L’espoir et l’idéal à l’adolescence1
L’adolescence n’est pas une simple crise, c’est une mutation à haut risque, une métamorphose à l’issue incertaine. Métamorphose remarquablement créatrice mais qui peut aussi devenir kafkaïenne ! Mais revenons d’abord en arrière.
Un bébé sans sa mère, ça n’existe pas disait Winnicott, quant à l’enfant en période de latence il ne peut grandir que sous la « couverture parentale ». Couverture dans tous les sens du terme : toit protecteur, enveloppement de chaleur affective, et quand il s’aventure en avant en terrain étranger, protection à distance (je te couvre dit-on alors en langage militaire).
À l’adolescence le roi est nu, la couverture parentale doit disparaître car elle prend un sens incestueux ! L’adolescent acquiert la force physique et la puissance sexuelle, le garçon peut tuer son père et engrosser sa mère, la fille peut obtenir un enfant du père et supplanter sa mère, fini de rire ! Maintenant : « c’est pour de vrai ! ». Winnicott notait que si l’arrière-plan de l’enfance est imprégné de peur de la mort du moi, celui de l’adolescence est tissé de la question du meurtre. De la mort du moi au meurtre de l’objet, les dés de la destructivité sont à nouveau jetés, on en espère une issue autoconservatoire, mais ça n’est pas toujours le cas ! Suicide, comportements à risques, drogue, mélancolie, anorexie, effondrement psychotique…, etc., la liste est longue des issues ou des péripéties autodestructrices de l’adolescence.
L’œdipe enfantin est réactivé et chauffé à blanc, les adolescents sans pour autant avoir reçu les clefs du monde doivent s’éloigner physiquement et psychiquement de leurs parents alors qu’ils en ont encore besoin à la fois matériellement et psychiquement. Les premiers secours viendront d’ailleurs, mais d’où ? L’adolescent devra improviser dans l’urgence, souvent fasciné par des héros ou des personnalités transgressives, voire les mauvaises fréquentations qui semblent, elles, avoir accès aux clefs du monde !
Mais la nécessaire « révolte » adolescente doit être mesurée à l’aune du conformisme de la période de latence et à la nécessité pour l’adolescent de pouvoir dire : « moi et je ». Mon monde est à moi et j’en fais du moi ! Processus d’appropriation subjectivante dirait Raymond Cahn. Les processus de subjectivation démarrent à l’adolescence et ils dureront toute la vie : reprise et poursuite des processus de séparation–individuation d’avec l’objet primaire, dégagement des identifications fusionnelles primaires avec les parents, accès à des identifications secondaire choisies, discrètes et diversifiées, visée progrédiente vers l’inconnu incluant l’espoir, et création de nouveaux idéaux.
L’aventure commence. Qui suis-je ? Garçon ou fille ? Et qu’est-ce que ça veut dire ? Et puis, qui vais-je aimer ? Les changements pubertaires imposent de nouveaux vécus du corps propre, potentiellement psychotisants et une ressaisie de l’amour de soi, via le dehors, par le regard des autres. Puis-je être aimé, et m’aimer moi-même tel que je me vois dans le miroir et dans le regard des autres ? Il y a, à l’adolescence, un passage obligé par le dehors et un nécessaire passage par l’acte, tout ne pourra pas s’élaborer dans notre esprit !
L’adolescent tente aussi de se détourner de la toute-puissance de la pensée magique de l’enfance, la pensée rationnelle essaye de se faire une amie de la réalité, mais cela demandera du temps et il arrive que cela n’advienne jamais. Mais c’est bien la question de l’amour, l’espoir de l’amour qui est au tout premier plan des investissements objectaux et corrélativement narcissiques les plus significatifs de l’adolescent. La marche en avant de l’adolescent en dépend. Pour l’adolescent, l’émergence de l’Espoir d’aimer et d’être aimé est une condition sine qua non pour que sa métamorphose puisse s’accomplir.
La question de l’idéal qui est lié à l’amour est aussi une clef de l’adolescence, les adolescents héritent des idéaux de l’enfance et de leurs objets merveilleux et là encore une mutation doit s’accomplir pour passer de l’idéal mégalomaniaque exigeant l’impossible à l’idéal porteur du mouvement progrédient et de l’estime de soi dans le registre du possible. On conçoit que ce soit une longue marche qui réclamera du temps. De ce point de vue l’adolescence n’est qu’un début.
Les problématiques de l’idéal et de l’Espoir (et son contraire le désespoir) sont donc des clefs de l’adolescence, mais de fait elles nous accompagnent toute notre vie.
