Survivre, et parfois crier, en attendant peut-être encore de vivre
« Pour nous, que le réveil est dur /…/
L’espoir les a fait vivre, c’est nous que la déception tue. »
(« Le futur », du groupe rock Sinsemilia)
J’écris tandis qu’on ne sait si la jeune fille, brûlée lors de l’attaque d’un autobus dans un quartier nord de Marseille, survivra à ses blessures.
Je serais plutôt portée à me taire. Que dire de pertinent ? Pourtant, je pense à Sami, lycéen de 17 ans, tué il y a quelques années par un autre jeune du même âge, de même origine, habitant dans une cité voisine de la sienne, dans la même ville – qui est aussi la mienne – un soir de téléthon, dans une salle municipale où deux groupes de jeunes s’étaient provoqués, de façon de plus en plus hargneuse, lors de ce qui aurait dû être un soir de solidarité et de fête. J’écris quand même, peut-être en souvenir de lui.
On pourrait discuter le rapprochement, parler dans un cas de « chahut » qui a malheureusement mal fini, dans l’autre de « bandes organisées », comme disent les médias.
Cela ne m’apaise pas. Je ne peux m’empêcher de me demander comment des jeunes en viennent à tuer ainsi d’autres jeunes, sans même y penser. De quelle nature est la « haine » qui, comme ils disent eux-mêmes, les habite ?…
Je pense aussi à ce patient de vingt et un ans, venu terrorisé pour sa séance. Trois de ses amis étaient en garde à vue, pour « viol en réunion » au lendemain d’une fête trop arrosée. Il avait la veille décliné l’invitation à sortir avec eux, trop fatigué ce soir-là. « Quatre vies gâchées. Si j’y étais allé, est-ce que j’aurais fait comme eux ? Est-ce que moi aussi, je pourrais être où il sont ?… » Il avait ajouté, comme pour se rassurer : « Je ne crois pas, j’ai trop de respect des filles pour ça » ; puis avait repris l’interrogation lancinante : « Je ne suis pas sûr, mes copains aussi, habituellement, ils ne feraient pas ça ».
“ Eyes wide shut ”
Ces jeunes ne vivent pas seuls. Ils habitent, pour la plupart, chez leurs parents, sont souvent (trop) inactifs, sans situation objective de responsabilité. Est-ce un élément déterminant, de ne pouvoir ni travailler, ni se loger et, quand on étudie, de ne pas trop savoir si cela débouchera sur quelque chose ou sur rien ?
Lorsque les médias, quinze jours à l’avance commencent à spéculer sur l’anniversaire des « violences urbaines » de l’année précédente, peuvent-ils ignorer qu’ils préparent de nouveaux affrontements, qui cette fois ne seront pas l’émergence d’une colère spontanée ? Oui, il est vrai que certains utilisent l’insécurité, provoquent des « incidents », accentuent la ghettoïsation de leur quartier, aux dépens de leurs plus proches voisins, pour que divers « trafics » et « business » n’y soient pas dérangés. Est-ce si différent de « faire de l’audimat » sans se soucier des effets de ce que l’on diffuse ? Et de la corruption à grande échelle qui existe ailleurs et parfois se révèle et fait la une ?
Comment ignorer que depuis des années tout le monde voit en silence les situations se dégrader, que les associations s’épuisent sans pouvoir beaucoup plus que « résister » ? Tel jeune « sans histoire » qui s’est fait tuer vivait dans une cité (cela date d’il y a plus de dix ans) où tout le monde, adultes et jeunes, savait que nombre de jeunes étaient en possession d’armes à feu. Ceux qui les avaient, disaient que c’était pour se défendre, comme cela, ils se sentaient forts. Autrement dit, déjà, ils avaient peur en permanence. Et personne ne voulait savoir que, lorsqu’il y a des armes, elles sont un jour utilisées, surtout là où les conflits se règlent comme quand on a huit ans, par la bagarre. Ce n’est pas le fait du hasard, si ce jeune est mort, mais c’est le résultat du caractère explosif de toute une situation ; pourtant on invoque la fatalité ou la malchance, à moins de se rabattre sur des boucs émissaires. De même, à plus petite échelle, on ne se dispute plus (ce qui supposerait de savoir pourquoi l’on est en désaccord) mais « il y a des embrouilles », pour lesquelles on peut parfois perdre la vie.
