« C’est la sexualité infantile organisée par le complexe d’Œdipe et refoulée qui constitue l’inconscient. »
Le 17 décembre dernier, les Conférences d’Introduction à la Psychanalyse recevaient virtuellement le psychiatre et psychanalyste, membre titulaire de la SPP, auteur de nombre d’ouvrages et théoricien, entre autres, de la pulsion d’emprise : Monsieur Paul Denis. S’appuyant sur de nombreux exemples cliniques essentiellement empruntés à la littérature, Paul Denis a réussi la prouesse de nous faire parcourir, en une soirée, l’évolution du fonctionnement psychique suivant la trame de l’Œdipe à tout âge.
En préambule, il s’agit de repérer l’appareil psychique comme un modèle topologique partiellement conscient mais essentiellement inconscient dont le fonctionnement échappe, en partie, à notre pensée consciente. Et la sexualité infantile comme organisation des investissements de la libido, régulatrice de son économie. Quant à l’Œdipe, il renvoie à « un enchevêtrement de représentations, de fantasmes contradictoires qui en font (…) un ensemble, « complexe » ».
À l’instar du destin tragique d’Œdipe dans le mythe, parricide et inceste sont rendus possible par des contextes plus ou moins pathologiques, et ont des conséquences dévastatrices sur l’équilibre psychique des protagonistes. Cependant, désir ou idée d’inceste ne sont pas l’inceste, pas plus que la haine ou les vœux de mort à l’endroit du parent de même sexe n’en sont la réalisation.
Ainsi, bien avant la théorisation freudienne, la littérature, telle celle de Stendhal, regorge de descriptions et témoignages de désirs et projets incestueux et parricides aujourd’hui encore aisément exprimés par le jeune enfant lorsque cette période atteint son apogée.
Le plus souvent, ces désirs semblent ensuite disparaître, à l’âge ou l’enfant prend conscience du princeps fondateur de toute société : l’interdit de l’inceste, auquel parents et enfants sont conjointement soumis. Refoulés, les désirs incestueux culpabilisants ne se manifestent plus qu’à bas bruit, dans des rêveries, des fantasmes ou des jeux d’enfants et deviennent « à proprement parler, au cœur de l’inconscient, Le complexe d’Œdipe » (…) système de référence symbolique dont les déclinaisons organisent la vie psychique ». Cette mise en latence du projet œdipien et le déplacement de l’énergie libidinale se met au service du développement du courant tendre, de l’enrichissement des autoérotismes et de la sublimation, notamment vers une soif de connaissance et d’apprentissage.
Garçons et filles, unis par une même immaturité sexuelle qui contraste avec celle, mature et accomplie de leurs parents, vont investir une sexualité homogénérationnelle « sur fond d’indifférence des sexes », essentiellement narcissique phallique et au service du développement des compétences sociales, comme dans les jeux de groupes. En effet, les angoisses que suscitent le surinvestissement du pénis par le garçon et son envie chez la fille les amènent à un relatif déni de la différence des sexes, pour éviter les angoisses de castration. À la triangulation œdipienne : papa-enfant-maman se substitue alors la triangulation parents-enfant-groupe des pairs. Ce dernier devient alors objet d’investissement libidinal dans la réalité, favorisant l’inhibition quant au but de l’excitation sexuelle, son refoulement et favorisant l’élaboration psychique. Cette étape est donc fondamentale et psychiquement structurante. P Denis nous précise alors, avec Freud, que l’homosexualité fraternelle deviendra « constitutive des liens sociaux ». P. Denis souligne aussi le rôle fondamental du lien tendre au père, qui, acteur de second plan par rapport à la mère, est au service de la désexualisation du lien et donc du développement de la pensée. Ce qui fait dire à P. Denis que « la sublimation se développe dans le sillage paternel ».
Si la libido s’exprime dans des jeux sexuels entre enfants ou dans une activité masturbatoire, ces derniers sont cachés et culpabilisés en temps qu’avatars de la sexualité refoulée adressée aux parents.
