Cette conférence sera prochainement publiée en tant qu’article, sous une forme enrichie, dans le volume « Crises et ruptures », collection Débats de psychanalyse, Paris, PUF.
Depuis la nuit des temps, la naissance est le théâtre par excellence de l’hominisation et de l’humanisation. Dans toutes les sociétés et pour chaque sujet qui la compose, c’est un passage primordial que la culture ne cesse de parer de rites et de croyances pour accueillir et apprivoiser l’ineffable de la nature : la différence des sexes, l’énigme de la procréation, la métamorphose de la femme enceinte et le surgissement d’un petit d’homme issu du dedans de la maison mère. Entre comédie et tragédie, les mille et un scénarios de la naissance expriment avec une force inépuisable le paradoxe de notre condition : notre fécondité créatrice n’a d’égale que notre vulnérabilité ! De homo sapiens sapiens à nos jours, la naissance est à la fois jaillissement de vie et menace de mort dans une vertigineuse proximité.
Après les intrépides matrones et les ingénieux barbiers chirurgiens, les rites séculiers de l’inflation médicale depuis le XXème siècle ont certes fait reculer la mortalité maternelle et infantile mais, pour qui ne s’en laisse pas conter par les masques scientistes, la potentialité sismique de l’accouchement n’a pas pris une ride. Affronter et survivre à cette crise biopsychique constitue, pour le meilleur et pour le pire, un acte initiatique décisif pour l’impétrant(e) et pour la parturiente. Mais, bien au-delà, les ondes de choc de cet avènement résonnent aussi profondément dans les arcanes de la filiation générationnelle que dans celles de l’affiliation familiale et sociétale.
Dans l’iconographie grecque, l’accouchement le plus fréquemment représenté c’est celui de Zeus, le roi des dieux. Sa fille Athéna sort de son crâne déjà parée de tout son armement !
Voilà bien illustrée, la revanche du père qui s’arroge les pouvoirs de procréation, d’enfantement et, qui plus est, d’une fille. L’anthropologue F. Héritier a bien montré à ce sujet (2002) combien du plus profond de l’histoire, de nombreuses représentations et institutions assujettissant les femmes répondent à la volonté des hommes de s’approprier leur fécondité et, plus encore, la capacité très enviable de produire à la fois du même (des filles) et du différent (des fils). C’est cette asymétrie qui est, selon elle, à l’origine de la domination masculine dont Zeus s’impose comme un précurseur générique et emblématique.
Naissance et psychanalyse
En ce début du troisième millénaire, quand on tape « naissance et psychanalyse » sur un moteur de recherche sur Internet, c’est d’abord et surtout la « naissance de la psychanalyse » et son « père » qui sont convoqués. À l’évidence, il y a consubstantiellement du « naissant » dans la genèse de la psychanalyse elle-même, qui, à l’instar d’Athéna, a jailli de l’esprit de Freud.
La naissance analysée par la psychanalyse est présente mais plus discrète. On en trouve une première évocation chez Freud en 1909 dans les Minutes de la huitième année d’activité de la Société psychanalytique de Vienne recueillies par Otto Rank, jeune secrétaire de 25 ans recruté à ce poste quatre ans auparavant (Lieberman, 1985). La question traitée ce mercredi-là était la suivante : « Que peut attendre la pédiatrie de la recherche psychanalytique ? ». Freud affirme : « Pour ce qui est de l’angoisse, on doit garder à l’esprit que l’enfant ressent d’abord une angoisse consécutive à la naissance ». Puis, après avoir signalé que tout affect se manifeste d’abord comme une crise d’hystérie, et qu’il est la réminiscence d’une expérience, Freud incite les pédiatres à l’aider à étudier l’origine des affects. « La plupart des enfants connaissent un traumatisme, à la suite duquel ils se comportent comme des hystériques », note Freud.