Un enfant qui va à la bibliothèque du centre-ville, alors qu’il habite un quartier périphérique, peut s’entendre dire : « Pourquoi tu viens là ? Il y a une annexe près de chez toi ». Pour un nombre de jeunes de plus en plus grand, sortir de son quartier, au moins si l’on est seul, c’est souvent affronter une vague menace, en tout cas un malaise, alors même que l’on rêve d’en partir un jour. 1
Le projet de supprimer la carte scolaire, déjà largement contournée, est un nouveau pas, sans doute décisif, pour isoler ceux que l’on ne peut ou ne veut plus éduquer. Qu’on ne s’étonne pas trop, alors, de voir la violence qui leur est faite resurgir en explosion aveugle, insensée ; celle-ci ne peut même pas s’organiser en révolte et s’en prendre à de réels adversaires – mais à des doubles qui figurent leur propre impasse, ou à ceux qui représentent l’ailleurs, qu’il soit répressif ou secourable : policiers, pompiers. Ce ne sont d’ailleurs pas seulement les jeunes des quartiers populaires qui se sont reconnus dans un film comme La haine, au moins autant que dans Le grand bleu…
Attaquer les bus ou les facteurs, au-delà des économies parallèles à protéger, (en accentuant un isolement qui est rappelons-le d’abord subi), c’est attaquer le lien2 avec l’ailleurs, les autres lieux de la ville, les autres villes, mais aussi l’ailleurs du monde des travailleurs, celui de leurs parents, ou celui qui a exclu leurs parents… Notre société va-t-elle rester « yeux grand fermés »3
en refusant de voir qu’elle suscite la violence qu’elle déplore ? Allons-nous « soigner » – et dès la maternelle si l’on en croit un récent rapport de l’INSERM –, cela même que nous suscitons, c’est-à-dire le risque de barbarie ?
En fait, dans les conditions de vie et d’absence d’espoir qui sont si souvent les leurs, nombre de jeunes et d’adultes sont étonnamment sains, pacifiques et responsables. Mais pour quelle vie ?
Un présent sans perspectives : le rêve interdit
Peut-être que la situation des mineurs et des jeunes de 18 ans aujourd’hui s’éclaire de l’amertume de ceux qui les précèdent, du moins de ceux d’entre eux qui, objectivement bien insérés socialement, après une longue période de « petits boulots » et de « galères », n’en restent pas moins durs pour la société où ils s’efforcent de vivre « les yeux grand ouverts », comme leurs groupes musicaux de référence, Sinsemilia ou Zebda. Écoutons l’un d’eux, père de trois enfants : « Ça ne fait pas très longtemps que je suis sorti de ma bulle. La seule chose qui me pousse, qui me maintient pour me faire avancer, accepter d’être loin [il fait de nombreux déplacements professionnels qui l’éloignent de sa famille] : faire des enfants qui eux peut-être pourront être un peu maîtres de leur vie. J’accepte de m’inclure pour que eux puissent être libres de s’exclure. On souffre d’un gros manque d’utopie. On est vraiment obligé de penser au jour le jour. Le monde t’oblige à ça. On n’est pas devant un mur d’incertitude mais seulement devant la question : jusqu’où ils vont aller ? Ça ne me dérange pas vraiment, mais aujourd’hui, pour acheter une maison, il nous faudrait un crédit sur trente ans ! Vers quoi ça mène cette régression permanente assez phénoménale ?
