Je vais situer mon propos sur le terrain général du travail avec les parents en tant que thérapeute de l’enfant et dans une perspective essentiellement clinique : la clinique dont je vais parler est la mienne, elle n’est pas consensuelle et peut faire l’objet de débats ou de critiques mais je vais vous demander de rentrer dans cette logique pour pouvoir en examiner les aspects utiles ou transférables à votre propre pratique.
La condition préalable pour pouvoir penser la place du père est... qu’il soit là ! Physiquement d’abord, puis nous verrons de quelle façon il peut y être psychiquement dans une place spécifique. Dans le fait qu’il vienne, nous avons une responsabilité dès la première minute, dès le premier contact, où chaque décision que nous prendrons aura un impact sur le cadre qui sera mis en place et l’atmosphère indispensable à la création d’une alliance avec les parents ou non.
Voici en général comment cela commence (dans le cadre de ma pratique libérale). Cela commence au téléphone par une demande de RV, formulée le plus souvent par la mère :
– Je voudrais prendre un RV
– C’est pour vous-même ? (auquel cas je cherche le RV adéquat sans plus de question) – Non c’est pour mon fils (ma fille)
– Vous pouvez me dire ce qui se passe ? (Au téléphone j’évalue l’urgence, l’éloignement géographique, si je vais prendre moi-même ou adresser à̀ quelqu’un d’autre, au CMP, etc.)
Lorsque je confirme qu’il est important de consulter je propose que nous prenions un temps pour parler plus tranquillement qu’au téléphone et dans un premier temps je propose une rencontre sans l’enfant, seulement la mère et le père ; j’annonce au téléphone que je verrai l’enfant dans un deuxième temps, une, deux ou trois fois (où il faudra juste accompagner l’enfant), et qu’ensuite nous nous reverrons les parents et moi et je leur dirai ce que je pense et ce que je peux proposer.
– Oh, le père, ça va pas être possible, il travaille, il voyage beaucoup... Je n’ai pas son agenda
Voire :
– De toutes façons il n’est tellement pas là que je ne vois pas ce qu’il pourrait dire..., etc., et du reste [avait ajouté la maman de Clara], c’est une bonne partie du problème !
À partir de là :
- Je vais proposer plusieurs RV possibles en demandant qu’elle me rappelle pour confirmer l’un des RV ; le plus rapide et un le soir tard ou le samedi mais souvent à̀ très longue distance, dans un moment qui semblerait possible pour le père ;
- Je vais proposer un RV envisageable et demander que le père me téléphone si cela ne convient pas ;
- Je vais demander que la maman rapporte au père notre échange et qu’il m’appelle : je donne alors quelques créneaux horaires « sur mesure » où il pourra me joindre.
Arrive parfois une autre situation :
– Lui, les psy, il faut pas lui en parler, ou : il les aime pas, il a pas confiance
– Alors, à plus forte raison s’il est anti-psy, c’est indispensable qu’il me rencontre et qu’il voie lui-même si on peut s’entendre suffisamment pour qu’il me confie son enfant
Je manifeste clairement l’importance que j’accorde à la présence du père en refusant un RV où la mère viendrait seule par indisponibilité du père ; mais j’indique également que je comprends les raisons de son indisponibilité (l’importance de son travail, son importance sociale, la raison d’état qui le gouverne) et que je suis prête à m’ajuster à ses possibilités mais sans lâcher sur l’importance de sa place dans la consultation.
Ma conviction est totale que je ne peux pas travailler avec l’enfant si le père n’est pas engagé dans le processus thérapeutique. Depuis que c’est très clair pour moi, je n’ai pas d’échec et les pères viennent. La façon dont cela se passe est assez révélatrice : en effet, souvent le père accepte le RV le plus proche, se débrouillant avec son travail et ses RTT, ou me téléphone révélant plus de possibilité de RV que supposé dans le premier contact avec la mère. Pourquoi ?
