« Vous avez raison d’identifier le père et la mort,
car le père est un mort et la mort elle-même (…)
n’est seulement qu’un mort. »
S. Freud, Lettre à Karl Abraham du 2/5/1912
« La mort du père est l’évènement le plus important et le plus déchirant dans une vie d’homme » écrit Freud dans sa préface de 1908 à l’interprétation des rêves, dont il assume la valeur autoanalytique. « …perte qui signifie la plus radicale coupure dans la vie d’un homme » propose Jean-Pierre Lefebvre dans sa nouvelle traduction, ce qui rajoute une utile ambigüité qui convoque la castration et l’oedipe. Mais qu’en est-il de la perte de la mère ? Et pour une femme ?
Avec la place du père et la problématique oedipienne, l’organisation psychique s’ouvre à la fois à la différence des sexes et à la différence des générations. Même si Freud considère aussi que : « Il devrait de tout temps y avoir eu des fils du père. Le père est celui qui possède sexuellement la mère (et les enfants en tant que propriété). Le fait de l’engendrement par le père n’a pas, en effet, d’importance psychologique pour l’enfant. » (Lettre du 14/5/1912).
Nous allons, lors de cette première séance de cette série sur le père dans l’organisation psychique, évoquer de nombreuses incidences de la référence paternelle.
La scène primitive et la place du père dans l’organisation psychique
Si Freud s'est passionné pour la question de l'observation directe du coït des parents, comme le montre le cas de L'homme aux loups, la scène primitive appartient pour lui à la structuration d’un fantasme originaire. Son importance est fondamentale pour l'identité en instaurant une filiation et surtout par l'organisation et l'articulation de la différence des sexes et de celle des générations. Mélanie Klein privilégiera à son tour la scène primitive. En témoignent les premières séances tant de Richard que de Dick. Elle interprète à Richard que le mal que fait Hitler aux autrichiens, qui le préoccupe, est en rapport avec elle – autrichienne comme il le sait – et le bombardement de leur maison, et le relie au mal qu’il imagine que papa fait à maman la nuit… On sait qu’elle développera également le fantasme archaïque des parents combinés.
Bion reste fidèle à cette conception kleinienne.
En témoignent les Entretiens psychanalytiques (Sao-Paulo 1973, pp. 15-16) : « Un exemple : je pensais que le patient qui disait : « Je ne sais pas ce que je veux dire » parlait un anglais articulé. Il m’a fallu beaucoup de temps pour me rendre compte que ce n’était pas le cas, mais lorsque je m’en rendis compte, six mois plus trad, l’expérience fut instantanée : il était lui-même un idéogramme. Il était quelque chose qui aurait dû me faire penser à une personne allongée sur un divan. Cette personne avait une signification et je pus dire au patient : « Vous ne savez pas ce que vous voulez dire ; mais vous attendez de moi que je sache que, lorsque je vois quelqu’un allongé sur un divan, c’est que deux personnes ont eu un rapport sexuel. » Ce que le patient voulait dire, c’est que ses parents, ou deux personnes, avaient eu un rapport sexuel. »
Le contenu-contenant, qu’il accompagne toujours des signe mâle/signe femelle accolés, prouve que lorsqu’il conceptualise la dyade mère enfant, c’est au sein de la structure oedipienne triadique.
Mais Winnicott…
« Mon père m’a laissé trop longtemps seul avec mes trois mères… » confiait Winnicott qui le regrettait (parlant de sa mère et ses deux sœurs). On sait pourtant combien le père semble peu présent en tant que tel dans l’environnement précoce de l’enfant qu’il décrit, environnement si important pour lui, alors qu’il peut en tenir compte dans sa clinique, comme de la sexualité, mais ensuite – le Piggle en donne un exemple lorsqu’il interprète un tracé rouge de l’enfant sur une ampoule électrique figurant un personnage comme renvoyant aux règles féminines. Mais on sait qu’il considérait que la création de la vie psychique se transmettait par la mère à ses enfants des deux sexes. Ce « féminin pur » de Winnicott est une identification primaire à la mère dans les deux sexes par une « expérience de l’ÊTRE » dans l’union avec la mère, avant même de s’éprouver comme unité et d’avoir la moindre idée de l’union, permet de sortir de l’aporie de la description intrapsychique des débuts de la vie… avant que cette unité ne se soit constituée et que la séparation dedans dehors ne soit advenue.
