La singularité et spécificité de l’adolescence n’est-elle pas d’être confrontée à l’Amour, à la maladie d’Amour, d’être une mise en demeure d’aimer, voire d’aimer de toute urgence, en toute méconnaissance, d’être condamnée à apprendre une langue inconnue qui jaillit du fond des entrailles, résurgence de signifiants énigmatiques et familiers. Mais si le corps parle à son insu, les mots, les vrais mots pour le dire manquent. Il faut improviser, inventer, créer les mots de l’amour, se faire poète séance tenante : une chanson de geste à recréer depuis la nuit des origines. L’urgence d’aimer est telle qu’elle devient une priorité vitale qui crée un désordre même dans une existence bien rangée, studieuse, appliquée, au conformisme policé. L’enjeu est vital car cette expérience, cet apprentissage par l’expérience conditionnera le devenir du sujet, du sujet adulte avec la constitution de cette part adolescente de la personnalité qui accompagnera le sujet dans toute sa vie amoureuse.
« Avec la puberté s’instaure comme on sait des tendances nouvelles, très intenses, dirigées vers des buts sexuels directs... ». Après avoir évoqué la problématique de la disjonction du courant sensuel et des sentiments tendres, de leur idéalisation qui génère un conflit dans le choix d’objet amoureux, Freud reconnaît que, le plus fréquemment, « l’adolescent parvient à un certain degré de synthèse entre l’amour non sensuel, céleste, et l’amour sensuel, terrestre, et son rapport à l’objet sexuel se caractérise par l’action conjointe de pulsions non-inhibées et inhibées quant au but. C’est à l’apport des pulsions de tendresse, inhibées quant au but, que l’on peut mesurer le niveau d’état amoureux en opposition au désir purement sensuel. » (Freud 1921c, p.50)
L’adolescence est une véritable révolution vers l’indépendance où l’enjeu est le triomphe d’Éros : il bouleverse l’ancien monde et toutes ses institutions et les met au défi de l’amour, de l’amour de l’autre, de l’étranger, de l’étrangère, il s’oppose à la régulation des alliances ; l’amour est asocial, aux prises avec le surmoi de la culture bousculée par la sauvagerie du ça qui tourne la tête et travail au corps le sexuel. Freud s’interroge sur la place singulière de cet unique objet de mon amour « l’objet est-il mis à la place du moi ou de l’idéal du moi? » (p.52). L’état amoureux est similaire à un état hypnotique qui envahit l’un ou l’autre, ou les deux, avec toute la complexité d’une folie à deux. Le sujet re-naissant devient ingouvernable par les Mères et les Pères avec la connivence de ses propres pairs qui partagent cette quête de l’autre et du bonheur. Si Thanatos donne de la voix, c’est dans une guerre générationnelle entre monde adulte et monde adolescent, dans les décollements, voir les arrachements des amour premiers : « Papa, Maman »… il faut que jeunesse se passe, dit-on. Toute la littérature en témoigne depuis la nuit des temps. Une seule question existentielle : aimer ou ne pas aimer, être aimé ou ne pas être aimé…d’un ou d’une inconnu(e).
L’ordre social culturellement établi entre public, privé et intime est subverti, les frontières entre dedans et dehors sont submergées par les forces pulsionnelles qui bouleversent la carte du Tendre déroutée par Éros et ses flèches. Il est prêt à commettre tous les crimes de l’Amour dont le Péché originel de la co-naissance de soi au travers de l’autre.
Narcisse sur les traces d'Œdipe, l’adolescent(e) doit renaître sujet genré, sexuel et sexué. Son corps et son âme sont travaillés par une pulsionnalité débordante, parfois persécutante qu'il vit dans la solitude sous l'emprise d'un fantasme masturbatoire central (M. Laufer, 1989) chauffé à blanc, qui réactualise tous les fantasmes originaires, séduction, scène primitive, castration, retour au ventre maternel, fantasmes qui le poussent au crime, crime sexuel : la mise à mort de ses objets œdipiens avec le risque du meurtre de ses objets internes. Quand le fantasme devient réalisable, ouvre sur une réalité réelle et déréalisante et non plus simple réalisation hallucinatoire du désir, une rêverie et plaisir solitaire clandestins, l'adolescent(e) est confronté(e) à un passage à l'acte, un acte qui effracte la réalité, le corps, son corps propre métamorphosé et le corps de l'autre, avec un effacement des frontières, un peau à peau, un sexe à sexe, une fusion, une symbiose, sublime jouissance ou effroi : la nuit sexuelle de l'adolescent, entre sexe et effroi, selon les belles expressions de Pascal Quignard, l'attente et la crainte d'un orgasme sublime ou déréalisant, avec les délices ou la terreur de la passivation.
Pour les adolescents, la rencontre avec l'autre, tout autre, devient sexuelle, bisexuelle et génitale tant il est travaillé par cette pulsion, ce désir inouï, qu'il ne sait comment réaliser, canaliser faute souvent de mode d'emploi, d'initiation. Il lui faudra le découvrir et l’inventer seul pour son plus grand plaisir et sa folle inquiétude dans notre culture aux traces judéo-chrétiennes où agissent encore dans la psyché, via surmoi familial et surmoi de la culture, l'interdit du sexuel et du sexe. Il ou elle se trouve imprégné(e) du culte de la virginité, de la Vierge Marie et tourmenté(e) par le clivage érotique entre la Maman et la Putain, alors que paradoxalement notre société actuelle prône, depuis les années sixties, «Peace and Love»la supposée libération des mœurs et la liberté sexuelle avec des effets confusionnants jusqu'au porno chic ou choc, voir trash qui envahit les écrans et le Net. Entre le tout interdit et le tout autorisé, confrontés à leur surmoi, comment les adolescents peuvent-ils s'y retrouver et assumer leurs désirs transgressifs qui leur collent à la peau, et les travaillent au corps ?
Et pourtant le plus souvent, le miracle se produit dans une mystérieuse alchimie, heureuse conjonction des courants tendre et érotique et ils ou elles sont émerveillé(e)s de leur rencontre avec cet autre, autre sexe ou semblable, dans la magie des premières fois qui les marqueront toute une vie.
