J’ai découvert en même temps que vous le titre de ma conférence de ce soir. Dans l’annonce, le titre initial, la voie dépressive, est devenue la voix dépressive. Le quiproquo n’est pas sans intérêt.
Tout comme les yeux sont pour Baudelaire les fenêtres de l’âme, et le visage, pour Levinas, le lieu du signe fait vers l’autre, vers l’étranger, la voix fait résonner le qualitatif de la psyché. Elle transmet ses nuances affectives ainsi que les variations de ses intensités. Freud (1923) avait différencié nettement les rôles respectifs du sonore et du visuel dans la constitution de la psyché et la transposition des réalités psychiques sur les perceptions externes, voie permettant que les premiers deviennent conscients par le biais des seconds servant alors de véhicules. Si le visuel sert au besoin de contenus représentatifs de la psyché, le sonore et l’acoustique vont jouer le rôle de support aux sensations des processus internes. Ainsi le visuel se trouve être plutôt au moi, et le sonore au surmoi. Leur articulation est essentielle dans le traitement de la castration dont ils composent les deux temps du complexe (le «vu» et l’«entendu»). La voix laisse entendre les qualités du travail psychique et de la mentalisation, réalisé par les processus psychiques impliqués. Elle a donc un pouvoir d’attraction identificatoire pour les processus psychiques en attente de devenir, nécessaires aux diverses modalités de travail psychique.
Ces processus et leurs procès sont élaborés par la voie de l’identification dont un des principaux supports est justement la voix de l’autre. Nous savons le rôle du chant et de la musique pour transmettre les affects, aussi bien la ténuité, la détresse et l’évanescence du canevas de la vie, que la puissance et la fermeté, l’autorité des impératifs qui nous exigent et nous constituent.
Dont acte pour la voix, en tant que voie royale de la reconnaissance du travail des processus psychiques, et que voie d’attraction des divers transferts, d’effroi (le cri), d’abandon, d’appel au secours, de précipitation, d’étonnement, d’élation, mais aussi d’autorité (la grosse voix) par lesquels le psychisme s’installe.
Quant aux termes de dépréciation et de mission, ils annoncent ensemble une mission impossible à l’origine de l’autodépréciation, mais aussi l’impossibilité d’accéder à une appréciation critique, en fait à une dépréciation de la valeur de ce et de ceux qui aliène le sujet déprimé. Cette dépréciation du contenu de leurs messages exige la reconnaissance de la survalorisation aliénante de ceux-ci. Il s’agit donc pour le sujet, de se dés-identifier de ces messages imposés et surinvestis afin de s’en libérer. L’enjeu est l’acquisition d’une position critique, le risque étant de faire un transfert du transfert d’aliénation sur d’autres messages.
Adoptons donc pour titre, la fibre dépressive. Vous avez certainement déjà entendu beaucoup de choses très intéressantes sur la dépression au cours de ce cycle de conférences, sinon de toutes les couleurs, au moins de toutes les nuances de gris, étant donné la pluralité et la polysémie du terme de dépression.
Ce terme est très largement utilisé tant en clinique psychiatrique que dans les médias et le public.
Dans le champ de la psychiatrie, il fait partie des termes vagues, pour ne pas dire fourre-tout appartenant à la nosographie spécialisée qui a toujours eu besoin d’une catégorie marquée par l’imprécision ce qui lui permet d’amalgamer des tableaux cliniques fort différents tant du point de vue psychogénétique que psychopathologique, leur point commun étant quelque élément manifeste, un degré d’anxiété ou de mal-être ou une fatigue comme ce fut le cas avec la neurasthénie à la fin du XIXe siècle, ou un trouble de l’humeur comme c’est le cas avec la dépression.
C’est en déconstruisant le bloc hétérogène de la neurasthénie que Freud, à la fin du XIXe siècle, a pu différencier tout d’abord une hystérie d’angoisse, et à partir de celle-ci les névroses psychiques et les névroses actuelles, c'est-à-dire deux classes majeures de troubles, les uns strictement psychiques, les autres psychosomatiques, les deux pouvant s’amalgamer et se dissimuler l’une l’autre par le biais des conversions corporelles hystériques. Au sein de chacune de ces deux classes sont décrits des tableaux référés au terme de dépression, les dépressions hystériques, celles d’infériorité et mélancoliques pour les psychonévroses, les dépressions essentielles et ce que je dénomme les dépressions libidinales, pour les névroses actuelles. Nous préciserons ces termes dans les lignes qui suivent.
