Les rapports entre la psychanalyse et la neurobiologie ne cessent d’être difficiles à penser. La première, la psychanalyse, est confrontée régulièrement à la nécessité d’intégrer l’héritage freudien aux formes nouvelles de la clinique contemporaine et aux structures nouvelles de l’environnement social et culturel. La seconde, la neurobiologie, poursuit depuis plusieurs décennies une évolution triomphante du point de vue scientifique et dans ses applications humaines, médicales et technologiques. De plus, la neurobiologie semble mieux convenir que la psychanalyse à l’évolution actuelle des structures de lien entre les humains. La tentation demeure forte d’unifier tous les faits psychiques et de comportement sous l’égide d’une seule réalité scientifique en effaçant toutes les différences et toutes les différenciations du point de vue conceptuel. Dans l’état social actuel des rapports entre la psychanalyse et la neurobiologie, cette tentation réductionniste conduit bien plus souvent à rabattre la psychanalyse sur la neurobiologie qu’à l’inverse.
L’affect est une notion centrale dans la conception psychanalytique des faits psychiques. Freud lui a assuré des développements variés et approfondis tout au long de l’évolution de son œuvre. L’ensemble de la clinique psychanalytique et de ses prolongements psychopathologiques peuvent se lire en termes de destins affectifs tout au long d’un continuum, du pôle du normal au pôle du pathologique. Dans les laboratoires de neurobiologie, de plus en plus de chercheurs s’intéressent aux émotions. Ils cherchent à en définir leurs caractéristiques neurobiologiques en identifiant leur localisation cérébrale, leur configuration neuronale, leurs mécanismes biochimiques et leurs rapports avec l’ensemble des structures de l’organisme.
Antonio Damasio, neurobiologiste, définit l’affect comme une notion cadre regroupant deux niveaux phénoménologiques : celui de l’émotion et celui du sentiment. Cette définition implique d’emblée, chez le chercheur, une structure conceptuelle évolutionniste. Le niveau de l’émotion est référé aux manifestations du corps tandis que le niveau du sentiment l’est aux manifestations psychiques.
Andrée Green définit l’affect comme une catégorie générale regroupant l’ensemble des manifestations affectives induites par les termes d’émotion, de sentiment, de passion et balayant, dans le champ métapsychologique, toute l’étendue des tonalités affectives, de la douleur à la jouissance comme du déplaisir au plaisir.
Cette définition situe l’affect à l’intérieur des limites du domaine de reconnaissance psychanalytique et pas au-delà.
La clinique neurologique montre des malades qui, à la suite d’une lésion dans certains sites de leur cerveau, ont perdu une certaine catégorie d’émotions. Cliniquement, ils se comportent, dans certaines situations de leur vie, comme s’ils n’éprouvaient aucun affect alors qu’auparavant, avant d’être malades, ils développaient toute une gamme de sentiments. Les chercheurs ont identifié, au moyen des technologies actuelles, et en particulier grâce à l’imagerie cérébrale, des sites privilégiés d’organisation des structures émotionnelles, en particulier le cortex préfrontal et sa région ventro-médiane, le cortex pariétal droit, et l’amygdale. Cette clinique d’effacement affectif, directement liée à une lésion cérébrale sélective, évoque une autre clinique, celle-ci observée dans le champ psychanalytique, celle de la vie opératoire. Ici, il manque au patient les tonalités affectives habituelles qui accompagnent les pensées et les représentations. Les malades opératoires se comportent bien souvent comme s’ils souffraient d’un trouble spécifique de l’organisation de leurs affects. La différence entre ces deux cliniques de troubles des affects ne tient pas simplement au fait que dans l’une, la clinique neurologique, le trouble affectif est consécutif à une lésion cérébrale, tandis que dans l’autre, celle de la vie opératoire, le trouble affectif ne comporte aucune lésion organique ; elle tient plus fondamentalement à des approches conceptuelles et épistémologiques différentes et qui conduisent à questionner et à penser différemment l’objet de connaissance et d’étude qu’est le trouble des affects. Cette dimension épistémologique a bien été soulignée par André Green dans son étude magistrale sur l’affect en 1973 (Le discours vivant, PUF) : « Il importe en effet de se souvenir que l’épistémologie moderne a montré que la spécificité de l’objet de connaissance dépend étroitement des conditions de découpage de cet objet dans le champ exploré. Le découpage de l’affect, notre objet d’étude, est solidaire des conditions dans lesquelles il nous apparaît : l’expérience du transfert dans l’analyse ». Cela revient à dire que toute construction théorique au sujet de l’affect, et dans une perspective de pensée psychanalytique, doit découler de l’expérience de la pratique psychanalytique.
Ici, le site psychanalytique tient lieu de laboratoire d’observation des données psychiques et de vérifications d’hypothèses à leur sujet. De ce qui vient d’être souligné résulte l’idée que seule la méthodologie psychanalytique peut énoncer quelque chose de valable au sujet d’un certain découpage de la réalité de l’objet affect et qui situe cette réalité, spécifiquement, dans l’ordre des faits psychiques. Cette méthodologie psychanalytique qui repose sur une structure de relations intersubjectives inconscientes et sur le déploiement dans le temps d’une parole suivant la logique de l’association libre, et cette méthodologie-là est créatrice d’un ensemble de données cliniques dont le niveau de différenciation et de complexité n’est accessible que grâce à l’ouverture conceptuelle qu’elle permet.