Leur aire de jeu, de prédilection, leur aire d'expérience est un monde intermédiaire, le groupe adolescent, où ils peuvent s'exercer avec leurs pairs, à l'abri des regards adultes, dans des partages d’intimité, aux jeux de l'amour et des limites, dans des corps à corps et de psyché à psyché, dont ils auront à éprouver les émotions débordantes, de la frustration à la jouissance, et l'inquiétante étrangeté en ce temps originaire des premières fois. Dans leur quête d’identité, ils parviennent à se constituer des zones sublimatoires culturelles diverses mais qui peuvent être vite débordées, attaquées. L’adolescent a aujourd’hui à sa disposition un vaste terrain de jeu qui prolonge le monde imaginaire de l’enfance et il ou elle en use et abuse sur le net à la recherche d’avatars qui canalisent sa pulsionnalité et luttent contre la passivation dans des ébauches identificatoires.
L’amour s’épanouit au cœur de l’intime dans un inquiétant partage d’intimité, aussi désiré que redouté, qui réactive, réactualise toute l’histoire de l’intime de l’un et de l’autre sujet, épreuve de vérité, de dévoilement des origines qui convoque les affects de pudeur, voire de honte et de culpabilité. Aussi le couple pour préserver cet espace intime effracté, fusionné, crée une enveloppe protectrice pour l’isoler du groupe. Toutefois, le sujet veille à préserver son self de tout intrusion et empiètement excessif et si nécessaire jusqu’à l’instauration d’un faux self protecteur, de surface, de façade. « touche pas à mon self même si je dis, je me dis, je te dis que je t’aime ». Tel est une fonction du mensonge.
La société contemporaine bouleverse l’équilibre des espaces, public, privé et intime, avec des zones de brouillage et de confusion accentuées par les développements technologiques qui amplifient les possibilités de communication à l’autre, familier ou anonyme et qui exaltent la personne, son affirmation et son épanouissement, jusqu’à la recherche de la réalisation de ses désirs dans un monde virtuel envahissant, avec même l’externalisation de l’intime sur le net, de Facebook aux blogs et journaux intimes dévoilés au monde entier.... L’espace de l’intime serait-il mis en crise dans une mondialisation de l’économie libidinale ? La toile, nouvelle entremetteuse de Meetic à Tinder et ses réseaux virtuels anonymes encadre la soif d’amour, de passion de sexe du sujet en quête de son destin.
La rencontre avec l'adolescent, qui tente de devenir sujet, cet adolescent étranger à lui-même, est très délicate pour tout adulte, que ce soit au sein de la famille ou dans le monde des adultes, alors que s'actualise un conflit de dépendance-indépendance. Le risque est l'installation d'une relation en faux self qui fonctionne comme leurre partagé pour protéger l’intime et ses secrets. L’épanouissement d'une aire d'illusion, illusion créatrice et nécessaire, est entravée. Une confiance de base est souvent compromise par une défiance radicale envers l'adulte familier ou inconnu que l'adolescent envie et redoute de devenir, alors que via la puberté passivante, la métamorphose qu'il subit à son corps défendant et au cœur de son être, dans cet entre-deux, le contraint à un paradoxe qu'il aura à résoudre et qui le met mal dans sa peau, ébloui par Éros. L’accès à l’intime adolescent est particulièrement difficile pour tout adulte, fut-il psychanalyste.
Aussi le journal intime, document précieux et authentique, peut être un détour certes transgressif pour une possible compréhension de l’âme adolescente prise sur le vif, et à son insu. Ce dévoilement, ce "de-violemment" est contraire à l’éthique. Aussi je profite de circonstances exceptionnelles qui nous ont fait parvenir un tel document, témoin d’une histoire tragique, entre Éros et Thanatos, de l’espace intime au privé et au domaine public par la volonté d’un père, seul survivant de la Shoah. Ce journal est aujourd’hui connu de tous et cependant méconnu. Thanatos a occulté Éros : le journal d’Anne Franck.( Frank A. (1942-1944), L’intégrale, Calmann-Levy, 2017).
Ce journal intime d’une jeune adolescente est devenu mondialement connu et symbole de l’humanisme, un lieu et acte de résistance face à la barbarie. Anne Frank est née le 12 juin 1929 et morte en février 1945 du typhus au camp de Bergen-Belsen. Réfugiée à Amsterdam avec sa famille depuis 1933 pour fuir les persécutions nazies face au péril grandissant, son Père aménagea un appartement clandestin dans son entreprise pour sa famille et quelques proches du 12 juin 1942 au 1 août 1944, date de leur arrestation sur une très probable dénonciation.
Si ce document est un précieux témoignage du sort réservé aux Juifs et des conditions de survie en fonction des événements socio-politiques et de la quotidienneté de cette époque et son tragique, il nous dévoile, à cœur nu, l’intime d’une adolescente de treize ans qui traverse aussi les transformations de la puberté. Derrière la grande histoire existe aussi la petite histoire des joies et des peines enfantines, la naissance du Désir et l’éveil à l’Amour et aussi le regard lucide de cette adolescente sur le monde des adultes. On voit se déployer de remarquables capacités autoréflexives d’analyse de toute situation, ce dont elle s’étonne elle-même en se disant qu’elle a dû certainement grandir plus vite. Elle nous révèle avec lucidité toutes les affres de l’adolescence, le sexuel adolescent, résurgence du sexuel infantile, ici à vivre dans la réclusion et la promiscuité d’un huit clos. L’intime est menacé, et écrire son journal peut être paradoxalement alors une manière de le préserver, de le vivifier dans son espace interne, une forme de résistance.
L’histoire de son journal renseigne sur les enjeux de ce dialogue avec soi-même, un autre, un double, et ici un être fictif qu’elle prénomme Kitty, confidente qui écoute et console en silence et à qui on peut tout dire sans crainte d’être jugé, réprimandé. Le journal intime ne pourrait-il pas être une métaphore idéale voire idéalisée de la situation analytique mais ici avec un autre, réel, non fictif, un étranger qui deviendra par effet de transfert un étrange familier ?