Je discutais avec un collègue qui va partir à la retraite. Comment espérer qu’une retraite, je la toucherais ? Ils vont attaquer encore plus. Moi, ma retraite, c’est dans trente ans, pas moins. Qu’est-ce qui restera ? C’est encore plus effrayant à penser. »
Dans leur livre Les passions tristes4, Miguel Benasayag et Gérard Schmit montrent bien que le pédopsychiatre et le psychanalyste ne peuvent ignorer l’environnement social de leurs patients : à la souffrance psychopathologique se joint une souffrance sociale multiforme ; ils se demandent si les « psys » sont devenus des thérapeutes de la crise de la société et diagnostiquent l’absence d’avenir comme le mal essentiel de notre temps ; le manque de futur serait l’entrave essentielle aux capacités de subjectivation. Dans leur effort pour articuler « Souffrance psychique et crise sociale » (sous-titre du livre), les auteurs se posent la question de l’existence de nouvelles formes de souffrance psychique et militent pour une pédopsychiatrie d’accueil et d’écoute contre toutes les médecines purement techniciennes et utilitaristes. Ils insistent sur les effets psychiques du renversement de sens du futur, devenu menace et non plus ouverture ou promesse, ce qui fait peser sur les jeunes une violence préalable prégnante et radicale. C’est à partir de là qu’ils interrogent aussi bien l’adolescence que le délire, les transgressions, la nécessité et la place de l’interdit, l’articulation entre singularité et communauté et l’exigence d’autoconstruction, ainsi que la place du thérapeute et la relation de transfert. Cette belle étude est portée par un sentiment d’urgence et la volonté de pousser un cri d’alarme, dans une langue très largement accessible.
Jeunes vivant au jour le jour ou adultes pris par l’urgence de tâches qui les empêchent de penser (et auxquelles ils tiennent pour ne pas penser), tous souffrent d’une même négation du temps, de l’autre et d’eux-mêmes. Comment construire aujourd’hui l’espace et les rythmes de l’humanisation ?
Vous avez dit violence ?
« S’ils se taisent, les pierres crieront »
Évangile de Luc, 19, 40
J’ai reçu quelques jeunes violents, ou perdus, mais surtout j’entends très souvent l’angoisse et le désespoir des parents. Et ce sont ceux qui peuvent parler de ce qu’ils vivent, d’autres souffrent sans les mots ni les lieux pour s’exprimer… J’ai suivi quelques enfants ou pré-ados préventivement, parce que les aînés étaient en prison, d’autres qui étaient en famille d’accueil. Bien peu peuvent dire vraiment « je ». Ceux qui sont bien sages et que l’on dissuade de sortir de chez eux, ceux qui ont peur des autres jeunes, ceux qui s’empêchent de penser dans une pseudo-débilité m’inquiètent autant que ceux qui présentent des troubles bruyants du comportement. Est-elle moins violente que ceux qui brûlent des voitures un soir d’exaltation, cette adolescente de quinze ans, qui fut une enfant trop sage, si docile, et qui vient de dénoncer mensongèrement son beau-père, en l’accusant d’attouchements sexuels ? Pour se venger de quelque reproche, mais surtout parce qu’il est là, parce qu’il lui a « pris » sa mère, que celle-ci a un jour cessé de ne vivre que pour elle. La famille d’accueil tente aujourd’hui d’instaurer la tiercéité et la distance que la jeune fille refusait.
La violence est-elle l’apanage des garçons ? Selon les journalistes, la violence agie par les filles (en général contre d’autres filles), s’accroît et atteint aujourd’hui 10 à 15 % de l’ensemble des violences. Quand les filles agissent, c’est sans pitié, « pire que ce que pourraient leur faire des garçons », ce qui laisserait supposer une identification à l’agresseur potentiel. 5 Là encore, mais de façon indirecte, la peur est aux commandes.
Mais le plus souvent, les filles retournent leur violence contre elles-mêmes : tentatives de suicide, scarifications, troubles alimentaires… La mort n’y est pas moins à l’œuvre.
Violences subies et violences agies s’entremêlent ainsi en une destructivité qui absorbe, reflète et agit une violence ambiante. Le caractère le plus manifeste en est la « désubjectivation de masse » que signalait naguère Pierre Legendre6.
Winnicott nous a appris où s’enracine la « tendance anti-sociale » : dans le sentiment d’avoir été brutalement et injustement privé de ce qui vous revenait de droit : l’amour exclusif, inconditionnel, incestuel finalement d’une mère (ou de parents) non référés à des tiers. C’est l’absence de place sociale des parents qui fait le trou de subjectivation chez leurs enfants. Qu’ils les aiment trop ou trop peu, bien ou mal, ils n’ont qu’eux. Et ce réflexe défensif de protéger ses enfants contre une société violente, qui n’existe pas que dans les quartiers populaires, rend fort difficile pour ceux-ci d’accepter l’exigence de l’école, la nécessité des interdits, la vie sociale et ses contraintes. Tout leur dit qu’il n’est pas possible de faire sa place, d’être reconnu, de vivre activement, de prendre la parole. C’est parce que les adultes n’ont confiance ni en l’avenir, ni en la société, ni en leurs enfants (miroir d’eux-mêmes qu’ils tentent souvent de protéger plutôt que d’éduquer) qu’il est aujourd’hui si difficile d’avoir envie de grandir, de partir de chez ses parents, de vivre sa vie. Et même quand le désir est là, combien de temps faut-il avant de pouvoir louer un logement ?