Le père qui annonce d’emblée qu’il ne viendra pas manifeste bien sûr une résistance à la consultation, mais également peut-être, intègre qu’il est positionné comme dernière roue du carrosse et qu’on ne veut pas entendre son point de vue, dès lors seulement affirmé comme hostile ; annoncer la rencontre avec lui comme une obligation est une reconnaissance de sa position et de l’importance de son point de vue à mes yeux..., et donc de son importance pour l’enfant. Si le père est dans une projection paranoïde d’une conspiration des femmes éducatrices, institutrices, mères..., et psy, ce simple premier contact représente un désamorçage. La mise en avant de l’absence du père fait aussi partie d’un scenario fantasmatique de la mère et peut justifier sa toute-puissance à elle.
Ma ligne de pensée est que la confrontation narcissique ne génère rien de bon et ne permet pas de penser ; j’évite le bras de fer, et j’essaye d’éviter aussi d’engager mon propre narcissisme (par exemple lorsqu’il faut en passer par des annulations de RV avant qu’enfin le père puisse venir).
Par exemple le père de Clara est impossible à rencontrer ; la mère installe une alliance avec moi pour laquelle il est manifestement important que je sois une « alliée-contre » le père, insistant pour l’urgence de démarrer le traitement. Le père, avec qui j’obtiens de parler au téléphone, projette sur moi des aspects complexes, à la fois liés au conflit avec sa femme, dont je suis manifestement pour lui partie prenante, mais aussi des aspects narcissiques : il a fait une analyse et estime qu’ « il n’y a rien à aller voir chez lui », et d’autre part, une revendication de son importance sociale manifestée par son rythme de travail exagéré. Je pourrai alors lui exprimer directement que je souhaite les rencontrer en tant que parents de Clara, et non pour un RV psychanalytique pour eux-mêmes et proposer un RV un samedi matin à̀ 7.30 ! Une façon un peu symbolique de le prendre au mot dans son indisponibilité, mais aussi d’affirmer mon engagement et l’importance que j’accorde à sa présence : tout au long de la prise en charge de Clara, qui durera des années, les RV auront lieu ensuite à̀ un horaire plus normal, détermines d’une fois sur l’autre.
Il apparaîtra au fil du temps que le père partage avec Clara une partie d’angoisses et de défenses autistiques, la mère partageant une partie paranoïde et revendicatrice.
1) En arrière-plan, le travail avec les parents
Il s’agit d’un contexte général où je reçois le plus souvent les parents seuls, sans l’enfant, en préalable à une consultation demandée pour l’enfant ; je les reçois en outre régulièrement de la même façon tout au long de la thérapie de l’enfant (à des fréquences variables selon les situations et selon les moments).
Lorsque j’ai commencé à travailler comme thérapeute il y a près de 40 ans, les idées qui prévalaient étaient très différentes de celles que je vais soutenir devant vous aujourd’hui : la théorie sous-jacente était que le travail analytique devait être totalement séparé de la réalité, et protégé de tout risque d’intrusion de cette réalité, aussi bien familiale que sociale. Il devait s’agir d’un espace de travail portant exclusivement sur le monde interne et les fantasmes ; ce qui était dit couramment à l’époque était que, en tant qu’analyste, vous n’aviez pas à savoir ce qu’il en était, ni de la vie de l’enfant, ni de sa famille ; vous sauriez dans le matériel et les productions de l’enfant ce qui affectait ses mouvements inconscients et vous n’aviez besoin de rien d’autre.
L’idée était de protéger ce fragile travail et l’accès à l’intrapsychique :
- en laissant à l‘enfant un espace absolument personnel, non « contaminé » par les informations et contacts avec ses parents ;
- mais également en mettant le thérapeute à l’abri du double risque : d’une part, de se transformer en éducateur ; d’autre part, de plaquer des interprétations venant de la réalité extérieure et non du seul travail sur le monde interne.
L’approche d’Anna Freud était rangée dans cette catégorie psycho-éducative (davantage à mon avis par idée préconçue que sur un réel examen du type de travail de l’école d’Anna Freud).
On ne peut pas balayer cela ; ce sont des risques réels. On peut dire que le travail thérapeutique intégrant la réalité des parents et un accès à la réalité de l’enfant est plus complexe, et suppose de développer des capacités d’acrobatie contre-transférentielle..., mais il est plus près d’une vérité psychique.
