Avant de parler de trauma et de vie traumatique, posons-nous d’abord cette question : le petit humain est-il fait pour vivre ? On peut en douter, et pourtant il vit : cela fait son génie mais aussi sa folie ! Nous sommes le fruit du hasard et de la nécessité nous dit le biologiste Jacques Monod dans son livre éponyme.
« Un bébé sans sa mère ça n’existe pas !» s’exclame un jour Winnicott excédé par l’oubli de cette vérité de base par ses collègues kleiniens. Le livre du philosophe Lucien Malson : « Les enfants sauvages » lui donne raison. Ces enfants sauvages vivant dès la naissance sans objet primaire, hors environnement protecteur et terreau culturel ne deviennent tout simplement rien, pas même des bêtes. Un exemple : si on ne parle pas du tout à un enfant ou devant lui jusqu’à un âge avancé (la puberté) il ne parlera jamais.
L’homme est un éternel prématuré au début totalement dépendant de son environnement. Le petit homme doit tout apprendre du monde et en même temps construire à l’aide de son potentiel génétique issu de la loterie Mendelienne ses propres solutions aux problèmes qu’il rencontre.
« Le cerveau est un organe virtuel…» écrivait déjà Charcot en 18851. Rien de psychique ne peut exister sans un support neurologique ad-hoc, mais en même temps tout fonctionnement neurologique doit se psychiser. En grossissant le trait, on pourrait dire que même une personne atteinte de Trisomie 21 peut se pervertir, se névroser, ou se psychotiser ! En un mot elle doit se subjectiver !
D’un côté la génétique forme un cadre immuable et indépassable, de l’autre la plasticité cérébrale permet le changement psychique.
Ce que l’on constate dans la clinique psychanalytique de l’adulte, c’est que les humains produisent une palette de solutions hautement individualisées, plus ou moins heureuses, plus ou moins autoconservatoires, en couches successives qui témoignent de l’extraordinaire vitalité humaine, de sa créativité et de ses capacités à survivre puis le plus souvent à vivre, et même, parfois, à trouver un certain bonheur.
De la même façon qu’Anna Arendt parle de la banalité du mal, on pourrait soutenir la banalité du trauma. Le petit humain affronterait son propre développement toujours non préparé, et énergétiquement débordé, sans solution génétiquement « programmée », donc sur un mode traumatique et seul un environnement faste et un terrain génétique suffisamment bon permettraient un devenir psychique du traumatique, c’est-à-dire permettraient de sortir du fonctionnement traumatique, qui serait premier.
Bion a proposé un schéma de la psychisation de ses éléments Beta pure perception non symbolisable donc traumatique, en éléments Alpha « détoxifiés » aptes à la symbolisation. Cette transformation est permise par ce qu’il nomme « la capacité de rêverie de la mère » et du psychanalyste. Le schéma de Bion développé par mes soins est le suivant : la mère ou l’analyste prend en lui les éléments Béta non psychisables toxiques pour l’enfant, il les éprouve, s’en laisse imprégner, puis les transforme en éléments détoxifiés, des éléments Alpha dit Bion ; et il les restitue sous une forme intégrable et supportable pour l’enfant, ou pour le patient. Le temps de l’éprouvé est le plus difficile car, comment par exemple, éprouver l’angoisse de mort du tout-petit, ou de notre patient ? (Or c’est l’exemple que prend Bion). Ces éléments Alpha détoxifiés sont aptes à servir de matériaux symbolisants, maniables par l’enfant lui-même. Il y a donc là une fonction antitraumatique des parents ou du psychanalyste.
Le passage par un objet soignant qui met sa psyché au service du patient et mobilise une fonction transformatrice réfléchissante est donc nécessaire pour qu’il y ait psychothérapie. Du point de vue du patient, il y a relation à soi et détour par l’autre. Cela peut avoir lieu dans la vie, c’est toute la dimension auto-soignante de l’existence, ou dans le cabinet du psychanalyste.
Remarquons que l’autisme qui est lié à un terrain génétique particulier, génère un fonctionnement traumatique. Chez l’autiste les perceptions elles-mêmes, purs éléments Béta, sont traumatiques, faute d’un pare-excitation adéquat qui en filtre l’intensité et faute de la possibilité d’utiliser l’environnement humain pour le psychiser. L’autiste ne parvient pas à utiliser l’objet primaire pour transformer les éléments Béta en élément Alpha. Pour l’autiste, faute d’enveloppes psychiques, le regard d’autrui est traumatique : il le transperce ; la voix est traumatique : elle lui crie du bruit dans les oreilles ; le toucher humain est traumatique : il n’est pas doux mais urticant etc... La parenté avec les traumas d’accident ou de guerre, où le pare excitation sensoriel et psychique a volé en éclat, est frappante.
Dans ma clinique de l’adulte le mot traumatique me vient lors du récit d’évènements « débordants », mais surtout lorsqu’un patient a été soumis répétitivement à des actions psychiquement destructrices d’un objet important. André Green dans son séminaire clinique hebdomadaire n’utilisait pas beaucoup le mot traumatique, il disposait d’une large théorie concernant les états limites et leurs blessures spécifiques qui lui évitait d’avoir recours à ce mot. Je crois, quant à moi, qu’on peut considérer que les états limites relèvent d’un vécu traumatique de l’enfance et de l’adolescence.
La question du trauma, vous le savez, est une pomme de discorde dans la psychanalyse. Nier le trauma, c’est nier les souffrances parfois extrêmes des patients qui vivent sous ce régime, c’est pratiquer une « psychologie de bisounours » comme me l’a dit une patiente ; au contraire, s’en saisir sans nuance amène à accuser nos parents et le monde de ce que nous sommes devenus, et à renoncer à devenir le sujet de notre propre vie. D’autre part la question du trauma a amené à des thérapies naïves et dangereuses, très souvent fondées sur l’idée de revivre les traumatismes et de les abréagir, thérapies qui ont souvent précipité des décompensations psychotiques.