Par l’artifice de ce dévoilement de ce journal, de chaque lettre, nous pénétrons en son cœur et ici se révèle l’intime adolescent, écrit à vif auquel nous ne pouvons accéder qu’exceptionnellement comme au cœur de la séance analytique. Nous y découvrons combien Anne était attentive et réfléchissait avec lucidité aux relations avec ses parents, à l’histoire de leur couple et de leur vie amoureuse, combien elle était préoccupée par l’éveil de son corps à la sensualité et la force de ses sentiments amoureux dont nous pouvons suivre les développements quotidiens. Ici apparaît dans son paroxysme la naissance de l’amour et l’urgence d’aimer même dans des temps lugubres, Éros en résistance face à Thanatos.
Dans sa réclusion imposée le destin lui impose de cohabiter avec Peter 15 ans et ses parents. Elle évoque avec une grande liberté l’évolution de leur relation, leur rapprochement progressif, leurs préoccupations de fille et de garçon, jusqu’à la découverte de leur corps, le premier baiser, la première étreinte..., et sans doute la première fois. Elle s’autorise souvent à aller dans sa chambre au grand dam de l’entourage et inquiétude de ses parents. Cet espace symbolise le partage de leur intime adolescent, à l’écart du monde des adultes même en de telles circonstances. Peter lui donnera même à elle et sa sœur Margot une leçon d’anatomie sexuelle in vivo grâce à son chat Moffi, un mâle (24 jv44).
Après cette dissertation d’adulte sur l’adolescence et l’amour je prends l’option de laisser la place à Anne Frank, de lui donner la parole aujourd’hui à travers quelques extraits de lettres adressées à Kitty pour vous montrer l’ampleur et la pertinence de sa réflexion de toute jeune fille. J’espère surtout susciter la curiosité de relire ces lettres qui toucheront la part adolescente de chaque lecteur adulte qui sommeille en chacun.
La lettre que j’ai choisie, celle du 6 janvier 1944 synthétise bien la problématique de l’intime adolescent, de l’éveil insistant à l’amour et la capacité remarquable, autoanalytique et élaborative d’Anne.
« Chère Kitty
Aujourd’hui, je dois t’avouer trois choses que je vais mettre un certain temps à t’écrire, mais que je dois raconter à quelqu’un et, après tout, tu es la mieux placée pour les entendre parce que je suis sûr que tu les garderas pour toi toujours et en toutes circonstances. La première concerne maman. Tu sais que je me suis souvent plainte d’elle et que pourtant je me suis toujours donné beaucoup de mal pour être gentille avec elle. Tout d’un coup je sais exactement ce qui cloche chez elle. Maman nous a dit elle-même qu’elle nous considérait davantage comme des amies que comme ses filles ; c’est bien joli mais une amie ne peut pas remplacer une mère...
Ma conception d’une mère, c’est une femme qui avant tout montre beaucoup de tact, particulièrement avec des enfants de notre âge, contrairement à Mansa qui me rit au nez quand je pleure...
La deuxième m’est pénible à raconter car elle me concerne. Je ne suis pas pudibonde, Kitty, mais quand ils se mettent à parler en détails de ce qu’il font au WC, j’ai le sentiment que tout mon corps se révolte... Je trouve si étonnant ce qui m’arrive, et non seulement ce qui se voit à l’extérieur mais ce qui s’accomplit à l’intérieur. C’est justement parce que je ne parle jamais de moi ni de ces choses à quelqu’un d’autre que j’en parle à moi-même. Chaque fois que le suis indisposée... j’ai le sentiment, en dépit de la douleur, du désagrément et de la saleté, de porter en moi un doux secret et c’est pourquoi, même si j’en récolte des inconvénients, j’accueille toujours avec joie, en un certain sens, le moment où je vais de nouveau sentir en moi ce secret... Comme je suis venue ici à 13 ans à peine, j’ai commencé plus tôt à réfléchir sur moi-même et à m’apercevoir que je suis une personne à part entière. Parfois le soir dans mon lit, il me prend une terrible envie de me palper les seins et d’écouter les battements tranquilles et réguliers de mon cœur.
Inconsciemment, j’ai déjà éprouvé de tels sentiments avant de venir ici car je sais qu’une fois que je passais la nuit chez Jacques, je n’ai pu me retenir tant l’étais curieuse de son corps, qu’elle cachait toujours à mon regard et que je n’ai jamais vu. Je lui ai demandé si, en gage de notre amitié nous pourrions nous palper mutuellement les seins. Jacques a refusé. De même, j’avais une terrible envie d’embrasser et je l’ai fait. Je suis en extase, chaque fois que je vois un corps nu de femme... Si seulement j’avais une amie !
Il me reste un troisième aveu à te faire, celui qui me pèse le plus.
Mon désir de parler à quelqu’un a pris de telles proportions que j’ai fini par avoir envie de parler à Peter. Quand il m’arrivait de venir dans sa chambre, là-haut, à la lumière de la lampe je m’y sentais toujours bien... Je continuais à chercher la moindre occasion de parler un moment avec lui... Nous étions installés l’un en face de l’autre à sa petite table lui sur sa chaise, moi sur le divan. Et je peux t’assurer que je me sentais toute drôle, chaque fois que je regardais droit dans ses yeux bleu foncé et le voyais assis là, son sourire mystérieux sur les lèvres. Je pouvais lire si facilement en lui, son visage portait encore les traces désagréables de maladresse et de son manque d’assurance mais en même temps, reflétait vaguement sa conscience d’être un homme. Je comprenais tellement son comportement timide et me sentais si attendrie que je ne pouvais m’empêcher de croiser encore et encore et encore, le regard de ses yeux sombres et que je suppliais de tout mon cœur, oh dis-moi ce qui se passe en toi, par pitié regarde au-delà de mon tragique besoin de bavarder. Mais la soirée s’est déroulée sans que rien ne se passe... Le soir dans mon lit j’ai pleuré et pleuré c’en était affreux mais pourtant, il fallait que personne ne m’entende... Pourtant, ne va surtout pas t’imaginer que je suis amoureuse de Peter...
