et tire la langue d’une énorme bouche dentée, devait inspirer la terreur aux ennemis. Elle maîtrise des fauves, comme la Maîtresse des Animaux sauvages, souvent identifiée à Artémis, et à la Grande Mère des Dieux, c’est-à-dire à Rhéa, épouse de Kronos, mère de Zeus et de divers autres Olympiens.
La tête de Méduse, une des Gorgones, qui ornait le bouclier de Persée, renvoyait l’image d’un visage entouré de serpents à la bouche ouverte déformée et avide, dont le regard pétrifiait l’adversaire. Freud [9]9 a fait de cette figure la représentation du sexe de la mère, entouré de poils pubiens, provoquant l’effroi de la castration et sa représentation en son contraire par la multiplication. La pétrification étant un équivalent de la sidération de l’effroi, mais aussi de l’érection masculine à effet de réassurance. Mais cet effroi renvoie également à l’horreur de l’ouverture avide et dévorante d’un sexe-bouche.
Tout ceci connote l’insoutenable rencontre du corps, du regard et du sexe de la femme, la jouissance du regard englué, le plaisir de la sidération, cher au voyeur, la « fascination pour l’effroi » [10]10. Dans Le sexe et l’effroi, Pascal Quignard [11]11 nous invite à partager la vie érotique des Romains à travers les fresques de Pompéi.
Le tableau L’origine du monde de Courbet a longtemps été recouvert de paupières, de volets avant son exposition au regard des visiteurs de musée…
Mère, ne vois-tu pas que je saigne !
La Bible le déclare : « le flux menstruel est une malédiction qui se transmet de fille en fille ». Les contes qui se disent au fil des générations évoquent cette malédiction. Il y a toujours 13 fées : 12 bonnes, celles des 12 mois solaires ; la treizième fée apporte la malédiction, c’est celle qui représente le treizième mois lunaire. La Belle au bois dormant se pique au fuseau de sa mère à l’âge de 15 ans, âge des règles, et s’endort ensuite jusqu’à sa délivrance par le Prince qui triomphe des obstacles. L’héroïne de Barbe bleue est victime de sa curiosité fascinée pour le sang des femmes qui l’ont précédée. Une des figures de la Reine de la nuit de La flûte enchantée de Mozart, la malédictrice, portait les ailes noires et acérées d’une chauve-souris vampire.
Un pacte rouge, érotique : « je saigne, donc je jouis »
Le sang est en rapport avec le sexe féminin par un processus de déplacement métonymique : c’est une manière de le rendre visible et présent [12]12. La rencontre des sangs n’est pas autre chose que la rencontre des sexes féminins. Le fantasme homosexuel primaire constitue une figuration archaïque de la scène primitive, et une version fantasmatique de la filiation par le sang. Certaines femmes homosexuelles disent que leurs rencontres ont souvent lieu au moment de leurs règles, et qu’ensuite elles saignent en même temps. Comme les filles d’un même couvent. La communauté sexuelle de femme à femme, de mère à fille est le fil rouge de l’identification hystérique, théorisée par Freud. Lorsque sa fille accouche, une mère peut ressentir des contractions, des signes de montées de lactation, ou se remettre à saigner.
Une patiente me dit : « lorsque ma compagne s’est séparée de moi, je saignais à l’intérieur. Je lui ai demandé : est-ce que tu sens toi aussi que tu saignes ? ». Le sexe de la patiente s’est alors mis à hurler de douleur, et c’est un symptôme de vulvodynie qui l’a fait arriver jusqu’à moi. Une autre patiente se scarifie les bras à chacune de nos séparations. Elle dit en éprouver une jouissance extrême. C’est par un nouveau pacte de fidélité et par l’élaboration psychique du lien transférentiel qu’elle consentira à défaire le pacte de sang.
Un pacte noir : « mon sang t’appartient »
C’est celui du lien d’emprise, corps sang et âme, avec la mère des origines. Un lien de haine violente derrière lequel se cache un amour éperdu pour la mère, la haine visant au maintien de ce pacte mortifère [13]13. Car toute tentative de rivalité est vécue comme matricide. Dans le film de Michael Haneke La pianiste, issu du livre d’Elfriede Jelinek [14]14, on voit une fille scarifier son sexe. Il s’agit de mimer des règles, probablement taries, pour que sa mère puisse voir son sang couler le long de sa jambe. C’est un pacte d’allégeance prégénitale du type : « mon sang t’appartient ». Ne jouir que de la mère et servir à sa jouissance, tel est le pacte. La haine est le moyen d’assurer ses limites. La mère d’une patiente explique les règles à sa fille en lui mettant devant les yeux et sous le nez une serviette tâchée du sang de son propre sexe. La mère d’une autre patiente introduit elle-même les tampons périodiques dans le sexe de sa fille.