Freud reprendra cette hypothèse la même année dans une note de la seconde édition de l’Interprétation des rêves : « la naissance est d’ailleurs le premier fait d’angoisse et par conséquent la source et le modèle de toute angoisse. » Quelques années plus tard, dans l’Introduction à la psychanalyse (1916-1917), il présente sans ambiguïté le traumatisme de la naissance comme la source de l’angoisse : « En ce qui concerne l’état affectif caractérisé par l’angoisse, nous croyons savoir quelle est l’impression reculée qu’il reproduit en le répétant. Nous disons que ce ne peut être que la naissance, c’est à dire l’acte dans lequel se trouvent réunies toutes les sensations de peine, toutes les tendances de décharge et toutes les sensations corporelles dont l’ensemble est devenu comme le prototype de l’effet produit par un danger grave et que nous avons depuis éprouvé à de multiples reprises en tant qu’état d’angoisse. »
Quinze ans plus tard, en systématisant cette hypothèse, Rank va publier son ouvrage Le traumatisme de la naissance dédié à Freud qui vient de se faire opérer en octobre et en novembre 1923 pour extirper les « leucoplasmes » de sa mâchoire et de son palais. C’était les premiers signes de son cancer lié à son addiction aux cigares dont Freud pressentait la gravité dans son for intime.
En dépit de cette dédicace du plus proche et fidèle collaborateur de Freud, cette publication puis ses prises de position techniques avec Ferenczi sur la « thérapie active » vont peu à peu singulièrement parasiter leurs relations et, finalement, déboucher sur une rupture et un départ de Rank l’année de ses quarante ans pour les États-Unis.
Sur le fond, Rank a posé un vrai problème à Freud : premier proche du « Ring » à s’intéresser aux relations mère/enfant, il a proposé une extension novatrice préœdipienne du complexe de castration, extension que Freud et son entourage ont interprété défensivement et sans nuance comme une remise en cause sacrilège de la poutre maîtresse métapsychologique du complexe d’Œdipe.
À New-York, Rank va s’émanciper et rapidement jouir d’une réputation créatrice dans les milieux analytiques. Dans la minorité des freudiens orthodoxes qui s’opposaient à lui, il était coutume de résumer ainsi : « Les autres disent que l’on doit avoir un complexe du père analysé par Freud, et un complexe de la mère analysé par Rank. » (James Strachey, 1924, cité par Lieberman, 1985). Critique acerbe ou compliment ? Comme le fait remarquer avec acuité D. Houzel (1991), les premiers traducteurs de Freud en français ont censuré l’apport de Rank de deux façons : d’une part en supprimant cette note du Petit Hans : « Le point de vue de Rank sur les effets traumatiques de la naissance semble jeter une lumière particulière sur la prédisposition à l’hystérie d’angoisse qui est si forte dans l’enfance » ; d’autre part, en remplaçant ce passage dans Le Moi et le ça (1923) « le premier grand état d’anxiété de la naissance » par « le premier état d’angoisse qu’éprouve l’enfant ». Dans ces conditions, je crois important de discuter ici de l’originalité de l’apport de Rank, d’en interroger l’actualité et, finalement, lutter contre la censure de son refoulement dans l’agora psychanalytique.
Naître Rosenfeld et devenir Rank
Grâce aux travaux de Lieberman (2002, 1985) et de Kramer (2006), nous disposons de données biographiques conséquentes. Rank est né le 22 avril 1884 à Vienne et mort le 31 octobre 1939 à New York. Il est le fils de Simon Rosenfeld, artisan joailler originaire de la région du Burgenland proche de la Hongrie et de Karoline Fleischner, originaire de Moravie. Lors d’une cérémonie juive, ils se sont mariés le 31 août 1880 à Vienne où ils se sont rencontrés. Paul, premier fils, naît neuf mois après. Elisabet vient au monde en septembre 1882 mais meurt quelques mois plus tard. Otto naît 19 mois plus tard.
Paul fait des études de droit. Quant à lui, petit dernier, il devient serrurier car ses parents n’ont pas les moyens de payer aux deux des études supérieures. Otto est très proche de sa mère et distant de son père alcoolique et inaccessible. À l’adolescence, il décide officieusement de ne plus porter le nom de son père et de ses ancêtres juifs (Rosenfeld, champ de roses) et se renomme Rank (mince, sinueux, rusé) en reprenant le nom d’un personnage d’une pièce d’Ibsen La maison de Poupée. Émancipation féminine et dénonciation du mariage comme muselière misogyne sont au cœur de cette pièce où le Dr. Rank, un riche ami de l’héroïne Nora, secrètement amoureux d’elle, l’aide à s’émanciper. De l’autre côté du miroir, on apprend qu’il est atteint d’une syphilis héritée des frasques de son père et va contracter une paralysie générale. Otto adopte le nom d’un homme riche mais amoureux frustré et menacé d’une malédiction générationnelle paternelle. À sa majorité, il officialise ce nom propre. Après un apprentissage de tourneur, sa santé fragile le conduit à obtenir un travail de bureau mais il ambitionne une carrière littéraire que ses innombrables lectures théâtrales et philosophiques l’invitent à rêver.
