SPP - Conférence d’introduction à la psychanalyse, enfant adolescent
Le mercredi 21 juin 2023
Introduction
La thérapie psychanalytique d’enfant et d’adolescent a été, dès ses débuts, soucieuse de prendre en considération les parents et leur éminente contribution au processus soignant. L’attention des thérapeutes à l’égard de ceux-ci s’est portée sur leurs ressources psychiques tout autant que sur leurs empêchements et leurs difficultés lorsqu’il s’agissait de veiller à la croissance de l’enfant et au soulagement de sa souffrance, au long de la vie quotidienne au sein de la famille. Corrélativement de multiples travaux cliniques-théoriques ont forgé des outils de réflexion pour penser le soin. Citons, à titre d’exemple, la capacité de rêverie de la mère (Wilfred Bion), du parent en général, et ce grâce à la double valence de leur position d’accueil du bébé : maternelle-féminine et paternelle-masculine (Florence Guignard). Pensons aux nombreux travaux de Donald Winnicott et de Paul-Claude Racamier sur la croissance psychique de l’enfant dans son environnement. Citons enfin l’ouvrage de Didier Houzel intitulé Les enjeux de la parentalité. La forme individuelle du traitement de l’enfant, enveloppée par l’attention mutuelle entre parents et soignants, a connu, de ce fait, des progrès continus.
Cependant les limites de cette méthode sont apparues dans certains contextes : âge de l’enfant, psychopathologie du sujet, forme du groupe famille, etc. Il en est ressorti une meilleure disponibilité à la complexité, celle constituée par la corrélation de trois types d’espace psychique : en chaque sujet, dans les liens intersubjectifs et dans le groupe-famille, ainsi que René Kaës l’a formulé. Et ce, sans oublier que le champ du psychique est articulé avec ceux du biologique et du socioculturel. Une telle complexité pourrait sembler décourageante pour le soignant, à vrai dire pour tout professionnel concerné par la famille (par exemple, l’agent social). Pourtant elle est simplifiante dans la mesure où elle est celle-là même de la vie. Laisser de côté la complexité compliquerait notre tâche car elle nous rendrait complice du déni en commun.
En réponse à ces données, une nouvelle étape, est advenue il y a quelques dizaines d’années. Elle a été précédée par les travaux des systémiciens à partir des travaux de Grégory Bateson sur la paradoxalité. Elle a consisté en la mise en place pratique et théorique, de la psychanalyse de couple et de famille, dite encore thérapie psychanalytique de la famille. Elle a pris place, peu à peu, dans le paysage clinique. Je pense que l’on peut faire un pas de plus en utilisant la locution verbale suivante : Approche psychanalytique du familial. Elle s’applique à tout type de rencontre, clinique ou autre, tout dispositif, individuel ou pluriel, de courte ou de longue durée car il y a du familial dans toute rencontre. La locution tient compte de la différentiation à effectuer entre deux entités, la famille et le familial.
La famille est un concept anthropologique qui désigne une institution sociale, juridique et économique qui existe dans toutes les sociétés humaines (Claude Lévi-Strauss). Le livret de famille en témoigne. Les formes concrètes de la famille sont en constante évolution, ce qui peut accroire la complexité de la mise en place du dispositif de la rencontre clinique. Par exemple, quels membres d’une famille dite recomposée inclure en séance familiale ?
Le familial, adjectif substantivé, désigne ici l’ensemble des matériaux et des processus psychiques, conscients, préconscients et inconscients relatifs à la famille, actuelle et générationnelle. Deux types de métaphores figurent cet ensemble. L’une, le corps familial, met en valeur l’unicité et la stabilité. L’autre, l’arbre ou le buisson familial, met en valeur la diversité et la transformabilité. Ces deux métaphores entrent en résonance avec le travail du philosophe Paul Ricoeur, dans Temps et récit, sur la double polarité de l’identité du sujet (et du groupe) eu égard au temps qui passe. L’identité idem, je suis (nous sommes) toujours le même, en dépit du changement. L’identité ipse, je suis (nous sommes) toujours moi-même (nous-même), grâce au changement, sous condition d’une mise en narration de l’existence. Il s’agit d’articuler ces deux formes dans le traitement et d’introduire ainsi la dimension du temps.
La temporalité est une problématique importante mais difficile à appréhender. Pourtant elle contribue à la fonction d’enveloppe, un espace-temps. Sa composante objective, le temps de l’horloge est le même pour tous mais nous savons bien à quel point une famille en souffrance bouscule, par exemple, le calendrier des rendez-vous. Car la temporalité subjective, différente pour chaque sujet, groupe et culture, s’intrique voire s’impose à l’objective, dans la vie et dans la cure, selon aussi le moment présent de la rencontre. La rivière du temps ne s’écoule pas à la même vitesse pour le bébé (y compris le bébé-en- soi) et pour l’adulte. Comment le soignant en est, lui aussi, affecté ? De telles différences peuvent composer un ensemble symphonique, le « bouquet du temps » (André Green) ou cacophonique dans lequel la rivalité de chacun des temps pour soi et donc de l’attention pour soi est exacerbée. De ce fait, le soignant va devoir apprendre à contenir dans sa psyché l’attention pour l’un quand elle se porte aussi sur l’autre (par exemple de la mère au bébé), afin que lui, le soignant, ne soit pas ressenti comme étant la cause d’un laisser-tomber. Autrement dit, le temps est un casse-tête pour la réflexion. Saint Augustin l’avait formuleé ainsi dans ses Confessions : « N’y a-t-il donc personne pour me poser la question du temps, je sais ; que sur cette question je veuille m’expliquer, je ne sais plus. »
Qui plus est, le soignant pense le temps, et donc le générationnel et l’historisation, en tenant compte du processus de l’après-coup qui opère dans trois espaces : dans la psyché de chaque sujet, dans le lien intersubjectif et dans la groupalité familiale, ce que j’ai nommé après-coup générationnel. En résumant à l’extrême, celui-ci désigne la reviviscence-réminiscence, dans l’actuel, des traces inconscientes d’évènements antécédents à la faveur d’une certaine ressemblance entre l’expérience actuelle et celle du passé. Le sujet et le groupe méconnaissent ce lien de mémoire sans le souvenir, sans la remémoration. Ils sont confrontés à l’énigme de la souffrance, tout comme le thérapeute. Toute tentative de forcer l’historisation, par l’anamnèse par exemple, est potentiellement traumatique, nous y reviendrons. Mais l’après-coup peut être source de croissance et non pas (seulement) de souffrance, surtout à l’occasion de l’arrivée d’un nouvel enfant dans la famille et lors du soin, notamment en ses débuts.