En somme si on peut dire que les questions posées étaient de bonnes questions, les réponses qui y étaient apportées étaient fausses selon moi. Dans le meilleur des cas, un consultant faisait l’interface avec la réalité et voyait les parents. Mais comment peut-on penser que l’enfant va être à l’abri des projections de ses parents si l’analyste se comporte avec les parents comme s’ils étaient des ennemis, et établit une alliance seulement avec l’enfant ? Comment éviter qu’elle ne soit vécue par les parents comme une alliance contre eux ?
De quelques aventures cuisantes qui m’ont amenée à chercher à travailler différemment, je vais seulement vous raconter celle qui a trait au père et plus précisément au père dans le placard.
Avec Xim la thérapie est vouée au placard. Xim est infernal, ne peut rien apprendre ; il est intenable et multiplie tellement les troubles du comportement qu’il sera finalement proposé par le médecin consultant une intégration à l’hôpital de jour et un arrêt temporaire de la scolarité.
Cette thérapie est entreprise à la demande du médecin-consultant, et à la différence des thérapies d’enfants de l’hôpital de jour, dont je ne vois pas les parents, je connais la maman qui l’amené à ses séances ; néanmoins je ne la reçois pas. Et lorsqu’elle insiste pour me voir, je la « renvoie sur le consultant », expression consacrée qui est très lourdement porteuse de sens : c’est bien d’être renvoyée qu’il s’agit d’abord !
J’appréhende les fins de séances qui sont une sorte de jeu de chat et souris... où je me sens la souris avec une maman qui cherche à m’attraper ! Jusqu’à ce que la maman entre un jour dans le bureau à la fin de la séance, demande à Xim de sortir, s’adosse à la porte et me « kidnappe » ainsi pendant près d’une heure et demie ! Enfin ! Elle me raconte l’enfer familial, la violence conjugale et l’infidélité du mari qu’elle a traqué et découvert dans le placard d’une chambre d’hôtel dont elle avait forcé la porte alors qu’il était avec sa maîtresse.
Tel le renard de la fable je vais jurer qu’on ne m’y prendrait plus !
Il faudra cela pour que je sorte la thérapie du placard dans lequel elle était renfermée, dans une sorte de clandestinité vis-à-vis du père, réputé ne pas s’en préoccuper :
- enfin je demanderai à voir les deux parents ensemble,
- enfin je pourrai aborder avec Xim sa rage devant la violence en famille et les choses qui lui sont cachées,
- enfin il pourra sortir de l’interdiction d’apprendre et de savoir et du seul recours à la violence,
- enfin il pourra lui aussi sortir du placard.
Merci à la maman de Xim, qui m’a permis de réfléchir aux problèmes posés par la clinique en partant d’abord du bon sens. Mais avoir recours à un simple bon sens n’est pas chose si évidente, et le sentiment inconfortable et inquiétant d’être dans la transgression (par rapport aux usages de l’époque dont l’institution dans laquelle je travaillais était le reflet) m’amènera à chercher des références me semblant aller dans cette direction ; ainsi je vais rencontrer le mouvement kleinien et post-kleinien de psychanalyse d’enfant dans lequel je me situe aujourd’hui, et à partir duquel j’ai pu développer mon expérience et mes propres idées.
Une thérapie suppose bien évidemment un espace psychique exclusif et inviolable seulement partagé dans l’intimité de la relation analyste-patient ; mais n’est-ce pas confondre espace réel et fantasme que d’imaginer que créer une réalité séparée va permettre une mise à l’abri du fantasme de collusion entre thérapeute et parent ? Dans la consultation, il va ressortir qu’il ne s’agit pas d’une simple formalité, j’attends des deux parents qu’ils entament une alliance de travail. Pour cela, j’ai besoin de leur point de vue à tous les deux, et à chaque moment exposé par l’un, le plus souvent la mère (mais pas toujours), je demande au père comment lui-même a vu cela, j’insiste particulièrement sur le vécu émotionnel dans un croisement de l’un et de l’autre. Je n’hésite pas à énoncer, et à nommer éventuellement sous forme humoristique la « conspiration des bonnes femmes », ou l’attente d’une alliance « naturelle » entre mère et psy qui ne laisse aucune chance au père, mari/homme de faire entendre un point de vue (j’ai par ailleurs en tête quelques récits qui me servent de garde-fou, de pères maltraités par des réponses à leur question comme : « votre femme vous expliquera »).