Essayons d’abord de donner un cadre, un environnement, une topique à l’idéal.
Au plus proche de l’Éros freudien, l’amour est un fait humain universel et l’idéal fait partie de ses constituants. Les ingrédients, les constituants de l’Amour sont au nombre de trois : l’excitation, l’idéal, la tendresse. L’excitation est liée aux objets partiels, à des parties du corps et à leur pouvoir fétichisant, dérivés des traces du corps maternel originel dans la sexualité infantile, (peau, yeux, seins, pénis…) et tous les produits infinis de leurs déplacements. Quant aux fantasmes : « L’excitation est toujours peu ou prou d’essence sadomasochiste » (A. Green2).
L’idéal permet la nécessaire surestimation de l’objet d’amour. Mais si l’objet d’amour est trop surestimé il ne peut plus être atteint. Le moi, au lieu de se sentir comblé, est alors rongé par le découragement et l’envie. La tendresse est le fruit de la position dépressive (Klein, Winnicott), ou, dit autrement, de la dépression intégrative : le bon objet devient le même que le mauvais objet. Le moi et l’objet sont moins clivés : l’objet est dit « total » et le moi déploie ses potentialités d’habitat pour un sujet. Il y a une prise de conscience de la fragilité de l’objet aimé et de la dépendance du moi à son encontre : si l’objet disparaissait ce serait terrible ! Le risque dépressif est donc inclus dans la tendresse. Il y a toujours un risque de « fondre » de tendresse face à l’objet.
Notons que ces trois tendances entrent en conflit. L’excitation menace de rabaisser l’objet idéalisé en le réduisant à « ça » et menace l’objet total fragile avec son sadomasochisme. L’idéal ne veut pas que l’excitation se sexualise, il veut purifier l’investissement, l’arracher aux vécus corporels. C’est la solution de l’ascèse qui peut aller, comme le dit André Green jusqu’à une « excorporation » psychotisante (l’anorexie par exemple). La tendresse, fruit de la position dépressive est menacée par la dépression, et nous ne sommes pas égaux devant la dépression : la tendresse peut se mélancoliser.
L’objet aimé peut être recherché dans une régression mélancolique : mourir avec l’objet d’amour idéalisé préserve la tendresse et l’idéal, et réduit à rien l’excitation vitale de l’Éros, dont la sexualité génitale humaine est l’expression la plus importante.
Si la sexualité humaine apparait d’abord à l’adolescent comme la « folle du logis », le moi devrait s’apercevoir petit à petit qu’elle est son alliée. Mais, dans la névrose, le moi se trompe d’ennemi, par exemple il a peur de la sexualité mais se repaît du masochisme ! Pourtant la sexualité humaine la plus « commune », loin d’être bestiale est un facteur d’humanisation et de conservation de l’humanité : l’amour de la différence triomphe de la haine de la différence. La haine généralisée est évitée. Le lien devient plus fort que la différence sujet-objet qui permet ce lien. Le premier chagrin d’amour est une régression mélancolique universelle qui réclame parfois d’être soignée en psychothérapie. On comprend que l’intrication de ces trois constituants de l’Amour : excitation, idéal, tendresse, qui ont chacun leurs propres logiques nécessitent la trajectoire d’une vie et nous ne nous étonnerons plus de la difficulté d’aimer.
Notons que le report en arrière de l’investissement amoureux pousse au désespoir mélancolique et que sa projection en avant est facteur d’Espoir. L’avenir est l’Espoir de l’Espoir. Mais centrons-nous d’abord sur l’idéal.
L’idéal
D’abord une boutade : « L’idéal ce serait qu’il n’y ait pas d’idéal, mais ça serait encore un idéal » disait, en substance, M. de M’Uzan. En effet, de l’idéal on ne s’affranchit jamais. En clinique on distingue un idéal « porteur » (l’idéal du moi), et un idéal tyrannique (le moi idéal mégalomaniaque). L’idéal aux exigences impossibles à satisfaire, qui fait du moi un être indigne que le surmoi condamne et voue à l’autodestruction, doit pouvoir être transformé en un idéal dynamique qui porte le moi vers son plein épanouissement avec les encouragements du Surmoi et maintient un principe de plaisir autoconservatoire. C’est là un mouvement psychique qui est l’enjeu de toute psychothérapie. À l’adolescence, ce mouvement est une clef. Mais c’est un mouvement de transformation lent qui suppose de pouvoir progressivement renoncer à la mégalomanie infantile sans s’effondrer. Car le moi ne renonce jamais à ce qu’il a pu acquérir et il va lui falloir troquer des satisfactions infantiles illusoires pour des satisfactions effectives qui, en modifiant le monde, soit en pensée, soit dans la réalité, vont lui permettre d’intriquer ses investissements objectaux et narcissiques. Il ne s’agit pas de renoncer à l’illusion, il s’agit d’en modifier les modalités et de passer de l’illusion mégalomaniaque infantile à l’illusion transitionnelle qui crée des zones de chevauchement entre le moi et le monde, le sujet et l’objet.