La violence est ainsi un effet direct, mais surtout indirect de l’exclusion sociale, dans ces « quartiers » devenus ghettos où se cumulent toutes les misères, ces quartiers d’où l’on ne sort plus, que l’on soit adulte ou jeune, et qui sont l’objet d’une discrimination permanente, sans cesse renforcée et orchestrée par les médias. Pas d’autre ailleurs enviable, et apparemment accessible, que la BMW des dealers, même si tous savent aussi que « l’argent facile » conduit en prison. On peut alors glorifier la position de caïd pour exorciser la peur et menacer de représailles qui s’oppose à la loi du silence. Mais quand parfois on parle avec l’un d’eux, c’est à un petit garçon terrifié que l’on a affaire, souvent prisonnier de multiples phobies, en même temps qu’à un jeune qui ne sait comment s’y prendre pour pouvoir exister socialement. Parfois, une fille le sortira de là, même si souvent, elle aura longtemps à l’entretenir et à endurer qu’il sorte sans elle avec les copains, car il ne supporte pas le calme ; plus tard, au mieux, ses enfants le conduiront vers la loi du travail…
Face à un adolescent violent qui accepte de consulter un psychologue, qui sommes-nous ? L’impulsivité, souvent invoquée, dit surtout l’absence de représentation interne de soi-même et de l’autre. Que penses-tu que ta victime ait éprouvé ? Qu’a pu ressentir ta mère ? L’injure que tu as dite à ton prof, ça lui a fait quoi ? Ces questions-là sont d’abord hors champ, mais dès que l’idée d’une intériorité de l’autre émerge, dès que l’habitude se prend de se demander ce que l’autre éprouve, alors l’impulsion n’est plus si immédiate, et la question des effets de l’acte peut être posée : une temporalité s’instaure, avec la prise en compte des conséquences. Une représentation de soi-même, une interrogation sur soi commence. Encore faut-il que la souffrance ne soit pas trop vive, que l’on puisse supporter ce que l’on ressent, douleur, colère, désespoir…
La conflictualité psychique qui permet le désir, et remplace le malaise explosif suppose que dans la rencontre avec un autre, qui a lui-même ses autres, sa propre vie, se constitue la limite interne, la capacité de retournement pulsionnel, de différenciation et donc de refoulement qui permet une subjectivation : différentes positions subjectives possibles, et l’audace de penser, donc de désirer, même ce qui dans un premier temps paraît inaccessible : il y faut de l’autre, de l’ailleurs et du futur.
L’homme qui a ouvert le feu sur des élus à Nanterre, il y a quelque temps, était-il fou ? Ou a-t-il agi le désespoir d’avoir essayé en vain de croire à la possibilité de trouver sa place ? Il tue ceux qu’il croit responsables de lui avoir menti, puisque ni le travail, ni le bénévolat, ni la politique ne lui ont permis de « s’en sortir ». L’écart entre une mère qui croit en lui (mais a entretenu son isolement et son déni) et la réalité sociale qui semble l’exclure lui est impensable. Il déploie la violence à la fois contre tous et contre lui-même ; l’enfant-roi est voué à devenir un pantin homicide. Et son dernier effort de subjectivation – se tuer – en donnant un sens de révolte à son geste : tuer, ne pas partir seul, n’est pas seulement pris dans la méprise de trouver comme boucs émissaires responsables ceux qui précisément sur place existent encore comme des tiers possibles, il est d’emblée privé de tout sens : non un geste-symptôme qui extériorise et « dit » le vécu psychique impensé de dizaines d’autres que lui, mais l’acte fou, insensé d’un « déséquilibré ». Mais au fait comment se construit le délicat équilibre de l’humanisation et de la subjectivation ?
Rêver, représenter, penser
Les conditions sociales et psychiques de l’humanisation, est-ce notre question, notre travail, ou écartons-nous de notre pensée les faits meurtriers et dérangeants qui pourraient pourtant éclairer bien des aspects du monde interne et externe de nombre de nos patients moins « fous » ?