Face à cette complexité, mon fil sera donc mon expérience clinique. Elle nous permettra de distinguer des régimes de fonctionnement traumatiques et d’autres où le traumatique inhérent au développement humain, moins intense, a pu être perlaboré et subjectivé dans des organisations viables de type névrotique, et a permis au moi de se ressaisir à son profit de ses expériences avec un minimum de culpabilité.
Le but étant toujours à l’issue d’un travail analytique de pouvoir se dire : « mon monde est à moi et il est en moi dans un espace psychique inviolable ». C’est ma conception de la construction de notre réalité psychique. « L’impact du traumatique sur moi est à moi et désormais j’en fais du moi. Mes parents, mon environnement, ont été ce qu’ils ont été, je m’en suis dégagé, j’ai fait le tri de l’acceptable et de l’inacceptable, je m’en suis désaliéné et ce qu’il m’en reste est à moi. »
Le travail psychanalytique parce qu’il est perlaboratif de la force pulsionnelle et du sens émotionnel et historique, est en lui-même antitraumatique, sous certaines conditions d’ajustement du cadre et du psychanalyste à chaque patient.
Notons que dans l’histoire de la psychanalyse, les psychanalystes qui vont cliniquement tenter de penser le trauma et ses conséquences sur la technique analytique, sont souvent les plus remarquables thérapeutes. Ferenczi le premier parce qu’on lui confie des patients « impossibles » que personne ne peut et ne veut soigner. Le questionnement winnicottien a la même source : il accepte des patients qui sont les échecs des autres, et il cherche créativement à s’ajuster au patient. Sans vouloir me comparer à ces immenses cliniciens, ce sont souvent les patients qui ont été les échecs des autres, parfois adressés par d’éminents collègues, qui m’ont mis en crise et m’ont fait progresser. Certains de ces patients sont aujourd’hui parmi mes meilleures réussites thérapeutiques, ce sont eux qui ont complété ma formation psychanalytique de base, je leur dois ce que je suis devenu. Je pense ici aux grands adolescents en crise psychotiques, aux organisations caractérielles avec prématuration du moi, aux états critiques du moi à l’intérieur d’une organisation névrotique, et surtout aux états limites. Pour eux je pourrais reprendre la dédicace de Winnicott dans son livre « Jeu et réalité » : « À mes patients qui ont payé pour m’instruire ».
Ma compréhension des états limites doit beaucoup à la patiente que j’ai nommé Iphigénie (ou Eugénie) dans les nombreux articles que j’ai consacrés, en fait, à ma propre mise en crise et à sa perlaboration, dans le but de me rendre capable d’aider cette patiente. Et ce fut efficient. Elle est aujourd’hui sortie de ses états limites, dégagée de son angoisse de mort, complètement transformée, « new begining » aurait dit Balint. Je m’étais promis de ne pas seulement laisser une trace de la crise partagée mais de rendre aussi hommage à ma patiente. Il est donc possible de « guérir » d’une enfance et d’une adolescence traumatique générant de graves états limites ! Mais mes précédents articles, par exemple : « La psychanalyse à l’épreuve des états autodestructeurs » témoignent du chemin qu’analyste et patients doivent parcourir ensemble ! 2 Dans mon expérience, l’état-limite a été un enfant hypersensible, vif, en quête d’amour, investissant beaucoup et très intelligent.
À partir du trauma d’accident ou de guerre
Le trauma d’accident ou de guerre fait « loupe » sur l’état traumatique, la plaie traumatique pourrait-on dire. Il nous rappelle que selon la formule de Michel Fain : « personne n’est à l’abri du malheur »
Les traumas de guerre sont des situations traumatiques extrêmes qui ont longtemps été déniées par la hiérarchie de l’armée. Les soldats se taisaient honteux : « je ne suis pas assez courageux, c’est de ma faute, j’ai échoué dans ma mission » etc. Le déni social diminuant, on s’est aperçu que tous les combattants étaient, plus ou moins, traumatisés. On retrouve la même culpabilité dans les traumas d’accident d’avion par exemple : les passagers survivants revivent sans fin l’accident, le jour ils ont des flashs hallucinatoires, la nuit des cauchemars récurrents avec hallucinations et se sentent coupables d’avoir survécu. On entend par exemple : « ça n’est pas moi qui aurait dû survivre, ma fille qui était avec moi est morte j’aurais dû lui laisser mon siège », où : « mon voisin de siège est mort, j’aurais dû l’extraire de la carlingue quand elle brulait, je n’ai pas réussi » etc. etc. Plus subtilement le père d’une famille entièrement survivante dit que l’accident a donné un nouveau sens à sa vie, « on m’a donné une nouvelle chance, une deuxième vie, je me dois de faire quelque chose pour les autres… (réparation sublimatoire, résilience) ».
La fin du monde physique et psychique
Un autre élément doit être pris en compte pour comprendre l’essence du trauma : quelque chose est arrivé qui n’aurait jamais dû se passer. L’humain est devenu inhumain : il donne la mort. Le corps a perdu sa forme, son enveloppe, emportant avec lui toute idée de narcissisme et de maintien de la vie. Dans les traumas de catastrophe naturelle, le monde physique lui-même se désintègre (tremblement de terre, inondations). Il règne un climat de fin du moi, du corps, du monde, qui fait basculer la vie dans la destructivité extrême. Cela ne devrait pas arriver, de façon à laisser l’homme vivre sa vie dans un environnement constant et sécurisant dans sa continuité, et maintenir sa destructivité interne à l’état de fantasme.