En effet, toute nouvelle arrivée en soin gagne à être ressentie et représentée par le thérapeute comme un évènement ressemblant à celui de la mise au monde de l’enfant dans la famille. Il est porteur potentiel de bonheur et de promesses comme de malheur et de détresse. Le temps des commencements du soin est, à ce titre, en résonance avec le temps de la périnatalité psychique. Il s’y conjugue la naissance d’un être inédit, la répétition des naissances antécédentes dans la famille et la renaissance de la culture familiale, pour le meilleur et pour le pire. Ce temp- là est, pour ainsi dire, un attracteur de réminiscences du passé et pour l’avenir, coté famille et coté soignant. D’où la grande importance pour les soignants d’en perlaborer la complexité et les turbulences contre-transférentielles, par exemple dans des groupes d’analyse de la pratique.
Ce temps articule deux types de processus, le travail de nativité (A. Carel) et le travail de deuil originaire (P. C. Racamier). Ils peuvent être vécus comme antagonistes alors qu’ils sont complémentaires. Le premier concerne l’accueil du nouveau-né dans la famille et sa culture. Le second concerne la séparabilité (Didier Houzel) au sein de l’unisson premier parent-bébé. Chacun d’eux se déploie selon un gradient entre deux polarités, « positive et négative » en fonction de nombreux facteurs, selon le type d’après-coup qui s’y fait jour, constructif ou destructif.
Il n’y a pas lieu en effet de conserver le concept de traumatisme de la naissance qui ne peut caractériser que certaines naissances. J’ai considéré qu’il fallait lui préférer celui de potentialité traumatique à la naissance, pour le bébé et sa famille. D. W. Winnicott (La nature humaine), l’avait exprimé ainsi : « Si la naissance peut être traumatique, il est nécessaire de faire l’hypothèse qu’elle peut être normale, ni précipitée ni prolongée, sans empiètement excessif pour l’enfant ». Précisons enfin que si la naissance peut être considérée comme une crise, en tant que changement intense, comme toute crise elle n’est pas synonyme de traumatisme, car plusieurs devenirs de celle-ci sont possibles. Elles vont générer des cliniques et des réponses thérapeutiques spécifiques.
Cliniques
Nous choisissons plusieurs cliniques, parmi tant d’autres, pour présenter certains enjeux remarquables de l’approche psychanalytique du familial.
L’épreuve.
Elle peut être dramatique sans, pour autant, produire de traumatisme, au sens de débordement durable des capacités de transformation de la psyché.
Ainsi, Fabien, âgé de 1 an, se présente comme un enfant épanoui et confiant dans le lien malgré une hémiparésie. Ici, il joue et il écoute calmement. Sa mère me consulte car elle ressent angoisse, lassitude et culpabilité excessives à se représenter les moments de séparation d’avec son fils. Elle associe avec les évènements périnataux subis par Fabien, très éprouvants pour les parents : asphyxie périnatale, méningite, hydrocéphalie opérée, 3 mois en néonatologie, annonces de mort imminente ou de séquelles graves. Néanmoins elle et le père ont mobilisé leur capital libidinal pour investir Fabien, lui rendre visite et pour surmonter les légitimes désirs de mort. Il s’agit maintenant, ont compris les parents, de se déprendre de l’image trop séduisante de parents et enfant héroïques. Mieux vaut renoncer au statut d’êtres exceptionnels pour redevenir une famille ordinaire, précise-t-elle. Quelques entretiens familiaux vont suffire pour prendre ce chemin. La bonne structuration psychique des deux parents et de l’enfant, puis la reconnaissance de celle-ci par le thérapeute leur a permis de surmonter l’épreuve, sans une prolongation des entretiens qui aurait pu accréditer l’idée selon laquelle leurs ressources personnelles n’étaient pas suffisantes. Primum non nocere, disait Hippocrate. Cette clinique met en relief le fait que la qualité du monde interne des sujets et celle du groupe-famille l’emporte, quant à la pathogénicité, sur les évènements dans la réalité externe. La situation suivante en est l’inverse : la réalité interne l’emporte sur la réalité externe mais reste suffisamment transformable.
Le traumatisme en névrose.