Ces deux grandes classes, psychosexuelles et actuelles, correspondent à des organisations métapsychologiques très diverses et surtout absolument opposées. La première relève entièrement du mécanisme psychique, c’est à dire de la surdétermination psychique dans laquelle est impliquée l’histoire du sujet, ses identifications, sa sexualité infantile, son inconscient, ses impératifs, etc. La seconde est basée sur une neutralisation de l’économie pulsionnelle à sa source empêchant tout travail de mentalisation, avec un mésusage comportemental de la sexualité. Toutefois les deux peuvent être conçues comme des réponses différentes à une commune réalité interne, la dimension traumatique propre à toutes les pulsions, leur tendance au retour à un état antérieur jusqu’au sans vie, ce que je dénomme la régressivité extinctive.
Plus tard, quand Freud établit sa nosographique psychanalytique de la catégorie des pathologies psychiques à proprement parler, il opta pour une distribution en deux grandes classes structurelles, les névroses et les psychoses. Mais son élaboration du narcissisme avec les pulsions du moi, l’amena à en envisager une troisième, les psychonévroses narcissiques au sein desquelles il réunit la mélancolie, les perversions, l’hypochondrie etc.
Sans nier les différences entre ces différents tableaux, Freud les a néanmoins, lui aussi, réunis dans une immense classe assez vague qui a donné lieu aux appellations de borderline et d’état-limites, toutes deux recouvertes par le mot moins spécialisé de dépression. Il existe donc une certaine similitude et analogie entre ce qui a fondé l’immense champ couvert par la neurasthénie, puis par les psychonévroses narcissiques, les borderline, les états limites, et enfin celui de dépression. Cette analogie perceptible par le flou et le fourre-tout, concerne la clinique même de ces divers tableaux ; d’où l’influence de la clinique sur la terminologie qui en rend compte.
À la fin de sa vie, Freud (1938) ré-insista sur le fait que les tableaux les plus différenciés, les névroses de transfert et les psychoses, ces tableaux prototypiques qui lui ont servi de référentiels théoriques, sont eux-mêmes dans la réalité clinique, des constellations plurielles, multifocales, des mosaïques et des entremêlements de diverses logiques. Il précisa alors que l’immense champ des psychonévroses narcissiques couvrait la plus grande partie des plaintes et des symptomatologies à l’origine des demandes de traitement psychanalytique. Nous avons appris depuis que la clinique est hétérogène et plurielle. Nos topiques sont éclatées.
Avec le terme de dépression, nous nous retrouvons dans une situation tout aussi inconfortable qu’avec la neurasthénie. Il nous faut donc préciser ce qui se dissimule sous cette terminologie vague. Sous couvert du terme de dépression, nous pouvons retrouver des pathologies traumatiques avec des dépressions de la vitalité libidinale, que je dénommerai dépressions libidinales ; des dépressions dites essentielles où le noyau « actuel » de neutralisation domine au dépens de la mentalisation ; des dépressions névrotiques qui suivent a contrario les logiques les plus riches de la vie psychique, impliquant l’histoire singulière, le corps de la sexualité infantile, le fantasme et ses fantaisies, les identifications et leurs conflictualités, etc. ; enfin un champ plus spécifique de la dépression ayant en arrière-fond la problématique des vécus d’infériorité, de dévalorisation, de dépréciation etc. Ce sont les dépressions proprement dites que nous pouvons qualifier aussi de mélancoliques puisqu’elles s’y réfèrent.
Du point de vue psychanalytique, toutes les solutions dépressives rendent compte très clairement de la qualité la plus élémentaire de toutes les pulsions, leur tendance régressive à un retour à un état antérieur jusqu’à l’inorganique, au sans vie, leur régressivité extinctive. Les tableaux de dépression traduisent cette tendance extinctive et la réalise en partie afin d’arrêter sa dynamique. Ainsi dépression et inhibition se trouvent étroitement liées. Tout tableau clinique de dépression est donc concerné par ce que donne à entendre le terme même de dépression, la pression et la dé-pression, termes qui mettent en valeur le trouble économique à la source et la valence négative dissimulée habituellement par la productivité des contenus symptomatiques. La dépression trouve donc son origine dans les tendances négatives qu’elle traduit, et dans la faiblesse des tendances positives productrices de substituts psychiques. Néanmoins, la dépression peut aussi être le résultat du travail de symptôme dans les cas de dépression névrotique. Il est alors le produit du procès de l’après-coup, alors que les dépressions proprement-dites sont des achoppements de ce procès, des arrêts en chemin.