De ce fait la seule continuité que connaissent les hommes est pour lui œdipienne : En témoigne son autobiographie posthume qui devait s'appeler « Not Less Than Everything » où, selon Clare Winnicott, il dit la tristesse pour un homme de mourir « quand il n'a pas eu de fils pour le tuer imaginairement et lui survivre - fournissant ainsi la seule continuité que les hommes connaissent. Les femmes, elles, sont continues ».
Lacan
Une place du père plus emblématique que sexuelle se trouve chez Lacan. Le Nom du père, sa forclusion, le symbolique marquent fortement la théorie lacanienne.
Laplanche
Pour Jean Laplanche, avec la théorie de la séduction généralisée, c’est la mère qui initie l’enfant au sexuel : Ainsi en 2001 dans Contre-courant : « Ici, la “théorie de la séduction généralisée” apporte une hypothèse, qui vaut pour le moins d’être examinée : ce qui originairement est “à lier”, “à traduire”, ne vient pas des profondeurs d’un ça inné, mais de l’autre humain adulte, dans l’essentielle dissymétrie de nos premiers mois. Les premières tentatives de “traitement” se font pour répondre aux messages énigmatiques (compromis par le sexuel) venant de l’autre adulte. L’échec partiel de ces tentatives de traductions – par lesquelles le moi se constitue et commence à s’historiser – laisse de côté des éléments réels, sources désormais d’excitation sexuelle interne, contre lesquelles le moi doit de nouveau se défendre, ce pour quoi le socius lui apporte d’ailleurs une aide permanente en lui proposant règles, mythes, idéologies, idéaux. » (p.302).
La censure de l’amante
Fain et Braunschweig, considèrent eux aussi que c’est la mère qui rend perceptible un père à investir pour l’enfant. Ces deux auteurs ont développé l’intuition de Michel Fain dans Prélude à la vie fantasmatique d’une censure de l’amante, qui limite la fusion mère-enfant et indique à l’enfant qu’il est désinvesti au profit du tiers, désignant le père à l’investissement de l’enfant.
« Pour la mère, ayant un instinct maternel normalement développé, le bébé a un moi, le sien, une capacité d’amour, la sienne, et elle a raison. L’aspect caractéristique de l’oeuvre de Mélanie Klein et également de celle de Winnicott est marqué par la disparition de la femme, celle qui à un certain moment n’hésiterait pas à se débarrasser de son enfant pour jouir du pénis du mâle. Pour s’en débarrasser elle n’a alors qu’un moyen légal, endormir cet enfant. La mère et la femme resteront toujours des ennemies irréconciliables. Quand la mère est présente, elle investit le ça de son bébé qui devient de ce fait son Moi. C’est là, le Moi “inné” de Mélanie Klein. Son existence ne fait aucun doute. Mais si cette mère redevient femme, même si cela déplait à Winnicott, le ça redeviendra un ça à faire taire, à neutraliser. Si le pénis paternel se projette alors sur le sein, cela n’a rien d’étonnant, tout en n’étant pas si simple que cela. Le vrai traumatisme vient du fait que ce sein n’est plus nourricier, il a envie d’être caressé, il est corrélatif de l’existence du vagin. Le pénis paternel dans le sein maternel, c’est le “vagin plein” symbole du désinvestissement de l’enfant, devenu transitoirement orphelin et exposé au monde extérieur. » (p.44).