Bernard est âgé de 5 mois lorsque sa mère me consulte après l’échec des traitements pédiatriques. Ce beau bébé très présent et visiblement déjà bien construit, vomit le jour sans rime ni raison et se réveille en hurlant plusieurs fois par nuit. Ici, la qualité du lien mère-bébé me parait de bonne facture malgré des moments de co excitation. La mère relate sa joie d’avoir eu ce garçon après deux filles nées d’un premier mariage. Son second mari l’a bien entouré ainsi que les deux familles, maternelle et paternelle. « Ce garçon serait-il trop beau pour vous ? » lui demandé-je. Elle associe en se remémorant ses angoisses successives : que le fœtus futur bébé meurt dans son ventre ; qu’il s’étouffe dans son lit la nuit, de sorte qu’elle ne cesse de surveiller son sommeil ; qu’elle le perde pendant la journée, de telle sorte qu’elle n’ose pas le confier à des tierces personnes. Elle a construit une théorie causaliste des symptômes : le père a été trop brusque à l’égard de Bernard. Puis elle ajoute, en fin d’entretien, avec une certaine honte, qu’elle ne peut pas s’empêcher de fouiller les selles de son fils quand elle le change à la recherche de traces sanglantes. Ce dernier symptôme me préoccupe malgré que le lien mère-bébé reste ici adéquat et le bébé radieux.
Lors du deuxième entretien familial, deux semaines plus tard, père, mère et enfant se présentent. Chacun est calme et attentif. Les symptômes se sont atténués. La mère dit qu’elle a conscience de sa colère et de sa rancune éprouvées après avoir accepté, à l’encontre de ses valeurs religieuses, une IVG, sur l’insistance de son futur mari, dans les débuts de leur alliance. Celui-ci reconnait que cette grossesse venait trop tôt pour lui qui relevait d’une amibiase grave contractée en Afrique, laquelle avait nécessité une colectomie. La mère associe alors avec son intense culpabilité éprouvée lorsqu’elle a vu battre à l’échographie le cœur du fœtus, futur Bernard. Elle s’est aussitôt dit : « C’est trop beau on va me le reprendre ». Puis, après l’accouchement, elle s’est mise à penser que le père pourrait être méchant avec Bernard et provoquer ses symptômes. Je fais alors le lien verbal entre l’examen compulsif des selles par la mère et la crainte d’une contagion amibienne en provenance du père. J’ajoute que les reproches à l’égard du père se rapportent davantage, à mon sens, à l’IVG imposée qu’à l’attitude paternelle envers le fils. La mère reprend la parole pour nous dire, avec une émotion nouvelle, qu’elle était la préférée de son père, mort quand elle avait 15 ans, quelques jours après la naissance de son dernier frère. Le père évoque à son tour le cancer intestinal dont sa mère est atteinte.
Le travail co associatif en séance, rapidement efficient chez des parents en suffisamment bonne névrose, permet de mettre en mot les affects violents générés par des situations traumatiques du passé, ancien et récent. Celles-ci ont en commun de condenser la naissance et le décès, la vie et la mort, le désir-plaisir d’enfant et le sentiment de culpabilité à son avènement, l’amour et la haine. D’où le traumatisme en névrose.
Lors du troisième entretien familial les deux grandes sœurs se sont jointes à leurs parents et à leur frère. Elles se montrent très impliquées dans les échanges. Les parents leur ont restitué à la maison, discrètement me semble-t-il, les éléments de l’histoire familiale mis en mots dans les séances précédentes. Bernard ne vomit plus et dort bien, la mère aussi. Quelques séances suivantes vont permettre de terminer en pente douce le travail.
L’évolution plutôt rapide de cette situation clinique semble en rapport avec deux ensembles de faits psychiques. D’une part, les sujets du groupe-famille paraissent fonctionner sous l’égide d’un organisateur œdipien de bonne facture qui permet une alliance thérapeutique précoce et féconde. D’autre part, le travail de deuil inachevé mais non dénié, côté maternel, est réattribué aux objets perdus d’autrefois et non plus déplacé sur l’enfant Bernard. Celui-ci s’en trouve dégagé d’un excès de co-excitation et retrouve des capacités d’autonomie conformes à son âge.
Il n’en va pas de même dans la troisième clinique.
Le traumatisme en état-limite grave.
Les parents me consultent pour Olivier, fils unique âgé de 5 ans. Ils se disent tantôt inquiets, tantôt exaspérés par ce petit garçon qui peut leur déclarer : « Je joue avec moi-même, je n’aime que moi, vous n’avez rien à me dire ». Il est sujet à de violents orages émotionnels. A l’école il est en difficulté pour apprendre et pour se lier aux autres enfants. Ici, Olivier a un air grave et peu expressif, un regard évitant, comme autrefois bébé me précisent les parents dont le visage me parait refléter une dépression déniée. Soudain, ceux-ci me disent qu’Olivier a été conçu quelques mois après la disparition d’un enfant précédent (son prénom ne sera pas évoqué), décédé à l’âge de 6 mois d’une mort subite dans son sommeil, chez son assistante maternelle. Alors que j’ébauchais un mouvement d’empathie, je les entends m’affirmer, sur un ton neutralisé mais impératif, qu’ils ont déjà fait leur deuil et que ce n’est plus la peine d’en parler. Cette injonction au déni de tout partage d’affect et de parole me parait connoté d’une menace de rupture. Il me fallut un temps long pour percevoir en moi les effets de cet interdit premier : sidération tout d’abord, puis entrave au travail associatif quand je rencontrerai plus tard les parents. A aucun moment il n’y eu de parole échangée à propos d’eux-mêmes. Nous étions entrés dans le domaine du déni en commun quant au travail de deuil, de ce fait gelé.