La clinique la plus fréquente de nos cabinets d’analyste offre surtout l’apparition de moments dépressifs mêlant tristesse, pleurs, fatigue voire aboulie et apathie, moments s’accompagnant fréquemment de fragilité somatique concomitante. Les divers tableaux évoqués s’y trouvent ainsi amalgamés, sur le modèle des topiques éclatées.
Soulignons encore que la régressivité extinctive concerne les deux tendances pulsionnelles élémentaires et non pas seulement la pulsion de mort. Éros ou pulsion de vie tend aussi à l’extinction, mais sur un mode différent, qui n’est pas celui de la réduction propre à la pulsion de mort. La tendance au retour antérieur de la pulsion de vie, se traduit par une tendance à ne jamais s’arrêter d’investir et donc à défaire tout investissement pour le suivant. Il s’agit d’une labilité libidinale par le fait d’une course infini à l’investissement tout aussi infini. Éros ne possède aucune tendance à stabiliser ses investissements, à les conserver. Investir est le but en soi. Cliniquement, cette tendance est agie par le transfert de précipitation s’opposant à toute production de précipités. Cliniquement les fuites en avant, les contingences, l’instabilité de tout projet, les propensions à l’inachèvement au profit du nouveau, les aspirations à l’infini, en rendent compte.
Cette utilisation floue du terme de dépression dans la psychiatrie se double d’une autre détermination, émanant d’une tendance interne au psychisme, dénommée psychologie collective, qui nous habite tous et qui trouve à se concrétiser tout particulièrement dans nos vies relationnelles groupales, tendance à utiliser des termes flous et indéterminés permettant d’échapper à la singularité de nos discours, de nos misères et troubles psychiques, donc au service tout à la fois de la pudeur et du consensus groupal, mais aussi du refoulement individuel avec atténuation et allusion permettant d’échapper au travail de prise de conscience. Le vague à l’âme ne dit pas l’engagement du sujet dans son trouble de l’humeur, par ses souhaits et ses déceptions, par son histoire individuelle, par ses résistances et ses symptômes, par sa gestion toute personnelle et intime de son activité pulsionnelle, gestion qui implique sa processualité psychique, qui elle-même repose et s’étaye sur son histoire identificatoire auprès des personnages qu’il a utilisés au cours de sa vie pour installer sa vie psychique et en soutenir l’efficience. Le terme de dépression redouble lui-même cette logique en donnant celui populaire encore plus vague de déprime.
Quelques mots de séméiologie
Ce sont surtout des vécus, des ressentis tant affectifs que sensuels, tous éprouvés par conversion corporelle, qui composent la séméiologie commune à toutes les dépressions. Ainsi un certain nombre de vécus caractéristiques, traduits par des pensées et des éprouvés, fondent la définition commune des dépressions.
Ce sont les vécus de dépréciation, de dévalorisation plus ou moins intense, ceux d’infériorité (avec les diverses significations de ce terme), voire ceux d’auto-accusation - de ne pas avoir fait ce qu’il fallait ou d’avoir fait ce qu’il ne fallait pas -, ou d’auto-réprobation avec une mésestime et le sentiment de démériter, d’être indigne, pouvant aller jusqu’à un vécu de damnation pris dans des explications diverses, classiquement religieuses. La logique dépréciative prédomine celles de la honte et de la culpabilité. La problématique de la valeur eu égard à un idéal, de la dévalorisation, l’emporte sur celle de la transgression référée à une punition.
L’examen métapsychologique d’un tableau clinique exige de réunir la séméiologie manifeste (pour le psychanalyste le discours de séance), le tableau prototypique de référence (pour la dépression le deuil), et le tableau clinique extrême offrant un grossissement des processus engagés dans la configuration étudiée (pour Freud la mélancolie, en fait le syndrome de Cotard).