En ce qui concerne le thérapeute, cela signifie de faire jouer en soi-même plusieurs identifications de façon contiguë : avoir en tête et être dans la peau de l’enfant en entendant le récit familial, être identifié au père qui entend le récit de sa femme.
On pourrait dire que je ménage particulièrement le narcissisme des pères. Pourquoi : souvent ils se retirent de la situation thérapeutique en agissant leur sentiment d’inutilité, en se protégeant d’une blessure supplémentaire. Le père se situe d’emblée en « pas assez », en reprenant à son compte ou en fantasmant ce jugement : pas assez présent, pas assez impliqué, pas assez compréhensif, pas assez autoritaire, pas assez psychologue !... Ou trop !
Lorsque nous avons à faire à des parents divorcés dont la lutte sans fin continue à travers la thérapie : l’un peut s’ingénier à demander des changements avec lesquels il sait que l’autre sera en difficulté, où nous laisser entendre que l’autre parent refusera tel aménagement. Dans ces situations très délicates il est vraiment important de faire place à chaque parent et de veiller nous-mêmes à ne pas être des courroies de transmission entre les deux parents :
Ainsi la mère de Tom me dit que le père estime que la thérapie est maintenant inutile en raison des progrès accomplis, alors que je propose de continuer à un rythme plus espacé. Elle propose de poursuivre les séances uniquement sur les semaines où elle est en charge de Tom. Je pense qu’accepter cette apparente facilitation qui éviterait de demander au père serait en fait me mettre dans une position de complicité et de rapt de l’enfant. Mais lorsque je propose un RV directement au papa, c’est de Tom que nous allons parler, non des conflits inextinguibles de l’ancien couple, et le père acceptera, comme une évidence, les aménagements que je propose.
2) Place de l’enfant dans le narcissisme parental
On sait que Freud n’a pas été analyste d’enfant, et qu’il pensait du reste que seul le parent était capable d’être thérapeute de son enfant : le traitement du célèbre Petit Hans a été réalisé par le père de Hans ; on pourrait dire, en termes modernes, avec la supervision de Freud.
« Seule la réunion de l’autorité paternelle et de l’autorité médicale en une seule personne, et la rencontre en celle-ci d’un intérêt dicté par la tendresse et d’un intérêt d’ordre scientifique, permirent en ce cas de faire de la méthode une application à laquelle sans cela elle n’eut pas été apte »1.
Pour le coup, Freud pensait que la réalité d’éducateur et la capacité d’analyste étaient non seulement compatibles mais devaient être liées !
Ce qui ne s’appelait pas encore « parentalité » était fondé pour Freud sur le narcissisme (du reste il considère, dans « Pour introduire le narcissisme » que « la vie amoureuse des êtres humains avec la diversité de sa différenciation chez l’homme et la femme, nous fournit un troisième accès à l’étude du narcissisme » (p. 90). Il y intègre la parentalité en considérant que « l’amour des parents si touchant et au fond si enfantin n’est rien d’autre que leur propre narcissisme qui vient de renaitre [...] métamorphosé en amour d’objet ». C’est particulièrement vrai pour la femme qui pourra seulement dans l’expérience de la maternité accéder au plein amour d’objet : « dans l’enfant qu’elles mettent au monde, c’est une partie de leur corps qui se présente à elle comme objet étranger auquel elles peuvent maintenant, en partant du narcissisme, vouer le plein amour d’objet ».
