Je me propose de vous présenter quelques-uns des aspects de la pensée clinique de Mélanie Klein, et je vous remercie de m’en donner l’occasion. J’avoue que mon premier mouvement a été de décliner cette invitation. Parce que je viens de terminer un livre sur Klein, j’ai vécu avec elle ! Dans tous les sens du terme ! Pendant plus de deux ans, sans compter la connaissance, quoique moins précise, que j’en avais auparavant ; et, comme il se doit dans toute vie de couple, il me paraissait impossible de vous parler de « ma partenaire » dans un « résumé » d’une heure. J’ai franchi mon hésitation pour deux raisons : • • D’abord, parce que l’invitation venait de Jean-François Rabain, et que j’ai une immense estime pour lui : pour son travail clinique, que je connais bien, et pour ses talents pédagogiques, qu’il a manifesté notamment dans le séminaire de post-DEA que je dirigeais avec les professeurs Widlöcher et Fedida à la Salpêtrière. • • Ensuite, parce que je sais que parmi les nombreuses questions que vous vous posez sur la psychanalyse, celle-ci les résume toutes : existe-t-il une psychanalyse moderne ? Qu’y a-t-il de nouveau en psychanalyse ? Au risque de vous paraître paradoxale, je dirai que non seulement je suis persuadée de l’existence d’une innovation constante dans la recherche psychanalytique moderne, mais je pense en outre que celle-ci, pour n’être pas bruyante, n’en est pas moins subtile ; et qu’elle opère en particulier par la réévaluation des œuvres des fondateurs ! Et des fondatrices. En découvrant dans leurs œuvres des problèmes théoriques et cliniques issus de cures parfaitement actuelles, esquissés par ces fondateurs/fondatrices, mais reproblématisés par notre écoute actuelle, redécouverts en somme, et pensables autrement que chez nos prédécesseurs. La psychanalyse moderne est l’héritière d’une mémoire prestigieuse que nous n’avons pas vraiment encore interprétée ; il est important d’adosser nos interrogations modernes à cet héritage ! Non seulement pour revaloriser nos fondations, mais pour mieux cerner les nouvelles interrogations. C’est vous dire que je vous présenterai une Mélanie telle que je la vois moi-même, aujourd’hui : elle répondra ainsi à des préoccupations issues de ma propre personne et de ma propre pratique. Ce ne sera donc pas nécessairement Mélanie Klein – « géniale tripière » ou « aruspice », selon la vision de Lacan (pour ceux qui ignoreraient le sens « d’aruspice », il s’agit d’un devin ou d’une voyante qui examine les entrailles des victimes pour en tirer des présages). Je ne vous parlerai pas non plus de ce que la plupart d’entre vous connaissent par cœur : la position schizo-paranoïde à l’origine de la vie du bébé, la protoprésence de la relation d’objet et de l’Œdipe, l’objet interne et le fantasme « incarné » avec ses identifications projectives ; puis la position dépressive, la réparation, la naissance du « véritable symbole » après les « équations symboliques », etc. Je me limiterai au rôle central de la mère dans cette aventure du psychisme selon Klein, non sans reprendre dans mon optique les différentes notions que je viens de mentionner. Je vous renvoie, pour une étude plus patiente des étapes de l’élaboration théorique chez Klein, aux deux volumes de Jean-Michel Petot (Dunod) et à l’Introduction à l’œuvre kleinienne par Hanna Segal (PUF), ainsi qu’à la biographie par Phyllis Grosskurt (PUF). Si le « génie féminin » est une des découvertes du XXe siècle, quelle est l’imago de la femme, et plus particulièrement de la femme-mère selon Klein ? Klein (1882-1960) a proposé – on le lui reconnaît depuis Bion et Winnicott, lesquels, élèves dissidents, ont innové dans ce domaine – une conception originale du symbolisme : c’est bien le moins qu’on pouvait attendre d’un aruspice. Il y aurait donc chez l’enfant la protoprésence d’une symbolisation première, pulsionnelle ; cependant destinée à se modifier avant d’accéder à une pensée stricto sensu, parfois uniquement grâce à l’aide de la psychanalyse. Je vous propose de suivre ce mouvement tel que Klein l’expose dans le cas de Dick, après la lecture qu’en a faite Jacques Lacan.
I.
Dick est un garçon de quatre ans, « en retard », comme on dit familièrement : il parle à peine, se montre indifférent à la présence de sa mère et de sa nurse, insensible quand il se fait mal, très maladroit dans le maniement des couteaux et des ciseaux, et son acquisition intellectuelle est celle d’un enfant de quinze-dix-huit mois (pour autant qu’on puisse se fier à ce genre d’évaluations). Son « attitude parfaitement négative », comme le perçoivent la mère et Melanie Klein, sera qualifiée par l’analyste d’attitude négativiste alternant avec des manifestations d’obéissance automatique. Sans comparaison avec un enfant névrosé qui aurait une certaine inhibition au jeu mais serait capable néanmoins de symboliser des relations avec les objets (c’est le cas de Fritz), Dick ne manifeste aucune relation affective avec les objets environnants, il « n’appelle » pas et ne fait montre d’aucune « coloration fantasmatique ». Le diagnostic de l’analyste est celui d’une schizophrénie, plus fréquente, pense-t-elle, chez les jeunes enfants qu’on ne le dit, et dont le trait essentiel, chez Dick, serait « une inhibition du développement » plutôt qu’une « régression ». La clinique moderne y verrait probablement des traits autistiques, mais, comme le précise Klein, il n’y a pas lieu de s’engager dans une discussion de diagnostic. L’essentiel est en effet de suivre les fulgurances de l’observation kleinienne, les constats qu’elle en tire sur l’état et le développement de Dick, mais aussi les conceptions plus générales sur la genèse du symbolisme qui en découlent. Analysante et élève de Ferenczi, Klein rappelle avec lui qu’au fondement du symbolisme se trouve l’identification, c’est-à-dire l’effort du petit enfant à découvrir dans chaque objet extérieur ses propres organes et leur fonction. Ernest Jones avait affirmé que c’est le principe de plaisir qui rend possible cette identification qui est elle-même un précurseur du symbolisme : la similitude entre le dedans et le dehors identifiés l’un avec l’autre se bâtit sur la base d’un plaisir similaire qu’ils procurent. Mais Klein diverge ici de Jones : ce n’est pas le plaisir, dit-elle en substance, c’est l’angoisse qui met en marche le mécanisme d’identification. « Comme l’enfant souhaite détruire les organes (pénis, vagin, sein) qui représentent les objets, il se met à craindre ceux-ci. Cette angoisse le pousse à assimiler ces organes à d’autres choses ; à cause d’une telle équivalence ces choses deviennent à leur tour des objets d’angoisse, et l’enfant est ainsi contraint à établir sans cesse des équations nouvelles qui constituent le fondement de son intérêt pour les objets nouveaux et du symbolisme lui-même. » Retenons les termes « d’équation » et « d’équivalence » : Hanna Segal va les reprendre pour les différencier en leur donnant une signification précise dans le processus de symbolisation en deux étapes qu’elle va clarifier. Il y aurait donc, avec le sadisme originaire et fortement accentué chez certains sujets (comme Dick), une proto-symbolisation cependant ineffable et qui, si elle était défensivement inhibée, pourrait entraver l’accès à l’activité imaginaire : en effet, Dick « n’appelle pas » et « ne joue pas ». L’analyste seule lui présuppose des proto-fantasmes sadiques ; Winnicott parlera d’ « agonie primitive », et Bion de « peur sans nom ». Mélanie est plus biblique : l’état de guerre et la loi du talion dominent cet univers de violence primaire que la pulsion de mort impose, selon elle, de toutes façons, et plus cruellement encore si elle est excessive. Le lecteur méfiant ne peut que s’interroger : se trompe-t-elle, rêve-t-elle à propos d’elle-même ? Ou bien, au contraire, Dick confirmera-t-il ses hypothèses ? Et si oui, quel pourrait être le sens d’une telle « confirmation » ? D’autant que, et c’est le deuxième constat de Mélanie Klein : « Les fantasmes sadiques qui concernent l’intérieur du corps maternel constituent la relation première et fondamentale avec le monde extérieur et la réalité. » Entendons : si ces fantasmes parvenaient à se manifester dans le jeu et le langage, ils établiraient d’abord une réalité fantasmatique avec le monde extérieur, une « réalité irréelle », à partir de laquelle pourrait « progressivement » s’établir, dans un second temps seulement, une « relation authentique à la réalité ». Ainsi donc, il est possible de distinguer, selon Klein, deux degrés du symbolisme mis en lumière par l’analyse de Dick. D’abord, un symbolisme primaire pulsionnel, rudimentaire mais obéissant déjà à la logique des « équations », que spécifiera en 1946 le mécanisme de l’identification projective. Ensuite, un symbolisme du fantasme nommé qui établira, par l’intermédiaire de la verbalisation fournie par un tiers (l’analyste), une première mise à l’écart de l’angoisse (sa Verneinung, son retranchement, le début de son refoulement), ainsi que la constitution concomitante d’une « réalité authentique » en remplacement de cette « réalité irréelle » jusque-là écrasante pour l’enfant. Patiemment élaborée, cette logique sera rapportée à la position dépressive en 1934 et, plus particulièrement, à l’évolution que celle-ci opère des « équations » en « véritables symboles ». Comment Klein s’y prend-elle en 1930 pour établir ces constats ? Dick ne joue pas, indifférent à ce qui l’entoure. L’analyste conclut qu’il importe de changer de technique et, dans un premier temps, de franchir « cet obstacle fondamental pour établir un contact avec l’enfant ». Forte de son expérience antérieure, notamment avec Fritz, Mélanie s’implique comme si elle était lui : le fantasme présupposé mais muet de Dick, elle va le lui « greffer » (selon l’expression Lacan) en le formulant à sa place. « Je pris un grand train que je plaçai à côté d’un train plus petit et je les désignai sous le nom de « train papa » et de « train Dick ». Il prit là-dessus le train que j’avais appelé « Dick », le fit rouler jusqu’à la fenêtre et dit : « Gare ». Je lui expliquai que « la gare, c’est maman ; Dick entre dans maman. » Il lâcha le train, courut se mettre entre la porte intérieure et la porte extérieure de la pièce, s’enferma en disant « noir » et ressortit aussitôt en courant. Il répéta plusieurs fois ce manège. Je lui expliquai « qu’il fait noir dans maman ; Dick est dans le noir de maman. » Entre-temps, il avait repris le train, mais très vite, il courut de nouveau se mettre entre les deux portes. Pendant que je lui disais qu’il entrait dans le noir de maman, il répéta deux fois, le ton interrogateur : « nurse ? » Durant la troisième séance, Dick regarde les objets avec intérêt. L’analyste y décèle une attitude agressive, lui donne des ciseaux, mais Dick ne sait pas s’en servir, et Mélanie d’arracher les bouts de bois fixés à la voiture, « sur un coup d’œil qu’il me lança ». Dick jette alors la voiture abîmée et dit : « Parti ». « Ceci signifiait, lui dis-je, que Dick enlevait les fèces de l’intérieur de maman.». Avec une extraordinaire pertinence clinique, Klein relie le sens privatif ou négatif de « parti » à l’érotisme anal et à la destruction des fœtus imaginés dans le corps maternel comme étant identiques aux excréments. Très vite, l’enfant sort de sa cachette et montre une curiosité naissante : pour d’autres jouets, pour le lavabo, tout s’enchaîne, cela n’en finit pas, équations pour équations et équivalences pour équivalences – il faudra attendre la fidèle Segal pour faire le tri… Que se passe-t-il dans l’esprit de l’analyste, et par conséquent dans celui de l’enfant tel qu’elle l’observe ? Face à l’apathie de Dick, Klein a fait le pari qu’il comprend le langage bien qu’il ne s’exprime pas. Elle choisit donc d’assumer le rôle du sujet qui parle, ce qui implique que Dick possède deux compétences : à la fois une connaissance passive de la langue, et un pré-symbolisme fantasmatique, autrement dit une capacité de fantasmer infra-linguistique qui entre en résonance avec les fantasmes communiqués par la parole de Mélanie. Ces fantasmes préverbaux, présupposés par Klein, ne sont nullement innocents : il s’agit de fantasmes œdipiens (ceux-là mêmes qu’elle a constatés chez les enfants névrosés qui parlent et jouent, et en accord avec le postulat freudien), renforcés cependant dans le cas de Dick d’un sadisme violent. En se fondant sur ce qu’elle connaît de l’histoire de son jeune patient, Mélanie émet l’hypothèse (on dira plus tard : contre-transférentielle) que le corps de la mère inspire à Dick une crainte immense, puisqu’il désire l’attaquer pour le vider du pénis paternel et des fèces représentant les autres enfants. Le sadisme oral (auquel se joignent les sadismes urétral, musculaire et anal) aurait pris chez Dick une intensité exagérée, et été relayé très tôt par la génitalité. Cet accolement sadique-et-génital à l’objet maternel (Dick a mal tété, a souffert de problèmes digestifs précoces, d’un prolapsus anal et d’hémorroïdes, l’apprentissage du contrôle sphinctérien se révèle chez lui difficile) a été aggravé par la dépression de sa mère et, plus généralement, par le manque d’amour ressenti dans sa famille, faiblement compensé par l’attention bienveillante de la nurse. Mais voici que celle-ci découvre que l’enfant se masturbe : elle le réprimande, faisant naître chez le garçonnet un sentiment de culpabilité. Klein conclut à une inhibition du sadisme : Dick est incapable d’exprimer quelque agressivité que ce soit – il refuse même de mâcher sa nourriture. « Le développement ultérieur de Dick avait mal tourné parce que l’enfant n’avait pu exprimer dans des fantasmes sa relation sadique au corps maternel. » Le désir oral de Dick pour le pénis du père apparaît très tôt, dans l’écoute de Mélanie, comme la source majeure de l’angoisse : « Nous en vînmes à observer en pleine lumière ce pénis fantasmatique et le désir d’agression croissant qu’il faisait naître sous de multiples formes, celui de le manger et de le détruire dominant les autres. Une fois, par exemple, Dick porta une petite poupée à sa bouche et dit en grinçant des dents “Thé papa”, voulant dire “manger papa” [Thé papa traduit Tea Daddy ; par la translation de la lettre T, on obtient eat daddy, manger papa (ndt)]. Il demanda ensuite à boire un peu d’eau. L’introjection du pénis paternel éveillait, apparut-il, une double crainte : celle du pénis comme d’un surmoi primitif et malfaisant, et celle de la mère le punissant de l’avoir dépouillé. Il avait peur, autrement dit, de l’objet externe comme de l’objet intériorisé. A ce moment-là, je pus clairement observer un fait que j’ai déjà mentionné et qui était un facteur déterminant du développement de cet enfant : la phase génitale, chez lui, était entrée trop tôt en activité. Ceci se manifestait dans le fait que les représentations comme celles dont je viens de parler étaient suivies non d’angoisse seulement, mais de remords, de pitié et du sentiment qu’il fallait restituer ce qu’il avait dérobé […]. A côté de son incapacité à surmonter l’angoisse, cette empathie prématurée avait été le facteur décisif de son rejet de toute tendance destructrice. Dick se retrancha de la réalité et mit sa vie fantasmatique à l’arrêt en se réfugiant dans le fantasme du corps maternel, vide et noir. » Mélanie Klein repère d’abord le désir de l’enfant pour le père en y déchiffrant un mélange entre la position féminine du petit garçon assimilant par sa bouche l’organe sexuel de l’homme et l’envie œdipienne de tuer le rival qu’est ce père. Elle induit dès lors que, pour s’en défendre, Dick réduit maman à un « entre deux portes » où il fait « noir » : « Il avait réussi de cette manière à retirer son attention des divers objets du monde extérieur qui représentaient les contenus du corps maternel – le pénis du père, les fèces, les enfants. Il devait se débarrasser de son propre pénis, organe de son sadisme, et de ses excréments (ou il devait les nier) parce qu’ils étaient dangereux et agressifs. » L’analyste formule tout d’abord pour elle-même le fantasme de cette agressivité cannibalique envers la-mère-et-le-père, et le restitue ensuite à l’enfant selon les moyens verbaux et ludiques qu’elle lui suppose. Il s’agit de lui faire comprendre que le noir entre les portes n’est pas maman, mais lui ressemble seulement – que c’est « un signifiant », dira le docteur Lacan. Chez Dick, la capacité de signifier peut alors démarrer, et un monde fait de ressemblances, de signifiances et non d’identités, un monde de jeux et de paroles peut enfin se construire. « Il me fut possible, dans l’analyse de Dick, d’accéder à son inconscient en établissant un contact avec les rudiments de vie