Le moi ne peut pas vivre sans aire d’illusion.
D’une part, le moi se concilie le principe de réalité puisque dans une démarche de pensée et d’action « scientifique » progrédiente, où il jette toutes ses forces, il agit sur le monde et le modifie ; le moi rend ainsi le monde plus congruent à lui-même, avec le soutien et en cas de réussite, avec les félicitations du Surmoi : l’estime de soi est au rendez-vous. Pour une autre part, une dynamique inconsciente maintient ou crée la conviction illusoire mais vitale, qu’il a devant lui un avenir investi d’un sentiment d’Espoir. La survie fait place à une vie qui devient vivable, un potentiel de bonheur même surgit, une page de l’adolescence commence à se tourner3.
Le moi ne peut pas vivre sans Espoir. L’Espoir mérite donc d’être haussé au niveau d’un concept.
L’Espoir
Une patiente me dit récemment : « L’Espoir, c’est pas comme l’idéal », en effet chez elle l’idéal, dans sa dimension d’impossible, diminue d’intensité, et comme dans des vases communicants, l’Espoir augmente d’autant. C’était un insight formidable pour cette femme.
L’Espoir c’est ce qui manque aux états limites ou aux « états critiques » (A.Green) du moi. Le patient en état limite est certain que l’avenir ne sera que tragédie. Pour lui (et on ne saurait lui donner tort) la vie est une maladie dont on est sûr qu’elle est mortelle. Ces patients, maltraités sans fin par des angoisses de mort du moi, ont perdu l’illusion du maintien, de la continuité et de la stabilité de la vie. L’angoisse de mort supprime le temps, l’angoisse semble là de toujours et pour toujours, dès lors : plus de temps, plus d’Espoir. Dans les états limites ou critiques du moi, l’humain apparait inhumain. Si nous ne partageons pas ce point de vue avec ces patients, c’est qu’une aire d’illusion s’est construite en nous et se maintient en compagnie du principe de réalité. Ces patients requièrent que, pour les comprendre nous renoncions, parfois, le temps de la séance avec eux, à notre Espoir, c’est sans doute pour cela, aussi, qu’ils sont dans l’ensemble si mal soignés !
L’Espoir serait un enjeu pour les états limites, au même titre que le désir l’est pour le fonctionnement névrotique. Dans le fonctionnement névrotique, l’Espoir est souvent masqué par les tourments du désir saturé d’idéal, mais devrait être là potentiellement « de plein droit », du moins… en théorie !
Mais si nous comprenons bien que l’Espoir, pour émerger, a besoin d’un « environnement » topique complexe, quels en seraient les fondements originaires ?
D’abord, je crois que la libido du tout petit en bonne santé est constituée d’un hallucinatoire positif de liaison qui lui permet de jouir de l’indistinction sujet-objet et soma-psyché. Cette continuité hallucinatoire va nourrir un bon narcissisme de vie, à partir de l’amour d’une mère suffisamment bonne et de ses capacités à le préserver des agonies primitives, en exerçant, autant que faire se peut, sa capacité de rêverie selon Bion4.
Il existe alors chez le bébé un état de satisfaction qui pour être perdu, laisse des traces puissantes qui pourront toujours être retrouvées et réactivées (par exemple dans l’orgasme partagé avec une personne aimée) et surtout fonctionneront comme un aimant. On peut parler d’un noyau vivant, après-coup facteur d’Espoir, qui pourrait dans les meilleurs cas se maintenir même en fin de vie et jusqu’à notre dernier souffle.
Chez l’adolescent et chez l’adulte, en termes freudiens, nous pourrions dire que l’Espoir c’est « l’Espoir des retrouvailles hallucinatoires avec l’objet perdu de la satisfaction ». Mais au lieu d’être retrouvé derrière nous dans la régression mélancolique, l’objet perdu est placé devant nous en une ligne d’horizon, en un point de fuite sans cesse reformé dans le mouvement en avant.