Un pacte vampirique : « transfuser... et mourir de plaisir »
Erzsébeth Bathory, comtesse sanglante née en Hongrie à la fin du XVI° siècle, de sang bleu, s’approprie la jeunesse de centaines de jeunes filles en les immolant et en se baignant dans leur sang. Elle jouit d’une transfusion vampirique : « c’est moi maintenant qui vais en vivre, une autre moi ! Je suivrai leur route de jeunesse qui les conduisait à la merveilleuse liberté de plaire… je parviendrai à l’amour. Car je ne sais pas d’où je viens, je ne sais pas ou je vais : je suis là ».
À qui Thérèse de Lisieux, la jeune anorexique, sacrifie-t-elle ses règles dans son délire masochiste ? A qui transfuse-t-elle son propre sang ? « Je veux souffrir par amour et même jouir par amour… J’éprouvais alors un sentiment nouveau, ineffable à la vue de ce sang précieux qui tombait à terre sans que personne s’empressât de le recueillir ». De quel sang se remplit-elle jusqu’à l’extase, jusqu’à la mort ?
L’héroïne d’Une histoire sans nom de Barbey d’Aurevilly a donné son nom à un syndrome, celui de Lasthénie de Ferjol : des femmes se provoquent des hémorragies de source invisible, en catimini, et sont repérées par une importante anémie. Il leur arrive d’évoquer une extrême jouissance. Ce sang caché a été comparé aux saignements menstruels. Les auteurs [15]15 évoquent le lien vital et mortifère, indestructible qui unit fille et mère dans une relation symbiotique et vampirique. Une mère qui a transfusé son sang – car il ne s’agit pas d’oralité mais de « vampirisme » [16]16 – et que la fille re-transfuse par son propre sang. Un corps et un sang pour deux [17]17. Également un « auto-vampirisme » [18]18. Il s’agit de « maintenir sous le sceau du secret l’amour le plus ancien pour l’objet primordial, enseveli par le refoulement primaire, de la séparation mal accomplie entre les deux partenaires de la fusion primitive » [19]19. Et apparaît comme une évidence l’apport de jouissance du symptôme : vertige, pâmoison, somnambulisme ou ravissement.
Du côté des anorexiques, chez qui dominent les fantasmes d’omnipotence et d’autosuffisance, l’idéal esthétique de pureté, d’ascèse peut être également source de jouissance. La pureté consiste à éviter toute substance assimilée à la dépendance d’un corps maternel haï, fécalisé. L’intérieur maternel condense en termes de souillure tout ce qui est nourriture, excréments, et bien évidemment les règles. Toute identification au féminin ou au maternel est rejetée pour cause d’impureté. Le sang se tarit.
Le symptôme boulimique, qui en est l’autre versant, donne la version orgiaque, cannibalique de cette dépendance haïe, que le vomissement et le dégoût viennent expulser, décorporer.
Qu’un sang impur...
Relisons Freud : « Ce n’est pas seulement le premier coït avec la femme qui est tabou : tous les rapports sexuels le sont. On pourrait presque dire que la femme dans son entier est tabou... Peut-être cette crainte se fonde-t-elle en ceci que la femme est autrement que l’homme, qu’elle apparaît incompréhensible et pleine de secrets, étrangère et pour cela hostile. L’homme redoute d’être affaibli par la femme, d’être contaminé par sa féminité et de se montrer alors incapable ».[20] 20
Voici le cœur du tabou qui traverse les temps et les mœurs : la femme est tout à la fois « autre », « sexuelle », « impure » et « castratrice ». Le « venin de la pucelle », cité par Freud, en témoigne. Il s’agit d’une terreur primaire. Le sang des règles vient condenser tous ces dangers. Il réunit le sexuel, la procréation et la mort, donc les interdits œdipiens et les prohibitions culturelles de l’inceste maternel et du parricide. Il recouvre les angoisses de féminin tout autant que celles de castration et de mort. Ce sang ne peut être qu’impur et maléfique. Le sang des règles est incoagulable. Ce qui ramène à la mort. Il y a un parallélisme des rituels qui entourent les menstruations et la mort.