Le divorce
Relevons dans la clinique actuelle des enfants une forme violente et paradoxale de confrontation à la scène primitive : le divorce des parents. C’est la séparation des parents qui fait alors éprouver brutalement et paradoxalement aux enfants la primauté du couple sur l’engendrement des enfants. Effectivement leur conflit et donc leur histoire amoureuse imposent leurs priorités sur le besoin de l’enfant d’un cadre familial. L’enfant ne peut cependant l’intégrer comme de l’amour car il n’en ait confronté qu’à l’agressivité qui résulte de ses frustrations. En être conscient peut aider à en analyser l’impact chez l’enfant.
Forclusion du nom du père, auto-engendrement et psychose
Comme l’ont souligné dans leurs œuvres de P.-C. Racamier ou Piera Aulagnier, le déni de la scène primitive sous-tend souvent le délire. La place nous manque pour rendre compte de tous les travaux qui ont depuis Schreber articulé psychose et référence paternelle. Un souvenir : je me souviens de mes débuts en psychiatrie, il y a fort longtemps. Engagé comme infirmier remplaçant pendant mes études, je pénétrai pour la première fois dans un service de psychiatrie. C’était l’heure du déjeuner des patientes de ce pavillon de femmes. J’avais à l’époque des cheveux assez longs et une grande barbe. Une femme se leva brutalement en me voyant et hurla : « Joseph Cocu ! »
La tiercéité symbolisante
Si le père symbolise le tiers, ce qui ne doit ni être ni pris au premier degré, ni caricaturé en retour avec excès, comme dans de récentes attaques contre la psychanalyse, tous les spécialistes reconnaissent l’enjeu de la tiercéité pour un authentique accès à la symbolisation. En soulignant la difficulté de l’attention conjointe chez le jeune autiste, les cognitivistes rejoignent – sans en mesurer les implications – ce registre et l’on peut suivre Jean-Marie Vidal lorsqu’il différencie précisément l’indice – dualité – accessible par conditionnement à un lien duel, y compris chez l’animal, de la nature triadique du signe, essentielle dans la communication humaine. Remarquons la convergence des auteurs qui de Pierre Delion à Laurent Danon-Boileau ou Jean-Marie Vidal en reviennent aux travaux de Pierce, dont André Green nous avait indiqué l’importance et la source d’inspiration probable de la définition lacanienne du signifiant.
Le père de la fille
Souvenons-nous des débuts de la psychanalyse. Le père est le séducteur de l’hystérique, même si Freud le déguise parfois en oncle dans les Études sur l’hystérie. Si l’abandon de la neurotica ouvre la voie au fantasme et à l’aventure psychanalytique, le fantasme de séduction, originaire, reste bien présent et l’enfant le convoque dans toute confrontation avec un adulte inconnu, et c’est donc aussi le cas lors de l’investigation psychanalytique de l’enfant et bien sûr quel que soit le sexe des protagonistes… C’est justement cette mise en tension qui permet à l’organisation défensive de l’enfant de se donner à connaître. « Tu dors là ? » interroge un jeune enfant en désignant le divan de mon bureau lors de notre première rencontre.
Les positions phallocentriques de Freud sont bien connues et elles ont été contestées par ses successeurs comme en témoigne par exemple le livre : La sexualité féminine sous la direction de J. Chasseguet-Smirgel. Nous en prendrons pour exemple comment Catherine Parat conçoit la rivalité, l’envie du pénis et le changement d’objet chez la fille. Si la petite fille a vécu projectivement le sein ou le pénis comme très agressifs dans le fantasme de scène primitive, l’angoisse que la passivité suscite entrave une position passive par rapport au pénis. Les parents réels et leurs relations viendront entériner ou contredire la version sado-masochique de la scène primitive. Celle-ci alimente en tout cas le besoin de la fille de rester proche de sa mère. Elle y envie le pénis et un rôle actif. C’est l’entrée dans l’œdipe négatif dans lequel elle se montre très possessive vis-à-vis de son objet d’amour, la mère, le père apparaissant comme rival.