En fait, il ne s’agirait pas de retrouver un « objet » mais le frayage et les traces de cet état de satisfaction primaire, associé au noyau de l’Être. Ainsi, seul un leurre puissant toujours poursuivi, jamais atteint mais toujours renaissant, assure au moi cet affect d’Espoir quasiment en continu, et le porte en avant dans un processus d’« objectalisation ». L’ « objet » perdu, placé devant, soutient le mouvement d’investissement significatif, le mouvement « objectalisant » (A. Green). Dans ce mouvement progrédient, l’objet nouveau, inconnu, devient, a priori, projectivement porteur d’Espoir.
La notion de résilience est concernée par cette théorie de l’Espoir. Un jeune patient encore adolescent, au sortir d’une grave période de crise qui m’avait fait craindre une issue psychotique, regarde en arrière et me dit : « La résilience c’est l’espoir, l’espoir c’est la résilience ».
L’Espoir : du fétiche à la Matrice énergétique
Les modalités de l’Espoir dépendent de la façon dont les traces de l’objet primaire se sont constituées en nous ; en termes kleiniens, des modalités de l’introjection du « bon objet ». L’objet primaire peut rester agglutiné au moi dans des états psychotiques : le moi « incestué » est mis à mort pour sauver l’objet primaire. Plus subtil, le processus fétichiste fige la vie psychique liée au bon objet en la fixant à des objets partiels, mais sauve le moi (même s’il se trouve clivé) et son Espoir. Enfin la transformation de l’objet primaire en une « matrice énergétique », à la fois contenant et contenu d’essence hallucinatoire permet au moi d’atteindre à la plénitude de ses moyens en faisant disparaître les traces tangibles, toujours incestueuses, de l’objet primaire, tout en le conservant. L’Espoir alors fait partie du moi.
Le processus fétichisant
Le fétiche lie l’excitation et l’idéal en produisant des idoles, dont on sait l’importance à l’adolescence, véritables « rustines » posées sur la « fuite » dépressive dans le lien inconscient vital avec l’objet primaire, le moi s’y aliène partiellement (chanteur, « héros », marques, vêtements…) ou…totalement (gourous, idéologies, sectes, religions), mais l’Espoir est sauvegardé.
Le fétiche est un antidépresseur.
Le fétiche pathologique possède le grand inconvénient de condenser et figer la vie psychique : tout est là, dans le fétiche5. Le fétiche figé peut se transitionnaliser et acquérir la même fonction de lien inconscient à l’objet primaire mais, cette fois, dans la mobilité et dans l’ouverture. Je crois que le processus fétichisant et sa transitionalisation ont leurs places dans toute amélioration des divers états psychotiques. L’investissement fétichiste assure la continuité narcissique en figeant la pensée en une croyance incarnée, chosifiée, chargée d’Espoir. L’investissement transitionnel assure la continuité narcissique tout en portant la pensée vers un inconnu chargé d’Espoir.
Un peu de clinique de la jeune fille pour conclure
Lors d’une précédente conférence, j’ai lancé un cri d’alarme qui concerne les difficultés à soigner les garçons adolescents très largement majoritaires dans les structures de soin psychiatrique. Cette conférence « Le masculin-paternel et son noyau mélancolique » est disponible sur le site Internet de la SPP, je vous y renvoie. Je me suis donc promis aujourd’hui de dire un mot des jeunes filles. Nous avons tous comme objet primaire une femme. Mais la fille est seule à avoir comme miroir primaire sa mère et comme miroir secondaire sa mère encore ! Lorsque ce lien est douloureux (mère morte, mère désinvestissante, insaisissable, omniprésente dans son absence, égarante, incohérente, etc …) la fille dans son rapport réflexif à elle-même, passe à travers le double miroir maternel qui ne renvoie rien (« y a pas de retour » comme disent les patients !) et tombe sans fin dans des souffrances narcissiques sans fond ! En outre la fille est seule à devoir changer d’objet d’amour dans sa trajectoire œdipienne, et le passage par l’amour du père, pour de multiples raisons, ne peut pas toujours avoir lieu (« je ne peux tout de même pas faire ça à maman ! ») la fonction tiercéisante organisatrice psychique et protectrice n’existe pas ! Alors que l’œdipe masculin est trop condensé et peu élaborable: « ça passe ou ça casse », celui de la fille est une lente élaboration et n’en finit pas de finir ! La différence des sexes impose une différence de « structure d’accueil » (M. Ody) œdipienne frappante ! Il arrive que la métamorphose adolescente de la fille puisse ne jamais s’achever et produise des souffrances narcissiques qui se perpétuent longuement dans la jeunesse et encore dans la maturité, d’où, peut-être, les psychoses tardives de la femme. Ainsi cette histoire tragique. Une jeune femme (elle n’était pas ma patiente) qui a été une adolescente gravement anorexique et a survécu à quelques T.S., va mieux, son entourage est soulagé, elle vit en couple, elle a réussi les examens pour devenir institutrice, a commencé à travailler et cela lui plait ! On lui annonce sa première inspection. La veille de cette inspection elle se tue. Comment comprendre une telle tragédie ! Elle avait repris Espoir, et là soudain avec la figure de l’inspecteur se dresse devant elle la muraille de Chine du moi-idéal tyrannique et du surmoi cruel, le moi tourne le dos à l’espoir et reflue vers la mélancolie !