fantasmatique et de formation symbolique dont il faisait preuve. Il s’ensuivit une réduction de son angoisse latente, de telle sorte qu’une certaine quantité d’angoisse put devenir manifeste. » Les « proto-fantasmes » sadiques seraient donc là, mais non exprimés en tant que fantasmes ? C’est Mélanie qui les exprime : les trains ce sont papa et Dick, la gare n’est autre que maman à pénétrer, détruire la voiture, c’est abîmer maman en enlevant les objets sales de son ventre – elle récite les pages roses du Petit Larousse psychanalytique que l’opinion s’est fabriquées à partir de Freud et de Klein elle-même ! Pourtant, ce sont bien ces verbalisations, et pas d’autres, qui sortent Dick de sa cachette (« entre deux portes » que Mélanie n’a pas omis d’interpréter comme un « ventre noir »). Et il se met à appeler (la nurse pour commencer), et il cherche des jouets, et il va se mouiller au lavabo, qui est encore le corps de maman et son propre corps. Le monde se met à exister, comme créé par la série d’équivalences qui s’est déclenchée dans l’échange entre l’enfant et la thérapeute. Dick peut enfin en jouer : le réel innommable est devenu un imaginaire qui soulage. Par la parole de l’analyste. N’importe quelle parole ? Certainement pas. D’abord, il fallait une personne en position de tiers – au sens de différent, d’étranger à la dyade osmotique, trop fermée, ou « empathique » (dit Klein), que l’enfant entretient avec sa mère déçue ou déprimée. Ni la nurse ni le père, ni une autre personne n’auraient pu proférer de telles paroles. Mais ce n’est pas tout. Cette altérité maximale d’un « sujet supposé savoir » qu’est l’analyste se réalise à travers une parole au contenu très spécifique : il s’agit de dire et redire un mythe œdipien à fortes connotations agressives, d’énoncer un sadisme œdipien ayant pour cible « papa dans le corps de maman ». Dick désire manger papa dans maman d’un Œdipe qui convoite le sexe paternel lui-même, davantage que le noble « signifiant » du « Nom-du-Père » : voilà ce que repère Mélanie avec son « instinct de brute ». Pourtant, c’est grâce à la violence de sa parole d’analyste qui, elle, se tient dans le signifiant sans le savoir – mais sans pour autant oublier la pulsion cannibalique – que le sadisme oral et génital de Dick pourra être désenclavé : nié en tant que tel, modulé enfin en curiosité psychique, en pensée. On peut toujours supposer que n’importe quel discours aurait fait l’affaire, puisque le discours, quel qu’il soit, ponctue par les pleins et les vides du signifiant (l’alternance présence/absence structurant la batterie même du signe) les battements des deux portes entre lesquelles se réfugie l’enfant. Avancée imprudente s’il en est, car ce n’est pas un signifiant quelconque, encore moins vide, qu’entend Melanie, mais bien la sexualisation œdipienne et la forte charge de la pulsion de mort cannibalique : “Eat daddy” pour “Tea daddy”. En les reconnaissant dans le transfert et en les imprimant sur le jeu de Dick, l’analyste amène l’enfant à reconnaître l’angoisse et à se la représenter dans l’espace ouvert du transfert lui-même, qui n’est rien d’autre que l’espace de cette parole interprétative spécifique. Dick est dès lors décollé de l’angoisse œdipienne mortifère, puisqu’elle lui est renvoyée par l’autre. Il peut se la représenter, l’halluciner, si l’on veut, non pas d’une hallucination de la satisfaction (c’est la valeur freudienne originaire du terme « hallucination »), mais au sens d’une hallucination – disons plutôt d’un phantasme – de frustration. « Je ne peux pas pénétrer maman et tuer papa en elle, j’en suis frustré, c’est un jeu, ce n’est qu’un jeu avec Mme Klein, je joue, donc je pense, donc je suis » – tels seraient les méandres du syllogisme kleinien agi dans l’enchaînement jeu/interprétation. La prise en compte verbale de l’angoisse œdipienne introduit la « différence » dans l’appareil psychique. Une sorte de coupure désintrique l’osmose qui figeait l’enfant dans sa fascination apeurée vis-à-vis de la mère. C’est la verbalisation de l’angoisse-en-plus-du-plaisir qui sanctionne l’état d’entropie constamment menacé entre mère et enfant. L’interprétation crée une brèche dans l’identification consécutive à une identification précoce, faite de plaisir/déplaisir entre la mère et l’enfant. Le risque de désintégration du moi comme de l’organisme est écarté. La parole de l’analyste est une scansion qui ponctue la continuité hallucinatoire ineffable dans laquelle Dick était emprisonné. Dire avec Mme Klein ce que Dick hallucine qu’il fait avec papa-maman n’est pas la même chose que de le faire en phantasme privé de tout public. Solitaire et innommable, ce fantasme muet procurait à l’enfant une satisfaction handicapante. La parole de l’analyste soulage l’angoisse et l’agressivité du jeune patient en lui offrant la possibilité de s’en distancier par la parole et le jeu. Le dire de l’autre est en train d’extraire le binarisme bon/mauvais, identification/projection, qui sous-tendait le phantasme ineffable, la proto-symbolisation, de sa « réalité irréelle » retranchée du monde, pour lui conférer le statut d’un vécu… psychique. En effet, le vécu est désormais psychique en ce qu’il est communicable entre deux personnes entières et séparées, deux sujets (Dick et Mme Klein) extérieurs à la scène du phantasme lui-même bien que capables (et parce que capables) de transférer cette scène entre eux. Voilà ce qui permet à Dick une certaine autonomie, et la mise en place de la « réalité authentique » dans laquelle prendra place l’imaginaire du jeu. Avant son analyse, ces transpositions étaient bloquées par des équations : Dick n’en jouait pas, n’exprimait pas de fantasmes. Désormais, elles prolifèrent parce qu’elles sont portées par les symboles de la parole de l’analyste dans lesquels l’enfant prend place. Ces identités se sont transformées en similitudes, et elles se développent en une curiosité ludique, puis intellectuelle, vis-à-vis de la réalité. En intervenant sur deux plans, la parole d’un tiers et la prise en compte de l’angoisse sadique œdipienne, l’interprétation assouplit les défenses et le clivage qui constituaient jusqu’alors le psychisme de l’enfant. Au fur et à mesure que les pulsions destructrices sont reconnues par la verbalisation, les défenses inhibantes que Dick avait construites contre elles ne sont plus aussi fortes ni aussi nécessaires. L’enfant s’était constitué auparavant sur le modèle non pas du refoulement, mais du clivage. La double action de la reconnaissance de son œdipe agressif et la verbalisation de celui-ci modifie le statut de ses fantasmes. Autrement dit, le degré de la symbolisation à laquelle Dick accède lui accorde une place de sujet de désir, qui se substitue peu à peu au moi coincé dans sa passion schizo-paranoïde pour maman. L’accompagnement kleinien semble se situer sur la trajectoire d’une négativité : notion que l’analyste emploie à deux reprises dans son texte pour désigner la destructivité de Dick, mais qu’elle fait travailler dans un sens plus large, et de manière empirique plutôt que théorique, à l’intérieur de ses propres interventions pour débusquer la destructivité négative du patient. En effet, sa démarche consiste à relever le négativisme de Dick et, en le redoublant par la parole, à le hisser à un niveau supérieur où il se nie comme négativisme et devient connaissance de soi. Une véritable genèse de la possibilité de penser s’opère dans cette analyse, une inversion dans le positif de la spirale de la négativité : à partir de la destruction inhérente au proto-phantasme mutique, elle atteindra l’espace de jeu (« espace transitionnel », dira plus tard Winnicott) des phantasmes verbalisés par l’analyste, reçus comme tels par le patient, et dont l’effet sera celui d’une désinhibition ouvrant vers une créativité ludique et cognitive. Diverses contributions, apportées par des amies et disciples de Klein, développent de manière plus théorique que ne l’avait fait son propre génie clinique les composantes logiques de ce « travail du négatif » – que la psychanalyste avait cependant repéré et favorisé dans l’analyse de Dick en particulier. Devrait-on dire : un travail du négatif, c’est-à-dire du processus de symbolisation, dont elle a accouché avec Dick ? Puisqu’elle a fait de l’enfant un créateur de symboles, plutôt qu’un simple utilisateur de symboles ?
II.