Catherine Parat considère que ce n’est que grâce à l’infléchissement masochique du sadisme envers le pénis du père que peut s’installer la réceptivité passive de la femme dont dépend en grande partie le destin de sa féminité. Celui-ci dépend donc en grande partie de la « qualité » des objets parentaux réels.
La connaissance précoce du vagin a été reconnue et en particulier par Fain et Braunschweig qui pensent son déni comme destiné à instaurer une couverture narcissique… pour préserver l’homme de son angoisse de castration.
Selon Fain, c'est l'influence première de la mère (la qualité, l'intensité et la rythmicité de l'investissement narcissique qu'elle a de son bébé) qui est un des facteurs responsables du refoulement primaire (de la conscience du vagin) - et c'est par cette aptitude (la même que celle qui s'exprime dans le désir maternel d'endormir son bébé, et qui correspond à un désir inconscient de le ramener à l'état fœtal) que la mère va médiatiser la loi paternelle. La mère se fait alors la complice d'une loi anti vagin, paternelle, abstraite, collective, loi qui règne dans son inconscient et qui dit que c'est le pénis de l'homme qui révélera le vagin à la femme. Si ce n'est pas le cas, la fille obtiendra un orgasme sans pénis, ce qui pose alors la question du changement d'objet.
Laïos pédophile
Dans le n° 2 de la RFP de 1993, nous rappelions avec Paul Denis un élément souvent occulté du mythe oedipien. Le crime de Laïos, le père d’OEdipe est d’avoir séduit Chrysippos, le fils adolescent de son hôte Pélops. Chrysippos, de honte se suicida, et Pélops maudit Laïos et sa lignée: c’est l’origine de la malédiction des Labdacides. Le père est donc pour le psychisme tout autant séducteur sexuel du garçon que de la fille. Fantasme qui prend place parmi les fantasmes originaires, et fait contrepoids dans les deux sexes à l’attraction exercée par la mère archaïque… La réalité incestueuse le confirme – pensons au père mis en scène dans le film Festen. Pourtant l’inceste réalisé par le père sur ses enfants des deux sexes dans la réalité est peut-être beaucoup plus chargé de destructivité narcissique envieuse et mortifère que de sexuel « déchainé »…
L’avènement du surmoi pour Freud, l’intériorisation de l’interdit paternel
Freud la décrit dans Le moi et le ça, en 1923 : « Étant donné que les parents, en particulier le père, sont reconnus comme l’obstacle à la réalisation des souhaits œdipiens, le moi infantile se renforça pour cette opération de refoulement en érigeant en lui-même ce même obstacle. (…) Le sur-moi conservera le caractère du père, et plus le complexe d’Œdipe fut fort, (…) plus par la suite, le sur-moi, comme conscience morale, voire comme sentiment de culpabilité inconscient dominera sévèrement le moi. » (p. 277-278). « Le sur-moi est apparu par une identification avec le modèle paternel. Toute identification de ce genre a le caractère d’une désexualisation ou même d’une sublimation. Or il semble que lors d’une transposition, il se produit aussi une démixtion pulsionnelle. La composante érotique n’a après la sublimation plus la force de lier toute la destruction qui y est adjointe, et celle-ci devient libre comme penchant à l’agression et à la destruction. C’est de cette démixtion que l’idéal en général tirerait ce trait dur cruel qu’est le « Tu dois » impérieux » (p.297-298). Ceci explique que le surmoi va concentrer la pulsion de mort qui résulte de cette désintrication pulsionnelle, en libérant ainsi le reste du psychisme… à la condition de ne pas enfreindre ses impératifs !