Le matin... je me suis souvenue très précisément de mon rêve. J’étais assise sur une chaise et en face de moi se trouvait Peter... Schiff... Le regard de Peter et le mien se croisaient et je fixais longuement ses yeux bruns de velours, alors Peter m’a dit très doucement : « Si j’avais su, je serais depuis longtemps venu te retrouver... ! » Brusquement je me suis détournée car l’émotion devenait trop forte. Ensuite, j’ai senti la douceur d’une joue, oh si fraîche et si bienfaisante contre la mienne, et tout était si bon, si bon. »
Elle évoque alors tous ses amours enfantins :
« Quand j’étais encore très petite, à l’école primaire déjà je m’étais prise de sympathie pour Sally Kimmel... j’ai aimé Sally de tout mon cœur des années durant...Puis Peter s’est trouvé sur mon chemin et j’ai vécu mon premier grand amour d’enfant....Les années ont passé, Peter fréquentait des filles de son âge et à cesser bientôt de me dire bonjour...je suis rentrée au lycée juif, presque tous les garçons de ma classe sont tombés amoureux de moi, cela m’amusait, je me sentais flattée mais je n’étais pas touchée pour autant. Plus tard ce fut à Hello d’être fou amoureux de moi mais je ne suis jamais plus tombée amoureuse... Je me suis imaginée que j’avais oublié Peter et qu’il ne me plaisait plus du tout mais le souvenir était si présent dans mon inconscient, qu’en moi-même j’admettais éprouver de la jalousie envers les autres filles et que s’était pour cette raison qu’il ne me plaisait plus. Ce matin j’ai compris que rien n’a changé, en moi au contraire, alors que je grandissais et mûrissais, mon amour s’amplifiait en moi... Quand Papa m’a donné un baiser ce matin, j’avais envie de hurler : « Oh, si seulement tu étais Peter »....Aujourd’hui, je crierais : à Petel, car c’est lui que j’aime de tout mon cœur, de toute mon âme, dans un abandon total!» A une seule condition néanmoins, il n’a pas le droit de toucher autre chose que mon visage ».
Elle réalise que les images des deux Peter, « Peter Schiff et Peter van Pels se sont fondu en un seul Peter »
Lettre du dimanche 27 février 1944
Très chère Kitty,
Du matin au soir je ne fais rien d’autre, à vrai dire, que de penser à Peter. Je m’endors avec son image devant les yeux, je rêve de lui, il me regarde encore lorsque je me réveille.
J’ai la nette impression qu’il y a beaucoup moins de différence entre Peter et moi qu’il n’y parait de l’extérieur, et je vais t’expliquer pourquoi : il nous manque à tous deux, à Peter et à moi, une mère. La sienne est trop superficielle, aime flirter et ne s’inquiète guère des pensées de Peter. La mienne s’occupe beaucoup de moi mais n’a aucun tact, aucune finesse de sentiments, aucune compréhension maternelle.
Peter et moi sommes tous deux aux prises avec notre vie intérieure, nous sommes tous deux encore peu sûrs de nous et au fond trop tendres et trop doux de l’intérieur pour être maniés aussi rudement. (...) Mais quand et comment finirons-nous par nous rejoindre ?
Je ne sais pas combien de temps encore je pourrai maîtriser ce désir par la raison. »
Samedi 18 mars 1944
A personne au monde je n’ai raconté plus de choses sur moi-même et sur mes sentiments qu’à toi, pourquoi ne te parlerais-je pas aussi un peu de choses sexuelles ?
Les parents et les gens en général ont une attitude singulière sur ce point. Au lieu de tout dire à leurs filles comme à leurs garçons dès l’âge de 12 ans, il font sortir de la pièce quand les conversations roulent sur ses sujets, et les enfants n’ont plus qu’à aller prendre leur science où ils peuvent.
Samedi 15 juillet 1944
J’ai un trait de caractère particulièrement marqué, qui doit frapper tous ceux qui me connaissent depuis un certain temps : ma connaissance de moi-même. Je peux m’étudier comme s’il s’agissait d’une étrangère. Sans aucun préjugé et sans une foule d’excuse toutes faites....
maman et papa ne me comprennent pas… Mon Père et ma Mère m’ont toujours beaucoup gâtée, ont été gentils envers moi, m’ont défendu...Pourtant, je me suis longtemps sentie terriblement seule, exclue, abandonnée, incomprise ; Papa a essayé tous les moyens possibles de tempérer, rien n’y faisait, je suis guérie toute seule en me confrontant moi-même à mes erreurs de conduites »
Anne Franck nous alerte de cet impossible rencontre, et impossible partage à l'adolescence de cet intime, de cette maladie d’amour dont il faut se guérir seul. Tel est le dilemme de toute rencontre entre l'adolescent et l'adulte, de par l'effet de fascination et d'envie réciproque convoquant la différence et la succession des générations et l'interdit de l'inceste : pour l'un l'espoir et l'inquiétude de la réalisation de ses désirs et potentiels créatifs à venir, et pour l'autre la nostalgie d'un paradis perdu, où tout était encore possible qui a aussi laissé des frustrations et des blessures.
Cette maladie d’amour peut être l’objet de nombreuses méprises et leurres complices sur sa supposée anormalité, au risque du verdict d’une anormalité inquiétante. Et si l'adolescent risquait souvent de ne souffrir que de ce mal d’Amour, mais parfois jusqu’à en crever, tout au plus de banale « névrose actuelle » faute de compréhension et de reconnaissance de son désir, et de tout son désir dans ses courants tendre et érotique, en attente d’objet d’amour ? Anne Franck parle vrai à ses lectrices et lecteurs adolescents, et leur donne des raisons d’espérer en toute circonstance, elle tente aussi de convoquer, de réveiller chez tout lecteur adulte l’adolescent(e) que nous avons pu être ou manqué d’être et interpelle cette part adolescente qui sommeille en nous, source d’Éros.