Une première épreuve contre transférentielle surgit quand il fallut choisir le jour et l’heure de la séance de psychothérapie d’Olivier dont nous avions convenu. Madame ne travaillait pas mais aucune de mes propositions ne lui convenait, sous des prétextes futiles. Jusqu’au jour où, sur le pas de ma porte, elle me déclare, avec un certain éclat du regard qui connote l’agir verbal pervers : « La nourrice qui accueille Olivier pendant le temps non scolaire pourrait l’amener chez vous ». Puis elle ajoute, devant ma stupéfaction, « oui, c’est vrai, je vous ai dit qu’elle gardait un bébé, mais ça ne fait rien, il attendra le retour de la nourrice ! ». Je suis saisi, dans l’urgence, par un grand tumulte d’émotions en pensant à la brève évocation de son bébé mort chez la nourrice précédente. Il me faudrait, au nom d’un idéal thérapeutique dévoyé, trouver une séance pour Olivier en me rendant complice d’un laisser -tomber potentiellement mortifère de l’autre bébé. Je suis tenté de rompre mais Olivier est là, dont le regard est en attente inquiète de ma réponse. Celle-ci doit concilier, à mes yeux, la non-réprobation de la mère et la préservation du cadre du projet de thérapie pour Olivier. Je formule l’énoncé suivant : « Nous serions beaucoup trop inquiets, Olivier, vous et moi, la nourrice et le bébé si nous adoptions une telle solution. Je préfère renoncer pour l’instant aux séances et attendre que nous trouvions une solution qui nous permette de travailler tranquillement ». La mère parut surprise puis soulagée, son regard se fit plus authentique. La semaine suivante elle m’appela pour me dire qu’elle acceptait un horaire déjà proposé. La thérapie put se mettre en place.
Je fais l’hypothèse que deux éléments de mon propos ont été déterminants. Le premier est, en fonction alpha (W. Bion), la reconnaissance de notre commune préoccupation parentale primaire : « Nous serions tous trop inquiets… » qui vaut requalification narcissique de la mère. Le second est le renoncement à la complicité de déni du danger et de la valeur du cadre, (« je renonce pour l’instant…). Un renoncement à l’omnipotence inanitaire (P.C. Racamier), endeuillant et non pas négativiste et qui vaut offre de surmoi-idéal bienveillant.
La thérapie s’engagea pour une durée de trois ans, non sans de nouvelles rudes épreuves dans ma rencontre avec les parents.
Ce jour-là, un an après le début de la thérapie, Olivier et ses parents sont présents pour « faire le point ».Pour la première fois les parents reconnaissent avec une satisfaction discrète les progrès réalisés par Olivier dans tous les domaines, à la maison et à l’école. Je commence à éprouver intérieurement de la gratitude quand, soudain, j’entends le père me déclarer, avec le même éclat du regard que la mère précédemment : « Olivier nous raconte que vous lui donnez la fessée au début et à la fin de chaque séance ! ». Coup de foudre dans mon for intérieur. Le visage impassible des parents ne me permet pas d’intuitionner leur intention : accusation, plaisanterie sadique, humour noir, appel à démenti, que sais-je encore ? Cependant, je ne peux ni démentir - c’eut été chercher à me justifier et donc accréditer par le négatif le dire d’Olivier, ni interpeller celui-ci pour lui faire rétablir la vérité - c’eut été trahir la confidentialité de la séance et donner le spectacle d’un agir d’influence, c’eut été aussi disqualifier la valeur potentielle de l’énoncé d’Olivier rapporté par le père. Je ne pouvais pas, non plus, tenter de donner sens à cet agir verbal par une interprétation qui n’aurait pu être reçue que comme sauvage. Et pourtant je ne pouvais pas me taire, c’eut été un aveu de culpabilité ! Soit une situation paradoxale typique : dans l’urgence et le trouble du penser, ne pouvoir ni parler ni se taire.
Un trait d’humour interne, où l’on reconnait du Freud tenta de me sortir du cauchemar éveillé : « La journée commence bien, on bat un enfant, on abat un analyste ». Mais c’est mon préconscient qui me tira d’affaire : « si ni parole ni silence alors langage du corps, c’est-à-dire le mimodrame ». Ce texte se déroula à l’insu de mon moi conscient. Je me le formulerai plus tard comme suit. « J’écarquillais les yeux de surprise inquiète, je balançais la tête d’avant en arrière pour exprimer que ça faisait beaucoup et que j’étais affecté, je fronçais les sourcils pour gronder quand même le petit fabulateur, je pris un air penché pour faire comprendre que j’exerçais un métier difficile, enfin je promenais mon regard entre les parents et Olivier pour les inviter à partager mes mouvements intérieurs ».
Olivier me fit sa réponse, elle aussi dans le langage du corps, sous la forme d’un sourire contrit, tout en baissant ses paupières, en signe de repentance. Puis il se tourna vers ses parents en pinçant les lèvres pour reconnaitre son mensonge. Les parents me regardèrent en silence, l’air apaisé. Je me sentis soulagé d’un grand poids. Un ange passa et l’entretien reprit son cours ordinaire, sans allusion aucune à la séquence critique de quelques dizaines de secondes que nous avions traversée. Je n’avais pas été complètement fâché dans la mesure où Olivier et ses parents et moi-même, avions commencé à animer de libido l’oscillation mort-vivant et la mélancolie froide qui faisaient le fond de la groupalité familiale. Rappelons que je n’ai jamais rien su de la vie familiale hormis la mort subite du nourrisson.