1. Le sein toujours recommencé
L’univers kleinien, on ne l’a que trop dit, est dominé par la mère. Cette figure archaïque menace et terrifie par sa toute-puissance. Pourtant, les choses semblent plus complexes que cela dans la pensée de la psychanalyste. Le célèbre sein n’est jamais tout seul : le pénis lui est toujours fantasmatiquement associé. Martelée dès les premiers textes de « La Psychanalyse des enfants », cette conviction sera formulée très nettement dans « Envie et gratitude » : si l’envie surgit dès qu’il y a le sein, elle s’attaque aussi au pénis qui lui est associé. En d’autres termes, dès le début de son expérience clinique fondée sur l’analyse d’Erich/Fritz et de Hans/Félix, Klein pose l’existence d’un Œdipe archaïque qui se manifeste avec les premières frayeurs nocturnes. Celles-ci témoignent d’un refoulement : or, il n’y a de refoulement que du conflit œdipien ! Pourtant, c’est avec la position dépressive, lorsqu’amour et haine sont progressivement intégrés, lorsque le moi peut perdre maman et la retrouver dans ses fantasmes comme un objet total que se profile ce que Klein appelle « la relation au second objet – le père ». Et de mettre en parallèle avec lui « les autres personnes de l’entourage » (frères ou sœurs). Cette secondarité étant peu flatteuse mais néanmoins effective, le conflit œdipien, dès ses stades initiaux, amène Klein à poser l’existence des deux parents dans le fantasme enfantin, en tant qu’imago des « parents combinés ». En revanche, un excès de cette angoisse conduit à une incapacité à dissocier la relation au père et la relation à la mère, ce qui pourrait être à la source de la confusion mentale. Quand ils se font jour, les sentiments de jalousie se portent moins sur l’objet originel (le sein-la mère) que sur ses rivaux. Le garçon dévie sa haine vers le père, envié comme possédant la mère : jalousie œdipienne classique. Pour la fille, au contraire, « la mère devient le rival principal ». L’envie féminine du pénis paternel, évoquée déjà par Freud, paraît à Mélanie Klein secondaire. Elle en retient la forme susceptible de renforcer l’homosexualité de la fille : « Il s’agit essentiellement d’un mécanisme de fuite, qui ne saurait instaurer des relations stables avec le second objet. » Dans le cas où l’envie et la haine envers la mère ont été fortes et stables, elles se transfèrent dans le lien au père. Quant à la rivalité avec la mère, Klein soutient – contre Freud – que ce n’est pas l’amour pour le père qui est à sa base, mais toujours l’envie à l’endroit de la mère pour autant qu’elle « possède à la fois le père et le pénis ». Le père, ou plutôt ce à quoi il est réduit, n’est que, on le voit jusque dans ce texte conclusif d’Envie et gratitude, une possession de la mère : Klein utilise le terme d’ « appendage », traduit en français par « dépendance » – et pourquoi pas par « appendice » ? « Le père (ou son pénis) est devenu une dépendance de la mère et c’est pour cette raison que la fille entend le lui ravir. Dès lors tout succès qu’elle remporte dans ses relations masculines prendra le sens d’une victoire sur une autre femme. Cette rivalité existe même à défaut d’une vraie rivale, car la rivalité s’adresse alors à la mère de l’homme aimé, comme le cas par exemple dans les relations souvent difficiles entre belle-fille et belle-mère. » « Lorsque la haine et l’envie à l’égard de la mère ne sont pas aussi intenses, [...] l’idéalisation du second objet, à savoir du pénis paternel et du père, devient alors possible. » Malgré cette dernière hypothèse, d’une possible idéalisation du père, c’est la haine de la femme envers la mère qui se révèle perdurer, y compris sous le couvert de l’amour du père. Sur ce fond, les amitiés féminines ainsi que l’homosexualité apparaissent comme la quête d’un bon objet qui remplacerait l’objet primordial envié. C’est toujours l’envie du sein qui sous-tend fondamentalement d’autres pathologies féminines : « Une frigidité plus ou moins marquée apparaît souvent comme une conséquence d’une attitude instable à l’égard du pénis, car elle est surtout fondée sur une fuite devant l’objet originel. » Traduisons : si la femme fuit le pénis, c’est qu’elle a fui le sein : elle ne pourra pas jouir, elle sera frigide, puisque jouir c’est d’abord jouir du sein comportant le pénis. Parallèlement, pour l’homme, la culpabilité homosexuelle s’enracine dans le sentiment d’avoir délaissé trop tôt la mère avec haine, « de l’avoir trahie en s’alliant au pénis du père et au père lui-même. » Cette « trahison de la femme aimée » peut perturber alors les amitiés masculines, et la culpabilité susciter des réactions de fuite de la femme pouvant mener jusqu’à l’homosexualité.
2. Un stade féminin primaire
Tout en accordant un rôle central au sein, le fantasme précoce selon Klein inclut donc, dans le sein, le pénis. Plus encore, en reconnaissant que les pulsions orales sont entremêlées aux génitales, la dynamique du fantasme induit le moi à désirer le coït comme un acte oral de succion du sein incluant le pénis, puis du pénis lui-même à l’image du sein. Commune aux deux sexes, cette attitude commande un stade féminin primaire pour l’homme et la femme – ce qui n’est pas la moindre des innovations kleiniennes. L’idée kleinienne d’une phase féminine primaire trouve un développement original chez les psychanalystes contemporaines. Attentives aux conceptions ultérieures de Bion et de Winnicott, Florence Guignard distingue deux espaces d’intimité qui se succèdent rapidement au cours du premier semestre de la vie de l’infans : le « maternel primaire », qui serait le théâtre des fantasmes originaires de vie intra-utérine et de castration, et le « féminin primaire », constitué des fantasmes de séduction et de scène primitive. Je le dirai autrement. Le développement moderne de la pensée kleinienne tente de pallier la mise à l’écart du père, en définissant la coexcitation précoce comme une « articulation du désir-d’être-connu avec l’identification au pénis-qui-connaît ». Il s’agirait en somme d’une double identification : très tôt, le jeune moi s’identifie au désir de se faire connaître que manifeste la femme dans la mère, et à la pénétration connaissante qu’effectue le pénis paternel. Si pour Freud il n’existe qu’une seule libido, d’essence mâle, en contrepoint le désir de connaissance serait du côté du féminin. Grâce à ces récentes avancées sur la sexualité féminine proposées par des analystes femme, l’acharnement de Melanie Klein à développer la pensée et à favoriser le processus de connaissance de ses jeunes patients s’éclaire d’un sens nouveau. Définie comme désir de connaissance et comme favorisant la constitution d’une intériorité psychique où se rencontrent l’homme et la femme, ce serait la féminité qui stimulerait, chez Melanie Klein en particulier et chez les analystes en général, le désir et la capacité de lever les inhibitions de la pensée. Et de développer la créativité des patients par le déroulement du processus analytique lui-même. Le sens de l’écoute que l’analyste femme et le féminin de l’analyste offrent au patient qui vient confier son mal-être serait non pas : « Suis ton désir » ! Mais : « Crée et recrée ta pensée en restant en contact avec le féminin en toi ! »
3. Sexualité féminine…
Très tôt, Klein elle-même s’était intéressée à la sexualité féminine, à la suite des travaux de Helen Deutsch vis-à-vis de laquelle elle reconnaît sa dette tout en affirmant aller « plus loin », de Karen Horney discutant la conception freudienne d’une castration féminine , en complicité avec Ernest Jones, mais aussi de ceux de sa propre fille Melitta Schmideberg, une fois n’est pas coutume . Le point de départ de son étude est faussement freudien : Freud n’écrit-il pas lui-même, dans Inhibition, symptôme, angoisse, que la femme possède bien un complexe de castration, mais qu’on ne peut « vraiment parler d’une angoisse de castration dans un cas où la castration est déjà accomplie » ? Non sans perfidie, Melanie s’autorise de Freud pour mieux le contrer. L’Œdipe de la fille selon elle s’ébauche dans ses convoitises orales fortement accompagnées de pulsions génitales : il s’agit du désir de prendre à la mère le pénis paternel. Bref, l’Œdipe féminin ne succède pas au complexe de castration comme le veut Freud, bien que la fille veuille le pénis et haïsse la mère qui le lui refuse, comme papa Freud l’a bien vu. « Mais ce que la fille me paraît souhaiter avant tout, c’est l’incorporation du pénis paternel sur un mode de satisfaction orale, plutôt que la possession d’un pénis ayant la valeur d’un attribut viril. » Comme Helen Deutsch l’avait avancé, le pénis est alors assimilé au sein de la mère et le vagin assume le rôle passif de la bouche qui suce ; à ceci près que ces fantasmes selon Klein n’adviennent pas à la maturité sexuelle de la fille, mais sont dus à la frustration du sein dès la première enfance ! Cette précocité, qui se déroule sous l’égide du sadisme oral puis anal, explique la prédominance du sadisme dans l’Œdipe de la fille – ses « fantasmes [sont] saturés de haine » à l’égard du pénis-appendice de la mère. La petite fille redoute les représailles de la