La constitution de cet espace intime et sa préservation au cœur de l’identité et du self est complexe à partir de la relation duelle de dépendance à l’objet primaire qui a tout pouvoir sur l’infans dépourvu, l’initiation au langage du corps et des émotions et leur qualification, la découverte et l’appropriation de la langue maternelle et ses signifiants énigmatiques. Si un temps les enveloppes psychiques du sujet naissant et de l’objet peuvent être englobées, tout l’enjeu est la création, à partir de cet espace intime partagé affecté, d’un espace intime de l’intime sous le sceau du secret qui ne peut être violé, ni intrusé au risque d’un meurtre d’âme et d’une aliénation. Cet espace précieux pour le self se construit autour de l’espace de rêverie et de rêve avec la césure primordiale nuit-jour, veille-sommeil. L’infans doit aussi s’assurer de sa sécurité et sa fiabilité, s’assurer que ne puisse être devinées ses pensées les plus intimes même si ses émotions peuvent le trahir parfois, c’est une des fonctions du mensonge jusqu’à l’instauration et l’organisation d’un faux self plus ou moins contraignant voir aliénant.
L’ambition provocante de la psychanalyse est d’être une opération de dévoilement voir de divination qui fait révéler au sujet ses secrets, et qui plus est, ses secrets inconnus de lui-même, inconscients, dit refoulés, déniés, clivés. On comprend la blessure narcissique redoutée et infligée d’une telle démarche et les résistances à la psychanalyse qu’elle suscite. Faut-il être très souffrant pour prendre un tel risque et ne plus avoir d’autre choix. Faut-il que la psychanalyse puisse apporter au sujet une connaissance de soi qui le dédommage de cette blessure narcissique et si possible le libère des entraves de la névrose, et de l’aliénation de la psychose et ce... au profit d’un misère psychique banale prévenait Freud.
Aussi la rencontre avec l'adolescent qui devient sujet, étranger à lui-même est très délicate pour tout adulte que ce soit au sein de sa propre famille ou dans le monde des adultes alors que s'actualise un conflit de dépendance-indépendance. Le risque est l'installation d'une relation en faux self qui fonctionne comme leurre pour protéger l’intime et ses secrets. L’épanouissement d'une aire d'illusion, illusion créatrice en suivant Winnicott risque d’être entravée. Une confiance de base est compromise par une défiance radicale de l'adulte familier ou inconnu que l'adolescent envie et redoute de devenir alors que via la puberté passivante, la métamorphose qu'il ou elle subit à son corps défendant, au cœur de son être dans cet entre-deux, le contraint à un paradoxe qu'il aura à résoudre et qui le met mal dans sa peau.
Comment peuvent-ils s’initier à la chose sexuelle à chaque génération et aujourd'hui dans une société à la vitrine hypersexualisée ? Ils tentent de trouver dans la culture des modèles identificatoires, des idoles quand ils ne sont pas renvoyés à eux même, clandestins du sexuel, à leur rêverie, leur solitude honteuse et coupable ou quand leur corps même, leur supposés désirs projetés sur eux sont devenus de véritables icônes idéalisées à l'usage des adultes et objet de toutes les convoitises...Les adolescents sont encore très tributaires, dépendants de leur constellation familiale et de leur histoire, histoire de son intimité et de leur vie privée, de la place du désir, le jeu des identifications et leur possible projet identificatoire et de leurs assises narcissiques et autoérotiques d'infans.
Si la société à travers l'éducation nationale a tenté de se préoccuper du problème de l'éducation à la sexualité, alors que les rituels de passage traditionnels se sont effacés, elle est le plus souvent restée informative, scientifique, préventive des risques avec quelques rares expériences pédagogiques pour tenter approcher avec délicatesse l'intime et l'érotique. La question de l'amour et sa jouissance, après les slogans libertaires de 1968 « Faites l'amour pas la guerre» a été contaminée par comment se protéger des dangers du sexuel, dangers de l'avortement et du sida. D'autres cultures, anciennes, telle l' hindouisme, plus hédoniste mettaient, dans un éloge de la sensualité et de l'érotique, à une autre place la sexualité; en témoignent les sculptures de scènes érotiques illustrées qui s'exposaient au regard des fidèles sur les façades même des temples et le succès transgressif du livre d'initiation le Kamasutra issu de cette culture, à l'opposé, dans notre culture occidentale, de nos figurations chrétiennes de l'Adam et Ève, de l'enfer et du paradis, culture de la culpabilité et de la honte. Quand l'image vient à être proscrite, l'imaginaire risque d'être d'autant enflammé et ce projette la jouissance sublime dans un ailleurs, un l'au-delà avec la promesse pour certains élus de nombreuses vierges offertes à la jouissance.... au paradis, ce jardin des délices ...Ces représentations imaginaires conservent dans la psyché tout un pouvoir symbolique toujours prêt à s'actualiser suivant le surmoi de la culture ambiante.
La théorie analytique qui conditionne la relation à l'autre dans l’intime de la séance, organisée autour de la dynamique du transfert- contretransfert a pris la mesure de l'importance, à la suite de Freud, de la pulsion et du sexuel infantile et de ses destins chez tout sujet entre sublimation, refoulement, déni, clivage et la problématique du narcissisme et de l'identité. Mais peut être que dans l'approche contemporaine de l'adolescence, cette dernière problématique n'aurait-elle pas pris le devant de la scène dans le contretransfert théorique de l'analyste et les préoccupations de bien des psychothérapeutes d'adolescent ? S'agit-il de l'effet d'une certaine compréhension des idées de Winnicott qui se sont diffusées dans tout le champ psy depuis les années 70 et qui a conduit à privilégier les problématiques narcissiques identitaires et les défaillances du primaire ainsi que les problématiques de l'attachement et du lien. Cet axe théorique a fait suite au débat initié dans les années 1980 sur les conditions d'une possible ou non psychothérapie analytique à l'adolescence entre Raymond Cahn, « Adolescence et folie, les déliaisons dangereuses » (1986) et les Laufer, « Adolescence et rupture du développement » (1989).