Il a 18 ans quand il lit L’interprétation des rêves de Freud. Il écrit alors, enthousiaste, entre 19 et 20 ans, un Essai où il applique la théorie psychanalytique à la compréhension de l’artiste. Par Alfred Adler, son médecin, le manuscrit parvient à Freud qui souhaite le rencontrer.
Cette entrevue en 1907 est un véritable coup de foudre et elle a des effets radicaux sur leur avenir réciproque : Freud, partisan de l’analyse profane, le décourage de suivre une carrière médicale, le convainc d’obtenir un doctorat de Philosophie à l’Université de Vienne (1912) en lui promettant de le soutenir moralement et financièrement.
Une décennie plus tard, Rank est le premier candidat psychanalyste admis avec une thèse de psychologie d’inspiration psychanalytique. Dans la garde rapprochée de Freud, il s’impose progressivement en dépit de sa jeunesse comme le spécialiste incontesté de la philosophie, de la littérature et de la mythologie.
Chemin faisant, son ascension dans le cercle restreint des psychanalystes fondateurs est fulgurante : il devient secrétaire de la Société psychanalytique de Vienne, membre du Comité de Freud (les 7 détenteurs du ring, l’anneau secret) et, surtout, le plus proche collaborateur de Freud entre 1906 et 1925. En effet, Freud lui donne des responsabilités stratégiques : la publication des Minutes du cercle Viennois de 1906 à 1918 ; la direction avec Hans Sachs de la revue Imago à partir de 1912, celle avec Freud et Ferenczi de l’édition de l’autre grande revue psychanalytique la Zeitschrift für Psychoanalyse à partir de 1913. Enfin, il est un des membres fondateurs de l’API dès 1910.
Dans la période orageuse pour Freud de conflit avec Wilhelm Stekel, Alfred Adler et surtout Carl Jung, il est le collaborateur attentif de chaque instant, d’une loyauté exemplaire. Une proximité professionnelle et amicale s’instaure avec Freud mais aussi avec sa famille avec qui il partage le dîner tous les mercredis avant la fameuse réunion de la Société psychanalytique de Vienne.
Rank sert dans l’armée autrichienne en Pologne pendant la première guerre mondiale. Il rencontre en 1918 sa femme, Beata Minzer, et ils ont une fille unique, Hélène, en 1919. Il découvre et observe avec beaucoup d’attention la grossesse de sa femme et sa relation avec leur bébé. C’est une année faste où il s’installe comme premier psychanalyste non médecin et rencontre Ferenczi qui devient un ami intime pendant six ans avant leur rupture. Il écrit avec lui Perspectives Psychanalytiques en 1924 alors que Ferenczi rédige de son côté Thalassa, publié à Budapest en 1932 sous le titre Rôle des catastrophes dans l’évolution de la vie sexuelle. L’une de ces catastrophes, c’est bien sûr la naissance et sa répétition dynamique dans la régression thalassale.
Rank est un des psychanalystes les plus prolifiques après Freud. Il écrit de très nombreux livres et articles dont les célèbres Le mythe de la naissance du héros (1909), Le double (1914), Le personnage de Don Juan (1922) et une moins connue mais monumentale étude de 685 pages : Le thème de l’inceste dans la poésie et la légende, (1912).
Un brillant fils adoptif
En avril 1923, quand il écrit Le traumatisme de la naissance, Rank est au sommet de son influence. C’est un des piliers essentiels de « la Cause ». Il est reconnu par le petit monde de la psychanalyse comme vice-président de la société psychanalytique de Vienne, directeur de la maison d’édition de Freud, co-éditeur des deux grandes revues de psychanalyse et véritable chef d’orchestre du centre de formation de Vienne. Havelock Ellis (1923) disait de lui après une visite à Vienne : « peut-être le plus brillant et le plus clairvoyant des jeunes chercheurs qui restaient aux côtés du maître ». Hans Sachs, lui, va plus loin et qualifie avec humour Rank de véritable double de Freud en faisant implicitement référence au célèbre article. Il dit aussi de lui qu’il est l’ombre de Freud, son « Mr Tout le reste ». Le célèbre cliché du Commitee (1922) illustre radicalement cette proximité, sinon cet étayage mutuel :
Otto Rank, Karl Abraham, Max Eitington, Ernest Jones
Sigmund Freud, Sandor Ferenczi, Hanns Sachs
Quand Freud entendit parler pour la première fois de l’idée maîtresse de l’ouvrage de Rank du traumatisme de la naissance, Jones (1957) rapporte que Freud aurait déclaré à Ferenczi : « Je ne sais pas si c’est vrai à 66% ou à 33% mais, de toutes façons, c’est le progrès le plus important depuis la découverte de la psychanalyse ».