Le traumatisé état limite est aux prises avec des imagos parentales terrifiantes disqualifiantes, inhumaines, sans empathie, sans pitié, une « armée du bien » qui donne plus la mort que la vie.
Le « collapsus topique » de Claude Janin3
Le monde, les autres, doivent survivre à nos souhaits et fantasme destructeurs. Un père, dont le fils en pleine crise œdipienne souhaite la mort ne doit pas mourir, fut-ce par accident, encore moins par suicide. Sinon il y a ce que mon collègue lyonnais Claude Janin nomme un « collapsus topique ». Du point de vue du moi, il y a réalisation d’un fantasme qui n’aurait à aucun prix dû être réalisé, un basculement dans le réel, une confusion entre dedans et dehors. Est-ce que c’est moi (le fils) est ce que c’est lui (le père), est-ce que c’est moi ou est-ce que c’est le monde ? Le trauma est-il dehors (hors de mon pouvoir) ou dedans, dans la marque qu’il a impactée en moi en confusion avec mes souhaits destructeurs, résultat de ma pensée magique ?
La reviviscence du trauma, qui va revenir sur un mode hallucinatoire (« Flash » diurnes, hallucinations nocturnes) redouble l’incertitude : est-ce dedans ou dehors est-ce moi ou pas moi ? L’hallucinatoire positif en effet implique une continuité ou une indistinction dedans-dehors, sujet-objet, représentation-perception (C.et S. Botella)
Le terme Collapsus est issu du latin et désigne un effondrement, le fait de tomber en ruine, de tomber ensemble. La topique est une « géographie » des espaces psychiques. Dans un collapsus topique le sujet ne sait plus quelle est la source de son excitation : dedans ou dehors, hors de lui ou en lui. Deux espaces se confondent il se produit un effondrement du sujet « collé » à son objet traumatique. Cet effondrement est psychotisant selon de multiples modalités, et avec divers degrés de gravité.
S’il ne s’effondre pas dans un état psychotique avec tentative de reconstruction délirante, le traumatisé entre en état limite, il lutte contre le trauma, il lutte contre ses objets démiurgiques. Il y a lutte entre réalité interne et externe, lutte pour rétablir une épreuve de réalité, pour distinguer les faits externes et l’impact hallucinatoire qu’ils ont eu sur le moi. Dans mon expérience clinique, les états limites sont des traumatisés. Et il va falloir les aider à faire cette distinction dedans/dehors, sujet-objet. Ils pourront ensuite à la façon d’une organisation névrotique construire leur réalité psychique hors collapsus, hors empiétement, la patiente que j’ai évoquée en porte témoignage.
Appropriation culpabilisante, emprise démiurgique sur l’objet
Notons que l’état traumatique implique après coup une appropriation culpabilisante de l’évènement : c’est de ma faute, c’est moi qui…! Des rescapés des camps de la mort se sont donné la mort. Les forces spéciales américaine, les Navy Seals, les Rangers, qui sont des troupes de choc ont eu en 2012 plus de morts par suicide qu’au combat. Les suicides ayant lieu de retour du front dans leur famille en état de Stress post traumatique. Il y a donc retour autodestructeur sur soi de la destructivité qu’on en ait été acteur ou victime ! Robert Antelme en fera sa vision de l’espoir, Nazis et Prisonnier des camps sont de la même espèce humaine ; il dit en substance : nous étions comme eux de la même espèce humaine et ça ils ne pouvaient pas nous l’enlever ! La pensée du « comme eux » qui caractérise l’espèce humaine est évidemment à double tranchant puisque c’est se reconnaitre aussi soi-même potentiellement Nazi !
Notons ici, avec la figure du Nazi, une autre dimension du trauma : la tentative de disqualification par un objet en position d’emprise totale sur un sujet : tu ne vaux rien et tu n’es rien, tu n’es pas un homme, tu es « désespècé » aurait peut-être dit Anzieu, tu n’existes pas en tant que sujet, tu es ma chose et je fais ce que je veux de toi… Là encore la parenté avec l’état limite est frappante il a été l’enfant terrorisé de parents disqualifiants, « mon père c’est l’Ubris » me disait Iphigénie, elle se vivait comme une marionnette sous l’emprise totale de son père qui en tirait les fils, elle était aux prises avec l’inhumanité de l’humain. Elle a pu finalement, une dizaine d’années plus tard, affronter son père, lui dire le mal qu’il lui a fait, et qu’il lui arrive encore de lui faire, lui dire aussi son amour et recevoir le sien. « Je suis guérie ! » m’annonça-t-elle alors, et c’était vrai, le travail analytique pu se terminer !
Une autre chose mérite d’être soulignée, l’évènement traumatique ou la répétition d’événements traumatiques qui se cumulent, ne peuvent pas être refoulés et devenir du passé. Le pare-excitation ayant été « enfoncé » le monde du dehors est entré au-dedans et s’y est incrusté, psychiquement et parfois réellement (blessures physiques).
L’évènement traumatique ne parvient pas à entrer dans la catégorie de l’après coup, il est toujours actuel, il génère une névrose actuelle, le trauma surliés par l’hallucinatoire positif devient un éternel présent.
Théorie pulsionnelle hallucinatoire et traumatisme
Je vous donne quelques éléments de ma théorie de l’hallucinatoire qui dialectise l’hallucinatoire positif et négatif pour que vous me compreniez. Je m’explique : l’hallucinatoire positif de liaison fait partie, pour moi, de la pulsion de vie freudienne et l’hallucinatoire négatif déliant, effaçant, fonctionnant en entropie, de la pulsion de mort. Quand ces deux pulsions sont organisées et intriquées l’hallucinatoire positif se réduit à un « quantum » qui donne une présence variable aux figurations, quand à l’hallucinatoire négatif il devient limitant, contenant, pare-excitant, il fait écran.