La femme menstruée détruit tout ce qu’elle est censée protéger et produire en tant que terre-mère. Elle détruit la vie comme elle détruit l’enfant qu’elle ne porte pas. Derrière le tabou du sang se cache donc la crainte inspirée par les forces obscures de la vie et de la mort. Celles d’une mère archaïque toute puissante, étouffante, dévorante qui possède le droit exclusif de donner la vie et donc de la reprendre.
Les hommes ont donc créé des mythes et des rites destinés à exorciser et à contrôler le maléfique féminin. Des rites sociaux d’isolement, des rites médicaux d’expulsion, des rites religieux de purification.
J’emprunte une description des calamités rencontrées dans les mythes, folklores et fantasmes [21]21. Le sexe de la femme y est vu comme mystérieux et terrifiant. Son vagin est denté et, tel une bouche vorace, il sectionne et dévore le pénis. Son clitoris est une flèche acérée et il est plus prudent de l’exciser. Des serpents logent dans son ventre et les hommes se font mordre cruellement. Dans les théories médicales, l’utérus est un animal sauvage qui guette avec voracité la semence de l’homme. Il se déplace jusqu’à la gorge et, pour le faire redescendre, on fait respirer à la femme hystérique des vapeurs nauséabondes ou on la suspend par les pieds. L’appétit sexuel de la femme est insatiable. Seule la copulation avec le diable peut parvenir à satisfaire cette sorcière. De ce commerce avec les démons vont découler les premières menstruations dues à la morsure d’un animal surnaturel.
Pour exorciser la puissance de la grande déesse des origines, a-t-il fallu la remplacer par un dieu unique et mâle, seul créateur de l’univers ? À propos de la horde primitive et de la mort du père Freud s’interroge : « où se trouve dans cette évolution la place des divinités maternelles qui ont peut-être précédé partout les dieux-pères ? Je ne saurais le dire ». A-t-il fallu surinvestir le pénis, voir la femme comme un être châtré, inférieur, infantile ? A-t-il fallu lui ravir son pouvoir en instaurant des lois qui établissent un ordre patriarcal ? L’envie que pouvait éprouver le garçon vis-à-vis de l’omnipotence créatrice de sa mère a-t-elle été retournée en envie de la femme vis-à-vis du pénis de l’homme ?
Le rôle des saignées
La longue pratique des saignées visait à purifier, à vider l’excès de mauvais sang. Au Moyen Âge, le sang menstruel est considéré comme contaminant : l’enfant conçu pendant les règles était roux, ou il risquait de naître lépreux, ou épileptique. Les rapports sexuels étaient alors interdits. La femme, au temps d’Hippocrate, abrite en elle des « semences pourries séjournant dans la matrice », des humeurs « peccantes ». Le remède est la « purge de matrice ». On rétablissait l’équilibre des fluides, on expulsait les humeurs mauvaises. On pratiquait des saignées périodiques chez les femmes enceintes pour éviter l’intoxication du sang qui devait nourrir l’embryon. Également, chez des femmes ménopausées des sangsues les délivraient du sang qui les empoisonnait. Freud lui-même pathologise : « la période menstruelle est le prototype physiologique de la névrose d’angoisse, elle constitue un état toxique avec, à la base, un processus organique ».
La chasse aux sorcières
Pour Pline, le sang menstruel était venimeux. Un être capable de produire un tel poison était fondamentalement mauvais, pernicieux, diabolique. La substance vénéneuse dégagée par l’utérus provient d’une rétention et corruption de matière, autrement dit d’un dysfonctionnement des sécrétions sanguines ou séminales, imputables au mode de vie. Les rapports sexuels pendant les règles relevaient de l’idolâtrie, de l’adoration de la déesse lune, de l’hérésie. Ils ont subi des interdits religieux jusqu’au 18e siècle.
Dans la religion juive, la mère accouchée et sa fille sont impures. Le fils, par la circoncision, est séparé de la souillure maternelle et devient pur. La circoncision signe l’alliance de Dieu avec Abraham. Le péché originel est plus un péché de la connaissance et donc de concurrence avec Dieu qu’un péché de la chair. La connaissance en hébreu signifie l’union sexuelle. Les lois de Nidda concernent les menstruations. Le Lévitique confirme le pouvoir contaminant, transmissible de l’impureté menstruelle. La femme menstruée doit rester isolée sept jours, « car son défaut évident doit rester invisible, interdit au regard de l’homme. C’est par le regard que l’impureté de la femme se communique à l’homme ». La sexualité du couple marié est suspendue par l’apparition des règles. Les rapports ne sont autorisés qu’après le bain rituel qui clôt la période des sept jours de purification, et après une analyse minutieuse des sécrétions génitales. La femme redevient alors pure, c’est-à-dire convenable à l’homme.