mère, et en même temps elle l’imagine, dans ses fantasmes, complètement anéantie dans un coït sadique avec le père. Le masochisme féminin s’éclaire dans cette perspective : il proviendrait de la crainte des objets dangereux introjectés, surtout du pénis paternel, et ne traduirait que « l’infléchissement vers ces objets des pulsions sadiques de la femme. » En raison de l’intensité de ses pulsions destructrices contre la mère, la petite fille investit plus fortement que le garçon ses fonctions urinaires et excrémentielles – mobilisées comme attaques intérieures contre l’intérieur énigmatique de la mère et de la fille elle-même. L’investissement de l’analité chez la femme « répond à la nature secrète et cachée du monde qu’elle et sa mère renferment en elles. » Il s’ensuit aussi que « la fille ou la femme reste ici soumise aux rapports qu’elle entretient avec un monde intérieur et caché, avec l’inconscient ». Mais cette position féminine est d’un piètre soutien contre l’angoisse. Et bien que le vagin soit perçu très tôt, l’investissement phallique du clitoris relègue ce savoir précoce vaginal en arrière-plan. La fréquente frigidité féminine prouve selon Klein que le vagin, éprouvé comme une cavité menacée par des fantasmes sadiques, est investi défensivement et bien plus tôt que le clitoris. Il n’est pas vrai, comme on a pu l’alléguer, que Klein dénie la phase phallique chez la fille. L’identification avec le père grâce au pénis introjecté est pensée par elle comme un « processus graduel » qui renforce le narcissisme et la toute-puissance de la pensée chez la fille : l’érotisation des fonctions urinaires exprime sa position virile ; mais le sadisme sous-tend de fond en comble le complexe de virilité féminine, tandis que la scopophilie et l’érotisme urétral servent à refouler les désirs féminins à proprement parler. La relation mère-enfant et le désir de maternité ne seraient donc pas seulement, dans ce contexte, l’expression de l’envie du pénis, comme le pense Freud ; mais aussi l’expression d’une relation narcissique, « moins dépendante de l’homme et subordonnée à son propre corps [de la femme] et à la toute-puissance des excréments ». Pour Klein le fœtus peut devenir l’expression du surmoi paternel : la haine ou la crainte que la femme ressent plus tard pour l’enfant prend le relais des fantasmes qui assimilent le pénis à un excrément mauvais et toxique. Dans cette perspective, la réparation – très prononcée chez la femme – prend la forme d’un d’embellissement du pénis excrémentiel : faire un bel enfant, se faire belle, embellir la maison, etc. – ces sublimations typiquement féminines sont des formations réactionnelles aux fantasmes sadiques élaborées autour des selles dangereuses. On comprend que le surmoi féminin, formé en réaction à cette toute-puissance sadique, est d’une plus grande sévérité encore que celui du garçon. Ne pouvant pas édifier son surmoi à l’image du parent du même sexe, puisque la féminité de la mère est invisible et que son intérieur est menaçant, la fille construit son surmoi de manière exclusivement réactionnelle. Dès lors, « la formation du moi féminin est caractérisée par une hypertrophie du surmoi. » Tiraillée entre un surmoi puissant et le monde intérieur de l’inconscient, la femme, comparable en ceci à l’enfant, possède un moi bien instable, eu égard à celui de l’homme. Heureusement, « le moi de la femme arrive à maturité grâce à la puissance du surmoi dont il suit l’exemple tout en cherchant à le contrôler et à le supplanter. » Enfin, Freud, qui avait suivi les travaux de ses disciples plus ou moins dissident(e)s sur la sexualité féminine, avance – après la mort de sa mère en 1931 ! – une nouvelle conception de la féminité dans « Sur la sexualité féminine » (1932). Ce texte donnera lieu à un « Post-scriptum » que Klein ajoutera à son étude « Le retentissement des premières situations anxiogènes sur le développement sexuel de la fille », repris ensuite dans le recueil de 1932. Elle se dit en désaccord avec la nouvelle idée de Freud selon laquelle il existerait un long attachement archaïque fille-mère. Et Melanie de réfuter catégoriquement cette hypothèse d’une idylle entre femmes : « Il [Freud] n’admet pas l’influence du surmoi et de la culpabilité sur cette relation filiale particulière. Une telle position me paraît insoutenable » [...]. Cette mise en perspective du maternel archaïque, qui sature l’objet primaire de désir autant que d’angoisse, éclaire l’homosexualité endogène de la femme d’une manière tout dramatique. Mélanie y insiste non seulement avant Freud, mais avec beaucoup plus de force qu’il ne le fait dans ses articles sur la sexualité féminine. En fait, Klein pose d’emblée le conflit plutôt que l’osmose entre les deux protagonistes. Nous le savions : l’angoisse et la culpabilité sont très tôt présentes, mais elles le sont plus encore entre fille et mère. S’il est vrai que la fille se détache de la mère pour désirer le père dans le deuxième semestre de la vie, l’amour du père est néanmoins fondé sur le lien initial et toujours conflictuel à la mère. La fille s’en retourne au père pour finir. Mais l’envie primaire sous-tend secrètement son Œdipe, car elle ne pardonne à sa mère ni la frustration orale que celle-ci lui inflige, ni la satisfaction orale que les parents retirent l’un et l’autre du coït selon les théories sexuelles primitives. Le ressentiment infiltre donc, de façon subreptice ou manifeste, les relations ultérieures de la femme avec l’autre sexe. Mélanie insinue pour conclure que Freud lui aurait emprunté cette idée, en suggérant qu’ « un grand nombre de femmes répètent avec les hommes leur relation avec leur mère. » L’objet de désir d’une femme reste, tout compte fait, l’autre femme, y compris sous le voile de l’hétérosexualité – voilà ce qu’affirme Mélanie Klein avec plus de force et de conviction que ne le font d’autres disciples ou détracteurs de Freud. En leur mari cherchez la mère ! En même temps, là où Freud reconnaissait que la « préhistoire du complexe d’Œdipe » chez le garçon est « à peu près ignorée », Mélanie avance une passivité féminine, étayée sur l’oralité, chez l’homme. Elle ouvre les recherches sur le féminin de l’homme, à entendre soit comme composante obligée de l’hétérosexualité masculine, soit comme incitation à l’homosexualité. Il s’agit, en somme, de la reconnaissance d’un maternel archaïque qui commanderait deux types de féminité différents : féminité de la femme et féminité de l’homme.
4. … et sexualité masculine
Alors que l’intérieur de la mère demeure l’objet des pulsions destructrices de la fille, et que l’épreuve de la réalité à l’égard de ses mauvais objets se situe pour la femme à l’intérieur d’elle-même – le garçon, dont la toute-puissance excrémentielle est moins développée, investit tôt le pénis : « Son pénis, organe actif, peut à la fois dominer son objet et être soumis à l’épreuve de la réalité. » « Cette concentration phallique de la toute-puissance sadique est d’ordre capital pour une prise de position masculine. » Organe de la pénétration, le pénis devient pour le garçon organe de la perception – assimilé à l’œil ou à l’oreille, il pénètre pour connaître, et favorise le moi dans la voie de la connaissance et de la pulsion épistémophiliques. Mais puisque le sadisme s’accompagne de fantasmes de réparation, après avoir abîmé l’objet dans l’acte sexuel, le garçon dans ses fantasmes et l’homme dans son expérience sexuelle tendent à le réparer dans l’amour. Le choix de l’homosexualité masculine, en revanche, s’enracine dans la tentative de situer tout ce qui est étrange et terrifiant dans la femme, ainsi abandonnée pour de bon – le prix en étant que l’inconscient de l’homosexuel s’en trouve par là même certes délesté mais au risque d’être liquidé : « Grâce à un choix objectal de nature narcissique, l’homosexuel attribue cette valeur symbolique au pénis [qui représente le moi et le conscient] à un autre individu du même sexe, et dément de la sorte les craintes que lui inspirent le pénis intériorisé par lui et le contenu de son propre intérieur. Aussi un des moyens typiquement homosexuels qu’utilise le moi contre l’angoisse consiste à nier l’inconscient, à le contrôler ou à le soumettre en accentuant l’importance du monde extérieur et de la réalité tangible, de tout ce qui relève de la conscience. » La thèse freudienne d’un lien social qui serait fondé sur l’homosexualité des frères trouve chez Klein un développement radical : il s’agit d’une confédération secrète des frères contre les « parents réunis », notamment contre le père abusant de la mère, qui trouverait son origine dans les fantasmes masturbatoires de caractère sadique partagés par le garçon avec un complice. Ainsi, la relation entre les frères prend un caractère paranoïde : d’abord protectrice contre le couple parental, cette relation s’inverse. Le pénis surinvesti s’avère un objet persécuteur, à l’image du pénis du père et des fèces du patient lui-même, et c’est la précarité d’une bonne et secourable imago maternelle qui serait à la base de cette instabilité. Le mauvais objet introjecté dans le moi masculin étaye aussi bien l’impuissance sexuelle que l’alcoolisme : chez l’alcoolique (notons que Klein fait ici encore référence aux travaux de sa fille Melitta Schmideberg), la boisson commence par détruire le mauvais objet intériorisé et apaise l’angoisse persécutrice ; mais en raison de l’ambivalence de toute intériorisation, l’alcool, pour un temps apaisant, prend vite la signification du mauvais objet lui-même. Pour compléter le tableau de la sexualité masculine selon Mélanie Klein, rappelons cependant qu’elle n’ignore nullement la compétition du garçon avec son père pendant la phase phallique, et insiste sur la nécessité pour le garçon de supporter l’agressivité et de s’identifier à une bonne image phallique paternelle : « S’il éprouve fondamentalement une ferme confiance dans sa propre toute-puissance phallique, le garçon peut l’opposer à celle du père et engager le combat avec son organe à la fois redouté et admiré (…). Si le moi est à même de tolérer et de modifier suffisamment les sentiments destructeurs à l’égard du père et si le « bon » pénis paternel lui inspire assez de confiance, le garçon pourra concilier son identification paternelle et sa rivalité avec le père sans laquelle une prise de position hétérosexuelle serait irréalisable … »