Quand il y a trauma, les deux pulsions cessent d’être intriquées. L’hallucinatoire positif désintriqué produit de la surliaison (par exemple flashs hallucinatoires, hallucinations nocturnes…) L’hallucinatoire négatif désintriqué, quant à lui, n’est plus contenant, pare-excitant, il ne remplit plus sa fonction d’écran psychique : les limites du moi sont pulvérisées enfoncées détruites, et l’hallucinatoire négatif redevient entropique, effaçant, destructeur. L’hallucinatoire positif et négatif cessent alors d’être au service du principe de plaisir. « Le principe de liaison prime le principe de plaisir » affirmait fermement André Green.
Différents destins du traumatique
Dans le fonctionnement traumatique, dans la vie traumatique, l’élément traumatique va soit subir un régime de surliaison hallucinatoire et positif, il revient sans cesse - il s’agit là du trauma avéré en positif - ou alors il va subir un régime de déliaison et d’effacement hallucinatoire et négatif, les représentations du trauma semblent avoir disparue c’est le trauma « froid », forclos, qui va amener à des états psychotiques blancs, véritables mutilations du moi par clivage/effacement, ou encore à des somatisations, ou encore à des répétitions en « aveugle ».
Si le trauma s’installe en négatif, il crée une mémoire amnésique, il disparait, produit un blanc, un vide, à la place de l’insupportable, mais l’inconscient tire les fils du comportement d’un tel individu dont la vie s’organise alors autour de ce trou, qui doit à toute fin, être comblé ou évité.
Le patient traumatisé de Claude Balier : François.
Son fonctionnement hallucinatoire, dans l’hallucinatoire de transfert, lors d’un processus thérapeutique4
Je vais donner un exemple que j’emprunte à Claude Balier d’un trauma forclos, blanchi, que le patient répète « en aveugle », et de son rapport à l’hallucinatoire dans un processus thérapeutique. François est un jeune homme soigné alors qu’il purge une peine de prison pour avoir tenté de sodomiser des petits garçons, mais il n’a d’abord aucun souvenir d’avoir été lui-même sodomisé répétitivement par son père ! Le souvenir du trauma cumulatif : les sodomies par le père, va revenir pendant la thérapie, et lui permettra de cesser de tenter de sodomiser chez un autre celui qu’il était à l’époque : un petit garçon !
François a été soumis dès l’enfance à des traumas dans un milieu frustre, par un père alcoolique violentant sexuellement toute sa famille. En thérapie avec Claude Balier en face à face, il va retrouver sur un mode hallucinatoire le visage de son père en superposition avec celui de Balier et la scène de la sodomie par le père. L’hallucinatoire positif va faire réapparaitre le trauma à la suite d’un frayage « en roue libre » psychotisant, mais qui va permettre de traverser les topiques et de sortir le souvenir de sa forclusion.
Le criminel cherchait inconsciemment dans son acte à retrouver sa propre expérience qui était forclose, le patient va en retrouver le souvenir dans, nous dit Balier : une “fantasmagorie onirique”. Pendant la thérapie, après avoir dormi et rêvé, François ne peut reprendre pied dans le monde : Balier nous dit “Après le réveil, la réalité est imprégnée, déformée, par les affects et les images du rêve”. François écrit : “je deviens fou, j’ai la tête qui va éclater. Même à la radio, il y a des voix de chanteur qui me font peur et me donnent des frissons. C’est horrible”. Dès lors une tentative d’automutilation est chargée de modifier la réalité et de se recentrer sur le corps vécu pour faire cesser une menace psychotique. François a l’impression qu’il a quelque chose dans le ventre qui le menace, au comble de l’angoisse dans sa cellule il se coupe le bras. En voyant couler le sang il est soulagé : il pense que le monstre qu’il avait en lui est en train de sortir. Ce monstre en lui c’est son père sodomite forclos mais il ne le sait pas encore !
Petit à petit les cauchemars vont se rapprocher de ses pensées concernant son père, jusqu’à lui permettre de retrouver au contact de Balier la scène de la sodomie par le père.
On pourrait tracer ce schéma du destin du trauma chez François.
- François, en réaction aux sodomies de son père, produit un blanc hallucinatoire et négatif qui efface le trauma qui devient forclos, et il s’identifie à son père-agresseur. Avec la puberté l’excitation sadomasochiste est réactivée. Il y a, dans l’agir, un retournement pulsionnel passif-actif par la répétition du trauma en aveugle : il tente de sodomiser des petits garçons.
- Dans la thérapie avec Balier, le face à face thérapeutique dans l’hallucinatoire de transfert, crée des liaisons qui vont inverser l’hallucinatoire négatif en excès en hallucinatoire positif désintriqué, désorganisé.
- L’hallucinatoire positif de surliaison désorganisé libéré, génère un micro état psychotique qui traverse les topiques et fraye ainsi un chemin vers le souvenir traumatique et le dégage de sa forclusion.
- Il y a retour de la figuration du trauma en un face à face avec le thérapeute et en « superposition » hallucinatoire avec lui dans ce que je nomme « l’hallucinatoire de transfert ». Le patient « voit » le visage de son père superposé au visage de Balier et peut enfin « l’affronter ».
- Enfin, l’hallucinatoire, positif et négatif, se réorganise, se réintrique, la « matrice énergétique » est rétablie, les états psychotiques cessent et la répétition en aveugle aussi.