Le tableau clinique prototypique auquel s’est référé Freud pour les dépressions est bien sûr celui du deuil avec son extrême la mélancolie (caractérisée par une inhibition psychomotrice, une aboulie, une intense douleur morale liée à une dépréciation, un sentiment d’indignité, de culpabilité, de désespoir, de vanité, etc.). Toutefois, la mélancolie peut elle-même donner lieu un tableau encore plus extrême riche d’enseignement. Il s’agit d’une forme très particulière, une négation de soi-même dénommée le syndrome de Cotard, dans lequel le sujet se décrit uniquement par ses manques, ceux-ci incluant son corps propre qu’il ressent et vit comme un lieu de dégradation, de pourriture, d’effacement progressif, voire d’absence, dépassant largement toutes les questions de douleur morale associés au deuil central dans la mélancolie, même si le deuil de l’objet est remplacé par un deuil d’une partie du moi. Cette perte d’une partie de soi en lieu et place de la perte d’un autre se déploie dans un délire de négation de soi ; le sujet affirme qu’il est mort et qu’il a déjà été tué. Le rapport à la mort déjà là du syndrome de Cotard va parfois s’objectiver par un suicide censé mettre fin à l’immortalité de celui qui se pense déjà mort. Cela nous laisse deviner que l’enjeu psychique du meurtre est central dans la dépression avec son négatif qui est l’effacement de soi-même, le suicide (sui-cide : tuer soi). Dans le syndrome de Cotard, le sujet se présente comme ayant déjà été l’objet d’un meurtre, d’où la symptomatologie négativiste énoncée en termes de négation (« je n’ai pas de bras, je n’ai pas de regard, je n’ai pas de pensées, je n’ai pas de sentiments, de bouche, etc. »). Cela nous permet de déduire que le meurtre fondateur à la base de la subjectivation est l’opération non disponible, hypothéquée voire éradiquée dans les diverses dépressions.
Il convient de préciser ici que l’opération fondatrice de la pensée humaine sous tous ses aspects, depuis les contenus verbaux représentatifs et syntaxiques, mais aussi les contenus visuels (images), ainsi que ceux des sensations (affects, sentiments, émotions, sensations proprioceptives diverses témoignant de l’état du corps et du psychisme, sensualité, érogénéité) nécessite pour parvenir à la conscience une série d’opérations de transformation qui sont vécus inconsciemment en tant que meurtres, et qui sont l’objet de meurtres éliminateurs. Le jeu et les enjeux des culpabilités les concernent au premier plan. Ainsi la fondation des pulsions exige-t-elle un meurtre portant sur leur tendance extinctive, celle du narcissisme le meurtre de la désexualisation, et celle de l’accès à l’objectalité, le meurtre de la résolution du complexe d’Œdipe. Chacune de ces opérations participant au « meurtre fondateur » peut être l’objet d’un meurtre éliminateur. Nous abordons alors les logiques traumatiques, celles de la resexualisation et celles du complexe d’Œdipe.
Où se trouvent rapprochés ici, en un socle ayant valeur de fond commun de toutes les dépressions, le célèbre meurtre d’âme marquant le destin d’un sujet et ce délire de négation affirmant un meurtre ayant déjà eu lieu et dont le sujet a été l’objet.
De façon plus banale, ce vécu s’exprime par des formules du type : « j’ai tout pour être heureux/se mais ma vie est sans intérêt », faisant basculer un tout soi-disant objectif placé à l’extérieur, en un tout ou un rien subjectif, un manque intrapsychique. De cette façon, le déprimé dit bien sa vérité : il a tout ce qu’il faut au niveau psychique pour réussir une mentalisation satisfaisante, mais il est le lieu d’un manque qui le met en situation de manquement de réalisation et dont l’origine lui reste totalement inconnue et mystérieuse, et lui échappe radicalement. De cette façon, à la différence du fantasme hystérique ou névrotique qui jouit d’être possédé sous couvert du conflit d’être dépossédé, le déprimé est le lieu d’une possession qui le dépossède vraiment, voire le déprive, de ses envies, de ses souhaits, de ses conflits, de tout potentiel projet, de ce qui habituellement fonde un sujet ; d’où la fréquence à laquelle il est référé pour ce type de tableau clinique à la notion d’identité, une identité de manquement. Le « je suis manquant » s’impose, en lieu et place de « il/elle me manque ».
Cette problématique se répercute, sur le plan séméiologique, sur la capacité à investir, sur la tonicité et la tonalité des investissements, du corps propre, du narcissisme, de la voie objectale, de l’autre etc. C’est ce manque d’investissement qui a amené les psychiatres à décrire l’aboulie avec asthénie et atonie du mélancolique.