Le sadisme du surmoi, et le masochisme du moi… Une régression incestueuse : « Si le père était dur, violent, cruel, alors le surmoi recueille de lui ces attributs et, dans sa relation avec le moi, la passivité, qui précisément devait être refoulée, s’établit de nouveau. Le surmoi est devenu sadique, le moi devient masochique, c’est à dire au fond, féminin passif. » Dostoïewski et le parricide (1928). On voit, comme pour le masochisme moral décrit dans Le problème économique du masochisme en 1924, que le masochisme du moi vis à vis du surmoi le destitue comme autorité pour en tirer une satisfaction pulsionnelle. En ce sens c’est bien une régression et une resexualisation de l’imago parentale, et c’est pour cela que je la qualifierai d’incestueuse.
Le père réel et le surmoi
Pourtant en 1933, dans les Nouvelles conférences (Gallimard 1989), Freud tempère ce lien direct : « Le surmoi peut acquérir le même caractère de dureté inexorable alors que l’éducation a été douce et bienveillante. » (p. 88). Il devient avec le temps de plus en plus impersonnel, et les personnes des parents donnent par la suite lieu à des identifications dans le moi qui contribuent à la formation du caractère, mais « elles n’influencent plus le surmoi qui a été déterminé par les imagines les plus anciennes. » (p. 91). L’identification au surmoi des parents : « Le surmoi ne s’édifie pas, en fait d’après le modèle des parents, mais d’après le surmoi parental. » (p. 93)
Reprenant dans un texte récent ses travaux sur le surmoi, Jean-Luc Donnet, élaborant sur l’humour, souligne que l’identification s’accompagne d’une désintrication pulsionnelle résultant de la désexualisation et rappelle que, pour Freud, dans Le moi et le ça, le surmoi post-œdipien est constitué de deux identifications maternelle et paternelle « susceptibles de s’accorder de quelque façon ». Extraordinaire formulation freudienne qui montre dans l’achèvement surmoïque et l’impersonnalisation qui le caractérise – Francis Pasche insistait sur ce point – une scène primitive rendue tolérable et protectrice. Le surmoi n’est donc pas seulement cruel et meurtrier comme dans la mélancolie, il protège aussi d’une réalité trop cruelle et d’un fantasme trop cru.
Des parents homosexuels
L’inconnu du devenir des modèles sociétaux de parentalité a fait polémique ces dernières années. Je ne pense pas que les psychanalystes doivent s’égarer à dire la norme, et encore moins la loi. Certains ont pourtant eu des opinions très affirmées sur le devenir d’enfants élevés par des couples homoparentaux. Je les trouve bien présomptueux. Comment pouvons-nous savoir si l’essentiel est l’existence d’un tiers, investi érotiquement par l’objet primaire de l’enfant, et peu importe alors le sexe des protagonistes pourvu qu’ils soient sexués et se désirent, ou si au contraire le risque existe d’une perte progressive du repère de la différence des sexes avec sa potentialité désorganisante ?
Par ailleurs nous devons attirer l’attention sur le fait que nous sommes un peu hâtifs si nous nous fondons sur des observations des premières expériences de vie d’enfants - conçus naturellement avec un autre partenaire, par PMA ou adoptés - élevés par des couples homosexuels pour en tirer des conclusions. Ces premières expériences sont souvent relatés par des parents militants, que leur combat contre l’ordre établi structure en opposition à celui-ci, et donc dans une dialectique porteuse de la structure œdipienne. Parfois, comme Colette Chiland l’avait fait remarquer pour certaines études, une partialité militante biaise évidemment le recrutement des sujets étudiés. Mais l’important me semble que ces parents se sont structurés en contre avec comme point de départ une famille traditionnelle et donc une référence œdipienne. Écoutons la formidable intuition freudienne sur la transmission de la vie psychique entre les générations : le surmoi se construit en identification au surmoi des parents. Processus inconscient qui convoque les générations qui précèdent et leurs inconscients. Dès lors, la complexité des processus en jeu ne permet plus des pronostics en extrapolant à partir d’une seule génération. Nous ne pourrons savoir si la transmission de l’organisation œdipienne en sera modifiée, et si elle le sera fondamentalement, qu’après plusieurs générations. Par ailleurs, la transmission par le surmoi culturel ne sera pas un recours si l’accélération des mutations des sociétés fait que leur rythme rejoint celui des générations, n’assurant plus un rôle de pont entre elles.