Claude Balier lors d’un échange personnel m’a confié que ce patient n’avait pas récidivé, c’est donc une véritable réussite thérapeutique de son hôpital de jour en prison.
Soulignons l’intensité du transfert sur la situation de soin. Remarquons la parenté et les différences avec les états limites, qui eux ne procèdent pas par forclusion, ils ne répètent pas en aveugle le trauma mais luttent contre sans fin. Mais leur vie est elle aussi saturée de « mauvaiseté », et ils revivent en analyse une répétition transférentielle presque sans atténuation. Ils revivent avec nous leur trauma et nous semblons en être la source. Face à un trauma créé par des parents, l’état limite se bat pour ne pas succomber, il maintient à vif le trauma, en une sorte de névrose actuelle dans un véritable champ de bataille en lui et hors de lui saturé d’angoisse portant le risque de mort de son moi.
Le patient de Balier répète en aveugle, il fait subir à autrui ce qu’il a subi dans un retournement pulsionnel passif-actif qui permet au moi un triomphe illusoire. Cette façon de faire subir à autrui ce qui nous a fait souffrir est en fait assez répandue, puisqu’il suffit d’un retournement pulsionnel passif-actif pour y parvenir, sans mettre à jour le trauma qui reste forclos. Or le retournement pulsionnel passif actif fait partie des tout premiers modes d’organisation pulsionnels selon Freud.
Remarquons aussi la parenté avec ce que Green nomme les « états critiques du moi » avec leurs deux solutions extrêmes : dépression ou délire. Le patient limite ne délire pas mais craint de s’effondrer, le patient de Balier en thérapie est au bord du délire, mais Balier parle de « fantasmagorie onirique » et non pas de délire. Dans tous ces cas la personne est en régime de survie.
Mon grand-père qui avait combattu à Verdun, après la fin de la guerre de 14-18, la nuit, se réveillait souvent en hurlant, saisissait ma grand-mère en criant « les boches, les boches » ! Ma mère, ses sœurs, apeurées accourraient. Il ne délirait pas, il revoyait en rêve sur un mode hallucinatoire des « boches » qui attaquaient sa tranchée par surprise la nuit. Ici on ne saurait parler de délire mais d’hallucinations de choses vraies !
Comme chez François le réveil ne parvient pas toujours à mettre fin à l’effroi halluciné en rêve, l’épreuve de réalité ne se rétablit pas toujours et pas tout de suite. La pensée primaire, la pensée magique à forte charge hallucinatoire règne à nouveau en maître.
Toutes ces personnes sont contraintes, pour chercher de l’aide de passer par la constitution dans la thérapie analytique (ou dans la vie : mon grand-père qui agresse sa femme aimée prise pour un boche !) d’une névrose traumatique de transfert.
Traumas d’enfance
Voyons maintenant, selon moi, quelles seraient les thèmes, les arrières plans d’éléments souvent traumatiques de l’enfance et de l’adolescence. Je laisse de côté le bébé, d’autres plus compétents en parleront.
La vitalité de l’enfant en bonne santé est extraordinaire, c’est de la pulsion de vie à l’état pur. La vitalité du petit homme, sans souci pour l’objet, ne doit pas être confondue avec de l’agressivité, elle est bien du côté de l’Éros, j’oserais dire de l’Amour.
Le moi redoute de disparaitre dès qu’il commence à se former, mais il est contraint de vivre cette disparition de façon transitoire ne serait-ce que dans l’endormissement. Plus le moi se construit plus il a peur de s’effondrer. La dépression à tout âge qui donne le sentiment de la ruine des objets aimés et du moi est sans doute ce que le moi redoute le plus : affects de tristesse, chagrins sans fin, mélancolie qui tire vers l’arrière, vers le néant des origines.
L’enfant vit grâce à la « couverture » parentale, couverture dans tous les sens du terme : chaleur affective, limite, enveloppement protecteur, toit protecteur, veille permanente pour le secourir, et intervention rapide en cas de détresse ! Une des données qui me frappe chez l’enfant en période de latence c’est la lutte de la pensée magique, (ou dit autrement : pensée animique) et de la pensée rationnelle. La pensée magique a bien des mérites puisqu’elle permet de maintenir l’illusion d’un pouvoir mégalomaniaque, tout puissant sur le monde et les objets. Par exemple une patiente adulte se souvient : « petite, tant que je pensais à ma mère je savais qu’elle ne serait pas triste et qu’elle ne mourrait pas ». Il lui suffisait de penser à sa mère - qui était déprimée - de faire quelques rituels et elle protégeait sa mère « à distance ». L’enfant peut donc souhaiter conserver cette pensée, mais d’un autre côté la pensée magique ne permet pas d’être rassuré par une épreuve de réalité, elle ouvre à tous les effrois. Les adultes font souvent croire des horreurs à l’enfant et il est facilement terrorisé. Le régime de la terreur est un régime traumatique. Les états limites, qui ont été des enfants hypersensibles, ont vécu dans l’effroi du monde et au moins d’un objet démiurgique qui leur semblait avoir vie et mort sur eux au lieu de les protéger.
En écrivant ces lignes, il m’est revenu un moment de terreur personnel alors que j’étais déjà un grand enfant. J’avais lu en passant dans la rue, sur un journal situé sur un présentoir chez le marchand, un titre : « Aujourd’hui, la fin du monde ! » c’était certainement, une énième version des prédictions de Nostradamus ! Mais incapable de rationaliser, une angoisse de mort s’installa en moi : mes chers parents et moi allaient disparaitre tout allait disparaitre…Notez la parenté avec le trauma de catastrophe. Le soir venu, une fois couché, la lumière éteinte, privé de perceptions, mon activité projective flamba, le souvenir du titre me revint, je finis par appeler à l’aide mes parents. Ma mère se leva et vint me secourir, elle trouva les mots pour me rassurer : je pouvais dormir sans crainte, c’était des bobards, le monde allait continuer à exister, et nous nous retrouverons tous demain matin.