Rappelons à nouveau que le discours en séance chez un psychanalyste peut prendre diverses significations alors qu’il est exprimé avec des termes semblables ; le contexte séméiologique global est donc très important pour évaluer la dynamique psychique qui occupe un patient à partir de ses maux et de ses mots, ceux-ci ne pouvant être entendus immédiatement dans leur valeur psychique sans cette re-contextualisation ; sinon la psychanalyse se ravalerait en une simple nouvelle lecture de symboles et d’équivalences.
Déployons maintenant les divers vertex dissimulés sous le terme de dépression.
a) Les vécus d’infériorité et de dévalorisation
Ils peuvent très bien traduire un fantasme inconscient de comparaison, avec un grand frère ou une petite sœur, ou l’inverse ; de façon générique la comparaison impliquée concerne le duo enfant-adulte ; Freud se réfère aussi à une réminiscence, l’impossibilité de faire un enfant. Mais ces comparaisons ne prennent une valeur psychique d’infériorité que lors de la prise en compte de la différence des sexes au sein de théories sexuelles infantiles. Auparavant l’enfant ne se pense pas inférieur ou supérieur. Installé dans le confort fantasmatique de His Majesty the Baby, l’enfant est alors comme le petit garçon disant à sa mère devant le spectacle désolant de leur maison qui brûle, sa mère pleurant abondamment la perte de leur arbre généalogique : « ne pleure pas Maman, je vais t’en refaire un autre qui commencera avec moi ». Ces comparaisons éprouvées en termes d’infériorité traduisent une théorie sexuelle infantile mettant la fille en position d’infériorité eu égard au fait qu’elle n’aurait qu’un petit pénis objectivé par son clitoris. Dans une telle logique, celui-ci n’attend en fait que l’alchimie du Prince Charmant pour s’épanouir ; la pousse de ses seins à l’adolescence puis son l’enfantement étant la réalisation fructueuse de cette attente. Néanmoins, la réminiscence de cette théorie d’infériorité basée sur la comparaison patente avec l’organe du garçon peut continuer à produire ses effets, si l’endeuillement de la théorie phallique ne se fait pas et si le déplacement sur seins et grossesse se maintient tel quel.
Cette logique névrotique basée sur une théorie inévitable et très utile pour traiter la dimension traumatique attachée à la différence des sexes, permet en fait de soutenir le fantasme mégalomaniaque de la révélation, tel le vilain petit canard devenant le plus beau des cygnes, ou Cendrillon coiffant ses sœurs au poteau de la chaussure de verre. S’accomplit alors de façon hallucinatoire le désir d’épanouissement du plus beau de tous les organes du monde ; le plus beau de tous les bébés, de tous les bijoux, etc. Dans le cas de la dépréciation névrotique, la dépression d’infériorité, la mégalomanie de l’accomplissement d’un souhait avec l’attente et l’espoir d’accéder à une complétude par l’advenue d’un merveilleux organe, est renversée et dissimulée par un discours d’infériorité, un vécu d’être minable et surtout ridicule, vécus qualifiés de dépressif.
Une célèbre réplique en mot d’esprit peut dès lors servir d’interprétation : « pourquoi te fais-tu si petit, tu n’es pas si grand ».
Dans cette lignée nous retrouvons également les logiques des satisfactions masochistes servant de déformation, c’est à dire d’accomplissement hallucinatoire d’un souhait dissimulé, satisfaction masochistes surprenantes au premier abord, mais beaucoup moins quand nous les resituons dans le contexte d’une telle réalisation hallucinatoire d’un désir voilé, permettant d’échapper à la prise de conscience de celles transgressives maintenues ainsi telles quelles, les logiques des vœux œdipiens. Il s’agit alors de faire l’économie du renoncement envers ses désirs œdipiens. Plutôt vivre l’infériorité que la tristesse d’avoir à renoncer et à porter ses objets perdus.
La dépression affirme alors une castration afin de l’éviter en tant que punition. En même temps se maintiennent les logiques transgressives œdipiennes du meurtre et de l’inceste, contre le renoncement et la tristesse qui l’accompagne.