5. Les parents « combinés » ou couplés
Paradoxalement, il faut remarquer que la relégation du pénis à la place de « second » et, qui plus est, à la fonction d’ « appendice » de la mère, n’a pas empêché Klein d’élaborer sa théorie du clivage à partir de la présence du pénis dans l’objet (sein), et de proposer le premier modèle psychanalytique de la sexuation fondé sur le couple. Ni le père seul, fût-il père de la horde primitive (Freud) ou Nom-du-Père (Lacan). Ni la mère seule, quelle que soit la puissance du sein comme source, mais aussi comme captation de l’angoisse et, de ce fait, comme noyau du moi et du surmoi. Mais les deux parents. L’un et l’autre sont d’abord « combinés » dans un coït sadique. L’indistinction des deux partenaires occasionne un sadisme exacerbé, voire la confusion mentale chez le jeune moi – c’est l’imago des « parents combinés ». Après la position dépressive, le jeune moi fait cependant la distinction entre les deux partenaires, en séparant les deux objets distincts, puis totaux (la mère/le père, la femme/l’homme.) Cette séparation apaise son envie et favorise la perlaboration des clivages. Les éléments clivés peuvent s’intégrer dans la sexualité génitale. Dès lors, le moi (ou le self) est capable de choisir une dominante d’identification sexuelle avec le parent du même sexe. Tout se passe comme si, malgré le culte maternel, l’univers kleinien fonctionnait – et surtout avec l’Œdipe selon la position dépressive – comme un système à double foyer : femme et homme, mère et père. Cette intuition, il est vrai, n’est pas suffisamment étayée ni élaborée par une théorie conséquente du langage et de l’originaire qui, en effet, manque chez Klein – lacune qui devait cependant stimuler ses successeurs et ses critiques. Il n’en reste pas moins que ce dédoublement initial se révèle riche de possibilités inexplorées, tant sur le plan de la bisexualité psychique que sur celui de ses conséquences éthiques et politiques. Fondée sur la dyade des parents combinés, la théorie de Mélanie Klein n’est pas le fruit d’observations empiriques d’une mère anxieuse sur ses propres enfants, ni la redite respectueuse des concepts du patriarche juif que fut Sigmund Freud. En fait, et en amont de l’Œdipe, Klein innove en proposant une conception originale du symbolisme. D’emblée, l’apologie de la mère introduit à la reconnaissance des deux parents et fait du couple le foyer hétérogène de l’autonomie bisexuelle du self, puisque Mélanie fait (un peu de) place au père dans sa conception du proto-Œdipe, et plus nettement dans la position dépressive. Mais le culte de la mère – et c’est l’essentiel – s’inverse chez Klein en… matricide. C’est de la perte de la mère – qui revient pour l’imaginaire à une mort de la mère – que s’organise la capacité symbolique du sujet. Rappelons-le, le sein, bon ou mauvais, ne se présente comme premier objet structurant qu’à la condition d’être dévoré/détruit. La mère comme objet total n’apaise le sadisme exacerbé de la position schizo-paranoïde que si elle est « perdue » lors de la position dépressive. Lorsqu’il est sevré, l’enfant se sépare effectivement du sein, il s’en détourne et le « perd ». Or dans la vie fantasmatique, la séparation ou la perte équivaut à la mort. Paradoxalement, on le voit, le culte de la mère est, pour Klein, un prétexte au matricide imaginaire. Mais l’acceptation de perdre dans l’amour permet l’élaboration de la position dépressive. Tous deux, le culte de la mère comme le matricide, sont salvateurs. Cependant, de toute évidence, le matricide l’est plus que le culte maternel : car sans matricide, l’objet interne ne se constitue pas, le fantasme ne se construit pas, et la réparation est impossible, tout comme le dépassement des hostilités dans l’introjection du self. La négativité kleinienne, qui conduit la pulsion à l’intelligence en passant par le fantasme, se donne la mère pour cible : il faut se déprendre de la mère pour penser. Les voies de cette déprise divergent : le clivage est une fausse piste ; la dépression succédant à séparation/mort convient beaucoup mieux. Enfin, il existerait une pure positivité, innée elle aussi, qui serait la capacité d’amour d’elle-même. Mais cette grâce dépend beaucoup des aléas de l’envie, ou plutôt de la capacité à se débarrasser de l’envie envers la mère, ou dit plus brutalement encore, de la capacité à se débarrasser de la mère. Dans l’histoire de l’art, notamment occidental, la décapitation de Méduse – image non seulement de la castration féminine, comme le veut à juste titre Freud, mais aussi de la perte de la mère archaïque que l’enfant réalise durant la position dépressive –, émerge au moment même où l’Occident découvre l’intériorité psychique et l’expressivité individuelle du visage. A cette décollation primaire qu’est la tête perdue, la tête coupée de Méduse, ont succédé des figures plus érotisées. Certaines visent le pouvoir phallique-symbolique de l’homme (ainsi la décollation de Saint Jean-Baptiste annonçant le Christ) : d’autres manifestent la lutte de pouvoir entre hommes (David et Goliath), entre femme et homme (Judith et Holopherne), etc. La « décollation » de la mère – à entendre tout à la fois au sens de sa « mise à mort » et d’un « envol » à prendre à partir d’elle, contre elle – serait une condition indispensable pour qu’advienne la liberté psychique du sujet : voilà ce que Klein eut le courage d’annoncer à sa façon, sans précautions. Dans ses textes de maturité, notamment dans « Envie et gratitude », Klein souligne l’existence chez l’enfant d’une aptitude innée à l’amour ou à la gratitude, que renforce le bon maternage. Ajouté à la capacité de réparation qui fait partie intégrante de la position dépressive, cet amour pour la mère n’effacerait-il pas les tendances matricides propres aux positions archaïques chez ce même enfant, et qui semblaient dominantes dans les écrits antérieurs de notre auteur ? D’aucuns ont fait leur cette interprétation. D’autres voient dans cet infléchissement de la pensée kleinienne vers l’amour une variante de la caritas, voire même les prémices d’un nouveau socialisme. Pourtant, cette tonalité oblative ne saurait recouvrir la négativité qui prédomine dans l’écoute et l’interprétation kleiniennes de l’inconscient. Réparation et gratitude ne sont que des cristallisations provisoires de la négativité, ses accalmies dialectiques, car la pulsion de mort ne cesse d’œuvrer. L’aptitude à la gratitude est à soigner et à protéger sans cesse, et ce soin vigilant, dont seule la psychanalyse paraît capable dans la culture moderne, exige qu’une attention constante soit accordée à l’angoisse destructrice qui travaille inlassablement en risquant de faire basculer l’amour et la gratitude dans l’envie, si ce n’est de les anéantir par la fragmentation de la psyché. Quant à la réparation elle-même, c’est en se séparant de la mère, à laquelle le liait l’identification projective initiale, que le « self » acquiert une chance de l’élaborer. Il peut alors re-trouver la mère, mais jamais telle quelle : au contraire, il la recrée sans cesse par sa liberté à lui, le « self », d’être séparé d’elle. Une mère toujours recommencée en images et en mots, dont « je » suis désormais le créateur à force d’en être le réparateur. La pitié et le remords, qui accompagnent la réparation de l’objet perdu, portent la trace du matricide imaginaire et symbolique auquel cette réparation continue de renvoyer. En effet, à la peur et à la colère propres à l’état de guerre, qui me lie à maman-sein dans la position schizo-paranoïde, succède une compassion pour cet autre qu’elle devient dans la position dépressive. Pourtant, cette compassion n’est autre que la cicatrice du matricide, le témoin ultime, s’il en fallait un, que la réconciliation imaginaire avec elle, dont « j’ » ai besoin pour être et pour penser, se paie d’une mise à mort désormais dépassée, d’un matricide maintenant inutile, mais dont le souvenir « me » hante. Il habite « mes » rêves et « mon » inconscient, et affleure à la surface des mots pour peu que « je » m’aventure à la recherche du temps perdu…
