CIP du 24 Mars 2021
Comment favoriser et soutenir la rencontre d’un sujet avec lui-même dans cette période de vie si bouleversante qu’est l’adolescence, assortie de son cortège de transformations ? Comment permettre à l’adolescent de résoudre ce saisissant paradoxe de changer, tout en restant lui-même, déployer de nouvelles potentialités, tout en maintenant son sentiment de continuité d’exister ? Partant de ces questionnements, c’est à un voyage aux sources de la vie pulsionnelle, à l’origine des fondations sensori-motrices et corporelles du bébé que nous a conviés Sylvie Reignier au cours de cette nouvelle soirée des Conférences d’Introduction à la Psychanalyse de la SPP. Elle nous a ainsi engagés à la suivre dans l’écoute contre-transférentielle du corps qui caractérise sa pratique analytique avec les adolescents.
En préambule de ce voyage, précisons que c’est dans une ouverture à la pensée de Mélanie Klein et de ses successeurs que s’inscrit le travail de Sylvie Reignier, marqué par sa collaboration féconde avec Florence Guignard. L’apport de ces auteurs pour la compréhension de la vie émotionnelle des nourrissons, a ainsi particulièrement mobilisé ses intérêts et coloré sa pratique auprès des enfants et des adolescents présentant des pathologies des premiers développements. Sylvie Reignier, psychanalyste membre de la SPP est aussi membre formatrice de la SEPEA, membre de la CIPA (Coordination Internationale entre Psychothérapeutes Psychanalystes et membres associés s’occupant de Personnes autistes) et membre formateur de l’AEPPC (Association pour l’Enseignement de la psychothérapie psychanalytique Corporelle). Ses investissements témoignent, comme l’a souligné Julie Augoyard dans sa belle présentation, d’une pratique clinique rigoureuse alliant la métapsychologie freudienne à la richesse d’une clinique créative.
Le patient se doit d’être loyal envers lui-même, disait Freud. Sylvie Reignier nous montre combien cette loyauté est soumise à des aléas. Penser peut être douloureux, en particulier chez l’adolescent, qui se trouve confronté à la poussée pulsionnelle et à la force des reviviscences infantiles. Ainsi, son Moi doit-il être suffisamment solide pour supporter la levée, même partielle, de ses défenses, les insuffisances de ses objets internes et externes, la complexité des relations qu’il entretient avec eux. La proposition d’une psychothérapie peut constituer une menace lorsque l’équilibre psychique durement acquis demeure fragile. Certains adolescents privilégient en effet l’évacuation de la pensée et l’attaque des clivages organisateurs, provoquant dans le même temps confusion et attaque de la pensée de l’analyste. Sylvie Reignier, guidée par sa boussole contre-transférentielle, nous propose une réflexion autour de deux éléments favorisant le maintien d’une capacité de rêverie chez l’analyste : d’une part l’écoute des vécus corporels constitutifs du Moi originaire, premier temps des développements de la pensée, et, d’autre part, l’écoute du groupe (interne et externe) qui anime la vie intérieure du sujet.
En appui sur la conceptualisation du Moi corporel par Geneviève Haag, ainsi que sur ces deux espaces d’intimités et de mouvements identificatoires que sont le maternel et le féminin primaire, décrits par Florence Guignard, Sylvie Reignier nous montre l’importance de l’écoute du corps et du sensoriel dans la dynamique transféro/contre-transférentielle. Rien du corps ne peut advenir s’il n’est pas passé par l’objet, nous dit-elle. Les sensations primaires du Moi corporel sont contenues dans le regard de l’autre. Elles ne deviendront des vécus sensoriels et ne feront traces qu’une fois transformées par la rêverie maternelle. L’éprouvé corporel doit être qualifié pour pouvoir ensuite se figurer, se représenter. Sylvie Reignier propose d’adjoindre la dimension sensorielle à la règle fondamentale : « Dire tout ce qui vient comme pensées, images, émotions et sensations ». C’est la manière dont ont été accueillies les « sensations-angoisses » des tout premiers moments de la vie (angoisses de tomber sans fin, de se vider, se répandre, de perdre une partie de soi dans la séparation d’avec l’objet, l’angoisse d’être envahi, intrusé) et la perception que le bébé s’est fait de cet accueil qui donnent, selon elle, sa couleur à la dynamique transféro/contre-transférentielle. L’intégration dans le Moi de ces tout premiers mouvements pulsionnels et tonico-émotionnels, dépend pour le sujet de l’intégration réussie de ses enveloppes psychiques et de ses identifications. Ce travail d’introjection identificatoire, s’il est perturbé, peut, en après coup, confronter l’adolescent à des impasses. Aussi, lorsqu’un contact avec un patient demeure difficile, il peut être fécond de situer cette dynamique de la rencontre dans la lignée des modalités précoces de relations sensorielles et kinesthésiques à l’objet. Les éléments anamnestiques recueillis dans les premiers temps ou au fil des consultations constituent souvent de précieuses indications sur le dialogue tonique et émotionnel premier.