La question ne serait elle pas aujourd'hui celle des risques d'un refoulement théorique du sexuel infantile aux fondements de l'Ics freudien ? Et insidieusement ne se serait-il pas installé un certain déni théorique de la sexualité adolescente, actualisation surgissante et rugissante du sexuel infantile, la génitalité, qui crée cette spécificité du sexuel adolescent, de son pouvoir révolutionnaire et désorganisateur qui effracte la psyché et les enveloppes pare-excitantes mais promesse aussi de transformation et d'avenir radieux... « Je jouis…, donc je suis. Je baise... donc j'existe... ». La sexualité adolescente risque d'être rabattue sur la sexualité adulte avec tous les risques de méprise, d'emprise et de séduction.
Une issue possible à cette complexité contre transférentielle peut être la prise en compte de l'hypothèse d'une part adolescente de la personnalité au sein de tout sujet, au cœur de son intime qui demeure active toute la vie, ni clivée ni refoulée, mais sans doute réprimée, occultée, prêt à faire irruption à tout moment de la vie y compris dans la séance. Si l'analyste sait l'entendre, y porter attention, chez l'adolescent et à tout âge, l'accueillir, le sujet peut s'autoriser, se risquer à l'évoquer et se l'approprier aux grand dam de ses imagos «c'est idiot ce que je vous dit, je ne suis plus à mon âge, une gamine de 13ans amourachée d'un Prince charmant».
Face à un adolescent(e) cette part adolescente de soi peut être interpellée de plein fouet qu'il soit parent, éducateur, soignant ou psy et elle convoque, assigne l'adolescent que nous fûmes. Cette ouverture offre des possibles où la créativité est resollicitée pour pouvoir accueillir une problématique que nous connaissons que trop bien et que nous nous efforçons d'ignorer... avec souvent de coûteux contrinvestissements mais paradoxalement toujours à fleur de peau. Par contre face à une menace de l'excitation, d'une pulsion qui se cherche et cherche son objet et qui touche au vif, le risque est celui d'un désinvestissement défensif, « ça ne me concerne pas», une banalisation , »ça n'est que ça, ça lui passera», « faut tous en passer par ça» ou encore un évitement phobique, «ça n'est pas le problème, ça ne peut pas rendre malade à ce point». Par respect de l’intime et la crainte de son effraction une véritable communauté d'évitement phobique peut parasiter la relation et entraver un espace partagé de l’intime qu’est sensé permettre la séance. Elle peut s'organiser autour d'un ado en souffrance, et contaminer les relations des adultes avec les ados, y compris des professionnels et des institutions. Cette défense peut même être théorisée au nom du primat du narcissisme ou au nom de problématiques primaires qui se rejoueraient, alors que se joue aussi sous nos yeux la banalité d'une névrose actuelle aux prises avec la virulence du sexuel adolescent. Enfin la mise en garde d'une séduction par l'adulte peut nous agir au détriment de l’attention et de la prise en compte de ce sexuel adolescent et de ses affres.
La séance est un espace d’intimité partagée où un journal intime peut se déployer à certaines conditions d’accueil rappelées par Anne Frank où aucun sujet ne devrait être tabou.
Freud de son temps confronté à l’importance du sexuel infantile et de son refoulement et ses incidences dans le développement des névroses plaidait pour sa prise en considération chez tout sujet et même un adolescent. Ainsi l'adolescente Dora et sa cure historique, présentée pour la circonstance théorique comme « petite hystérique » nous avait alerté qu'il fallait savoir appeler même avec une toute jeune fille une « un chat, un chat » (p. 228-229). On ne pas se reprocher de s'entretenir avec eux des faits de la vie sexuelle. Si l'on est tant soit peu prudent, on ne fait que leur traduire en conscient ce qu'ils savent déjà dans l'inconscient » (OC, p. 229).
Comment alors être un objet accueillant contenant, apaisant, prévenant, au fait de la Chose sexuelle sans devenir un objet excessivement excitant ni excessivement rejetant (Fairbairn, 1952) comme ce fut peut-être le cas de Dora, surexcitée par un quatuor d'adultes en mal d'amour et de sexe et fort peu contenant, la Mère et le Père et leurs amis Mr et Mm K qui se jouaient et jouissaient d'elle. Freud lui-même fut pris dans ce réseau excitant et découvrait toute l'importance du contre-transfert dans ses valences hétéro- et homosexuelles. L’adolescente au bout de trois mois congédia Freud...cet autre ami de la famille... Freud regretta de ne pas avoir été en mesure alors d’interpréter le transfert homosexuel de Mme K.
Je rappellerai qu'en 1905 Freud dans ces fameux trois essais de la théorie de la sexualité le troisième essai est consacré aux transformations de la puberté donc à la sexualité adolescente et au passage d'une sexualité autoérotique à la découverte de l'objet sexuel et l’accès à la génitalité.
Si la spécificité de l'adolescence est aujourd'hui reconnue, valorisée presque sacralisée dans notre société alors qu'elle n'existe pas dans d'autres. Elle est devenue aussi objet de convoitise, d'idéal pour notre société médiatique et consumériste qui a fait une véritable OPA sur les valeurs adolescentes surexposées. Elle donne de plus en plus naissance à des « adulescents » qui ont du mal à renoncer à cette part adolescente de la personnalité devenus malgré eux et à leur corps défendant des adultes.
La clinique des agirs et des mal-être adolescents, en souffrance de leur intime malmené peuvent être l'objet de nombreuses méprises et malentendus : étrangement l'adulte peut venir à douter que l'on puisse autant en souffrir et pire en être malade, le mal d'amour, la maladie d'amour, trop vite rabattue sur la destructivité et la pulsion de mort. Alors que littérature, théâtre et cinéma, les blogs journaux intimes externalisés sur le net, ces projections imaginaires de nous-mêmes pourraient nous sensibiliser nous éclairer nous alerter.
Ce sexuel adolescent qui saute aux yeux de l'adulte ne l'aveugle-t-il pas tel Œdipe et ne se refuse-t-il pas à le voir et l'accueillir car il le touche trop à cœur et fait fi de ses refoulements car le sexuel adolescent ne peut être objet de refoulement et chez tout un chacun il est prêt à flamber et le sujet adulte doit mobiliser de puissants et coûteux contre-investissements. Et si l'adolescent risquait de souffrir de banale névrose actuelle faute de décharge régulée intégrée de l'excitation sexuelle et agressive. Le concept est passé de mode méconnu aujourd'hui et pourtant isolé par Freud à côté des névroses de transfert ?