6. Une Orestie
Comme le mythe d’Œdipe avait éclairé la théorie de Freud, Mélanie Klein s’appuie sur le mythe d’Oreste, une fois qu’elle a diagnostiqué dans sa clinique le fantasme matricide, pour en déplier la logique spécifique. En effet, avec ses réflexions sur L’Orestie, la psychanalyse fait valoir – sans pour autant dénier l’Œdipe de Freud une autre logique de l’autonomisation subjective. Dans la pièce antique, le meurtre de la mère est source de liberté pour Oreste, mais au prix du remords dépressif que symbolisent les Érinyes ? Passablement hétéroclite, inachevé, ce texte de Klein a été publié de façon posthume, malgré ses lacunes. L’étude sur L’Orestie évoque, à la lumière des thèses kleiniennes, les trois volets de l’œuvre d’Eschyle. Tout d’abord est présenté le sort d’Oreste : il est le fils d’Agamemnon, lequel avait sacrifié aux dieux sa fille Iphigénie pour que les Grecs puissent embarquer sur leurs vaisseaux de guerre, immobilisés par la colère de Neptune. Oreste tue sa mère Clytemnestre pour venger son père dont celle-ci avait fomenté le meurtre afin de venger elle-même la mort de leur fille Iphigénie. Enfin, il est le frère d’Électre qui nourrit des passions non moins matricides, quoique plus prudentes : c’est elle qui exige la mort de Clytemnestre du bras d’Oreste. Dans cet imbroglio implicitement incestueux et explicitement meurtrier, Klein ne pouvait que reconnaître son propre univers clinique, où la libido se laisse résorber par la pulsion de mort. Ce sont les conséquences de la mise à mort de Clytemnestre qui retiennent avant tout son attention : le matricide entraîne certes la culpabilité d’Oreste, mais le fils acquiert par ce geste une liberté extrême, ainsi que la plus haute capacité symbolique. Le moi cherche tous les moyens pour créer des symboles qui deviendront les véritables exutoires de ses émotions, constate Klein dans la dernière page de son Orestie tout en se demandant : pourquoi les symboles ? La réponse est simple : parce que la mère ne suffit pas, la mère est incapable de satisfaire les besoins affectifs de l’enfant. Que dit un symbole ? Laissez tomber la mère, vous n’en avez plus besoin : tel serait le message ultime des symboles, s’ils pouvaient dire leur raison d’être. Et la psychanalyste de rappeler dans ce texte sur Oreste un de ses premiers travaux, sur le petit Dick et ses difficultés à acquérir les symboles, son mal à accéder à la pensée. Le drame d’Oreste lui servirait-il d’introduction à sa réflexion sur la naissance des symboles, à l’apologie des symboles ? Ou bien s’agirait-il, par ce détour mythologique, de dire que le symbole est le meurtre de la mère ? Ou encore qu’il n’y a pas meilleur meurtre de la mère que le symbole. Évidemment ce meurtre, tel que la psychanalyse le constate et le favorise, est d’ordre imaginaire ; il ne s’agit pas de tuer sa mère, ni qui que ce soit d’autre, dans la réalité : « aucune situation de réalité ne saurait combler les besoins et les désirs impérieux, souvent contradictoires, de la vie fantasmatique de l’enfant ». Les crimes et autres passages à l’acte plus ou moins agressifs ne sont que des ratages du symbole, ils signent un échec du matricide imaginaire qui, seul, ouvre la voie à la pensée. A l’inverse, la création de la pensée, puis l’exercice d’une liberté souveraine, qui donnera peut-être naissance à une œuvre de génie témoignent d’un fantasme réussi de matricide. L’anti-héros Oreste, matricide s’il en est, est aussi un déicide hors pair. Contrairement à Œdipe, homme du désir, de son refoulement, et complice des dieux, Oreste est le crépuscule de Jupiter. Œdipe, créateur et déchiffreur d’énigmes, présente le profil du croyant. Croire au père, aux dieux, au savoir – la différence n’est pas si radicale qu’on a pu le dire : toute forme de croyance métabolise le désir de jouir et le désir de mort. Oreste, lui, est l’anti-fils et l’anti-héros, parce qu’il est antinature. Klein remarque à juste titre que tuer la mère-nature équivaut à se dresser contre Dieu : le meurtre de la mère inflige la culpabilité, écrit-elle en repensant à la « position dépressive », génératrice de remords ; mais ici, l’analyste fait un pas de plus et extrapole en suggérant que, redouté parce qu’infligeant le châtiment, la mère est « le prototype de Dieu ». Cette interprétation n’est pas trop éloignée de la lecture sartrienne de L’Orestie dans Les Mouches : le fils meurtrier de sa mère est le déicide radical. Mais si Klein affiche ici son incroyance – tout comme la mère de Fritz-Erich se disait « athée » – elle précise aussitôt que sa version du matricide n’a rien de nihiliste, au contraire. Se débarrasser de la mère devient la condition sine qua non pour accéder au symbole. Car lorsque cet accès à la symbolisation fait défaut apparaît alors le versant lugubre d’Oreste : là où il est, c’est l’échec d’Œdipe ? De ses désirs et de leur refoulement. Le sujet s’en retourne au clivage, à cette destruction de l’âme où la psychose entrave le psychodrame névrotique et réduit en fragments l’espace psychique. Les patients kleiniens qui témoignent de cette Orestie ne sont-ils pas les précurseurs des tueurs gratuits, automates sans états d’âme, d’Orange mécanique ? Aujourd’hui, certaines de ses personnalités morcelées s’abritent dans les expositions d’art et les maisons d’éditions dites « d’avant-garde » accueillent leurs obscénités minimalistes. Les analystes, quant à eux, déchiffrent l’échec d’Oreste et de la symbolisation dans les nouvelles maladies de l’âme dont sont porteurs les casseurs et autres dealers des nouvelles mégapoles. Il existe pourtant un visage lucide d’Oreste. L’ambition philosophique qui accompagne le génie de Klein consiste à le réhabiliter pour y chercher les conditions ultimes de la pensée, aux sources du refoulement originaire : là où se joue l’avènement de l’espace psychique et de l’intelligence, mais où s’amoncellent aussi les risques de son étouffement. Quand les dieux sont fatigués ou compromis, il ne nous reste qu’à contempler ces sources fécondes, à les soigner, à les préserver, à les développer. Avec et à côté de ses interprétations décapantes, l’éloge kleinien du matricide est un plaidoyer pour le sauvetage de l’aptitude symbolique des humains. Le symbolisme, qui serait le propre de l’homme, se présente à cette mère de la psychanalyse comme un miracle incertain, toujours déjà menacé, et dont le sort dépend bien de la mère, mais à condition que « je » puisse « m’en passer ». Elle est toute-puissante, cette mère, dit en substance Mélanie-fille-de-Libussa, mais nous pouvons, nous devons faire sans elle, et mieux. Tel est le message, qu’il faut bien dire symbolique, du « crime » kleinien. On comprend dès lors que certaines féministes aient loué en Klein la créatrice moderne du mythe de la déesse-mère. D’autres l’ont honnie pour la même raison : n’est-ce pas insoutenable d’envier sa mère ? D’autres, enfin, l’ont rejetée pour avoir encouragé le matricide. Seules, peut-être, les femmes auteurs de romans policiers l’ont comprise, sans l’avoir lu et sans avoir à la lire d’ailleurs. Car elles partagent avec Mélanie ce savoir inconscient qui veut que « je » parle du meurtre non pas parce que « j’en veux » aux hommes, porteurs du phallus, et que « je » souhaite m’en délivrer : pas seulement. Mais parce que, fille et mère, fille ou mère, « je » sais de quelle envie « je » dois me débarrasser – quel désir forcément sadique traverser, perdre, en un sens tuer – pour acquérir la liberté minimale de penser. Le roman policier nous paraît vrai dans la mesure où il dépasse la littérature courante qui exhibe les petits drames du désir et les charmes plus ou moins mièvres du refoulement enfin transgressé. Les reines du polar plongent dans une psyché catastrophique qui n’est plus une âme digne de ce nom. Clivages et dépeçages à la Klein, retournements, envies et ingratitudes, fantômes incarnés, tels les objets concrets et les surmoi tyranniques de la mère Mélanie, hantent ces espaces éclatés, enfin visités et révélés dans la douceur d’un deuil plus ou moins apaisé. Les reines du polar – soulignons le féminin de cette expression toute faite, comme allant de soi, banale ? – sont des déprimées réconciliées avec la mise à mort, et qui se souviennent qu’au commencement était le sadisme envieux, et qui ne cessent de s’en guérir en le racontant. Je les imagine ayant la violence feutrée de la vieille Mme Klein, qui aurait pu écrire elle aussi des polars, si elle avait eu la chance de posséder une langue maternelle, et si elle n’était pas devenue le détective principal, autrement dit une analyste. Ce qu’elle est, de toute façon, sans conteste. Même quand elle semble oublier qu’il reste encore des énigmes et se hâte d’appliquer un savoir ready-made, élaboré par ses enquêtes antérieures. Cependant, même lorsqu’elle plaque les schémas de son système, elle débusque l’angoisse à vif, et, Comme avec Richard, tombe juste et fait mouche afin de dégager les chemins de la pensée.
III.