Sans vouloir revenir à des bases trop théoriques, je crois qu’il est tout à fait important d’avoir cela en tête quand nous recevons des parents : toute consultation demandée pour leur enfant s’inscrit sur un fond de narcissisme blessé. C‘est sur ce terrain que va s’inscrire la rivalité entre la mère et le ou la thérapeute. Lorsque nous en parlons habituellement, je crois que nous méconnaissons les racines extrêmement profondes et infantiles de ces rivalités : il ne s’agit pas d’une rivalité « féminine », elle est la même si le thérapeute est un homme. Le fait même de consulter pour son enfant est le signe de la blessure narcissique. Si nous voulons que les traitements d’enfant tiennent, nous avons plutôt intérêt à ne pas alimenter la blessure narcissique mais au contraire à restaurer le narcissisme parental.
Mélanie Klein va plus loin, en proposant des hypothèses sur le fonctionnement intrapsychique de la mère : « ce besoin d’avoir des enfants est primordial et très intense chez la petite fille parce que l’enfant est un moyen de dominer son angoisse et d’apaiser sa culpabilité »2. Ou encore : « l’envie d’avoir un bel enfant bon et sain, et leurs soins à l’embellir de même que leurs propres corps, (est)rattachée à leur crainte d’avoir produit en elles ou introduit à l’intérieur de la mère des enfants mauvais et affreux qu’elles identifient à des excréments toxiques ». L’importance donnée à la réussite de l’allaitement est également, selon M. Klein, de démontrer que « ces fantasmes sadiques ne se sont pas réalisés ou que leurs objets ont retrouvé leur intégrité » (p. 243).
La naissance d’un bébé mal formé ou abîmé n’est pas seulement un traumatisme de la réalité, une confrontation du bébé idéal parfait au bébé de la réalité, mais une profonde atteinte de l’auto-estime, de la valeur accordée à soi-même : dans une perspective kleinienne, c’est une punition pour des fantasmes destructeurs anciens concernant l’intérieur du corps de la mère. La punition est équivalente au lieu de l’envie d’autrefois : c’est l’intérieur de la mère qui est abimé par les fantasmes de l’ancienne petite fille vis-à-vis de sa propre mère et son ventre est abimé en retour : cet intérieur mauvais, toxique ne peut plus produire que des bébés monstrueux.
Il est indispensable de prendre en compte la blessure profonde et la souffrance intense des parents et de l’accueillir sans jugement, de la comprendre. Et on peut étendre ces hypothèses de fonctionnement psychique exactement de la même façon au père. Il est important d’avoir en tête que tout parent qui amène un enfant en thérapie est un parent en échec, qui se sent mauvais parent dans son présent, mais sur un lit beaucoup plus ancien d’ancien enfant porteur de pouvoir de destruction. Tout parent d’enfant en thérapie est un parent blessé dont nous devons aussi accueillir la blessure et que nous devons aider à dégager, pour lui-même, le présent du passé. Cela allègera le poids des projections sur l’enfant et remettra chacun, parents aussi bien qu’enfant, à sa place.
3) L’enfant dans l’adulte
Tout parent amène en outre son enfant comme part de lui-même ; ce « chair de ma chair » est à entendre dans son sens fort d’amener en thérapie à travers son propre enfant l’enfant du passé que le parent a été. Lorsque nous recevons les parents il n’est pas rare que cela puisse être exprimé directement par eux :
– Je vous l’amène parce que je souffrais de la même chose étant petit ; personne ne m’a aidé ; je veux lui épargner mes galères ;
– Je vous l’amène parce qu’il me ressemble, j’ai les mêmes difficultés : il est timide comme moi, aidez-le.
La tentation est alors de proposer au parent qui s’exprime ainsi un traitement pour lui-même, et c’est à mon sens une autre difficulté du travail de l’analyste d’enfant et un autre écueil.
- d’une part soigner le parent ne va pas soigner l’enfant, même si cela peut le libérer des projections parentales par exemple. Il faut entendre la souffrance de l’enfant lui- même, sinon on évacue l’enfant ;
- d’autre part il y a une souffrance spécifique de parent à laquelle nous devons faire place et nous devons être vigilants à ne pas évacuer le parent. Il sera toujours temps plus tard d’adresser cette personne à un collègue (et je le formule toujours comme une parenthèse ; je ne suis pas là pour ça, mais..., mais pour vous-même, personnellement, vous n’avez jamais eu une aide pour ça ? Je pense très important de ne pas conseiller une thérapie pour un parent dans l’idée que cela aidera l’enfant.