L’exemple clinique d’une adolescente anorexique illustre cette écoute attentive du contre-transfert qui, en écho à des éléments recueillis de l’histoire infantile de la patiente, a conduit l’analyste à penser son opposition apparente, non comme un mouvement hostile mais comme une répétition de la rencontre initiale avec l’objet primaire. Ce n’est pas tant le refus de la patiente de s’engager dans la relation qui est en jeu ici, mais plutôt son incertitude sur la manière dont l’objet, vécu à la fois comme aidant et refusant, va l’investir. L’analyste saisit alors l’identification primaire à l’objet rejetant, dans laquelle se trouve prise la patiente.
Une deuxième vignette clinique évoque un adolescent de treize ans chez lequel la constitution d’un tiers structurant fait défaut. Nous saisissons avec cet exemple, combien l’excitation pubertaire, en réveillant une fantasmatique de détresse et de haine issue des temps primitifs, peut conduire à un passage à l’acte. Sylvie Reignier, avec Donald Meltzer en point d’appui, propose de penser ce passage à l’acte d’ordre sexuel, d’une part comme un mouvement d’attaque de l’intérieur du corps maternel mais aussi comme un désir de se réfugier, même sadiquement, dans le corps de l’autre. Cette vignette souligne combien la quête d’immédiateté du plaisir, les modes d’évacuation de la douleur par la décharge, sont une voie privilégiée du traitement de l’excitation à l’adolescence.
Les troubles de l’identité sexuée, dans leur dimension d’impatience à agir, à changer, s’inscrivent eux aussi dans cette voie et c’est en ce sens que le troisième exemple clinique issu d’un traitement de supervision nous est présenté. C’est à partir d’un important travail de contre-transfert autour du corps et des sensations primaires que l’analyste, tout en assurant sa fonction de holding auprès d’une adolescente se désignant comme garçon, va permettre que se déploie un fantasme de bisexualité sans interdit, ni déni. L’écoute de la patiente et l’accueil de ses mouvements de dépression primaire traduits dans des évocations corporelles douloureuses ou inquiétantes, ont permis à l’analyste de maintenir un lien transférentiel de bonne qualité. La cohérence identitaire que semblait lui assurer le fantasme transgenre ainsi que sa référence au groupe de pairs « trans » dans la réalité, se sont mus au fil du processus, en des vécus de doute sur l’authenticité des affects et des expériences, autre forme de troubles identitaires.
Si la question du corps dans toutes ses dimensions apparaît cruciale dans le traitement psychanalytique des adolescents, celle du groupe, à laquelle elle peut se trouver enchevêtrée, occupe une place non moins centrale. C’est avec James Gammill et Wilfred Bion que Sylvie Reignier nous propose de poursuivre son cheminement sur l’influence du groupe à l’adolescence. Le groupe est porteur de solution pour nombre d’adolescents ; solution qui peut s’avérer tout autant protectrice qu’anti-pensée. Partant de la contre-vérité psychique, définie comme une prolifération de « mensonges » visant à créer une barrière contre la réalité psychique, donc contre la vérité des expériences émotionnelles, James Gammill montre combien celle-ci peut constituer une modalité de défense active dans la mentalité de groupe. C’est à propos de ce dernier concept, défini par Bion, que Sylvie Reignier nous propose une réflexion étayée sur un bilan psychologique. La mentalité de groupe est constituée de représentations le plus souvent inconscientes qui s’imposent à ses participants, sorte d’agrégat des constructions et des défenses de chacun face aux angoisses qui naissent de toute tentative d’évolution, vécue comme un danger. James Gammill met en évidence la naissance très précoce de la contre-vérité psychique dès la petite enfance chez certains adolescents. Elle apparaît ainsi comme une solution pour ne pas sombrer dans le désespoir, l’impuissance et l’humiliation. Sylvie Reignier s’interroge sur l’importance des groupes à l’adolescence et leur résonance avec la mentalité de groupe interne. Héritage des temps précoces du développement individuel, cette mentalité de groupe draine des éléments pulsionnels et émotionnels primitifs issus des liens symbiotiques. Les éléments du bilan psychologique témoignent de la force d’une assignation à son groupe interne chez un adolescent de 16 ans, dont la souffrance doit être tue sous peine de révéler une trop grande fragilité. La contre-vérité psychique, en tant que mécanisme de défense primaire contre la douleur psychique est ici prise en charge par le groupe familial en dépit des divergences apparentes.
Sylvie Reignier nous montre au fil de ses allers-retours entre adolescence et premiers temps de la vie, la force des mécanismes primaires, qu’ils soient individuels ou portés par le groupe, qui naissent des premiers échanges sensori-moteurs. Nous l’avons suivie dans son travail clinique au plus près des mouvements contre-transférentiels qu’elle nous a généreusement transmis.
Compte rendu établi par :
Karine Gauthier
Membre de la SPP
16 rue Lacretelle
75015 Paris