Un surmoi fonctionnel
Le « point d’urgence » de la sévérité excessive du surmoi impose l’interprétation. Avec l’article de James Strachey sur La nature de l’action thérapeutique de la psychanalyse (1934) qui définit les caractéristiques de l’interprétation mutative, l’angoisse était au départ de la nécessité d’interpréter, au « point d’urgence » de l’angoisse devant le surmoi. Pour lui l’interprétation d’une motion hostile envers l’analyste par ce dernier qui occupe une place de surmoi auxiliaire permet à une quantité d’énergie du ça de devenir consciente. Ceci permet au patient de différentier l’objet externe de ses objets archaïques fantasmatiques. Si l’interprétation est mutative, il introjecte cet objet moins agressif et cela diminue la propre agressivité de son surmoi. Simultanément, le patient a accès au matériel infantile qui est réexpérimenté dans la relation avec son analyste.
Les carences surmoïques aujourd’hui nous confrontent souvent à la problématique inverse et nous fait presque regretter la sévérité du surmoi organisateur de belles névroses bien structurées. En effet la faiblesse du surmoi a des conséquences autres mais tout aussi tragiques que la misère névrotique. Angoisses identitaires, pathologies narcissiques avec leur dépressivité, addictions nous font découvrir combien ce n’est pas une liberté que de ne pouvoir s’interdire l’acte, et combien l’interdit est protecteur.
C’est en effet l’impuissance en lieu et place de l’interdit qui va être éprouvée par l’enfant jeune admis par sa mère dans son lit et la promiscuité de son corps en l’absence d’un père qui s’interpose. Excité et séduit sans décharge possible de son excitation, il est incapable de la satisfaire en tant que femme.
De l’idéal du moi au Moi-Idéal
Le passage de l’idéal du moi au Moi-Idéal marque ainsi une régression de la culture, dont témoignent les organisations sectaires ou le totalitarisme. L’idéal du moi impliquait un projet, une représentation-but, une flèche du temps impliquant la succession des générations, le deuil, et permettant l’espoir. Avec le Moi-Idéal qui s’y substitue et l’identification instantanée au leader qui pourrait alors être qualifiée d’adhésive, le groupe devient Un dans une identification adhésive à la mégalomanie du Maître. Le temps est aboli autant que les limites psychiques. Mais j’y vois une désintrication pulsionnelle qui se révèle dans ses composantes mortifères : la secte se suicide parfois concrètement et on connaît le destin auquel les tyrans mégalomanes conduisent ceux qui les suivent…
La psychanalyse a-t-elle participé à une destitution de l’autorité ?
La question mérite d’être considérée : En démasquant que le surmoi trouve ses sources pulsionnelles dans le ça, la psychanalyse a compromis aussi les autorités qui se paraient de ses attributs. Tant familiales que sociales. Il n’est pas sûr que toute hypocrisie ait disparu pour autant, mais elle est souvent plus subtile.
Et le surmoi maternel ?
Pour ceux qui souhaiteraient que l’on n’oublie pas la puissance inquiétante d’un surmoi d’essence maternelle, et comme nous ne pouvons développer ce thème, mentionnons deux films qui en donnent des figurations impressionnantes : Shokusaï et la Reine Margot…
Carences paternelles, névroses de destinée ?
Les carences paternelles laissent des traces profondes chez les fils abandonnés, reniés, non reconnus, ou qui ont vu leur lien de filiation destitués par un désaveu de paternité. La dimension du transfert dans la cure hérite à la fois d’un immense espoir de trouver enfin l’amour d’un homme – le sexe réel de l’analyste ici compte – et de la paradoxalité inhérente au transfert : c’est un véritable amour déplacé des objets primitifs, avec dans ce cas tout le contentieux traumatique d’abandon, et il est en même temps destiné à être résolu pour rendre au patient sa liberté d’aimer. Donc avec le risque de répéter la trahison. La dimension adoptive présente dans tout transfert est ici d’autant plus convoquée.