Certains parents « échaudés » par des consultations précédentes peuvent ainsi exprimer cette méfiance que le thérapeute ne les « garde » en tant que patients, individuellement ou en couple, lorsque les entretiens parentaux sont assez poussés : nous devons avoir clairement à l‘esprit, y compris lorsque nous invitons les parents à associer sur leur propre enfance, que c’est en lien avec leur enfant et leur position actuelle de parent de cet enfant..., et éventuellement le formuler.
Mais il peut arriver aussi que l’enfant soit simplement le prétexte de la consultation et que la véritable indication soit l’un des deux parents : l’intérêt très immédiat de recevoir les parents seuls d’abord est de protéger l’enfant d’un contact thérapeutique qui ne sera pas suivi. Ainsi :
- toute demande de thérapie doit faire l’objet d’une évaluation et nécessite un temps spécifique pour cela ; même si elle est adressée par un collègue qu’on estime et en qui on a confiance. il est inapproprié ou nocif de prendre une indication de thérapie « clé en mains ».
- La situation est à penser dans son ensemble par le thérapeute qui reçoit l’enfant et sa famille.
Ainsi, en préalable à toute thérapie, je propose un temps de consultation, qui permettra d’inscrire le mode de travail que nous aurons et le principe d’un travail parallèle avec les parents ; le style y sera très fortement imprimé par ce qui se sera installé dans les premiers RV avec les parents.
Lorsqu’il s’agit d’une indication venant d’un consultant, qui a travaillé en amont la situation, je vais m’appuyer sur le même dispositif car il va s’agir d’évaluer non pas l’indication d’une thérapie en général, mais spécifiquement entre ces parents, cet enfant et moi. Je n’exclue jamais que l’indication puisse être bonne... mais pas avec moi. De même, les parents peuvent être d’accord avec une indication de thérapie mais il est nécessaire de trouver un accord spécifiquement avec moi : et plus que d’accord, il va s’agir d’accordage.
4) Comment établir l’accordage
Le premier RV est déterminant pour ouvrir un modèle de travail psychique qui va installer ce qui deviendra une alliance thérapeutique avec les parents. Mais la confiance ou l’alliance ne sont pas des prérequis ou des préalables possibles, ce sont les résultats d’un travail d’accordage. La première base indispensable est bien sûr de sortir de l’idée, bien souvent sous-jacente à cette époque où les thérapeutes travaillaient sans voir les parents, que les parents sont des ennemis.
Après les mésaventures que j’ai racontées en introduction, je me suis mise en quête, dans les années 80, d’une aide possible, plus proche de ma sensibilité que ce qui était dans l’air du temps de cette époque, heureusement révolue (?). C’est ainsi que je suis entrée en contact avec le courant kleinien de la psychanalyse d’enfant et que j’ai commencé à me former auprès de Geneviève Haag et James Gammill, Jean et Florence Bégoin, Florence Guignard par la suite.