Soulignons encore que dans cet espace psychique de dissimulation, la richesse du psychisme est intacte et la vie fantasmatique riche bien qu’inconsciente et préconsciente. Elle se réalise par le biais de substituts tels les contes évoqués.
b) L’idéal et les identifications ; le moi idéal, l’idéal du moi, les identifications défectives.
Nous abordons ici une autre configuration des tableaux de dépression, celle qui peut être qualifiée de dépression proprement dite, en laquelle le sujet est peu marqué par les vécus de tristesse et de douleur morale, ni par les manifestations corporelles qui les accompagnent. Le sentiment qui domine est celui d’être manquant d’une partie de soi, et non pas d’avoir perdu une être cher ; d’être soumis à une immobilisation, à une imposition venant « d’on ne sait d’où », conférant à ces tableaux une valence d’aliénation par le fait que des identifications imposent un tel vécu. Elles s’imposent et tombent sur le moi selon la formule consacrée pour la mélancolie : « l’ombre de l’objet tombe sur le moi ». Ce modèle reconnaît que les identifications qui devraient instituer et fonder le psychisme d’un sujet contiennent en elles ce qui l’aliène et l’empêche de se constituer, ou ce qui l’oblige à se constituer selon une imago idéale imposée en lien avec les besoins défensifs des parents. His Majesty the Baby ne peut exister que dans le champ d’une telle aliénation au besoin défensif d’un autre, un parent ; sinon l’enfant est désinvesti en désamour et livré à l’abandon, voire haï.
Il s’agit d’identifications contraignantes sur un mode négatif, de messages parentaux inconscients qui obligent leur enfant de grandir en fonction de leurs propres besoins défensifs, ceux de l’un des parents, plus généralement du couple.
Ces identifications peuvent aussi être abordées selon les vécus de manque. Ce sont alors des identifications défectives qui imposent au sujet de rester manquant. Tout son développement sera frappé de manquements envers son propre devenir, en conflit avec les manquements envers sa mission de soutenir, de s’identifier à ce qui complète les défenses parentales, à leur fournir ce dont ils manquent. Telle est sa mission « impossible ». Personne ne peut remplacer les processus psychiques manquant d’un autre, mais la tentation de s’y consacrer, dévouer et épuiser est forte. L’autodépréciation par incapacité et dévalorisation, prend alors le pas sur cette reconnaissance d’une impossibilité.
Les logiques du manque, avec les délires de négation que nous avons rappelés plus haut, s’avèrent être des manques-castrations imposées identificatoirement avant toute activité transgressive. Certes ces deux logiques s’entremêlent en tirs croisés puisque le destin de l’enfant est alors de rester dans un lien narcissique et antitraumatique à son parent, ce qui prend en même temps la valeur de lien œdipien. Mais la menace qui domine du point de vue de la castration, est paradoxale. La castration advient alors par la menace de retrait d’amour, voire de désinvestissement, qui dépend du fait que l’enfant sort ou non de la mission inconsciente qui lui a été identificatoirement imposée et qui trace son destin. Les identifications d’emprunt, celles imposées ou encore celles défectives, déprivent l’enfant d’un devenir en tant que sujet à part entière, orientant son avenir, qui parfois peut être fort réussi, brillant et créatif, mais prisonnier de la condition qu’il reste au service des besoins parentaux.
Nous pensons ici bien sûr à un célèbre texte de Freud de 1922 concernant la névrose démoniaque du 17e siècle. Dans ce texte, Freud utilise le même modèle qu’il avait utilisé pour la mélancolie, dans lequel ce sont les besoins défensifs d’un parent qui tombent sur le moi juvénile non encore formé, et qui impose à celui de se développer selon certaines distorsions, avant même que le moi puisse se former, l’orientant, le distordant dès l’origine.
Dans ce type de dépression le champ fantasmatique est fortement réduit, parfois il peut exister dans l’espace qui lui est pré-tracé ; mais ces patients donneront le sentiment de vivre dans un espace mental rétréci et répétitif, voire amputé. Le champ fantasmatique est alors réprimé et contraint.
Ces identifications défectives hautement déterminantes pour l’état dépressif vont être plus ou moins précoces, soit primordiales et s’imposer dès le début de la vie, soit au contraire offrir un champ suffisamment large à l’enfant et s’imposer au moment de la résolution du complexe d’Œdipe, selon les deux temps des deux grandes identifications, l’identification première au parent de la préhistoire personnelle et puis l’identification à chacun des parents combinés dans les logiques œdipiennes.