Selon cette conception, l’approche neurobiologique découpe autrement l’objet affect et le situe dans un domaine d’exploration qui est celui de l’activité cérébrale. Il n’est alors pas surprenant que les données cliniques qui résultent de ce découpage conceptuel de l’affect ne puissent émerger que d’une procédure méthodologique de laboratoire et au moyen d’un équipement technologique et informatique approprié. Tout en concevant les phénomènes mentaux comme des phénomènes fondamentalement biologiques, Antonio Damasio reconnaît toutefois que leur production procède d’un niveau d’organisation autre et évolutivement plus élevé que celui des phénomènes cérébraux. Il reconnaît aussi qu’entre ces deux niveaux, le niveau cérébral et le niveau mental, persiste une lacune, un vide dans la manière de concevoir, de penser leurs articulations et leurs relations. Dans un livre publié en 1999, « Le sentiment même de soi », il écrit : « entre les évènements neuronaux au niveau de la molécule, de la cellule et du système nerveux que nous sommes capables d’appréhender, et l’image mentale dont nous cherchons à connaître le mode d’apparition, reste une lacune, un vide … Le fait de recourir à deux niveaux de description ne signifie pas que je suggère l’existence de deux substances distinctes, l’une mentale, l’autre biologique. Je reconnais seulement que l’esprit, en sa qualité de processus biologique de haut niveau requiert et mérite son propre niveau de description, non seulement en raison du caractère privé de sa manifestation, mais parce que cette manifestation est précisément ce que nous cherchons à expliquer ».
Je pense que s’il est nécessaire de maintenir, comme le souligne le neurobiologiste, deux niveaux de description phénoménologique de l’affect, l’un cérébral et l’autre psychique, ce n’est pas simplement en raison de leurs différences d’ordre clinique (la dimension objective du niveau de description cérébrale et la dimension objective du niveau de description psychique) mais c’est surtout en raison de leurs différences d’ordre fonctionnel. Car, du niveau psychique d’organisation des manifestations de l’affect émergent de nouvelles configurations de sens et de nouvelles relations entre affect, représentation et langage au sein du fonctionnement mental.
Pour le psychanalyste, l’affect est l’une des deux composantes de la représentation psychique de la pulsion. Elle en constitue sa dimension énergétique, quantitative, économique. L’affect est le prolongement de la force motrice de la motion pulsionnelle présente dans le ça. Pour Freud, l’affect se définit avant tout comme un processus de décharge. Toutefois, celui-ci est accompagné dans le même temps d’une perception interne qui donne le ton fondamental de l’état affectif et en constitue sa dimension qualitative. Ce qui caractérise le niveau psychique de l’affect et en constitue l’acquisition évolutive la plus spécifique dans l’espèce humaine, c’est ce que André Green appelle le travail de l’affect. Il s’agit de l’ensemble des combinaisons intrapsychiques par lesquelles l’affect se lie, se délie, et se relie aux représentants-représentations de la pulsion en formant avec eux toute la variété des complexes représentatifs de la vie pulsionnelle individuelle. C’est dans le champ de la clinique et particulièrement de celle de la psychopathologie que se déploie le travail de l’affect dans toutes ses variétés et jusqu’à ses dysfonctionnements les plus radicaux. Ainsi, à un pôle, l’affect se montre nuancé et varié et épouse tous les mouvements de la pensée, des représentations et des fantasmes, tandis qu’à un autre pôle, l’affect apparaît dans toute sa brutalité, délié, orphelin des complexes de représentations qu’il n’a pu rejoindre ou dont il s’est disjoint.
Pour le psychanalyste, la dynamique de l’affect et les forces qui le mobilisent sont au cœur des processus qui se déroulent en permanence au sein du fonctionnement mental. C’est dans ce sens que nous pouvons dire que, dans le champ de la métapsychologie, le travail de l’affect répond aux impératifs du principe de plaisir-déplaisir et des évènements internes qui lui font obstacle, en particulier, les évènements d’ordre traumatique et l’automatisme de répétition qui leur est associés.
L’affect s’impose ainsi comme un témoin autant qu’un acteur des processus de régulation qui président au déroulement du cours des évènements psychiques.
Pour le biologiste, les émotions sont des systèmes complexes qui œuvrent toutes, d’une manière différente et spécifique, au maintien de la vie, voire de la survie, par la mise en action d’un réseau complexe et stratifié de réponses chimiques et neuronales dont la finalité est de réguler à tout moment le milieu interne de l’organisme, ce que l’on appelle communément l’homéostasie. Pour Damasio, la réalité vivante de l’affect réside dans son trajet évolutif, de ses manifestations corporelles à celles de l’esprit. Tout au long de ce continuum, les émotions représentent des modes d’expression variées, métaboliques, viscérales, musculaires, toutes ouvertes vers le monde des objets tandis que les sentiments représentent des évènements psychiques et privés obéissant à une logique plus complexe où participent de manière variable la pensée et la conscience.
La clinique psychanalytique contemporaine a révélé des formes d’expressions psychiques qui reposent sur un effacement sélectif ou plus généralisé des acquisitions les plus évoluées dans l’ordre de la vie psychique : affects comme représentations. La vie opératoire, évoquée plus haut, en est une illustration exemplaire. Ces formes brutes d’expression psychique peuvent être conçues comme résultant d’un mouvement de démentalisation.
Le débat entre psychanalyse et biologie peut utilement s’étayer sur le rapprochement clinique que nous avons opéré plus haut entre des formes d’effacement affectif, les unes liées à une lésion cérébrale, les autres à un trouble spécifique du fonctionnement mental. Si l’une et l’autre clinique obéissent chacune à sa logique propre, l’une, celle de l’activité cérébrale, l’autre, celle de l’activité psychique, ces deux logiques hétérogènes peuvent conceptuellement se rapprocher lorsqu’on envisage des formes psychiques démentalisées. A l’inverse, ces logiques hétérogènes s’éloignent conceptuellement lorsque l’on envisage des formes psychiques riches de leurs acquisitions mentales et utilisant toute la gamme des expressions d’ordre psychique.