Impossible rencontre et impossible partage à l'adolescence de cet intime, tel est le dilemme de toute rencontre entre l'adolescent et l'adulte de par l'effet de fascination et d'envie réciproque convoquant la différence et succession des générations et l'interdit de l'inceste, pour l' un l'espoir et l'inquiétude de la réalisation de ses désirs et potentiels créatifs à venir, et l'autre la nostalgie d'un paradis perdu où tout était encore possible qui a aussi laissé des frustrations et des blessures .
La rencontre de l'adulte avec l'adolescent(e), véritable bombe sexuelle est traumatique, et en parodiant Winnicott, « vous avez semé un bébé et vous avez récolté une bombe» attise cette problématique chez tout un chacun .On peut dès lors comprendre la prudence, la gêne, le respect de l'intime, la crainte d'une séduction sur le mode confusion des langues entre l'enfant et l'adulte dénoncée par Ferenczi. Mais cette attitude peut être induite aussi par un évitement, évitement phobique de la pulsion en écho aux désirs adolescents en mal de projection et d'adresse à l'autre et en détresse de transfert. L'hypocrisie professionnelle encore dénoncée dans ce texte par Ferenczi est une position défensive du thérapeute qui s'en réfère à ses présupposés théoriques qui peut faire de l'adolescence et ses affres, et ses impasses, une maladie, tel un état limite, une psychose débutante , une déviance, telles les conduites à risque, ou une terra incognita où il ne faudrait pas s'aventurer : «c'est un ado...ça lui passera» au risque de dénier une souffrance banale mais aiguë «je crève de ne pouvoir aimer ou d' être aimé». L'adulte serait-il sourd à un appel désespéré informulable : « au secours je crève du sexe, je crève de ne pouvoir baiser, de ne savoir aimer, de la peur d'être abandonné ! Où avez-vous bien caché le mode d'emploi ?... Je n'ai pas, je n'ai plus besoin de vous !
L'adulte à son corps défendant est devenu, de modèle identificatoire, une menace, une menace de la chose sexuelle qui attise par sa seule existence, sa seule présence, qui attise ses affects de pudeur, d'impuissance, de honte, de culpabilité. Devoir recourir à l'adulte fut-il psy lui crée un dilemme, au nom de quoi un étranger pourrait-il lui porter secours là où ses familiers ont échoué. Dans ce jeu de séduction fut-il éthique la crainte paranoïde d'une emprise est active et une confiance de base est loin d'être acquise en dehors de civilité et bienséance, leurre de dupe, partagé, qui infiltre sournoisement la rencontre. Si ce recours à l'adulte, aux ersatz de père et mère et à ses pairs est néanmoins défaillante, il ou elle risque de dériver dans le monde extérieur excitant et déshumanisé et s’égarer, échouer dans la nuit sexuelle, de s'accrocher à des lanternes rouges, tels Facebook, les blogs d'adolescents, les purgatoires de l'Internet, les boîtes noires du porno, ersatz frelatés de l ´initiation érotique, d'être à l'écoute des radios libres nocturnes, libérées où le sexe cru, ce roi nu, est désacralisé, où les paroles se délient , s'éjaculent : « une bite est une bite !un con et un con! Un cul est un cul » Cherchant son salut sur le net il ou elle peut être aujourd'hui, victime de mauvaise rencontre, la proie facile de prédateurs du sexe et des idéaux jusqu'à des dérives totalitaires qui l'assujettissent, contiennent et dérivent sa pulsionnalité de Éros vers Thanatos.
Comment établir une relation authentique et de confiance respectueuse de son intimité tel est l'enjeu qui nous défie quand nous le rencontrons et qu'il s'adresse à nous mais le plus souvent quand d'autres nous l'adresse en raison d'une inquiétude face à un mal être, des troubles du comportement, voir un passage à l'acte.
La relation duelle avec l'adulte est délicate pour l'installation d'une situation analytique même sous l'égide d'une séduction éthique et une fonction Nebenmensch (Freud,1895) qui encadre la dynamique transfert-contretransfert. Elle demande des qualités très particulières. La régulation de la relation d'objet est très délicate prise dans la paradoxalité : elle oscille entre un trop loin, vécu d'incompréhension, d'abandon et un trop proche, vécu d'intrusion et d'emprise. Ces vécus adolescents sont maximalisés en raison de sa lutte actuelle contre cette pulsionnalité débordante lors de l'installation de la génitalité. Les investissements d'objets sont labiles et passionnés dans des logiques du hérisson ou de l'escargot.
Aussi la relation groupale, autre approche possible, est souvent protectrice, transitionnelle et elle peut s'avérer plus aisée et faciliter le dévoilement d’intimité partagé avec des pairs confrontés aux affres similaires, ainsi compréhension et élaboration des problématiques et des conflits adolescents peuvent être facilités car dédramatisé : « je ne suis pas le seul à ressentir ça et je peux le partager avec d’autres semblables et différents ». Quand une approche groupale et de psychothérapie institutionnelle est aménageable soit dans un cadre éducatif, médical, ou médico psychologique il est possible de se dégager d’un huis clos mortifère.
En institution, l'adolescent est protégé par un transfert diffracté des imagos et des objets internes sur les différents adultes qui l'entourent et leur fonction spécifique, enseignant, médecin, infirmière, éducatrice, psychologue etc..., entre lesquelles il peut errer à l'affût d'une authentique rencontre tout en étant assuré d'une sécurité suffisante. Ainsi peuvent s'effectuer diverses tentatives d'investissements à l'ombre de clivages fonctionnels défensifs. L'ado est ainsi protégé des risques d'un investissement massif, il peut expérimenter de prudents investissements en fonction des imagos réactivées. Si cela peut apparaître comme un écueil, cela peut permettre à l'adolescent d'être au contact de diverses personnes nouvelles avec lesquels, en dehors de ses relations familières fixées, figées, enclavées il peut percevoir le fonctionnement psychique d'autrui, sa diversité et éprouver, expérimenter de nouvelles relations, de nouveaux investissements et de nouveaux projets identificatoires.