D’avoir centré son enquête sur la mère – d’abord sur son emprise, puis sur la mise à mort de celle-ci pour que vive le symbolisme –, Mélanie Klein l’orestienne s’est placée au cœur de la crise des valeurs modernes. Réparer le père et restaurer la connaissance de la réalité, dit-elle en substance, sont des objectifs secondaires, peu intéressants parce que potentiellement tyranniques, et d’ailleurs irréalisables sans la création d’une vie psychique. Personne mieux que Mélanie n’a refusé ce que Jean Gillibert appelle « cet abandon vil au chef ». Sans chef, car la mère n’en est pas un, mais un objet de pouvoir phantasmatique détenteur d’angoisse, l’univers kleinien est en effet un univers détotalisé. A cette condition seulement, en perdant l’objet de l’angoisse et en perlaborant cette perte, le soi pourrait accéder à la vie de l’esprit que Winnicott formule comme une « transitionnalité ». Pour qu’il y ait transitionnalité, le lien à la mère – non pas une mère phallique mais une mère habitée par le désir du père sous l’aspect du pénis – est fondamental. Chez Klein, il s’agit d’un lien terrifiant, dont l’enfant toujours déjà phobique apprend à se défaire (le petit Hans de Freud en était le prototype discret), et il y réussit grâce à la symbolisation. Pour y parvenir le bébé sadique-phobique s’appuie à la fois sur ses propres capacités à éprouver du plaisir, à jouir, et sur la réponse maternelle à ses angoisses, pourvu que celle-ci soit suffisamment bienveillante et distante. Klein ne dévalorise pas le désir : elle le démystifie au fur et à mesure qu’elle démystifie la pulsion de mort, en montrant qu’elle est pensable, qu’elle est même la source de la pensée. Les difficultés théoriques que la psychanalyste accumule dans ce trajet sont des apories métaphysiques auxquelles n’échappent aucune des connaissances de l’humain et de ses thérapies. Elles ont le redoutable privilège de nous situer au lieu le plus reculé où, lorsque se déchire la promesse de protection paternelle qui va de pair avec la protection transcendantale, le « roseau pensant » que nous sommes supposés être se confronte à une alternative qui est la version moderne de la tragédie. Nous en sommes réduits à osciller entre dispersion de soi et crispation identitaire, entre schizophrénie et paranoïa. Avec pour seul voisinage certain, des mères paranoïaques, cruelles et fragiles. L’analyste qui se propose de nous conduire au symbolisme est alors obligé(e) d’en être, de partager cette paranoïa cruelle et fragile. Pour mieux s’en déprendre et, dans cette possession/dépossession, revivre continûment la dépression comme condition de la créativité. La sienne propre, et celle de ses patients. Après avoir fait, avec Freud et Lacan, de l’érotisme notre Dieu, et du phallus le garant de l’identité, nous sommes invités, avec Klein à ressourcer nos ambitions de liberté dans des régions plus frustes, plus archaïques du psychisme, là où l’un (l’identité) ne parvient pas à être. Nous nous apercevons alors que Mélanie, sous ses airs de matrone heureuse de s’établir pour faire école à Londres, est notre contemporaine. Regardez les objets de l’imaginaire moderne, les expositions ou autres installations sorties des fabriques du « post-coïtum animal triste » : n’est-ce pas le bazar des « objets internes », faits de seins, de lait, de fèces et d’urines sur lesquels flottent les mots et les images de quelques phantasmes bien méchants et bien défensifs, schizo-parano-maniaques quand ils ne sont pas simplement dépressifs ? Une inversion du processus de symbolisation. Sans parler des jeux vidéo, dont la violence affole les associations de parents d’élèves – puisque leurs enfants s’y « projettent « (eh oui !) au point de ne plus distinguer l’image de la réalité -, où le monde moderne semble s’engloutir dans un phantasme au sens kleinien du terme, talionique et réaliste. A cette différence près que, chez Mélanie Klein, l’analyste accompagne ce phantasme, le formule et l’interprète pour le rendre pensable et ainsi seulement le traverser : ni l’interdire ni le refouler. Au contraire, les tueurs inconscients des écoles américaines n’ont eu que l’écran télévisuel pour baby-sitter et, sans aucune parole pour les déposséder de l’emprise imaginaire, ils sont les naufragés de la position dépressive jamais accomplie, des victimes toutes désignées de la régression schizo-paranoïde. En les annonçant avant la Seconde Guerre mondiale, Mélanie ne ricane ni ne triomphe : elle les accueille avec la compassion d’une complice qui nous fait croire que ce n’est déjà pas si mal de jouer pour dire le désir de mort, mais que l’on pourra mieux faire, ensemble. C’est bien cela, la véritable « politique » du kleinisme, qui n’en laisse pas moins en suspens une question interne à la psychanalyse : s’il est certain que l’implicite idéologique des percées kleiniennes alimente la philosophie sociale contemporaine, qu’en est-il de la poursuite de sa clinique ? Le post-kleinisme n’a-t-il pas produit tous ses fruits ? La recherche en psychanalyse se situe aujourd’hui dans un œcuménisme qui emprunte aux propositions des diverses écoles (freudienne, kleinienne, bionienne, winnicottienne, lacanienne…) et affine l’écoute spécifique de chaque patient, dans le souci d’une interprétation attentive aux nouvelles maladies de l’âme, sans viser à construire des systèmes inédits pour des batailles à venir. Ce recul du militantisme n’est pas nécessairement un temps mort, pas plus qu’il ne signale un épuisement de la psychanalyse. Celle-ci est animée, au contraire, d’un double mouvement. D’une part, elle s’ouvre à d’autres champs d’activités humaines (la société, l’art, la littérature, la philosophie) qu’elle éclaire d’une intelligibilité renouvelée et ainsi étoffe et déplie le sens de ses propres concepts hors de la stricte clinique. D’autre part, en se focalisant en profondeur sur des symptômes spécifiques, elle s’aiguise et se diversifie pour mieux saisir et soigner la singularité de chaque patient, en évitant la généralité des structures. Ce qui pousse ses interventions jusqu’aux frontières de la signification et de la biologie. Comme en bien d’autres domaines, au temps des ” génies ” et des grands systèmes succèdent aujourd’hui l’aventure et les risques personnels. Avec et malgré son goût du pouvoir accentué par l’époque et les circonstances, Mélanie Klein reste, au fond, une annonciatrice de ces deux tendances simultanées. Elle pensait que l’intérieur de la mère (invisible mais imaginé peuplé d’objets menaçants, à commencer par le pénis du père) offre aux deux sexes les plus anciennes situations d’angoisse : l’angoisse de castration n’étant qu’une partie, certes capitale, de cette angoisse plus générale qui concerne le dedans du corps même. Elle suggérait aussi que de « bons » objets contrebalancent les « mauvais ». Et qu’enfin, par la pensée, se constitue une intériorité psychique, une « profondeur » (depth), d’abord chagrine, puis soulageante et joyeuse, qui est seule capable de dépasser la peur de cet intérieur maternel. D’un intérieur l’autre, de l’angoisse à la pensée : la topographie kleinienne est une sublimation de la cavité, une métamorphose utérine, une variation sur la réceptivité féminine. De sa proximité avec la profondeur innommable elle a fait une connaissance de soi ? Avant de nous convaincre que cette connaissance imaginaire est valable pour tous : femmes et hommes. Le phantasme incarné de l’intérieur devient, par le biais de l’interprétation analytique, un moyen de connaissance de soi : ce n’est plus la foi, c’est la psychanalyse qui en est le domaine privilégié. Avec Mélanie Klein, le phantasme relatif à la mère se place au cœur du destin humain. Dans notre culture judéo-chrétienne, cette revalorisation signifiante de la mère n’est pas sans importance. La fertilité de la mère juive était bénie de Jahvé, mais retranchée du lieu sacré où se déploie le sens de la parole. La Vierge mère devint ensuite le centre vide de la Trinité chrétienne. Depuis deux mille ans, l’Homme de douleur, le Christ, a fondé une nouvelle religion en appelant au père, sans vouloir savoir ce qu’il y avait de commun entre lui et sa mère. L’enfant kleinien, phobique et sadique, est le double intérieur de cet homme visible et crucifié, son dedans douloureux qu’habite le phantasme paranoïde d’une mère toute-puissante. Il s’agit du phantasme de la mère tuante et à tuer, d’une représentation incarnée de la paranoïa féminine dans laquelle se projette la schizo-paranoïa de notre moi primitif et débile. De cette profondeur mortifère le sujet parvient cependant à se délivrer, à condition de la perlaborer indéfiniment en l’unique valeur qui nous reste : la profondeur de la pensée. Comme l’analyste, mais sans le savoir, la mère accompagne son enfant dans cette perlaboration où il la perd, puis la répare en paroles et en pensées. La fonction maternelle réside dans cette alchimie qui passe par la perte de soi et de l’autre, pour atteindre et développer le sens du désir mortifère, mais uniquement dans l’amour et par la gratitude où s’accomplit le sujet. Le lien d’amour pour cet objet perdu qu’est la mère, dont « je » me sépare, prend alors le relais du matricide, et s’auréole de pensées. Ce n’est pas le moindre éclat du génie de Mélanie Klein que d’avoir ainsi lié, par le négatif, le sort du féminin à la survie de l’esprit.