Le tableau dépressif trouve sa significativité eu égard à cette mission impossible, ce destin, cette vocation, ce dévouement sacrificiel que l’enfant doit avoir à l’égard de ses parents. Il se restreint et se déprécie au lieu de se libérer en dépréciant les demandes émanant de ses parents.
Il est alors déprimé de ne pas pouvoir réaliser sa mission envers ceux-ci ; il est dé-primé de toute identité de His majesty the baby ; sa dépression est son impossible ; personne ne peut combler et tenir lieu des défenses psychiques manquantes à quelqu’un d’autre.
Mais il est aussi déprimé de ne pas pouvoir poursuivre son chemin eu égard à son identification première contenant un impératif à grandir, à déployer sa vie psychique selon l’idéal du fonctionnement psychique contenu dans cette identification grosse du devenir et des potentialités de l’enfant. Il est déprimé de ne pouvoir se libérer, de ne pouvoir disposer d’une opération « meurtre » fondatrice.
Le déprimé se trouve donc pris entre deux voies radicalement incompatibles alimentant son vécu de déprimé ; l’une de ne pas être capable envers ce qui est attendu de lui – il se considère totalement sans valeur eu égard à la demande des parents -, d’où un manque à être aimé ; l’autre émane de son incapacité à satisfaire l’exigence interne issue de son propre impératif de mentalisation. Il manque à tous ses devoirs. Ces deux faces se combinent étroitement à l’intérieur même du vécu de dépression.
C’est ici qu’apparaît le négatif de la dépression c'est-à-dire les solutions d’emprise. Toutes deux sont concernées par la violence, celle-ci se trouvant différemment engagée dans le cas du déprimé et de l’emprise.
En effet, nous pouvons considérer que cette imposition par les identifications est une violence faite à l’enfant, un meurtre d’âme, et que pour pouvoir s’en libérer, l’enfant ou l’adulte devra aussi suivre en thérapie, un trajet de violence libératrice contre ce que lui imposent ses identifications ; à condition bien sûr que cette libération s’accompagne d’une véritable mentalisation là où elle a été empêchée jusque-là, sinon il risque de se satisfaire d’une solution d’emprise ou de transfert de transfert d’aliénation.
Mais comme rien n’est univoque, la soumission, la passivation et la tentative de satisfaire les besoins défensifs des parents vont amener l’enfant et le futur adulte à soutenir une position violente envers l’impératif lui rappelant qu’il a à se désaliéner et à se libérer afin de déployer son propre accomplissement. Là aussi, la violence trouve ses raisons d’être sur plusieurs flancs qui se conjuguent les uns aux autres pour dire la vérité ambivalente d’un patient.
Être abandonné, désinvesti, le désamour au lieu de la punition ; une différenciation des investissements s’adressant à l’enfant apparaît ici, entre l’enfant tenant lieu de désirs incestueux qui ouvre sur les névroses, et l’enfant désinvesti suite à son « impossibilité » de répondre aux demandes des parents, enfin l’enfant non investi se trouvant contraint à construire des néoformations, des néo-solutions anti-traumatiques. Dans chaque cas des signes de dépression existent, mais avec des significations très différentes.
c) Les dépressions libidinales
Nous abordons ici un troisième aspect particulièrement délicat, celui de la régénération libidinale et des sources pulsionnelles. Nous ne ferons que l’effleurer.
Nous avons déjà évoqué la tonicité, les qualités de liberté, de plasticité et de malléabilité de la libido. Nous avons aussi évoqué le fait que les processus à l’origine de la libidinalisation de la psyché puis du corps, fondateur de son érogénéité, peuvent aussi être largement défaillants et avoir des conséquences très fâcheuses sur les fondements mêmes du psychisme, celui-ci se trouvant déprivé de ses sources énergétiques, économiques. Il s’agit ici des variations de l’intensité de la libido, de sa tension et de sa régénération en un laps de temps donné, donc du rythme de sa régénération et de sa mobilisation.
Nous retrouvons ici les signifiés liés au terme même de dépression, et à ceux qui l’ont précédé. En effet se laisse entendre dans dé-pression, une théorie des fluides, avec un affaiblissement, un affaissement de la pression. La métaphore des fluides rejoint les représentations que nous pouvons avoir de la libido en tant qu’énergie sexuelle (l’orgone et les tentatives de capture d’orgone de Wilhem Reich). L’insaisissabilité de la libido, de cette énergie psychique inconsciente, est à l’origine de toutes les métaphores substantielles cherchant à l’objectiver, la réifier ; bien sûr s’en saisir en tant qu’essence du désir, en tant que Graal !