Par le jeu de transfert diffracté et d'affinités électives discrètes l'ado "choisit" un soignant, un adulte, un confident pour exprimer l'intime, l'inexprimable, l'inavouable de son désir entravé, bafoué, une indicible souffrance, en tout cas offrir de précieux indices parfois détails insignifiants, mais véritables bouteilles à la mer, paroles ou écrits à qui saura l'accueillir et l'entendre. Cet adulte désigné peut être un contenant inespéré de cet intime en détresse, un double compréhensif, un interlocuteur. Il peut être aussi à certaine condition d’un intime groupale partageable, un passeur, un messager, un médiateur auprès des autres adultes à la condition que sa parole soit aussi entendue et reconnue par les autres, l'équipe et qu'il puisse, quelque fut sa fonction hiérarchisée et d'autorité, se sentir autorisé à se fier à son ressenti émotionnel et son expérience humaine ; ainsi telle aide-soignante qui perçoit et reçoit une féminité en détresse d'une adolescente peut à travers son féminin maternel tendre s'intéresser, avec les mots appropriés à sa coiffure et son maquillage, ou face à une séduction débordante provocante à la Lolita ou à la Gothique mélancolique et distroy, l'autoriser à être la petite fille blessée, égarée qui se fabrique un doudou dans la salle des ados sous le regard protecteur d'une éducatrice et la sollicitude inouïe des ados entre eux face à la souffrance de chacun. Telle adolescente admise pour une anorexie mentale sévère se sentant suffisamment en confiance réussira à évoquer la manipulation et l’emprise perverse dont elle avait été une victime fascinée et piégée depuis plusieurs mois à l’insu de tous ses proches sur des sites porno où elle avait été contrainte d’exhiber sa nudité, son intimité sous menace de chantage. Après un temps de jeu, d’excitation, de séduction elle fut envahie d’affects de honte de culpabilité, et elle ressentit de la haine et du dégoût pour son propre corps sexué, jusqu’à l’apparition de cette anorexie qui finit par alerter et inquiéter ses proches désemparés et démunis Dans cet espace tiers les ado peuvent s’autoriser à expérimenter de nouveaux liens, tels deux adolescents se risquent à se montrer, montrer l’attirance charnelle et l'amour éprouvé pour cet autre et s'enlacer au vu de tous, contenus par un groupe compréhensif et protecteur; et quand par "hasard" survient dans le couloir la mère de l'adolescent qui les surprend....s'ensuivra un vivant dialogue avec l'infirmière aussi présente, témoin de la scène, médiatrice et messagère du courant tendre et érotique bien tempéré....
Ces ados sentent qu'ils partagent une maladie commune, la maladie d'Eros aux mille visages, de la banale panne à la dramatique débandade, au viol collectif et la défonce ordalique et toutes ses décharges orgastiques rabattues sur le corps faute d'un peau à peau, d'un corps à corps d'un sexe à sexe. Face à cet impossible partage, la pulsion devient persécutante au dedans. La surcharge d'excitation est aussi source de toutes les maladresses, inhibitions et des déceptions de ces premières fois tant rêvées. Ces attaques du dedans qui passivent le sujet peuvent le pousser pour ne plus subir, à s'infliger lui-même des attaques de ce corps dans une jouissance mortifère avec la mise l'épreuve de ses limites, dans des comportements extrêmes addicts et à risque, de l'anorexie à la défonce.
Le péril demeure aussi de déliaisons dangereuses face à cette excitation démoniaque qui peine à se transformer en pulsion, qui effracte ses zones érogènes et démantèle ses systèmes perceptivo-sensoriels face à une "réalité" éblouissante, vite persécutante. Le risque est alors le recours à des défenses ultimes psychotiques, protectrices jusqu'à l'irruption d'un délire qui occulte le chaos et donne sens à l'insensé, à l'impensé d'une excitation sexuelle dont aucun message, fût-il énigmatique, n'est venu au secours du moi pour transformer l'excitation brute en pulsion à gérer, en érogenéité bien tempérée et articuler représentation de chose et de mot, dans une faillite de la symbolisation primaire.
Si un dispositif institutionnel de réunion d'équipe avec un psychanalyste peut être aménagé dans une temporalité fiable et régulière il est alors possible ainsi de réaliser l'importance de ces transferts diffractés en raison de résonnance fantasmatique et qui montrent que telle personne est choisie d'inconscient à inconscient par l'adolescent d'une manière spécifique en écho à sa problématique et en dehors des fonctions hiérarchiques et qu'elle se trouve dépositaire d' éléments de son histoire, de ses vécus ou problèmes souvent fondamentaux, vitaux et au grand étonnement de l'équipe rassemblée qui découvre les pièces d'un puzzle et qui prend sens alors que chacun pouvait se vivre dans l'ignorance ou l'illusion d'un supposé savoir ou l'impuissance d'une pièce insignifiante ou encombrante et l'énigme d'une maladie étrange.
L'adolescent sait et sent aussi que la communication au sein de l'équipe est de règle, règle banale et tranquille de fonctionnement respectueux de la personne et il peut mesurer les effets de ses dires, leur usage et mésusage. De par la libre circulation des fantasmes et des affects métabolisés par le groupe qui investit ces échanges il est possible de percevoir à travers les conflictualités qui infiltrent le groupe avec sa diversité de réactions en miroir diffractant et ainsi tenter de réduire les clivages et la culture du secret dans le respect de l'intime, modalités de fonctionnement que l'adolescent et sa famille peuvent alors tenter de s'approprier par le jeu des identifications secondaires toujours possibles à certaines conditions : si cette confiance s' établit, car elle ne se décrète pas ni ne répond à une injonction de temporalité et de lieu.
Comment créer les conditions de cette impossible partage reste toujours un enjeu auquel nous sommes tous confrontés car l'adolescent n'en finit jamais avec sa sexualité énigmatique et l´adulte n'en finit jamais avec sa part adolescente nostalgique.
Conférences d'introduction à la psychanalyse, 27 novembre 2019