Il m’arrive de me demander si nous n’assistons pas à une généralisation de l’expérience d’Antonin Artaud 7: l’impossibilité de plus en plus grande de se faire entendre et d’exister pour l’autre. Mais Artaud savait qu’il pensait avec toutes les fibres de son être même s’il désespérait d’être compris, s’il a vécu un sentiment de persécution dont il disait lui-même qu’il mutilait et amputait sa pensée, sa tête, son ventre, et s’il n’a pu supporter le gouffre qui s’est ouvert devant lui.
Il ne suffit pas non plus d’être créateur. L’adaptation de la correspondance de Camille Claudel par la metteur en scène Christine Farré8 et l’interprétation si intense et intérieure d’Ivana Coppola soulignent à merveille combien les conditions « extérieures » – non seulement le sexisme mais la difficulté à éviter malentendus et hiatus dans les communications même avec ceux qui pourraient être des alliés – jouent leur rôle dans la destructivité, dès lors que fait défaut le sentiment d’être reconnu pour ce que l’on est. Destruction des liens, destruction des œuvres, destruction de la créativité même.
Car il faut être hors du tragique vécu pour voir et représenter le tragique. Quiconque est dans le tragique ne peut l’exprimer que par le grotesque, le clown, ou encore l’explosion de violence. Parfois par l’épopée, mais c’est que le tragique a pu se déployer dans une histoire, avec un avenir ouvert, fût-ce dans un horizon lointain.9 Le jeu, la dérision et les masques, l’écriture aussi10, sont peut-être un pont. Il y faudrait éducation, culture, occasion d’expression. Les jeunes n’ont plus de feu de camp, et ne quittent plus leurs parents pour aller en colonie de vacances ; les gens se regroupent plus fréquemment selon leur origine, le vêtement ne dit plus l’échange interculturel mais le repli « communautaire »11 ; mais les voitures brûlent dans les cités.
Car on ne regarde pas tous le spectacle de la même façon. À défaut de la commedia dell’Arte, reste le cannabis.
La génération précédente fumait et buvait. Ses drogues étaient des stimulants, peut-être parce qu’une société relativement stable et active suscitait des gens qui cherchaient l’excitation. Cela demeure, et les rave parties dérangent. Mais tandis que l’on traque le tabac, le shit est omniprésent : les drogues d’aujourd’hui endorment et font voir le monde à travers du coton. Pour calmer la peur, ou pour éviter que tout n’explose ? 12
Le désert social
« J’erre dans un désert de pierres sèches, et quand je les touche, elles crient »
T.S. Eliot, Meurtre dans la cathédrale
Que dire alors de l’hypocrisie de la lutte contre les excitants et du contrôle social par la dictature de la sécurité et de la santé ? Vivez sans risque, nous sommes là pour vous protéger, c’est pourquoi il faut tout interdire, revenir à l’ordre moral et les procès sont là si quelque chose ne va pas. Big mother13 veille sur vous, ne rêvez surtout pas du risque de vivre !
Mais si le risque n’est plus du côté de la vie (oser…), il sera du côté de la mort. Dans l’attaque des liens, le défi, l’explosion de violence (verbale ou agie) à tonalité maniaque. Et si l’intériorité n’a pas été construite, on attaquera tôt ou tard ce qui signifie l’interdit de vivre : les policiers ; ce qui reste de structures d’Etat installées localement, pompiers ou facteurs ; ceux qui viennent d’ailleurs et vont aussi ailleurs, ces bus si vulnérables ; ce qui peut donner un sentiment transitoire de puissance : voitures ou supermarchés ; ceux qui vivent autrement, les travailleurs, ces figures parentales qui n’ont pas fourni, transmis le mode d’emploi de la vie.
Mais ce n’est pas seulement chez certains jeunes des cités que le règne de la peur est combattu par une agitation maniaque. Le rythme inhumain d’une vie régie par le seul travail en est un autre avatar. La peur apparaît comme empêchement d’une capacité d’angoisse interne. La double limite structurante entre soi et l’autre et entre le conscient et l’inconscient ne peut plus s’instaurer. Le temps est aboli, seule existe l’urgence. Désobjectalisation et désubjectivation accompagnent ces triomphes du dieu Urgence : là aussi, ni avenir, ni altérité, ni ailleurs.