Chez les musulmans, le Coran affirme : « au paradis ni urines, ni vents, ni défécation, ni sperme, ni menstrues ». C’est un lieu de jouissance infinie, habité par des vierges pures. Tout ce qui sort du corps est impur et transmet la souillure. Les rites d’ablutions et de purifications sont nombreux. Sont déclarées impuretés mineures les excrétions urinaires ou intestinales, impuretés majeures l’émission de sperme, les menstrues et le sang de l’accouchement.
La perte de la virginité, dans ces deux religions est conçue comme une initiation. L’hymen est un bien familial qui assure l’honneur du clan. Un certificat de virginité est remis à la belle-mère. Les rituels religieux sont accomplis de 11 à 13 ans, âge de la puberté des filles.
Les chrétiens ont abandonné la circoncision et les lois d’impureté, ils ont donc fait disparaître les rites concernant le sang génital des femmes. Jésus donne à manger son corps et à boire son sang. Le sang, dans le Nouveau testament c’est avant tout le sang du sacrifice du Christ. D’où les stigmates des mystiques, le martyre des premières vierges chrétiennes, la folie mystique de Catherine de Sienne, vierge farouche, anorexique notoire et aménorrhéique et ses visions de Jésus lui donnant à boire le sang de sa blessure.
Mais les chrétiens, du temps des Inquisiteurs, se sont acharnés contre la sexualité, le péché de chair, et particulièrement contre les femmes. Un manuel de détection de sorcellerie (que Freud s’était procuré), intitulé Malleus Maleficarum (Le Marteau des sorcières, 1486), exemplaire de misogynie, de haine de la femme, décrivait toutes formes de luxure charnelle, et de dangerosité féminine. La femme y était traitée de fléau, d’animal imparfait, ne pensant qu’au mal, à tromper et à « priver l’homme de son membre viril ». Le caractère lascif et sadique du Malleus lui valut un immense succès, et sa diffusion dans toute l’Europe, favorisée par la récente découverte de l’imprimerie, accrut les phénomènes de persécution. À cette époque de la Renaissance, en pleine efflorescence de la science, des arts et de la littérature, la superstition néanmoins faisait rage. Les femmes étaient la cible principale de la chasse aux sorcières. « Pour un sorcier, dix mille sorcières » (Michelet). Tout plaisir charnel devenait le résultat d’un pacte avec le diable, et le plaisir de la femme ne pouvait provenir que d’une copulation satanique. Des dizaines de milliers de femmes qui seraient aujourd’hui traitées, subirent la torture et la mort ad majorem dei gloriam.
Cloacal, anal et fécal
Inter urinas et faeces nascimur, déclarent les Pères de l’Église. Le sang menstruel et l’excrémentiel se rejoignent dans ce lieu désigné par « cloaque », qui correspond à l’impureté viscérale où se confondent le lieu de procréation et le lieu d’éjection. C’est donc une zone de confusion, d’où la fascination et l’effroi qu’il peut inspirer, en raison du danger d’une dissolution dans l’informe, à ce qui se profile comme sources cachées à l’intérieur du corps de la femme. C’est cet informe qui aurait pu inspirer à Lou Andreas Salomé son idée de la location du vagin au cloaque. Mais le cloaque dont parle Lou est en fait anal, comme le perçoit Freud [22]22. La Cloaca Maxima, l’égout romain, mène vers la fécalisation.
De fait, l’anal comme le fécal visent à contenir ou à donner forme à ce cloacal. L’analité est à définir comme une fonction : la fonction sphinctérienne qui permet au moi comme au corps de s’ouvrir ou de se fermer à la pulsion, de lâcher ou retenir l’objet. L’analité est un carrefour, une gare de triage, de rencontre et de confrontation des contraires, des oppositions. Elle est une zone de différenciation, de négociation, mais aussi de clivages. Elle est le siège même de l’ambiguïté, de l’ambivalence. On reconnaît dans cette ambivalence celle qui caractérise le tabou.