L’introjection anale du pénis paternel chez l’homme
Ceci ramène à la manière dont se fait l’introjection de la figure paternelle dans le développement normal du garçon, en rapport avec la bisexualité psychique. C’est dans l’organisation anale que le petit garçon trouve une issue oedipienne féminine vis à vis du père, s’offrant à une pénétration par le père, avec l’espoir de concurrencer la mère et de lui donner un enfant. Mais il ne faut pas être dupe de cette position homosexuelle. C’est aussi un moyen de s’approprier la puissance du pénis paternel, de le lui prendre pour le concurrencer plus tard. Serge Lebovici insistait sur ce fantasme du « pénis énergétique » qui complexifie certains comportements qui le mettent en acte, en particulier à l’adolescence, mais éclaire aussi certains rites d’initiation, ainsi dans des bandes de délinquants qui exigent de se soumettre à une sodomisation par le chef pour être membre du gang…
Deux exemples cliniques nous ramènent à son élaboration psychique :
Un dessin d’enfant, en consultation avec un pédopsychiatre homme : il dessine des pirates qui se battent. Le sabre de l’un pénètre par derrière les fesses d’un autre pirate. Comme c’est un très très grand sabre, il ressort de l’autre côté et le dote par devant d’un très grand pénis…
C’est un homme d’une quarantaine d’année, très obsessionnel, qui me raconte un rêve : « Je suis assis sur vos genoux… je sens que votre sexe durcit entre mes fesses. »
Aidé par la configuration du site analytique qui masque la réalité perceptible de l’analyste, assis derrière le patient allongé sur le divan, le transfert paternel dans cette dimension érotique structurante peut tout à fait être adressé à une analyste femme. Il importe alors qu’elle le reconnaisse, l’assume et l’interprète.
Le surmoi analytique
Francis Pasche – qui trouve « que la sacralisation des instances parentales se révèle complexe » – a repère au fond « l’imago de la mère qui après avoir livré la chair de sa chair, subsiste néanmoins, et peut être suspectée de vouloir la réintégrer en elle-même, ou s’y injecter de nouveau, comme il y a peu son sang et son lait, mais aussi qu’il s’y superpose, par le truchement d’une mère alors ni dévorante ni intrusive, par amour, une imago de père à la fois cause première, créateur, et dont le sacrifice assure non seulement la rédemption des hommes, mais leur existence même avec celle de l’univers qu’ils hantent ». Considérant que la fusion avec l’imago maternelle est la menace psychotisante, il s’intéresse aux religions et à l’élaboration qu’elles mettent en œuvre face à ce danger.
Pasche considère dans L’imago-zéro. Une relation de non-dialogue qu’en inventant par commodité le protocole de la séance, Freud découvre « …l’artifice le plus favorable à la régression nécessaire jusqu’à la situation du petit enfant livré aux parents dont il a tout à craindre, tout à espérer, qu’il aime et qu’il abomine, qu’il admire et qu’il fécalise. C’est le retrait de l’analyste derrière lui dans le silence et le non-agir qui permet les projections. » Il souligne la verticalisation d’emblée de la relation, et pas seulement du fait de s’exhiber couché pour le patient. Il critique l’idée d’un diktat de l’analyste dans cette asymétrie, « … car l’analyste n’y est pour quelque chose que dans la mesure où il a choisi d’être analyste. C’est à dire de se soumettre et de proposer à son analysé de se soumettre, à une règle qui les surplombe et dont les consignes pour être différente pour chacun d’eux n’en sont pas moins impératives. Et plus sans doute pour l’analyste qui a la responsabilité de la cure. Lâchons le mot, il y a un Surmoi analytique. Un Surmoi qui a ceci de commun avec le Dieu apophatique d’être d’une certaine manière « au-delà de tout ». Je veux dire qu’il s’agit d’un Surmoi pur en ce qu’il n’impose à l’analyste qu’une attitude négative de non-dialogue et non-jugement, propre à susciter la mise à jour d’abord, puis le dépérissement des projections idéalisantes et contre-idéalisantes, et à découvrir peu à peu une imago toute nue. » (p. 157).