Le 6 mai 1923, Rank, 39 ans, offre en cadeau d’anniversaire à Freud qui fête ses 67 ans après deux récentes opérations, son manuscrit du Traumatisme de la naissance.
Le 17 novembre 1923 Freud demande une vasectomie (ligature des canaux déférents, canaux qui conduisent le sperme aux vésicules séminales). Très à la mode chez des chirurgiens réputés, cette castration mystérieuse était censée améliorer la vision, augmenter la lucidité intellectuelle et limiter la progression du cancer. Rank lui rend visite trois jours après (Kramer, 2006).
Le 1er décembre 1923 Freud envoie une courte note à Rank pour le remercier de son manuscrit et, surtout de la dédicace de Rank, « À l’explorateur de l’inconscient, au créateur de la psychanalyse est dédié ce travail ». Freud écrit : « J’accepte avec plaisir votre dédicace avec l’assurance de mes remerciements les plus cordiaux. Si vous pouviez ménager ma modestie, cela me conviendrait. Tel que je suis handicapé, je me réjouis énormément de votre admirable productivité. Cela veut dire que pour moi aussi : « Non omnis moriar1 ».
Une première réaction qui sera nettement contredite ultérieurement quand, peu de temps après, en mars 1924, Freud confie à Ferenczi qu’il redoute finalement que la thèse de Rank ne soit une fuite inconsciente de l’Œdipe, la cause de sa propre névrose : « Nulle part, il ne dit explicitement, je crois, que du point de vue étiologique, il veut mettre le traumatisme à la place du complexe d’Œdipe, mais tous le pressentent » (Kramer, 2006).
Dans ce livre, Rank, comme on l’a souligné en ouverture, part de l’idée initialement freudienne du traumatisme de la naissance…, mais va suivre un chemin singulier. Il veut retrouver la source la plus primitive, primaire de l’inconscient. Pour lui, elle se trouve dans une zone qu’il nomme « psycho-physique » où l’inconscient est descriptible en termes biologiques : « Après avoir exploré dans tous les sens et dans toutes les directions l’inconscient, ses contenus psychiques et les mécanismes compliqués qui président à la transformation de l’inconscient en conscient, on se trouve en présence, tant chez l’homme normal que chez les sujets anormaux, de la source dernière de l’inconscient psychique, et on constate que cette source est située dans la région du psycho-physique et peut être définie ou décrite dans des termes biologiques : c’est ce que nous appelons le traumatisme de la naissance, phénomène en apparence purement corporel, que nos expériences autorisent envisager cependant comme une source d’effets psychiques, d’une importance incalculable pour l’évolution de l’humanité, en nous faisant voir dans ce traumatisme le dernier substrat biologique concevable de la vie psychique, le noyau même de l’inconscient » (p. 9).
En d’autres termes, « le contenu biologique le plus profond (que seule la répression interne rend méconnaissable) se retrouve tel quel, sous une forme manifeste, jusque dans nos productions intellectuelles les plus élevées » (p. 10).
Freud et les tout premiers psychanalystes ont exploré les couches œdipiennes de la conflictualité inconscientes. Rank inaugure l’investigation du préœdipien jusque dans ses racines biologiques, pour lui, la véritable source première de l’inconscient, toujours refoulée. Il se pose en véritable héros face à la force de ce refoulement qu’il démasque en pointant le traumatisme de la séparation de la naissance. Jusque-là, la psychanalyse avait été centrée sur le père et le conflit œdipien. Rank entend équilibrer et prolonger l’œuvre de Freud en soulignant, bien avant Mélanie Klein, l’importance de la mère archaïque (Urmutter) dont le héros conquiert ses lettres de noblesse en se séparant d’elle (Kramer, 2006). Dès mars 1919, Jones (1957), le meilleur ennemi de Rank, rapporte qu’il lui a avoué en privé son sentiment croissant que « l’essence de la vie était la relation entre la mère et l’enfant ».