La perte des règles est assimilée au manque de retenue féminine, à une perte de contrôle. Du fait que la femme laisse échapper le sang au lieu de le conserver pour devenir enceinte. La femme ne peut retenir son sang que lorsqu’elle est enceinte, qu’elle est fermée. Les rites de scarification et ceux qui président aux troubles de l’anorexie peuvent prétendre exercer une forme de contrôle sur cette incontinence. « Je saigne si je veux » ou « je n’ai rien à saigner ». On sait qu’actuellement les femmes ont la possibilité de retarder leurs règles ou même de les supprimer : « Des règles quand je veux, si je veux », titrait récemment un magazine féminin [23]23.
En Afrique, la bouche, les gencives et la lèvre inférieure des femmes sont tatouées, pour surmonter leur incapacité à retenir la parole, à garder le secret. Bouche et sexe féminin, par analogie, ne peuvent retenir ni le sang, ni le sperme, ni la parole. Dans un rite d’initiation africain, le secret consistait à faire croire aux femmes et aux enfants qu’on bouchait et suturait l’anus des hommes. Dans la forêt, on apprenait aux initiés qu’il s’agissait d’une supercherie, mais qu’ils devaient en garder le secret, et ne jamais être vus en train de déféquer. Cela les mettait à l’abri des angoisses de castration d’un sexe ouvert, susceptible de perdre du sang et d’accoucher, mais également les identifiait à la mère enceinte, à celle qui ne perd rien.
Le « fécal » [24]24 désigne à la fois les matières, leur décomposition, et l’activité de fécalisation de la pulsion, des zones corporelles et de l’objet. La fonction anale de sphinctérisation, de négociation et de compromis est alors démise, rigidifiée.
La décomposition des matières, la contamination s’adresse à l’amalgame du menstruel et de l’excrémentiel, à tout ce qui, du corps féminin, suinte, exsude, s’écoule, déborde. On passe de la honte des organes génitaux à leur dégoût. C’est cette assimilation des règles à la décomposition et aussi la menace de débordement due à une incapacité de rétention anale qui forcent vers la fécalisation des menstrues. Et c’est pour ne pas réveiller ce fantasme fécal qu’il est plus rassurant de se réfugier du côté de l’anal, et de penser le vagin comme un sphincter, comme « loué à l’anus ». La fécalisation de l’objet est ce qui vise la femme lorsqu’elle est qualifiée d’impure, diabolisée, soumise à des rites d’exclusion, d’exorcisme, de persécution ou de mutilation. La fécalisation sous-tend également les pratiques sexuelles perverses qui utilisent la femme comme un objet partiel.
Mais le dégoût peut protéger également contre l’angoisse du retour à l’informe, à la silencieuse dissolution des limites ou le retour à la passivité originaire, à la terreur et la jouissance d’être livré à la toute-puissance de l’autre maternel. Comme au retour à ce corps, celui du ventre, du creux, des viscères et des sécrétions qui rappelle, parfois trop violemment, le corps maternel et ses flux dangereux, sanglants.
La fonction psychique du tabou consiste à mettre en place des protections contre le danger de contagion ou de dissémination. Depuis l’interdiction de contact physique et psychique jusqu’à la logique de la pureté, voire de la purification, qui conduit à l’isolement et à l’enfermement jusqu’à la persécution et à la destruction.
Ambivalence des tabous
Les menstrues sont taboues dans presque toutes les civilisations. Tapu, mot polynésien, signifie interdit et sacré. Le terme est porteur de l’ambivalence de l’impur et du sacré. Le tabou fait coïncider la volupté et la crainte du toucher, l’interdit et l’attrait pour sa transgression. Il crée des espaces différenciés et aménage des sanctuaires, lieux de sacré et de secrets, dont il sera possible ensuite de se détourner. La femme est à la fois sacrée et impure : sacrée quand elle est vierge, mère, madone, impure quand elle est femme, tout le temps de sa vie sexuelle, de ses premières menstruations jusqu’à la ménopause. C’est le clivage de la maman et la putain. Elle est donc doublement taboue, doublement intouchable.
L’objet du tabou, le refoulé d’entre les refoulés, le sexe de la mère et l’impensable de l’absence de représentation du féminin, sont indissociablement liés. La terreur profonde, pour les deux sexes, c’est la proximité du sexe de la mère dont ils sont issus. Cette avidité de la poussée pulsionnelle, toujours insatisfaite, ne peut que terrifier si elle renvoie à la dévoration, à l’engloutissement dans le corps de la mère, objet de terreur et paradis perdu de la fusion-confusion.