Dans Le dépeupleur14, Samuel Beckett décrit un grand cylindre où tous tournent en rond, tandis que la température se modifie constamment. Certains cherchent à gravir des échelles, à se trouver pour un temps une niche en hauteur, puis redescendant et reprennent leur marche indéfinie jusqu’à la nouvelle tentative. Certains s’arrêtent, se replient sur eux-mêmes, les autres passent outre jusqu’à ce qu’ils soient pris à leur tour par une trop grande lassitude. « Ainsi de suite à l’infini jusqu’à ce que vers l’impensable fin si cette notion est maintenue seul un dernier cherche encore par faibles à-coups. » Derrière l’agitation et le bruit médiatique ne sommes-nous pas à bien des égards, dans un monde de ce genre ?
La négativité peut-elle être créatrice ?
Dites-nous comment survivre à notre folie
Titre d’un roman de Kenzaburô Ôé
Jeunes qui tentent de survivre en groupe, faute de s’individualiser dans une réelle structuration psychique, adultes qui dépriment faute d’avoir ce dont ils ont besoin pour vivre, sont les uns et les autres dans une réaction désespérée de santé. A défaut de pouvoir parler, ils crient. Mais ils crient en actes, car même le cri est aujourd’hui muselé. Et leur cri, trop souvent destructeur, ou même meurtrier, cache et manifeste à la fois la volonté de vivre qui les habite encore. Car rappelons-le, la pulsion de mort, seule, désintriquée, est muette.
Je me suis beaucoup interrogée, l’an dernier, sur ce qui fait que certains jeunes émeutiers disaient qu’en brûlant des voitures, ils se sentaient enfin exister. Que faut-il qu’il leur ait manqué pour que ce soit seulement dans cet acte de défi violent qu’ils aient, par le négatif, un sentiment de voir leur existence affirmée d’une part, reconnue d’autre part ? Pourquoi n’y a-t-il eu ni jeu15, ni réalisation, ni projet dans lesquels ils se soient reconnus eux-mêmes ? Pourquoi se sentir exister dans ce qui détruit, et non dans ce qui construit ? Pourquoi braver la peur est-il le seul sentiment qui les sort de leur inertie parfois assez stupéfiante ? Pourquoi l’acte, et l’acte destructeur, est-il leur seule possibilité de « parole » ? Sont-ils parvenus à un tel degré d’annulation d’eux-mêmes, par les autres comme par eux, pour qu’il n’y ait plus de rêve de (toute -)puissance que par l’impuissance de la destruction, de flamme de vie pulsionnelle qu’en mettant le feu, de message humain qu’en attaquant l’autre le plus proche ?
Une des choses que j’entends le plus en psychothérapie, voire en analyse, c’est la question du « droit d’exister ». Ou du droit d’exister pour soi. Ou de la culpabilité de vivre. Ou de la honte. J’ai du mal à penser que tant de gens ont été les thérapeutes de leurs parents, au prix de leur propre droit à vivre, ou que presque tous mes patients sont des cas-limites en danger de décompensation. Reste la question des abandons, des traumas, des agressions sexuelles, de la maltraitance. C’est vrai qu’il y en a beaucoup. Mais plus généralement, je pense que faute de reconnaissance, les zones de vulnérabilité de l’identité psychique sont sans cesse activées par la vie sociale. Et qu’il faut une audace peu commune pour oser étudier quand nul ne l’a jamais fait dans la famille, oser désirer ce qui sort des habitudes du groupe, oser faire des projets, ou tout simplement oser « sortir de son trou ». L’échec devant le succès n’est plus une psychopathologie individuelle possible, c’est un des symptômes les plus communément partagés. Car il ne suffit pas de trouver du travail, il faut s’y tenir, c’est-à-dire supporter une position individuelle, devant d’autres, prendre des transports qui vous conduisent loin de chez soi, tenir sa propre parole, vivre des situations conflictuelles, etc. Bref, dès que l’on entre dans une réelle vie sociale, on ne peut plus faire l’économie de la subjectivation. Sauf à trouver la niche de l’urgence affolée, toujours en sursis de sa crise de panique, symptôme également fort bien partagé…
Comme me disait il y a trois jours une patiente : « Je sens bien que j’avance, mais qu’est-ce que c’est fatigant ! » Non parce qu’elle a une vie objectivement plus dure que d’autres, ou qu’elle serait plus fragile, mais à cause du travail psychique sans cesse requis pour que le moment suivant soit possible. Mais Winnicott nous a appris le rapport direct et profond entre être et créativité16. Ces jeunes qui « s’en sortent » sont le contraire des « héritiers » que décrivaient Bourdieu et Passeron : ils ont tout à conquérir et à inventer, et d’abord le droit d’oser désirer et penser. C’est de leur être, de leur possibilité d’exister qu’il est question. Ensuite seulement, leur héritage culturel, qui existe, sera socialement et psychiquement utilisable, ils pourront user de formations intermédiaires et, devenus sujets, mettre en œuvre le jeu de représentations psychiques et de fantasmes différenciés de l’expression brute de soi-même17 – alors que dans un premier temps, leur histoire (et celle de leurs parents, de leurs « racines ») les retient, les entrave et les exclut.