Pour Rank, l’enfant virtuel trouve in utero son premier objet, la mère, mais se retrouve à la naissance confronté à sa perte : cette catastrophe originaire vient suspendre l’ « unio mystica » que l’amour, l’art, la sublimation religieuse et le transfert de la situation analytique avec le thérapeute-accoucheur tenteront de commémorer. Pour la petite créature, ce traumatisme est une perte indicible et le prototype de la souffrance de la vie. Même avec les plus douces des mères et la naissance la moins violente, l’être humain naît dans la crainte, tremblant d’angoisse. Au moment de la naissance, se sentant délaissé et incompris, l’infans est expulsé dans les pleurs hors du ventre paradis laissant derrière lui un passé ineffable.
La ligne de partage entre le Je et l’univers, c’est l’angoisse qui ne s’évanouit que quand le Je et le Tu redeviennent Un, comme faisant partie du grand tout.
Avec la naissance, le sentiment d’unité avec le tout est perdu et cette souche d’angoisse de la rupture est pour Rank « le premier contenu psychique dont l’être humain soit conscient ». Conscience et angoisse inhérentes à la séparation de la mère sont indissociables. Et cette angoisse est pour Rank bien plus proche de la source biologique de l’inconscient que la reconnaissance de la différence des sexes et l’angoisse de castration. Ensuite, dans une quête nostalgique infinie,
« l’homme cherche à rétablir par tous les moyens possibles, en créateur pour ainsi dire, l’état primitif. Et ces efforts sont le plus souvent couronnés de succès, lorsqu’ils s’expriment dans les produits socialement adaptés de son imagination, dans l’art, (la philosophie), dans la religion, dans la mythologie (en particulier dans la compensation héroïque), tandis qu’ils échouent pitoyablement dans la névrose ».
Faisant l’analogie avec la situation analytique dès le premier chapitre, il suggère que la relation entre la mère et l’infans – en fin de compte l’enfant à naître – constitue un modèle pour la rencontre entre le patient et la « sage-femme » psychanalyste, unis dans un partage profond, uniquement, paradoxalement, pour apprendre à supporter le traumatisme de la séparation avec moins de souffrance qu’avant : « Chaque heure (de séance) exige du patient la répétition en miniature de la fixation et de la rupture, jusqu’à qu’il soit, finalement, en position de le vivre au mieux ».
En séance, le patient pour Rank bénéficie de deux formidables atouts pour engager l’abréaction du traumatisme de la naissance : l’hypermnésie et l’association libre. Je cite Rank :
« L’hypermnésie, surtout pour les impressions oubliées (refoulées) de l’enfance, qu’on observe au cours de l’analyse, s’explique donc, tout comme celle qui se manifeste dans l’hypnose, par la tendance de l’inconscient, encouragé par l’insistance du transfert, à reproduire l’essentiel, c’est-à-dire la situation originelle […]. C’est en ce sens que tous les souvenirs infantiles peuvent être considérés comme étant, dans une certaine mesure, des “souvenirs écrans” et, d’une façon générale, la faculté de reproduction serait due à l’impossibilité où se trouvent les malades d’évoquer précisément la “scène originelle”, à cause des associations qui, à cette scène, rattachent le plus pénible de tous les “souvenirs” : le traumatisme de la naissance. C’est ainsi que la sûreté, la certitude presque incroyable de la technique de l’association libre […] reposerait sur une base biologique. »
Plus encore :
« Le refoulement primaire du souvenir portant sur le traumatisme de la naissance serait la cause de la mémoire en général, c’est-à-dire de la faculté de retenir certains détails qui sont attirés dans la zone de refoulement originelle, pour pouvoir être reproduits plus tard à titre de substitution, c’est à dire à la place du traumatisme de la naissance ». Le traumatisme de la naissance « constitue [donc] le point de départ du processus du refoulement et, en même temps, le levier qui permet à la psychanalyse de surmonter ce processus. »
C’est dans ce contexte que pour Rank, la fin de l’analyse est essentielle. D’un côté, « derrière toutes les résistances du malade se dissimule le désir de prolonger indéfiniment la situation analytique ». De l’autre, les velléités des patients d’ « échapper à l’analyse, se révèlent en général comme une tendance à la répétition trop directe du traumatisme de la naissance, répétition à laquelle l’analyse doit s’efforcer à substituer une séparation graduelle ».