Le désir de retour au sein maternel est aussi fort que la terreur qu’il inspire. Peut-on dire que la femme est déclarée sacrée et impure pour la rendre taboue, pour que nul ne s’en approche ? Y a-t-il nécessité de se protéger de « cet élément maternel qui loge insidieusement, potentiellement, dans la femme » [25]25 ? Le tabou du sang menstruel réunit le désir de rester en contact avec le lieu maternel de l’origine et celui de maintenir ce lieu hors d’atteinte, et participe donc au tabou universel de l’inceste.
La vierge est pure, mais elle est dangereuse. Elle exerce une fascination angélique mais incarne un danger psychique qui suscite terreur sacrée et répulsion. L’hymen a la fonction d’un voile, qui à la fois cache et suggère. La vierge est intouchable et reste, de ce fait, intacte : c’est Ève avant la chute. Sexualité, mort, morsure et sang se rencontrent autour de la représentation de la destruction de l’hymen. Freud parle d’un lien d’hostilité dû à la blessure narcissique infligée par la destruction de l’hymen et à la crainte de sujétion amoureuse inaltérable. Le « venin de la pucelle » s’épuise sur le premier objet. Ce n’est pas le pénis de l’homme qui déçoit la femme, estime Freud, mais le fait qu’elle en soit elle-même privée. Le vaginisme reproduit sous forme de symptôme le maintien artificiel d’un hymen irréductible et impénétrable.
La femme hostile, castratrice, dévorante est déclarée taboue, comme les rois, les prêtres, les morts investis eux aussi de vénération et d’une puissance redoutable. La femme, devenue sorcière, fait du sang des règles des filtres d’amour ou de mort. Lorsque ce sang est utilisé comme thérapeutique, sa force négative est récupérée pour libérer les humains d’autres maléfices. Le tabou est maléfique et bénéfique.
Mythes de conception et rites initiatiques
Les mythes de conception cheminent par toutes les voies des théories sexuelles infantiles face à l’énigme de la différence des sexes et de la naissance. Dès Hippocrate jusqu’au Moyen Âge, la conception se produit à partir d’une semence masculine et féminine, le sang menstruel servant à nourrir le fœtus. Le mâle est « l’être qui engendre dans un autre être », le sang menstruel n’est qu’une semence sans âme. Après l’accouchement, le sang blanchit et donne le lait. Ces croyances perdurent encore dans certains mythes populaires.
« Buvez car ceci est le lait de mon pénis » : le rite de la subincision, en Australie, aux îles Fidji et en Afrique, consiste à pratiquer une incision le long du pénis qui se renouvelle régulièrement tout au long de la vie pour obtenir des saignements réguliers, nommés règles. L’initié reçoit sur son corps le sang du pénis de son père, avec cette parole : « voici le lait du pénis, nous sommes devenus vos mères mâles ». Les interdits rituels sont les mêmes que ceux du sang de la menstruation [26]26. Dans d’autres rites, c’est le sperme qui est donné à boire aux initiés, en tant que lait maternel des hommes.
« Buvez car ceci est mon sang » : Un film de Catherine Breillat, Anatomie de l’enfer, décrit une cérémonie secrète et sacrilège. Celle d’un rite initiatique visant à faire rencontrer le féminin haï à un homme dévoyé dans l’homosexualité. Une femme nue le convie à une découverte régressive de l’origine du monde et de la sexualité, à travers les âges de pierre, puis de fer. Elle abandonne son sexe endormi à la pulsion scopique de l’homme. Puis elle l’invite cérémonieusement à boire le sang de ses règles. Comme un pacte d’allégeance à la grande divinité mère. On naît dans le sang et par le sexe, dans le sang du sexe de la femme.
Une patiente rêve qu’elle boit le sang de ses règles. Elle a vu la veille, bouleversée, sa fille de 4 ans saigner du nez. Cela la renvoie à la cuiller de sang qu’on lui donnait enfant pour la fortifier. Au sang des règles, auquel sa mère ne l’a pas préparée. Quand celles-ci sont arrivées, elle a eu peur de mourir. Quand la patiente a vu sa fille saigner du nez, elle a eu le fantasme de boire son sang. Un fantasme cannibalique.