La terminaison de la thérapie d’Olivier, deux ans environ après la séquence décrite, prit la forme d’une ultime épreuve dans le travail avec les parents. Ce jour-là la mère me régla les honoraires du mois. Rien dans la séance avec Olivier ne me permit d’anticiper la suite. Sur le pas de la porte de sortie, à nouveau, Madame se tourne vers moi et me dit, avec son éclat du regard rituel : « C’était la dernière séance, Olivier n’en a plus besoin ». Une fin en mort subite du nourrisson où je me ressens comme le représentant-incarnation du bébé mort, des parents mortifiés, de l’enfant laissé-tombé et du thérapeute bouc émissaire sacrifié. Que faire ? que dire ? Dans l’urgence agie répétée une dernière fois, il me faut trouver une forme d’issue, et ce, en réminiscence du traumatisme complexe : mort du bébé, déni de la douleur de la perte, deuil gelé, grand blanc mélancolique dans les espaces psychiques. Nous sommes là en paradoxalité fermée où le conflit ne génère pas la recherche du compromis mais le dilemme (aller de Charybde en Scylla, deux rochers où se fracasser).
Je me tourne vers Olivier, son regard silencieux et douloureux me fait comprendre qu’il savait ce qui allait arriver. Je choisis de ne pas se quitter à jamais sans prendre la parole, de rester vivant malgré tout, en reconnaissant la violence en partage. « Vous n’êtes pas sans comprendre qu’une telle manière de se quitter fait violence à chacun de nous. Tout du moins, elle ne nous empêche pas de poursuivre nos chemins. Je vous souhaite une bonne suite ». Je me retins de dire que je restais à leur disposition. Je mis beaucoup de temps pour métaboliser cette forme en couperet de terminaison.
Une telle clinique, au-delà de sa singularité, met en figuration nombre de composantes importantes du travail auprès de familles en état-limite grave. Je ne retiens ici, pour rester bref, que ceci. Elle requiert côté thérapeute, contenance, endurance, capacité au travail du négatif, identification polymorphe. Et, au cœur de cet ensemble, un travail du surmoi-idéal qui se maintient au pôle de la bienveillance malgré les provocations et la malveillance du surmoi-idéal extrémiste.
La quatrième clinique concerne un dispositif mixte créé en réponse à l’après-coup générationnel dans une famille par ailleurs normale- ordinaire. Je vais en donner un résumé succinct.
Le traumatisme en après-coup générationnel.
Jean, adolescent de 14 ans, second d’une fratrie de trois enfants, une grande sœur et un petit frère en bonne santé, de même que les parents, est, lui, en dépression déniée, pétri de honte, il ne travaille plus, s’excite, tyrannise son entourage. L’autorité des parents, efficiente pour le frère et la sœur ne l’est pas pour Jean. La thérapie de Jean, une séance par semaine, stagne, il ne me parle que de son vélo BMX. Mais à plusieurs reprises il commet des lapsus qui témoignent d’une confusion quant à sa place identitaire dans la filiation. D’autre part, la mère, une personne chaleureuse, fait mention, sur le mode désaffectivé, en présence de Jean, lors d’une rencontre pour mieux faire connaissance, d’un évènement tragique survenu lors d’une balade en famille, il a plus de quarante ans : le décès de son frère ainé, Paul, par noyade dans une rivière qui mène à un moulin. A cette époque elle n’était pas encore née. Le fait est connu de tous mais il est, me semble-t-il, clivé de ses résonances émotionnelles et fantasmatiques. Ces données m’amènent à proposer des séances de thérapie familiale, chaque six semaines, avec moi. Ils sont d’accord. Ce choix d’un même thérapeute pour les deux dispositifs peut surprendre, voire être considéré comme transgressif. Après réflexion, je le considère comme simplement hors les antécédentes. Une règle spécifique concernant ce dispositif analysant, stipule que seul Jean et non moi-même thérapeute, peut restituer en groupe des matériaux psychiques issus de la séance individuelle. Corrélativement, nous pouvons, lui et moi restituer en séance individuelle des matériaux de la séance familiale. Quant à cette dernière, j’y énonce que chacun est invité à s’exprimer dans le respect des autres et de soi-même, soit la conjugaison de la règle de co-associativité et de la règle d’abstinence. Et qu’ici, Jean est un sujet du groupe et un agent du processus, au même titre que les autres.
Lors d’une des premières séances familiales où seuls Jean et sa mère sont présents, celle-ci s’interroge sur son indulgence voire sa complaisance, non pondérée par le père, face à la tyrannie de Jean qui lui fait un scandale chaque fois qu’elle lui dit non, par exemple quand il lui demande de préparer son sac de classe. Jean ricane en écoutant ce récit. « Pourquoi aller tant à son secours ? demandé-je. Elle cherche ses mots. « Pour lui éviter l’échec… pour le repêcher … pour le sauver de la noyade… » Et, consciente des mots qui sortent de sa bouche, elle ajoute avec une grande émotion : « Je me surprends à dire de tels mots, je le vois mon frère Paul…noyé ». Son émotion est partagée par nous trois. Ce matériau, « je le vois mon frère », ce frère jamais perçu, n’est pas une hallucination mais bien un hallucinatoire émotionnel qui vaut travail de symbolisation. La reprise en séances individuelles et familiales permit de différencier, chacun à sa manière, l’imago de Jean, le vivant et celle de Paul, le mort. Le travail de deuil originaire reprit son cours. Jean développa sa curiosité : « ça peut venir de ça mes problèmes, quand je fais le bouffon, quand j’ai le diable au corps, quand je suis un aérosol d’excitation ? ». « ça peut faire penser à ça » répondis-je.