Dans mon analyse personnelle en ré-évoquant ce souvenir je me suis demandé si un autre élément ne se collapsait pas à ma terreur. Nous étions en vacances et je dormais dans la même grande pièce que mes parents. N’avais-je pas entendu le soir, la nuit, des bruits inquiétants, mes parents étaient jeunes et toujours amoureux ; peut-être attendaient-ils que je dorme pour s’aimer ? La scène primitive est perçue comme une énigme par l’enfant et les bruits qu’elle produit plus souvent ressentis comme des bruits de souffrance ou de lutte que de jouissance, seul l’état d’adolescence permettra de faire la différence. On voit alors la double source de l’état traumatique avec angoisse de mort : la scène primitive énigmatique générée par mes parents d’un côté, la pensée de la fin du monde de l’autre, il se produit un collapsus l’un est assimilé à l’autre et mon effondrement menace, à la faveur du noir l’activité projective redouble et la terreur l’emporte. Dans ce cas précis l’intervention de ma mère et sa capacité de rêverie ont désamorcé la terreur et il n’y eut pas de trauma, mais, à mon âge je m’en souviens encore néanmoins.
Confronté aux terreurs enfantines d’endormissement certains parents refusent d’intervenir : ils disent « c’est de la comédie ! » et laissent l’enfant agoniser le soir répétitivement, pendant des jours, des semaines, des mois. Dans la nuit noire, l’enfant enfermé dans son lit, sans représentations psychiques, sans images mentales, s’accroche alors à son corps propre comme seul objet : battement du cœur, respiration, sensations digestives etc. Ces sensations, nous les retrouverons à l’âge adulte dans les symptômes que le même enfant, devenu notre patient trentenaire, a vu soudain éclore et le déborder : tachycardie, étouffement, douleur au ventre sur fond d’angoisse de mort imminente, terreur des espaces clos dont on ne peut sortir (le lit du bébé impuissant) attaques de panique « insensées » dit la psychiatrie. Il faut du temps pour apaiser ces états, qui ont un sens, cela se soigne grâce à notre capacité de rêverie, dans l’après-coup. Ce sont des thérapies analytiques qui nécessitent beaucoup de capacité de construction chez l’analyste ! Ces patients-là dont le moi s’est construit prématurément, et qui ont très vite été indépendants, sont des traumatisés dans l’après-coup de l’enfance et de l’adolescence et ils vivent dès lors dans le régime de la névrose actuelle, ils ont l’impression de ne pas pouvoir penser ! Une de ces patientes me dit joignant le geste à la parole : « quand ma mère me parle ça passe par l’oreille et ça va directement là (dans le corps sous forme de douleur) » Au fur et à mesure que les symptômes somatiques, véritables resomatisations de l’affect s’apaisent, ces patients développent des capacités à penser importantes qui étaient restées bloquées dans leur développement prématuré. Il faut comprendre que quand il y a resomatisation de l’affect le sens émotionnel est perdu, le symptôme semble alors insensé, le sens émotionnel est à reconstruire dans le travail analytique en face à face.
Traumas d’adolescence
Voyons maintenant en quelques mots ce qu’il en est de l’adolescent.
L’adolescence n’est pas une simple crise. La puberté impose une mutation, une métamorphose, avec débordement de l’excitation, érotique et destructrice, sans préparation, donc inéluctablement traumatique ; elle contraint, impose, que ses réquisits, son programme, soient menés à bien, même s’il faut toute la vie pour cela. Tout ne peut pas se perlaborer dans notre tête, l’expérimentation par l’action est nécessaire : première masturbation, premier orgasme, première éjaculation, premier baiser, premiers attouchements, premier rapport sexuel etc. puis première grossesse et première paternité ! La sexualisation massive imposée par la puberté change le monde objectal, il devient l’objet d’excitation et de désir, la « couverture » parentale prend un sens incestueux et doit disparaitre. Le roi est nu ! « Qu’est-ce que ça veut dire ? » se demande l’adolescent à propos des transformations corporelles qui le modifient, « qu’est-ce que je vais en faire ? » « Qui suis-je ? » « Qui vais-je aimer ? » et est-ce qu’on peut m’aimer tel que je me vois maintenant. Je voudrais le rappeler : l’espoir d’aimer et d’être aimé est la condition sine qua non pour que la mutation adolescente puisse s’accomplir. L’espoir est une clef, il place devant l’adolescent, dans le futur et en attente, l’espoir des retrouvailles hallucinatoires avec l’objet à jamais perdu de la satisfaction qui est bien pourtant derrière lui ! Un jour mon prince ou ma princesse viendra, mais il sera en chair et en os, ni prince ni princesse et j’aurais avec lui ou elle un commerce sexuel satisfaisant mais je l’aimerai aussi d’idéal (d’un idéal modifié qui ne sera plus celui de l’enfance) et de tendresse (d’une tendresse modifiée qui ne sera plus la tendresse primaire, mais le fruit de la position dépressive).
Plus banalement l’adolescent se dit sans le dire : l’excitation est en moi, mais ce sont les objets au dehors qui m’excitent. L’excitation est-elle dedans ou dehors ? Le risque de Collapsus est bien réel. Il faut donc que l’adolescent puisse commencer à distinguer ce qui vient de lui et ce qui vient de l’autre. Or, dans de nombreuses configurations psychiques rencontrées en institution, ça n’a rien d’évident ! L’adolescent va aller vers de nouvelles quêtes objectales et sera devant la nécessité de s’approprier son enfance pour pouvoir dire : « Moi ». Nécessité de se faire l’agent de ce à quoi on a été assujetti dans l’enfance, appropriation subjectivante, processus de subjectivation dit Raymond Cahn.