La rupture Freud-Rank
Juste avant Noël 1923, Abraham, qui a lu le manuscrit du Traumatisme de la naissance, avertit sérieusement Freud. Pour lui, la thèse de Rank « représente pour la psychanalyse une question de vie ou de mort ».
Jones (1957), historien officiel, raconte à sa façon cet épisode : « Le traumatisme de la naissance avait produit sur Freud un choc comme si tout le travail de sa vie sur l’étiologie des névroses se trouvait dissous ». Il poursuit : il résultait de la théorie de Rank « que tous les conflits mentaux concernent la relation de l’enfant avec sa mère et que tout ce qui pourrait paraître un conflit avec le père, y compris le complexe d’Œdipe, n’était qu’un masque de l’essentiel ».
Indiscutablement, Rank déplaçait le projecteur de la psychanalyse du père sur la mère mais il ne s’agissait en aucun cas pour lui d’abandonner ce que Freud avait élaboré tout au long de sa vie pour comprendre le rôle central du complexe d’Œdipe. L’œdipien et le préœdipien sont pour Rank complémentaires mais l’orthodoxie freudienne va radicalement les dénoncer exclusives.
La publication en 1924 de l’ouvrage de Ferenczi et Rank Perspectives de la psychanalyse allait aggraver singulièrement les choses. Les deux alliés considèrent le fanatisme de l’interprétation intellectualisante du complexe d’Œdipe comme « une protection contre une analyse plus poussée » et la froideur de l’exigence stricte de neutralité comme une « élimination contre nature de tous facteurs humains dans l’analyse ».
C’en est trop. Le torchon brûle au comité entre les gardes du corps de l’analyse classique Abraham et Jones qui dénoncent Rank et Ferenczi, les enfants terribles de la « thérapie active ».
Tout en maintenant encore des liens affectueux avec Rank, Freud confie à Ferenczi qu’il rentre dans l’opposition aux idées de Rank. Il considère désormais que son traumatisme de la naissance est une fuite inconsciente de l’Œdipe qui trouve son origine dans la propre histoire de Rank. « Nulle part il ne dit explicitement, je crois, que du point de vue étiologique, il veut mettre le traumatisme à la place du complexe d’Œdipe, mais tous le pressentent ».
Ferenczi, le meilleur ami de Rank… jusque-là, renoncera à son soutien enthousiaste pour le traumatisme de la naissance, terrifié par la peur de perdre l’amour de Freud.
Angoisse de la naissance : physiologique et/ou psychologique ?
En 1926, deux ans après la publication de l’ouvrage de Rank, Freud développe dans Inhibition, symptôme et angoisse, sa critique. Il rappelle sa paternité de l’idée que chez l’être humain, l’état d’angoisse est « une reproduction du traumatisme de la naissance ». Mais pour s’opposer frontalement à Rank au-delà de ce fond commun, il affirme que cette angoisse de la naissance est pour lui totalement et seulement physiologique et qu’il lui refuse une quelconque potentialité psychologique : « le danger de la naissance, en effet, n’a encore aucun contenu psychique. Nous ne saurions, à coup sûr, supposer que le fœtus sache, sous quelque forme que l’on envisage ce savoir, qu’une issue fatale est possible. Le fœtus ne peut rien enregistrer d’autre qu’une perturbation considérable dans l’économie de sa libido narcissique. De grandes quantités d’excitation lui parviennent, sources de sensations de déplaisir nouvelles ; de nombreux organes obtiennent de force une augmentation des investissements, sorte de prélude de l’investissement d’objet qui va bientôt commencer. Mais parmi tout cela qu’est-ce qui va prendre valeur d’indice d’une situation de danger ? »
Certes, le nouveau-né ressent une « angoisse originaire » lors de sa venue au monde qui provoque une « perturbation économique consécutive à l'accroissement des quantités d'excitation ». Cette forme primitive d'angoisse sera traumatique car le bébé ne peut s'en rendre maître par une décharge. Mais, point essentiel, la naissance ne correspond nullement à une perte d'objet pour le nouveau-né car « la naissance n'est pas vécue subjectivement comme séparation de la mère car celle-ci est, en tant qu'objet, complètement inconnue du fœtus absolument narcissique ». Pour Freud, ce passage de la vie intra-utérine à la vie aérienne s'effectue, au-delà de la césure de la naissance, dans la « continuité » car « l'objet maternel psychique remplace la situation fœtale biologique ». Toutefois, « Ce n'est pas une raison pour oublier que dans la vie intra-utérine la mère n'était pas un objet pour le fœtus, et qu'il n'y avait pas alors d'objet. Il est facile de voir que dans le contexte de cette explication, il n’y a pas de place pour une abréaction du traumatisme de la naissance, et que l’on ne saurait trouver d’autre fonction à l’angoisse que celle du signal incitant à éviter la situation de danger. ».