Ce moment mutatif préluda à de nombreux récits psychodramatisés de la vie où Jean tentait encore de faire le tyran. Mais désormais l’humour reprit ses droits ce que je formulais ainsi en séance familiale : « On peut dire non à Jean, on peut le lâcher, l’oublier un temps, il ne va pas se noyer ». Le surmoi-idéal bienveillant redevint efficient ainsi que le travail de deuil dévolu à Paul. Jean fit des progrès dans de nombreux domaines.
Cependant, un an plus tard, de nouveaux troubles apparaissent qui font monter le père en première ligne, lui qui, auparavant, se tenait plutôt à distance. Il fait part de sa honte et de sa colère, de son inquiétude et de son incompréhension à voire se répéter les saouleries de Jean dans les réunions familiales élargies. « Il faut que ça cesse ! » conclut-il : une injonction adressée à moi aussi.
En séance individuelle, Jean se moque quand je tente de le faire associer avec les dires du père. « C’est lui qui me saoule ». Quand je note qu’il dit souvent ça, il me répond que tous les jeunes disent ça. Je me heurte à l’énigme, doublée cette fois d’une urgence à la résoudre. La lumière vint à nouveau de la séance familiale. Cette fois le père s’effondre en pleurs en racontant une nouvelle saoulerie de Jean, tant la honte d’aujourd’hui lui rappelle la honte pendant son adolescence quand son père, Jacques, devenu alcoolique après avoir été un homme estimable, se saoulait à répétition jusqu’à mourir de cirrhose. Il a toujours caché cette fin honteuse en disant à ses enfants que leur grand-père paternel avait fait un arrêt cardiaque. Jean intervient alors pour dire, sur un ton bienveillant, qu’il connait cette histoire car sa grand-mère paternelle la lui a racontée sous le sceau du secret.
J’énonce alors l’hypothèse selon laquelle « je me saoule moi Jean, il se saoulait lui, Jacques le grand-père, ils me saoulent, les parents » était sa manière à lui Jean de raconter, sur le mode crypté, ce pan de l’histoire supposée non sue et source de honte. J’ajoutai, en pensant à la honte qui envahit Jean si souvent pour rien, que peut-être père et fils avait la honte en commun. Dans la suite de cette séance les saouleries n’eurent plus lieu.
Le parcours dans ce dispositif à double foyer permit à Jean de se dégager et d’être dégagé des assignations identitaires aliénantes, à l’imago de Paul, son oncle maternel, puis à l’imago de Jacques, son grand-père paternel. Pur hasard ou ironie de l’histoire, les personnes-source des imagos avaient en commun la noyade, l’une dans la rivière, l’autre dans l’alcool.
Les séances familiales cessèrent un an après cette période et Jean poursuivit sa thérapie pendant deux ans.
La conjonction des séances individuelles et familiales, ont donc produit des changements dont je suis convaincu qu’ils n’auraient pas pu advenir dans un dispositif classique. Cinq facteurs, entre autres, ont contribué à ce devenir : le partage émotionnel, la co associativité, le jeu psychodramatique, l’historisation générationnelle et le travail de deuil originaire. Nous allons les retrouver au chapitre suivant « méthodes ».
Méthodes
La thérapie familiale psychanalytique et, par extension, l’approche psychanalytique du familial parcourent un certain nombre d’étapes et tout d’abord celle de l’instauration du dispositif.
L’instauration du dispositif analysant.
La demande et l’offre.
Elles empruntent de multiples chemins.
La famille est à l’initiative de la demande du fait de sa connaissance de la méthode. Ce n’est pas pour autant qu’il faille éluder les rencontres préliminaires.
Un tiers a recommandé la méthode : professionnel de la santé, de l’école, du social voire de la justice qui a estimé que la souffrance d’un sujet, le plus souvent un enfant, est en lien avec celle de la famille Le terme de patient désigné est souvent utilisé pour qualifier cet enfant. Il est tout autant le porte-parole de la famille.
Le thérapeute de l’enfant est, dans certains cas appropriés, comme pour Jean, le thérapeute de la famille.
Le soin à domicile est, de fait, une forme de thérapie familiale.
La diversité des formes de la famille contemporaine se présente comme un défi quand il s’agit de convenir des membres de la famille qui feront partie du néo groupe thérapeutique (Evelyn Granjon). De plus, la composition de la famille peut changer pendant la cure : départ, naissance, décès, etc. Une règle s’applique alors. Sous condition qu’il y ait deux générations présentes la thérapie continue, car l’absent reste présent en tant qu’il est représenté dans le travail associatif.
Les entretiens préliminaires.
Ils permettent de faire connaissance mutuelle, pendant le temps nécessaire.
Ils vont approfondir l’évaluation de la faisabilité de la thérapie, notamment pour les familles en grande souffrance, à difficultés multiples. Elles peuvent amener le thérapeute à surestimer sa capacité de transformation et à dénier que le temps passe très vite pour un bébé dont il faut assurer la sécurité affective. Il s’agit alors de contribuer à mettre en place une parentalité supplétive.
Ces entretiens permettent d’énoncer à la famille la représentation-but de la TFP : « un mieux-être pour chacun et pour le vivre ensemble en famille et ce en étant attentif à ce qui fait grandir et à ce qui fait souffrir ».
Ils sont le temps de l’énonciation des règles (R) du travail à venir qui valent pour tous, thérapeute compris.