Gina Pane est une femme peintre et sculpteur qui inscrit dans sa chair les signes d’un langage corporel. Le sang signifie, pour elle, l’ouverture du corps. Elle est la seule à se blesser, à provoquer un écoulement de sang. « Chez l’homme, dit-elle, il y aurait mutilation, chez moi il y a fente, donc cela reflète le sexe, les fentes et les gouttelettes de sang. C’est la grotte de Lascaux de la femme ».
« Castration blanche ». La ménopause
Toutes les sociétés traditionnelles craignent les femmes ménopausées. Dans les sociétés primitives l’homme est en danger près d’une femme qui a ses règles. Mais davantage encore si elle ne les a plus ! Comme elles cessent de perdre de la chaleur par les règles, les femmes vont donc pouvoir en accumuler, surtout si elles continuent à avoir des rapports sexuels, sans qu’aucune naissance ne vienne les délivrer de cette chaleur, ce qui est supposé augmenter leur pouvoir, utilisable dans des buts maléfiques. Les Traités de médecine à l’usage des couples mariés du XIX° siècle [27]27 dénoncent avec virulence « la copulation avec l’épouse stérile et avec la femme ménopausée : deux figures ravageuses aux amours inutiles, tumultueuses, excessives. Ces Messalines conjugales aiment à se livrer à des coïts effrénés qui épuisent leur partenaire ». Françoise Héritier [28]28 note que la femme ménopausée est la personne sur qui risque le plus de peser l’accusation de sorcellerie.
La crainte que suscitent les femmes ménopausées proviendrait du fait qu’elles ne sont pas soumises à un homme qui, grâce à la satisfaction sexuelle procurée, les dominerait. Quand ces femmes ont un mari, « leur puissance accrue par le coït est sous contrôle masculin ». De plus, les superfluidités qui ne sont plus éliminées par les règles seraient transmises par le regard : un regard infecté qui communique le venin aux enfants dans le berceau. Freud lui-même stigmatise : « Une fois que les femmes ont perdu leurs fonctions génitales [...] elles deviennent querelleuses, contrariantes, dictatoriales, dépitées, mesquines » [29]29.
Si la ménopause est un sujet gênant, censuré, c’est parce qu’il renvoie à la génitalité d’une femme dont l’âge permet la projection du sexe et de la jouissance de la mère, lesquels sont le tabou par excellence. Mieux vaut la traiter en sorcière !
L’érotique du sang des règles
Georg Groddeck va jusqu’à écrire : « L’embrasement, l’ardeur lubrique, le désir sexuel de la femme est, pendant ces jours de saignements, hautement accrue [...] Plus de trois-quarts des viols se situent pendant ces époques ». Certaines femmes parlent du plaisir autoérotique des règles. « Le goût pour l’odeur chaude, le liquide riche et poisseux, pour cette sensation de lourdeur, de pesanteur, à la limite de la douleur, qui fait que la fillette perçoit son ventre autrement, plus profondément » [30]30. Des femmes ménopausées depuis plusieurs années ont eu la surprise de voir réapparaître leur sang, lors d’une relation érotique et amoureuse très intense. Nouveau réveil par un amant de jouissance de la Belle endormie.
Le maternel est périodique et temporel, tandis que le féminin érotique, de jouissance, est marqué par l’intemporalité de la pulsion sexuelle, par sa poussée constante. Le maternel est soumis à une horloge, le féminin est une poussée sans fin. Les règles participent de la confusion corporelle entre le féminin érotique et le maternel : enfants, pénis et sang « passent » par le même lieu, le vagin. Mais bien des femmes n’ont pas besoin d’être « saignantes » pour se sentir « femmes ». On a l’âge de sa libido, pas de ses règles !
L’ambiguïté du tabou des règles peut servir de champ innocent à la transgression incestueuse d’un père. Une patiente juive raconte : son père partageait son lit pendant la période d’impureté des règles de sa mère. Une autre patiente : son père divorcé la prenait dans son lit, du fait de ses douleurs menstruelles, et lui mettait la main sur le ventre : « c’est ce que je faisais à ta mère quand elle avait mal ».
Entre cloacal et matriciel, entre la maman et la putain, une figure de femme est toujours oubliée, refoulée : la femme érotique, la femme sexuelle. Entre le cloacal, qui peut être relayé par l’anal, le contrôle sur le sexe féminin, et le matriciel qui peut faire l’objet d’une idéalisation, le sexe érotique de la femme reste le lieu le plus tabou.