Imaginons le dialogue interne des trois instances. Le moi interroge l’idéal du moi : « Dis-moi mon idéal, suis-je digne de devenir institutrice ? ». « Tu rigoles ! » lui répond le Moi Idéal redevenu mégalomaniaque « tu es plus nulle et plus incapable que jamais, tu n’es qu’un imposteur, l’inspecteur va te démasquer et t’humilier ! ». Puis, le Moi interroge le Surmoi. « Et toi mon Surmoi viendras-tu à mon secours ? Après tout, j’ai réussi tous mes examens dans la légalité, tu pourrais être bienveillant avec moi ! ». Et là le Surmoi se met à ricaner, il est redevenu un Surmoi cruel qui n’écoute que la voix du Moi-Idéal et non pas celle de la Tiercéité. Le Surmoi alors se détourne du Moi et tel un empereur romain tourne le pouce vers le sol et s’écrie : « À mort ! » et sarcastique il ajoute « et cette fois ne te rate pas, réussis au moins ton suicide ! ». Le Moi soumis s’exécute…
L’anorexie est une « maladie » du double miroir maternel primaire et secondaire et une maladie de l’idéalité ; la fonction tierce, bien qu’il y ait souvent un père, y est absente. Ici personne n’a vu venir le danger et elle est morte. Pourtant et j’y insiste il aurait fallu continuer à la soigner ! Quand l’adolescence promeut, faute de mieux, une issue autodestructrice (anorexie de la fille, états psychotiques du garçon, états mélancoliques des deux sexes etc.) tout progrès important mettra ultérieurement le moi en danger toute la vie durant, je le souligne : c’est une chose à savoir pour tout thérapeute ! Comment comprendre cela ? En deux mots, le moi qui a été soumis à un régime de fonctionnement traumatique dans l’enfance et à l’adolescence, le moi qui a été intrusé par des vécus toxiques répétés qui se sont incrustés en lui, ne peut grandir que par ce que j’appelle : « l’appropriation culpabilisante ». En allant mieux, cette jeune femme avait intégré cette pensée latente inconsciente : « C’est de ma faute si maman est malheureuse ! » Le moi veut devenir l’auteur de ce à quoi il a été assujetti : ici la souffrance d’une mère. Pour cette jeune femme, avoir un travail représentait une victoire œdipienne sur sa mère qui n’avait jamais travaillé. Or cette mère, angoissée et déprimée, il lui fallait absolument la ménager : on ne tire pas sur une ambulance sans culpabilité ! Le moi grandit en s’appropriant une causalité à la fois vraie et fausse qui le concerne : « C’est moi qui… », ici : « C’est moi qui fait souffrir maman ! », et dans le mouvement progrédient : « Je tue maman en allant de l’avant ». Il y a alors un retournement contre soi d’une agressivité qui est plus une vitalité primordiale que de la haine stricto-sensu, agressivité vitale visant l’objet primordial. Conclusion : « Je suis indigne de vivre, je dois me supprimer ». Inconsciemment, mourir c’est fusionner avec l’objet primaire, donc le retrouver dans la paix et le protéger ! Le suicide abolit les contradictions irréductibles il devient - hélas- la « bonne » solution !
Alors attention à « l’appropriation culpabilisante » des patients, c’est une étape de survie inéluctable pour les issues autodestructrices de l’adolescence, mais elle nécessite la poursuite de soins psychiques attentifs.
Conférence donnée à Sainte-Anne, lundi 23 novembre 2015
Bibliographie
LAVALLEE, G., L’enveloppe visuelle du moi, perception et hallucinatoire, 1999, Dunod.
LAVALLEE, G., 2014, « L’espoir et l’idéal », in : Adolescence, no. 87, 2014.
PARAT, C., 1995, « Essai sur le bonheur », in : L’affect partagé, 1995, PUF, Paris.