Ces transformations traumatiques portées par l’excitation débordante de la sexualité génitale que chaque être humain vit comme une première ne s’apaiseront que par la prise de conscience de sa banalité : « tout le monde doit vivre ça » et par l’émergence d’un nouveau régime d’idéal plus tempéré, qui suppose un lent travail de deuil des objets merveilleux de l’enfance. La sexualité génitale qui, d’abord, fait peur et semble être la folle du logis va s’avérer être le plus puissant facteur de liaison objectal dans le maximum de différence : la différence des sexes ; mais il faudra du temps pour que cela advienne, et dans les névroses cela n’advient pas toujours. Un amour heureux peut tout guérir de la souffrance adolescente mais faut-il pouvoir en construire les réquisits en soi et le trouver dans le monde !
Notons que la « guérison » des états limites après un long travail analytique à l’âge adulte va leur donner la possibilité d’aimer et d’être aimé et de fonder une famille heureuse. Contrairement aux névrosés qui ont peur de leurs pulsions, dans les états limite adolescents la sexualité génitale ne fait pas peur, le danger vient du dehors, des objets, pas du dedans pulsionnel.
Pour les états limite l’avenir est porteur non pas d’espoir mais de catastrophe. J’y vois la preuve que l’espoir est une construction et que si notre moi n’éprouve pas ce que vivent les états limites c’est qu’il vit dans une aire d’illusion qu’il a construit et qui lui rend la vie supportable. Le moi ne peut pas vivre sans espoir et sans aire d’illusion. Le trauma casse l’espoir et rompt l’aire d’illusion du maintien et de la continuité de la vie.
Quant à la destructivité, si elle avait dans l’enfance la forme du risque de mort du moi, elle prend à l’adolescence le risque du meurtre des objets d’amour et, par retournement, de soi-même. C’est le temps des risques psychiques maximum : mouvement mélancolique, tentative de suicide, anorexie, dissociations psychotiques etc. C’est le temps des accidents, de la tentation des drogues, des risques violents. Sur l’adolescence, je suis totalement winnicottien : la survivance de l’objet à la fois dedans et dehors à la destructivité fantasmée et réelle de l’adolescent est un réquisit d’une adolescence possible. Pour moi, l’exemple princeps de l’adolescence impossible pour un garçon c’est le suicide du père en pleine réactivation œdipienne à d’adolescence, et le symétrique pour la fille, c’est-à-dire le suicide de la mère.
Les traumas de désinvestissement
Ce sont des traumas par absence, par manque, par retrait, par désinvestissement qui se répètent une partie de la vie. Le modèle en est « la mère morte », la mère « occupée ailleurs » d’André Green. Dans son modèle princeps la mère désinvestit un enfant (elle devient morte pour lui) et surinvestit une autre enfant souvent malade, mais beaucoup d’autres situations peuvent avoir les mêmes effets. J’ai et j’ai eu beaucoup de patients, surtout des femmes, qui vivent de ce fait des souffrances narcissiques sans fond. Pour ces femmes le miroir maternel primaire et aussi secondaire disparait ou se vide, elles se sentent « effacées », ne peuvent plus s’y retrouver, s’y reconnaitre : le miroir psychique est vide, c’est le néant. Parfois ça n’est pas le néant mais la mère est dite « insaisissable », elle ne peut être tenue dans les bras dans l’amour ou atteinte par les coups dans la haine, elle est lisse, se dérobe. Ou encore le miroir est égarant, déformant, c’est le règne de l’incohérence, de la distorsion, de la disqualification. Cela donne des transferts d’égarement caractéristiques… qui égarent parfois l’analyste !
L’apport d’André Green pour comprendre cette large gamme de traumas négatifs est extrêmement précieux, je vous y renvoie.
Il va sans dire que ces patientes ont besoin d’une « présence sensible » d’un psychanalyste capable de faire face au retour permanent d’un transfert maternel négatif et de le perlaborer. Il s’agit de remettre en route le négatif pour le faire travailler.
L’appétence à la destructivité : un procédé antitraumatique ?
À noter l’appétence de tout un chacun pour le récit de faits divers ou la vision des catastrophes sur l’écran pare-excitant de la télévision qui tend à représenter comme extérieur à soi des éléments traumatiques : visions répétées en boucle de l’attentat du 11 septembre, crime, accident d’avion etc. Comme les angoissants contes de fée pour les enfants, le fait divers apporte au moi une préparation « antitraumatique » au trauma qu’il pourrait avoir à subir et il maintient le traumatique au « dehors », en évitant le collapsus, dans un système de représentation, sur un écran physique et psychique. Mais cette appétence aux représentations traumatiques suggère aussi qu’en tout être humain se cachent une destructivité et une autodestructivité qui est soulagée par sa représentation au dehors. C’est peut-être aussi parce que le moi a été hanté par la crainte de son propre anéantissement pendant l’enfance et l’adolescence que le traumatique représenté (polar, films de guerre ou de catastrophe, vampires, histoires de revenant…) a cette fonction antitraumatique : « j’y ai échappé, je suis très fort, ça ne m’arrivera pas ! » se dit naïvement le moi, qui ne veut pas admettre qu’il n’est pas à l’abri du malheur !
Un ami me dit qu’il dort mieux si, le soir, il voit à la télévision un polar bien sanglant, que s’il regarde une comédie !