Le terme de pression et ses métaphores convoquent aussi des représentations plus anciennes, moyenâgeuses, soutenues par le terme d’humeur, ce dernier mêlant les troubles affectifs et une conception de ceux-ci référée également à la circulation de fluides somatiques, la circulation des humeurs (l’atrabile, la bile, le flegme, le sang). Dépression et corps étaient alors reliés par des théories plus ou moins infantiles, évoquant diverses corpologies, tout comme celles qui accompagnait le terme hystérie. L’hystérie était pensée, en Grèce antique, due à des déplacements de l’organe utérus, lui-même pensé comme un organe baladeur créant des jouissances selon ces lieux de migration.
Pour les troubles de l’humeur, il s’agissait donc de l’humeur et des humeurs, avec leur double face psychique et somatique.
Plus tardivement le terme de thymie prit le relais avec une autre conception associée au thymus, qui soutenait une théorie de maturation affective. Le terme de thymie a une étymologie le rapprochant du cœur, excroissance charnue auxquelles étaient liée l’affectivité ; où l’on retrouve à nouveau les champs croisés entre des réalités psychiques et des réalités somatiques, par les termes de cœur et de thymus.
Les troubles thymiques étaient pensés liés à un défaut de maturation. L’immaturité infantile de « Jean qui rit, Jean qui pleure » devait céder selon le modèle de la disparition du Thymus, et laisser place à une stabilité mature de l’humeur.
Un fond de vérité s’exprimait donc dans toutes ces théories, qui ne pouvait évidemment pas se dire en terme scientifiques, mais selon des théories magiques et imaginaires.
Avec les dépressions libidinales, nous sommes dans des logiques traumatiques, les processus psychiques censés les transformer n’étant pas efficient. Le mystère porte alors sur cette identification première qui installe une retenue et une mise en réserve de la libido dans le ça, donc une tension libidinale alimentant un vécu de tonicité et de vitalité. La perturbation concerne les processus responsables de la régénération, de la revitalisation, de l’avitaillement libidinal de l’ensemble de l’appareil psychique, de sa vitalité. C’est peut-être le seul cas où des médicaments peuvent être indiqués, afin de suppléer à ce manquement de ces processus originaires, avec les conséquences déjà soulignées portant sur l’ensemble des investissements libidinaux, sexuels, narcissiques ou objectaux. Cette dépression libidinale est un trouble de la tension libidinale psychique, avec un défaut du processus de double retournement fondateur de la vie pulsionnelle et de l’instauration de l’ensemble des investissements.
d) Enfin il importe d’avoir une vision réaliste de tableaux décrits précédemment et d’envisager que ceux-ci, dans la clinique et la pratique quotidiennes, participent de chiasmes et d’entremêlements. Ils ne se présentent que très rarement différenciés de façon aussi précise que le pourrait le laisser supposer mes propos théoriques précédents ; mais ils se manifestent par le biais de chiasmes mélangeant les différents registres, tout comme les constellations des personnalités sont actuellement de plus en plus envisagées, non plus selon des structures stables et univoques, mais selon des topiques éclatées occupées, réunissant et amalgamant plusieurs logiques entremêlées, offrant ainsi des tableaux cliniques infiniment variés et compliqués, dans lesquels il est parfois difficile de repérer, de différencier et de retrouver chacune des logiques envisagées plus haut.
Conférence donnée à la SPP le 13 Juin 2019 dans le cadre des Conférences d’introduction à la psychanalyse.
Résumé
L’imprécision du terme de dépression relève tout à la fois de la diversité des tableaux cliniques mis sous cette appellation, du besoin d’esquiver toute élaboration psychique - besoin à la base d’un langage propre à la psychologie collective -, et d’une contamination par le négativisme de la clinique elle-même, les identifications défectives et aliénations impliquées dans les dévalorisations et dépréciations.
Au-delà du caractère qualitatif des investissements (leur consistance) qui peut spécifier l’appellation commune de dépression, il est possible de différencier les dépressions névrotique, mélancolique, essentielle et libidinale.