Éros à l’œuvre
Dans une de ses gravures, Disparate de la peur, Goya montre l’effroi des soldats devant une apparition monstrueuse fantomatique. C’est ainsi qu’agit la peur, comme un spectre. Une autre s’intitule Disparate général, et elle me revient dans les yeux pour dire le désarroi qui engendre les explosions violentes. Écrivant ces lignes, il m’a semblé décrire une guerre sociale, qui reste cependant masquée par des faux-semblants dérisoires, ce que les gravures de Goya, ce peintre de cour que la maladie et la guerre ont instruit, figurent fort bien.
Mais de quels adultes ces jeunes, ce monde ont-ils besoin ? Au lendemain d’une des nuits d’agitation violente de 2005, je recevais mes patients le lendemain dans mon cabinet qui est au rez-de-chaussée d’une tour de 17 étages dans une cité de centre-ville. Plusieurs ne m’ont parlé de rien. Quelques-uns m’ont dit avoir eu peur de venir, peur que tout soit détruit ou que je ne sois pas là – c’étaient justement les trois « psys » de ce matin-là18, dont l’une travaille en prison, une autre venait pour une supervision, la troisième craignait pour sa voiture et l’a soigneusement garée… à l’endroit le plus exposé, là où sans même y penser, je ne me serais sûrement pas mise ! Cette méconnaissance qui à la fois dramatise et néglige une certaine forme de prudence m’a interloquée. Quelle méconnaissance, même chez ceux qui travaillent sur place et dont le métier est la vie psychique ! Il est tant de demandes auxquelles nous ne pouvons faire face19, mais qui supposent d’avoir l’habitude d’une population qui sait demander, mais craint le mépris et se méprend sur le silence. Inversement, une autre patiente, une pharmacienne de 45 ans de la ville voisine est arrivée très en colère… contre les médias. « Bien sûr, je n’approuve pas la violence, et on surveille le magasin de plus près. Mais quand j’entends comment ils parlent de nous, les gens du 93, à la télé et à la radio, j’en viens presque à comprendre que les jeunes réagissent. En tout cas, les médias, ils font tout pour que ça explose encore plus ; et c’est encore nous, pas eux, qui en subiront les conséquences ».
Il faut des gens qui accueillent et parlent au lieu de rejeter. L’alternative entre répression et dialogue n’a pas de sens, car il faut bien sûr et la loi, et la compréhension. Mais une loi qui dise l’impersonnalité de la règle, pas une loi qui rejette et « prenne ainsi la forme de la vengeance »20, avec son caractère arbitraire et subjectif, suscitant l’engrenage de nouvelles violences.
Parmi les jeunes que j’ai vus, l’une souhaitait, sans susciter de conflit avec son père, auquel elle était très attachée, être sûre de résister au risque d’un mariage arrangé, ce qui aurait été dans les idées du père. Son symptôme essentiel était un trouble articulatoire, une parole précipitée, hachée, destinée de toute évidence à ne pas être entendue. Nos entretiens ont-ils été pour quelque chose dans la possibilité pour elle de travailler dans une autre ville, d’ôter son voile le temps du travail, de pouvoir prendre plaisir sans malaise ni culpabilité à discuter avec des garçons rencontrés comme clients ?