Deux pensées pour conclure
La question du trauma permet de mieux penser le problème de l’aliénation qui parcourt mon propos ; c’est un enjeu important un enjeu clef auquel renvoie en positif le concept de subjectivation. La psychanalyse doit impérativement aboutir à une désaliénation des patients. Ma patiente Iphigénie tout en me disant que je lui ai « sauvé la vie » (ce qui est vrai !) a réussi à se désaliéner de moi, elle a acquis une formidable liberté de penser et de faire, ça n’était pourtant pas simple pour elle !
Ma deuxième pensée concerne la technique analytique. Le patient qui vit sous un régime traumatique, positif ou négatif, a besoin que son analyste l’aide à identifier, décrire, circonscrire le trauma. Il a besoin d’un travail qui remette au dehors en en identifiant la source, les éléments traumatiques qui se sont « incrustés » dans la psyché du patient. Il y a donc là un travail en « Outsight » ou l’activité projective du patient replace au dehors ce qui n’appartient au moi que par effraction. Une fois que ce travail de séparation dedans/ dehors, sujets/objets est engagé le patient peut commencer à reprendre en lui ce qui est supportable, détoxifié par le travail analytique en commun pour en faire du Moi. Si on ne procède pas ainsi on se fait complice du collapsus et on fait porter au patient tout le poids culpabilisant de la situation pathogène. Une patiente traumatisée à qui je faisais remarquer que c’était aussi en elle que… selon une façon bien classique d’interroger sa réalité psychique s’écria : « mais vous ne vous rendez pas compte : si c’est en moi, alors c’est que je suis folle et que ça ne changera jamais ! », ce jour-là je l’avais désespérée !
Avec ces patients on va donc travailler dans un lent mouvement dialectique entre outsight et insight, réalité du dehors et réalité du dedans, leur réalité psychique étant à construire, ou à reconstruire.
C’est sur cet avertissement clinique que je souhaite conclure, en espérant que les jeunes générations sauront s’en saisir et en comprendre le sens, sans pour autant tourner le dos aux grands principes classiques de la psychanalyse, qui, une fois bien intégrés, gardent toute leur valeur.
Dans un monde psychanalytique idéal chaque patient devrait pouvoir trouver un cadre ajusté et un travail du psychanalyste non moins ajusté. L’analysant est aussi notre patient, un travail analytique se fait à deux ! Penser un perpétuel ajustement c’est le défi que doit relever la psychanalyse contemporaine.
Deux notes en complément
Trauma et position réceptive passive
Le régime de fonctionnement traumatique ne permet pas de constituer en symétrie de la position projective-active, une position réceptive passive. La passivité introjective est trop dangereuse, elle semble laisser la porte ouverte aux traumas. La vie de ces personnes se construit uniquement dans la progrédience, la régrédience n’y pas de place, or selon Michel Fain : « L’alternance de mouvements de progrédience et de régrédience est garante de la vie psychique et somatique » et selon moi garante aussi de tout processus de soin. On devine que là encore les thérapies analytiques ne vont pas être simples, elles vont devoir se dérouler sur le modèle de celles des adolescents essentiellement sur le mode progrédient, en face à face, parfois de façon intensive, parfois à une séance par semaine et parfois encore par intermittence. L’empathie, « l’hystérie primaire » (Michel Fain) générée par l’analyste, sa capacité de rêverie remplaçant la régrédience pour engager une dynamique du changement chez le patient.
Si la position réceptive passive est si importante c’est que c’est elle qui règle les modalités d’une introjection dans le moi enrichissante, non traumatique, basées sur la satisfaction. Soulignons que la satisfaction dans les deux sexes est toujours passivisante. Dans la position réceptive passive, le retour au calme après l’excitation se fait sur le mode autoérotique et non sur le mode autocalmant. Autrement dit le calme est soit le fruit d’une acmé dont découle une apaisante satisfaction, qui permet une introjection de l’expérience, autoprotectrice du moi, ou au contraire le fruit d’un retour au calme par épuisement par le biais d’une « défonce » du moi (autocalmante). G. Szwec a intitulé son livre sur les procédés autocalmants : « Les galériens volontaires », tout un programme, et sans doute une partie de l’humanité !
Les psychosomaticiens de l’Ipsos ont mis en évidence la domination des conduites autocalmantes (M.Fain, C.Smadja, G.Szwec) sur les autoérotismes dans les troubles psychosomatiques, ils se sont intéressés à la névrose actuelle, mais je pense que ces questions débordent la psychosomatique.
Trauma et Prématuration du moi
Michel Fain a fait l’hypothèse que, faute d’un environnement faste, le moi pourrait naître de façon prématurée. La complexification de l’organisation défensive du moi s’en trouve réduite au minimum vital. Une fois adultes ces patients semblent avoir échappé aux traumas ils se sont donné très vite les moyens d’y faire face mais les défenses du moi demeurent drastiques. Par exemple : constante opposition phallique /châtrée, jugements en « up or down », pour auto-ériger le moi, et rabaisser l’objet. Le narcissisme phallique et surtout la « perversion narcissique » (Racamier) visent, faute d’avoir pu constituer un narcissisme primaire et secondaire satisfaisant, à se nourrir du narcissisme des autres. Dans les cas de figure les plus destructeurs, certains parents « pervers narcissiques » laissent sur leur chemin leur enfant comme des coquilles vides. C’est un « narcissisme de comportement » dit Michel Fain, il n’est pas intégré. Là encore chez ces personnes au moi nés trop vite, si elles viennent chercher du secours la position réceptive-passive est très difficile, et c’est dans les avancées de l’analyse que les traumas reviennent et les trouvent démunis de défenses ad-hoc.
Conférence donnée le 26 novembre 2014