In fine, Freud considère que c'est la douleur corporelle – résolument non objectale – qui est la meilleure métaphore de l'angoisse automatique de la naissance. Elle préexiste à la temporalisation de l'angoisse objective : « Le passage de la douleur corporelle à la douleur psychique correspond à la transformation de l'investissement narcissique en investissement d'objet ».
C’est dans Analyse avec fin, analyse sans fin (1937) qu’il formulera la critique la plus cinglante à Rank : « On n’a pas eu beaucoup d’échos de ce qu’a fait pour des cas pathologiques la réalisation du projet rankien. Vraisemblablement, pas plus que ce que feraient les pompiers si, en cas d’incendie d’une maison provoqué par une lampe à pétrole renversée, ils se contentaient d’enlever la lampe de la pièce où le feu s’est déclaré ».
Houzel (1991), en fin exégète de ce débat, écrit : « On sent Freud gêné par son refus de concevoir l’état de détresse du bébé à la naissance autrement qu’en termes biologiques. Il dénie toute possibilité de contenu fantasmatique à l’expérience de la naissance » considérant qu’elle n’a encore aucun contenu psychique. Ce déni conduit Freud à placer « l’angoisse traumatique » et « l’angoisse signal » dans le registre de la réalité extérieure d’un danger et non du fantasme. Houzel formule avec pertinence : « Tout se passe comme si le rejet de la théorie du traumatisme de la naissance l’avait conduit à dissocier l’affect d’angoisse de la forme fantasmatique dans laquelle cet affect s’incarne et à rejeter cette forme dans la réalité extérieure. » Dont acte.
Amalia et Karoline
À ce jour, l’intuition première de Freud sur la naissance comme source et modèle de l’angoisse n’a rien perdu de sa force de conviction.
Contrairement à Freud tentant une réduction strictement physiologique du traumatisme de la naissance, la volonté de Rank de dialectiser source corporelle et destin psychologique offre la grande richesse d’ouvrir la perspective de traces périnatales épigénétiques qui ont un double destin croisé biologique (par ex immunitaire) mais aussi fantasmatique.
L’attention élective de Rank sur le lien primordial avec la mère et la séparation de la naissance paraît certes aujourd’hui bien exclusive et sans doute en effet dictée, comme le disait justement Freud, par un évitement de son bien complexe conflit œdipien, mais, pour autant, elle a le grand mérite d’attirer encore actuellement notre vigilance sur les dangers d’une métapsychologie freudienne scotomisant tout ce qui n’est pas strictement du registre du complexe d’Œdipe et du surmoi paternel. D’ailleurs, le temps est venu d’envisager les traces périnatales préœdipiennes et œdipiennes non plus seulement paternelles ou maternelles mais bien aussi triadiques.
Sans doute que Rank a été théoriquement inspiré en plein par sa mère Karoline et Freud en creux par la sienne, Amalia ! Bollas (1987) parle au sujet de la mère archaïque de Freud de « savoir insu », un fantôme, un revenant, invisible et impensable, mais toujours présent dans les pages du texte (Kramer, 2006).
Sur cette base, il est raisonnable d’émettre l’hypothèse suivante : les résistances de Freud à envisager les soubassements préœdipiens en général et les siens en particulier s’expriment singulièrement dans la polémique avec Rank, son fils adoptif revendiquant son originalité.