Si l’hystérie a, de tous temps, défié la médecine et l’ordre social, c’est parce qu’elle touche au sexuel, à ce qui est le plus difficile à reconnaître : la différence des sexes, à ce qui est le plus difficile à admettre : l’ouverture du sexe féminin et la jouissance féminine. C’est le lieu de la poussée constante érotique, des grandes quantités libidinales, donc des angoisses de féminin. Le « rouge » n’est alors plus celui du sang des règles, mais symbolise la violence du sexuel et plus particulièrement du sexuel féminin [31]31.
Freud l’avait ainsi formulé : « On pourrait presque dire que la femme dans son entier est tabou... ».
Notes
[1] Eliade M., Initiation, rites, sociétés secrètes, Paris, Coll. Idées, Gallimard.
[2] Freud S. (1932), « La féminité », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, Connaissance de l’inconscient, 1984.
[3] Freud S. (1913), « Le motif du choix des coffrets », L’inquiétante étrangeté, et autres essais, Paris, NRF, Gallimard, 1985. Freud S.
[4] Cardinal M. (1976), Les mots pour le dire, Paris, Grasset.
[5] Freud S. (1929), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.
[6] Signe d’érotisme. Apollinaire dans les tranchées de 1915 écrivait à Madeleine : « Ta toison est la seule végétation dont je me souvienne ici où il n’y a pas de végétation ».
[7] Parat H. 1999), L’érotique maternelle, Psychanalyse de l’allaitement, Paris, Dunod.
[8] Devereux G. (1983), Baubo, la vulve mythique, Paris, Ed. Jean-Cyrille Godefroy.
[9] Freud S. (1922), « La tête de Méduse », Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985.
[10] Bonnet G. (2001), La violence du voir, Paris, PUF.
[11] Quignard P. (1994), Le sexe et l’effroi, Paris, Ed. Gallimard.
[12] Bonnet G., op. cit.
[13] Godfrind J. (1994), « Le pacte noir », Revue Française de Psychanalyse, Filiations féminines, tome LVIII.
[14] Jelinek E. (1983), La pianiste, Reinbeck, Rowolt Verlag, ed. fr. Nïmes, Ed. Jacqueline Chambon.
[15] Bonnet G., op. cit., et Rabain J.-F. (1990), « Lasthénie de Ferjol ou l’objet fantôme », Revue Française de Psychanalyse, La déliaison psychosomatique, tome LIV.
[16] Wilgowicz P. (1991), Le vampirisme. De la dame blanche au Golem, Césura Lyon Editions.
[17] Mc Dougall J. (1989), Théâtres du corps, Paris, NRF, Gallimard.
[18] Bourguignon A. (1977), « Situation du vampirisme et de l’auto-vampirisme », Annales de Psychiatrie, t. 1, n° 2.
[19] Green A. « La mère morte », Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Les éditions de minuit, 1983.
[20] Freud S. (1918), « Le tabou de la virginité ». Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, La vie sexuelle, PUF, 1970.
[21] Pons A.M. (2000), « Femme, enfant malade et douze fois impure », Revue Française de Psychanalyse, L’Idéal transmis, tome LXIV.
[22] Andreas-Salomé L. (1915), « “Anal” et “Sexuel” », L’amour du narcissisme, Paris, Gallimard, NRF, 1980 - Freud S. (1917), « Sur les transpositions des pulsions, plus particulièrement dans l’érotisme anal », La vie sexuelle, PUF, 1970 - Schaeffer J. « Le locataire », Le refus du féminin (La sphinge et son âme en peine), 1997, 4e édition 2003, PUF, Coll. Épîtres, Paris.
[23] Magazine Elle, 19 sept. 2005, Elisabeth Weissman.
[24] Terme emprunté à C. Goldstein.
[25] Schneider M., op. cit.
[26] Bettelheim B. (1954), Les blessures symboliques, Paris, Gallimard.
[27] Citée par A. Corbin dans « L’amour et la sexualité ». Les collections de l’Histoire n°5.
[28] Héritier F. (1996), Masculin/Féminin. La pensée de la différence. Paris, Ed. Odile Jacob.
[29] Freud S. (1913), « La disposition à la névrose obsessionnelle », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF 1973.
[30] Cournut-Janin M. (1998), Féminin et féminité, Paris, PUF.
[31] Schaeffer J. « Le rubis a horreur du rouge », in Le refus du féminin, op. cit.