Il s’agit bien à l’évidence pour Pasche d’une asymptote, car on sent bien le mortifère auquel pourrait conduire cette pureté et l’idéalisation qui l’accompagne. Il n’élude pas la fétichisation induite par ce manque à percevoir pour le patient. Mais il aimait à dire que l’analyste doit être « un fétiche récalcitrant ».
L’identification primaire au père
Si Freud dans Le moi et le ça pose l'identification primaire au père comme fondatrice pour le psychisme, et tient toute sa vie, contre toutes les données scientifiques, à la pensée inspirée de Lamarck d'une intégration au psychisme de l'individu des traces phylogénétiques du meurtre du père de la horde primitive, il théorise simultanément l'incorporation orale de l'objet. La phylogenèse et la transmission de la trace du meurtre du père de la horde primitive garde des partisans, comme l’a montré François Villa au Congrès des psychanalystes de langue française en 2013.
Freud bute sur l’origine, estime à l’opposé Jean Laplanche et c’est dans ce cas qu’il fait appel au biologique et à la phylogénèse. Suivons son constat, sans en conclure comme lui que Freud s’est « fourvoyé » dans la biologie pour au contraire ouvrir le modèle freudien, purement interne à la psyché, aux conditions qui précèdent la constitution de la limite dedans/dehors. Il n’est épistémologiquement pas très cohérent en effet de n’avoir alors qu’un point de vue interne ! On doit à Winnicott et Bion d’avoir proposé un tel modèle, plus sexué comme nous l’avons vu chez le second, par l’ajoût à la fonction α maternelle du modèle du contenu/contenant. On ne peut que regretter que ces deux grands psychanalystes contemporains n’aient pas à ma connaissance confrontés leurs points de vue qui ont en commun de théoriser les interactions entre deux psychismes.
Une proposition : l’investissement paternel de l’enfant à venir : un déjà-là d’avant sa venue
Pour conclure, je proposerai de souligner la valeur de l’investissement par le futur père de son enfant – de ses enfants – à venir. S’il peut être sympathique d’être le fruit d’un désir sexuel mutuel irrépressible et soudain, et beaucoup plus triste d’être né d’un rapport sexuel hasardeux, dépressif, peu ou pas choisi, il arrive quand même souvent qu’un homme investisse son ou ses futurs enfants dans le choix de sa femme, en pensant à la mère qu’elle pourra être, et bien sûr aussi dans le prolongement narcissique que les enfants représentent toujours. Mais bien d’autres composantes son déjà présentes ainsi sa passivité homosexuelle projetée : l’enfant pourra être aimé de lui, père comme lui aurait tant aimé l’être… Ou sa haine contre-œdipienne du rival qui lui prend sa femme, et en plus quand elle devient mère…
La censure du père
Remarquons enfin que dans l’investissement de sa femme enceinte, puis de l’unité mère-enfant : le père instaure une protection qui entoure la dyade mère enfant, contenant de contenant dont la valeur organisatrice tierce se complète d’une structuration symbolisante des espaces psychiques. Cette censure du père, pour paraphraser en symétrie inverse la formule de Michel Fain, lui fait refouler son désir d’amant avec l’agressivité contre-œdipienne qui en résulte, ce qui introduit déjà ainsi l’œdipe, pour investir sur un mode contenant la dyade mère/enfant, ou plus précisément pour investir l’investissement de leur enfant par sa femme.
(publié le 17/10/2013)