De fait, le refus de Freud d’envisager la virtualité psychologique de traces mnésiques (seulement au départ) dans le registre de la douleur physiologique chez le fœtus/nouveau-né sonne faux et ne convainc pas. Ce qui grince inhabituellement dans son raisonnement, c’est le caractère binaire de sa proposition en tout ou rien : soit il n’y a pas objet, soit il y en a ; soit il y a investissement narcissique, soit il y a investissement objectal ; soit il y a douleur physiologique, soit il y a souffrance psychique ; soit il y a trace biologique, soit il y a trace psychique. Cette ligne de clivage traduit une exploration par trop défensive qu’une ouverture au continuum permettra de libérer ultérieurement (Missonnier, 2009). Cela est d’autant plus surprenant que le Freud des Trois essais (1905) est un orfèvre en matière de géométrie variable préobjectale/objectale et, paradoxalement, celui d’Inhibition (1926), un explorateur inspiré d’une subtile voie de passage entre douleur somatique et psychique. C’est bien pourquoi ses propositions binaires locales trahissent sa position partisane. Une meilleure compréhension de cette scotomisation freudienne devrait nous inviter à relire la célèbre citation d’Inhibition : « Il y a beaucoup plus de continuité entre la vie intra-utérine et la toute petite enfance que l'impressionnante césure de l'acte de la naissance ne nous donnerait à croire » sans cliver les registres biologiques et psychologiques, les registres narcissiques et objectaux afin d’en envisager les articulations complexes en temps réel et après-coup.
Nos connaissances actuelles sur la neurophysiologie de la sensorialité fœtale et périnatale plaident résolument en faveur de ce continuum, même s’il y a sans doute autant à dire sur les lignes de continuité périnatale que sur les discontinuités induites par la séparation du déménagement écologique de la naissance et, notamment, son passage d’un monde interne liquidien à un autre externe aérien.
En guise de dénouement : Winnicott, le pacificateur
Prolongeant et dépassant la polémique entre Rank et Freud, le pédiatre psychanalyste Winnicott (1988) défend une théorie fédératrice cliniquement pertinente. Il distingue les naissances traumatiques et non traumatiques en soulignant le continuum entre les deux polarités. Pour lui, contrairement à Rank, la naissance n’est jamais a priori traumatique. Pour lui, contrairement à Freud, les « birth memories » ont une destinée psychique que le psychanalyste d’enfants et d’adultes se doit d’accueillir comme tout autre matériel (1949).
La variable distinctive entre accouchement traumatique ou non est la continuité d’existence du Soi.
Un accouchement non traumatique n'occasionne pas « une interruption massive de la continuité d'existence » chez le fœtus devenant nouveau-né. Quand le Soi périnatal du nouveau-né exprimera la continuité biologique de sa « santé » face à la discontinuité écologique de l'accouchement, la naissance ne sera pas pour lui traumatique et sera dite « normale » (1988). Pour Winnicott, les péripéties physiologiques d’un accouchement « normal » sont « favorables à un établissement du moi et à sa stabilité (1949). À l’inverse, un accouchement sera traumatique (1949 et 1988) si l'amplitude de « l'empiétement » produit à la naissance dépasse celle dont il a fait un apprentissage progressif prénatal (1988) à partir de la discontinuité interactive biologique mère-fœtus. Winnicott écrit : « [...] avant la naissance, l'enfant humain s'accoutume aux interruptions de la continuité et commence à devenir capable de s'y faire, pourvu qu'elles ne soient ni trop graves ni trop prolongées. Du point de vue physique, cela signifie que non seulement le bébé fait l'expérience de changements de pression, et de température, ou d'autres phénomènes simples de l'environnement, mais aussi qu'il les a évalués et a commencé à mettre en place une façon de faire avec » (1988).
Mais il y a plus pour éclairer les ondes de choc de la naissance humaine…, et le conflit relationnel entre Freud et Rank. Pour Winnicott (1966), dans des conditions favorables, « la naissance renvoie davantage au changement qui se produit chez la mère ou les parents qu'à celui qui se produit chez le nourrisson ». Dans cette optique, Freud, vulnérable face à la perspective du mourir, n’a-t-il pas été un père chahuté et réagissant défensivement à l’émancipation naissante de son fils adoptif ? Dans cette perspective, la garde rapprochée du Père œdipien fragilisé de la psychanalyse n’a-t-elle pas été effrayée par la révélation de la puissance de la mère archaïque à la naissance de l’ouvrage de Rank et opposé en réponse sa cruelle et injuste censure ?
Conférence d’introduction à la psychanalyse, 22 octobre 2014
Références
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