Une autre, la trentaine, a son travail, sa voiture, son appartement, mais souffre de la solitude. La vulnérabilité narcissique, qui engendrait une extrême susceptibilité et un repli sur soi à la moindre contrariété, a considérablement reculé. Mais il a fallu encore deux ans pour que le désir de faire du théâtre, et cela à Paris (c’est à 5 km), soit suffisamment fort pour qu’elle dépasse son inhibition et prenne contact avec une association, puis surmonte grâce à la joie ressentie et aux encouragements des autres, le sentiment de gaucherie suscité par les premiers exercices ?
Parler pour se faire entendre. Faire du théâtre. Travailler ailleurs. Trouver son style vestimentaire. Installer son appartement. Est-ce un hasard si c’est toujours par la parole et l’expression que temps, espace et altérité se remettent en route ?
J’ai connu Pamela quand elle avait onze ans. Elle était placée en famille d’accueil, d’une autre culture que celle de sa mère, elle-même immigrée. Celle-ci, psychotique, ne venait la voir que rarement, annulait souvent de façon imprévisible. C’était une enfant scolairement brillante, surtout en français et en dessin, utilisant tout ce que l’on mettait à sa disposition, devenant déléguée de classe en grandissant, mais au bord des larmes si elle n’obtenait pas les félicitations au conseil de classe. En sixième et cinquième elle a beaucoup investi la chorale du collège, puis les spectacles qu’ils ont montés, ce qui lui donnait l’occasion de rencontrer d’autres jeunes que ceux de son collège, et d’avoir parfois des week-ends de répétition à la campagne. Elle a beaucoup « bagarré » en troisième pour obtenir de sa famille d’accueil, et de la DASS, la possibilité de participer à un groupe musical de création contemporaine organisé pour des jeunes. Elle qui était toujours contente de tout, c’est là que je l’ai vue triste : en voyant des jeunes plus âgés qui dans leurs soucis prenaient appui sur leurs parents, dont la famille applaudissait les succès, elle a mieux mesuré tout ce qui lui manquait. Au cœur de ses premières liaisons amoureuses, et de leurs aléas, elle a commencé, parce qu’elle allait mieux, à supporter de ressentir sa solitude, parfois sa rancœur, et la difficulté de vivre.
Aller ailleurs, rencontrer d’autres gens, moins démunis socialement et affectivement, rencontrer la culture la plus classique et la plus contemporaine à la fois, la musique, la danse et le chant, tel est le chemin de cette jeune femme qui a maintenant dix-neuf ans. Significatif et exemplaire.
Pour être de quelque utilité à ces jeunes, et à de moins jeunes, il nous faut penser le plus justement possible la détresse psychique et le désert social, comprendre les contradictions de notre temps. Il nous faut ouvrir le plus de chemins possibles au plus de gens possible. Nous avons besoin pour cela de toute la culture dont nous héritons, car eux-mêmes en ont besoin. Il faut que se déploient les ailleurs de l’espace, du temps et de l’autre que soi pour que la vie s’humanise, qu’Eros crée des liens et des unités de plus en plus grandes. Le Kulturarbeit transforme la vie et suscite la vie psychique21. Telle est la seule alternative à une destructivité qui attaque le lien social et relève de la pulsion de mort, mais reste en même temps intriquée à une tentative pour « se sentir exister », donc pour essayer de vivre.
Notre capacité de rêverie et de pensée, notre fonction de tiers, notre altérité et notre patience au fil de chemins souvent longs et pleins d’aléas, voilà ce qui répond à l’urgence de l’heure, si spontanément désubjectivante. Reconnaître en l’autre son semblable – même quand l’apparence nous oppose – non dans un miroir mortifère mais dans la parole, l’affect et le travail de culture partagé, voilà ce qui nous humanise. Car dans une société qui détruit autant qu’elle construit, nous en avons autant besoin les uns que les autres : c’est notre rejet, exprimé ou implicite, qui risque toujours de faire d’eux 22des barbares.
Mais, comme Lévi-Strauss l’avait noté23, le barbare, c’est celui qui croit à la barbarie et rejette l’autre homme en croyant que lui seul est civilisé.
Dominique Bourdin, octobre 2006
Bibliographie
Les références psychanalytiques indiquées en NOTES n’ont pas été reprises ici.
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