Le point de vue de James Gammill 3 tient une place à mon sens unique pour guider les thérapeutes des enfants dans leur travail avec les parents. James Gammill est un élève direct de Mélanie Klein et a rapporté l’attention de celle-ci aux rencontres avec les parents. En effet, elle insistait « sur l’importance de se donner tout le temps nécessaire pour obtenir de ceux-ci l’histoire la plus complète possible de l’enfant, non seulement sur ses symptômes, mais aussi sur tout son développement » (p. 240). Elle explorait plusieurs aspects :
- la tonalité affective avec laquelle chaque période de la vie de l’enfant était évoquée ;
- pour les lacunes dans leur récit, elle suggérait des questions, mais avec beaucoup de tact ;
- la relation de la mère avec ses propres parents pendant la grossesse et quand l’enfant était petit bébé, et notamment la relation avec sa propre mère ;
- les évènements qui surviennent dans la vie des parents pendant la grossesse ou la petite enfance, et qui sont souvent d’une importance capitale ;
- le rôle que devait jouer l’enfant pour les parents ;
- le vocabulaire de l’enfant pour les parties du corps et les produits du corps
Elle soulignait aux parents à quel point l’analyste avait besoin de leur aide pour l’informer des évènements survenant dans la vie de l’enfant, non pour les utiliser directement dans le traitement, comme Anna Freud l’avait prôné dans un premier temps, mais pour nous aider. On peut dire qu’il va s’agir là de l’ensemble de notre tâche avec les parents tout au long du traitement et évidemment qu’un QCM à remplir dans un premier entretien a pour effet immédiat de mettre les parents dans une position d’alliance de travail avec nous.
En leur consacrant le temps nécessaire, nous disons en effet que nous avons besoin d’eux, de leurs souvenirs, de leur mémoire, de leurs observations afin de pouvoir mieux comprendre l’enfant et l’aider. Nous nous situons ainsi hors d’une position de toute puissance.
Il me semble central d’abord de faire remonter les parents aux origines de la naissance de cet enfant, aux origines de leur projet d’enfant, aux origines de leur couple, et qu’ils nous « montrent » des moments d’observation dans leurs souvenirs du passé. En croisant leurs souvenirs, souvent bien différents, en proposant des hypothèses sur le sens émotionnel possible de réactions de l’enfant, et en mettant en lien plusieurs évènements (des hypothèses, j’insiste sur le pluriel, et non des interprétations), nous ouvrons un champ de pensée qui donne le sens à ces rencontres : penser à partir des faits de la vie et leur vécu.
J’entends les interprétations de chacun sur la situation mais j’essaye de sortir de ce terrain de généralisations : en effet c’est au nom des grands principes qu’on fait les guerres. Par exemple, « le père manque d’autorité et c’est pourquoi… », « la mère lui passe tout... ». J’essaye plutôt d’amener les parents à raconter précisément des moments vécus, et je pose des questions sur des détails, ce qui met les deux parents à égalité, et montre les différences de ressenti dont ils n’avaient pas forcement conscience. Je vais m’intéresser à leur vécu à chacun sur le moment rapporté et éventuellement souligner leur différence de point de vue et souvent leur complémentarité : c’est une façon utile de sortir de la dichotomie simpliste vrai/faux et de la position de juge qui nous est souvent assignée.
Je pense que la question des liens avec l’histoire personnelle des parents est à̀ réserver pour plus tard, afin qu’il n’y ait pas de confusion : nous concernons les parents dans le traitement de leur enfant, mais c’est bien l’enfant qui est en thérapie. Les rencontres avec les parents ont pour but d’aider ce travail, de leur permettre d’être plus attentifs, et surtout de modifier leur regard.
James Gammill dit que Mélanie Klein pouvait consacrer aux parents une heure et demie. Pour ma part, je préfère proposer plusieurs RV, ce qui permet de laisser un temps d’élaboration et d’ouvrir sur cette élaboration le deuxième RV de façon très simple en demandant aux parents s’ils ont pensé à d’autres choses depuis notre dernier RV ou repensé à certaines choses : souvent les parents peuvent alors amener de nouvelles pensées, faire état de discussions entre eux, de nouvelles observations qu’ils ont faites de l’enfant. Et nous indiquons ainsi, très simplement et légèrement, que nous ouvrons un processus de pensée. J’insiste sur le nous, qui comprend donc, le thérapeute, la mère et le père.