R 1. Association libre / écoute d’égale valeur. Chacun est invité à s’exprimer librement par la parole, le jeu, le dessin, (par le langage du corps aussi, ce qui est implicite). Et à écouter ce que l’autre exprime afin de participer à l’échange, autrement dit à la co associativité (René Kaës).
R 2. Abstinence / Jugement en égal suspend. Tout matériau a de la valeur, au moins potentielle. L’abstinence, ni abstention ni abandon, en groupe tient compte du fait que le dire peut être aussi violent que le faire. D’où cette formulation possible : « Chacun s’exprime dans le respect de l’autre et de soi-même », ce qui inclut la non-violation de l’intimité.
R 3 Restitution. Inviter chacun à évoquer, sur le mode associatif, les souvenirs relatifs à la séance manquée, au retour du sujet qui a été absent, quel que soit le motif de l’absence.
R 4 Bi générationnel. La séance a lieu s’il y a au moins un parent et un enfant.
R 5 Temporalité. La fréquence, l’heure, la durée des séances sont établies par consensus. La durée du traitement est dite « non définie à l’avance et non infinie ». La forme optimale de la terminaison est la suivante : anticipée et en accordage.
R Hors séance. Que faire des demandes de rencontre en dehors des séances, en présence ou par tel, mail, courrier, en urgence ou pas ? Si possible attendre la séance suivante pour en parler. Sinon, prévenir que l’échange fera l’objet d’une restitution discrète et non pas d’un secret.
Ces règles ont vocation à être oubliées et rappelées au moment opportun.
La TFP est engagée. Comment se représenter le travail en séance ?
Le travail en séance.
Nous en abordons l’étude sur le mode dimensionnel. Nous retenons une méta dimension, la co associativité et cinq dimensions : l’offre surmoïque, le prendre soin, l’apprendre à jouer, l’historisation, l’interprétation.
La co associativité.
L’associativité est au principe de la méthode psychanalytique en séance individuelle. En groupe, elle se déploie à trois niveaux : le sujet singulier, les liens intersubjectifs et la groupalité, car l’inconscient est polytopique, d’où le concept de co associativité (R. Kaës). Les matériaux psychiques sont divers, selon l’âge, la structure psychique, la culture, De plus les médiations sont plurielles, on l’a dit : jeu, parole, dessin etc. Une sorte de tour de Babel d’une complexité a priori dissuasive. En réalité, c’est celle de la réalité quotidienne. Le point de vue holistique qu’adopte l’approche familiale est donc une simplification, avons-nous déjà dit, puisqu’il propose de contenir la complexité ordinaire. Le thérapeute apprend à exercer une attention polyphonique et à réguler au mieux l’intensité pulsionnelle qui se déploie dans le temps des commencements de la thérapie, en résonance avec celle du temps périnatal, avons-nous dit. Il veille à ce que la co associativité soit source d’une satisfaction en plaisir jubilatoire, au moins a minima, et non pas seulement une source de souffrance. La co associativité est en position méta car elle donne accès aux autres dimensions.
L’offre surmoïque.
Elle est le produit du processus d’autorité de bon aloi (A. Carel). En thérapie de famille « normale-ordinaire », cette offre est déjà présente de par l’organisation œdipienne, elle régule suffisamment bien le cours de la co associativité.
Il n’en va pas de même dans la plupart des familles en souffrance dont le surmoi-idéal est à dominante malveillante. Le thérapeute est amené alors à penser des actions psychiques graduées qui, peu à peu, font advenir de la bienveillance. Le processus d’autorité est un modèle de traitement qui est de plein pied dans le champ psychanalytique et non pas dévolu seulement au domaine de l’éducatif, comme on le pense volontiers. Citons brièvement les degrés en question :
- Sollicitation des instances représentantes des lois républicaines afin de garantir la pérennité du dispositif de soin et la sécurité des personnes.
- Instauration du cadre et des règles ; travail sur l’attaque du cadre / appel à cadre.
- Psychodramatisation du processus d’autorité.
- Historisation de celui-ci dans le générationnel.
Le prendre soin
Les familles en grande détresse-désaide nécessitent, en raison des réminiscences des expériences de catastrophe, on l’a évoqué, une aide appropriée en analogie avec le soin du bébé, tel qu’il a été formalisé par Bion, Winnicott et successeurs. Il s’agit, côté thérapeute, de privilégier tout d’abord l’être là, en présence, au présent, en présents-dons de soi, de telle sorte que la fonction du thérapeute soit internalisable. Un ensemble de termes spécifie ce modèle : attention, attentions, capacité de rêverie, fonction alpha, capacité d’accueil du négatif, notamment.
Car le négatif peut prendre en séance des proportions extrêmes de type négativisme y compris côté T : « Je suis nul, tout est fichu, on arrête ». Le partage de cet éprouvé peut mettre fin à la thérapie, il peut aussi la relancer. Car l’éprouvé commun, perçu par le préconscient vaut identification mutuelle (asymétrique) et nouvelle alliance. Le patient se reconnait dans le miroir du regard de l’objet-autre sujet, le thérapeute. L’imago de celui-ci redevient celle d’un autre semblable et non plus celle d’un étranger radical. Chacun peut se dire alors : « Je me sens nul ». Ce mouvement réflexif de subjectivation ouvre la voie au travail du négatif en séance. Il y a maintenant du jeu dans le négatif, le modèle de l’apprendre à jouer peut se mettre en place.