Paul Denis nous propose alors d’explorer les motifs pour lesquels, chez certains adultes ces vœux restent aussi vifs que durant l’enfance, échappant à l’amnésie infantile. C’est que l’Œdipe de Sophocle, pas plus que celui qui s’exprime en chaque enfant, n’écrit l’histoire seul. C’est donc bien le parent qui permet à l’enfant, par la modération de ses réponses, d’inhiber quant au but les désirs sexuels de son enfant qui les organisera alors sur le modèle de l’inhibition parentale, en tendresse. Lorsque le contexte ne permet pas cette liaison de la pulsion libidinale - comme chez l’Henri Beyle de Stendhal, la mort prématurée de sa mère ou pour Œdipe la séparation précoce qui ne permet pas la construction du lien tendre – ou que les réponses parentales sont trop excitantes, elles induisent pour la vie adulte toutes sortes de difficultés psychiques. Faute d’être refoulée, l’excitation sexuelle peut-être réprimée c’est-à-dire attaquée directement et inhibée comme l’ensemble de l’activité psychique. Et lorsqu’aucun de ces mécanismes n’est possible, l’excitation envahit et déborde le fonctionnement mental de l’enfant compromettant son organisation en instances internes. Le psychisme ne pouvant s’appuyer sur les expériences de satisfaction pour se structurer, il est soumis à la dictature impérieuse des imagos.
Bientôt, avec la puberté, les formes infantiles de la sexualité vont laisser place à l’adolescence. La possibilité de satisfaction corporelle adulte de la sexualité ravive les représentations œdipiennes plongeant l’adolescent dans une situation complexe, paradoxale et transgressive. Avec la maturité sexuelle, l’impossible devient possible et l’interdit, obsolète. L’adolescent doit alors, dans le même temps, s’identifier aux parents tout en devant renoncer, à nouveau, aux vœux œdipiens et, au-delà, à toute transmission de la sexualité de leur part. Il va devoir conquérir sa sexualité par lui-même, dans le groupe des pairs mais en s’en extrayant en couple et donc en en transgressant la loi de ce groupe. Les soirées adolescentes, lieu d’exercice de l’érotisme collectif sont héritières du groupe homogénérationnel de la latence et la sexualité s’y vit collectivement dans les flirts simultanés et la succession des partenaires. Au monde des sentiments, qui renvoie à la scène primitive et à la sexualité des parents de l’époque œdipienne, s’oppose la sexualité sans amour, qui préserve l’unité du groupe des pairs en évitant l’individualisation et en protégeant un fonctionnement homosexuel indifférencié.
Avec la majorité, la fin des études, le jeune adulte, censé avoir dépassé la phase adolescente d’inhibition conjuratoire à la réactivation des désirs œdipiens, doit s’atteler simultanément à la construction de sa vie amoureuse et sexuelle mais aussi professionnelle et sociale. Parfois, encore dépendant matériellement voire affectivement, il se trouve dans une situation périlleuse que P Denis a nommé la « vigésitude[1] ». Il se sent alors seul face au monde « adulte » vécu comme potentiellement hostile. En sortir nécessite de se confronter au modèle œdipien « c’est-à-dire à l’un des parents aimant l’autre » afin de s’assurer des relations affectives fiables.
Son organisation œdipienne accompagnera toute la vie de l’individu influant sur ses choix amoureux, sexuels, professionnels, amicaux ou identificatoires.
Pour terminer, et avant de se consacrer à un échange riche et animé, Paul Denis a choisi de céder la parole à Michelet[2] : « Il leur faut un Œdipe qui explique leur propre énigme dont ils n’ont pas le sens, qui leur apprenne ce que voulaient dire leurs paroles, leurs actes qu’ils n’ont pas compris. Il leur faut un Prométhée, et qu’au feu qu’il a dérobé, les voix (…) se remettent à parler. Il faut plus, il faut faire parler les silences de l’histoire, ces terribles points d’orgue où elle ne dit plus rien, et qui sont justement ses accents les plus tragiques ».
Compte rendu établi par Marika Bourdaloue
Psychologue psychanalyste SPP
33, boulevard Garibaldi
75015 Paris
[1] Paul Denis désigne par ce terme la condition socio-psychologique des « vingtenaires »
[2] Cité par Alain Besançon dans Le tsarevitch immolé