L’apprendre à jouer
Apprendre à jouer, c’est, pour Winnicott, la métaphore essentielle des transformations dans le traitement psychique. En thérapie familiale ce processus se complexifie. Car il s’agit de jouer avec et devant plusieurs, grands et petits, d’où la crainte du ridicule. Il peut s’agir aussi d’apprendre à jouer au sein d’une micro culture familiale où le jouer a été disqualifié : jouer est puéril et non de l’infantile ; c’est du faux et non du faire semblant ; de l’agir et non de l’action ludique ; du sexuel qui excite et non du sublimatoire qui apaise ; de l’exhibition de l’intime et non sa symbolisation. Jeu et réalité se confusionnent. Les jeux sont interdits. Comment sortir de cette impasse ?
(Ré) apprendre à jouer suppose que l’esprit de jeu, dont l’humour est le fondement, soit nourri par les liens entre le jouer et l’affect.
Le jouer transforme les affects, y compris et surtout ceux connotés négativement : peur, colère, rage, désespoir, etc. Ce qui est au principe des contes.
Le jouer génère un plaisir spécifique intense qu’il convient de nommer, à mon sens, jubilation, pour le différencier du plaisir sexuel, l’orgasme. Car il mène à l’accomplissement sublimatoire et non pas sexuel. Il est donc licite en séance, sous forme discrète côté thérapeute.
Le jouer suppose un marqueur de la différence entre jeu et réalité, typiquement « on dirait que », « on fait semblant ». Mais ces marqueurs sont inefficients chez le jeune enfant et chez l’adulte en proie à la réminiscence de la catastrophe. Plus encore, pour eux, jouer réactive le retour hallucinatoire de celle-ci. Le mot chien, jouer au chien, ça mord. Alors, quoi d’autre ?
Un autre marqueur a révélé son pouvoir d’apprivoiser le jouer : l’affect d’amusement, un affect-signal de jeu (A. Carel). C’est celui que comprend très bien le bébé quand sa mère joue avec lui à « je te mangerai » qui le fait tant rire et sourire. Son absence le ferait pleurer car le jeu serait redevenu réalité et la mère un chien qui mord. Le jouer jubilatoire fait le lit de la transitionnalité.
Enfin, le jouer est un narratif, il raconte une fiction, un fantasme, un mythe. Il introduit à la mise en histoire, à l’historisation dans le traitement.
L’historisation
Cette dimension est à l’œuvre dès les premières rencontres, ne serait-ce que par la voie de l’anamnèse.
Dans le cours de la thérapie, en régime névrotique dominant, cette dimension est très dynamique. Elle permet d’associer présent, passé et futur, le dedans et le dehors, le fantasme et la réalité, etc. Car ces entités sont déjà suffisamment différenciées et connectées et la mise en histoire est féconde.
Dans les autres régimes il n’en va pas ainsi. Le « simple » fait de raconter peut s’avérer néo traumatique. Sophocle, dans son « Œdipe à Colone » nous le fait savoir par la voix d’Ismène, la sœur d’Antigone : « Je tairai toutes les peines que j’ai souffertes à chercher où tu pouvais vivre, mon père ( Œdipe). Je ne veux pas les subir deux fois en les racontant après les avoir souffertes ».
Le message est clair. Il vaut signal de prudence pour le thérapeute quand il s’apprête à entrer dans l’historisation. Surtout quand la séduction par le traumatique l’entraine à exercer trop vite, trop fort sa curiosité. Surtout quand la famille a augmenté le besoin de savoir en fournissant un récit lacunaire, ou confus ou pétri de traumatismes en cascade.
Le thérapeute va devoir mettre en réserve l’expression de sa pulsion épistémophilique. Dans une première période de la cure, il se contentera, et c’est déjà beaucoup, de saisir les occasions associatives pour mettre en mots certains matériaux relatifs à l’histoire partagée dans la cure, en privilégiant tout d’abord ceux connotés de plaisir. Ainsi la mise en histoire devient investissable et non pas phobogène. Dans une seconde période, l’histoire de la famille dans son environnement peut advenir, dans le mixage des souvenirs de la vitalité heureuse et des ressources de la famille et ceux de la catastrophe. Alors seulement Ismène peut raconter son histoire sans la subir une seconde fois. L’interprétation requiert la même prudence.
L’interprétation.
L’interprétation est un art difficile, davantage encore en situation familiale. Je n’entrerai pas aujourd’hui dans son exploration et je renvoie aux cliniques présentées.
Signalons cependant quelques biais : elle est prématurée, elle est centrée sur une seule personne, elle est explicative, elle est une mise en cause, causalité et accusation mêlées. Elle est interprétation-bouchon (F. Guignard).
L’interprétation optimale s’adresse à l’ensemble et au sujet singulier. Par exemple : « la colère commune que chacun exprime à sa manière ».
Ainsi va l’approche psychanalytique du familial, pendant un temps « non défini à l’avance, non infini », si bien que la terminaison de la cure en vient à se profiler à l’horizon. Dans sa forme, elle aussi optimale, elle est anticipée et consensuelle, voire en pente douce, en espaçant les séances. La terminaison ne manque pas d’être aussi une rude épreuve. Elle peut surgir à l’improviste, être annoncée comme une menace en épée de Damoclès, être sans fin. Dans tous les cas, elle « raconte » le travail de deuil originaire (P.C. Racamier) des sujets singuliers et du groupe famille, actuel et générationnel, et ses vicissitudes.
Mais cela est une autre histoire… à suivre.
Merci de votre attention.
André CAREL
dr.andrecarel@gmail.com