5) Une triple alliance autour de l’enfant
« Même quand le besoin d’une psychothérapie de l’enfant est net et clair, dans beaucoup de cas, il faut dans un premier temps travailler dans le cadre d’une consultation prolongée avec les parents pour faire murir leur demande et créer une alliance thérapeutique comme base essentielle du traitement de l’enfant », dit James Gammill (p. 240)
Je fais appel à leur capacité d’intégrer les points que je vais mettre en lumière, souvent en rapprochant eux évènements dont les parents ont parlé sans réaliser leur lien dans le temps : par exemple, « mais est-ce que ce déménagement n’est pas survenu juste avant la naissance de la petite sœur ? » Ces rapprochements, qui suscitent l’étonnement des parents4, ouvrent par là même une perspective de pensée nouvelle chez eux, et on peut les inviter alors à̀ se demander comment l’enfant a pu vivre cela. Dans ce moment particulièrement fécond de l’étonnement, ils amènent souvent de nouveaux éléments, par exemple un changement de nourrice ou, à la même époque, un changement de travail d’un des deux parents ayant eu des conséquences sur le mode de vie de la famille. Cela me semble un moment particulièrement intense de travail commun avec eux où une véritable alliance s’établit.
Les mots que nous pouvons mettre à ce moment-là ne sont pas des « interprétations », mais de simples « sous-titres », des traductions : « en somme dans cette situation tout le monde s’est senti bouleversé et seul, dans son mode de réaction à lui : l’enfant a été de se replier dans des stéréotypies, par exemple, Madame de se déprimer, Monsieur s’enfermer dans le travail... ». Souvent cela permettra de faire le lien avec d’autres manifestations similaires de l’enfant dans des situations prenant un sens analogue. Cela permet souvent de donner au symptôme qui motive la consultation un sens de manifestation affective, commune à tous les membres de la famille, et d’ouvrir ainsi une empathie et une compréhension de la symptomatologie qui a fait l’objet de la consultation.
J’essaye d’indiquer ainsi que je ne recherche pas une cause ou un traumatisme responsable de la pathologie de l’enfant, et je donne beaucoup d’importance aux petites choses, une maladie bénigne, la perte d’un animal familier, d’un doudou, le déménagement d’un copain de classe... J’indique aussi que je ne recherche pas une responsabilité parentale mais simplement, à travers eux, à faire connaissance avec l’enfant et à me faire une idée de sa vision du monde : je le formule le plus souvent en disant que je cherche à me faire une image de l’enfant à travers ce qu’ils m’en disent ; quand je le verrai, je m’en ferai une autre peut-être, en tous cas, je leur en ferai part lorsque nous nous reverrons...
Et c’est ce que je fais.
Quand je revois les parents après quelques RV où j’ai vu l’enfant seul, je peux dire par exemple que je m’étais fait l’idée d’un enfant aux prises avec de grandes angoisses de séparation, et que j’ai été surprise de trouver un enfant qui veut tout contrôler et être le chef de tout, un tyran ! Cela autorise souvent un des deux parents à donner plus de place à ses intuitions, étouffées, par exemple par l’angoisse de l’autre parent et sa culpabilité plus forte.
Le point de départ de la réflexion de James Gammill est essentiellement une préoccupation clinique : comment éviter les ruptures de traitement et accompagner au mieux les parents, en nous ajustant au mieux à̀ leurs besoins et non en fonction de principes préétablis.
« Dans notre travail, l’arrêt d’un traitement d’un enfant en cours pose un des problèmes les plus difficiles et les plus attristants pour le thérapeute, l’enfant suivi et finalement aussi pour les parents (qui ne peuvent souvent s’en rendre compte que plusieurs années plus tard). En d’autres termes, nous nous sommes demandes quel est le meilleur accompagnement pour les parents, si différents les uns des autres et dont les besoins d’aide varient au cours du traitement de l’enfant » (p. 234)
Cela ouvre ainsi un éventail de possibilités :
« À un bout de cet éventail [...] contact à minima, avec entretiens deux fois par an, pour écouter les informations et les impressions des parents sur leur enfant, et, à l’occasion, certaines choses sur eux-mêmes [...] et cette écoute facilite aussi les aménagements de problèmes pratiques ». « Pour certains parents chez qui l’acte de penser aux sentiments et aux relations est vécu comme une véritable persécution, il me paraît plus adapté ou utile de les voir rarement et seulement pour des arrangements pratiques. » (p. 247)
À l’autre bout de l’éventail, « on peut être amené à organiser immédiatement la mise en place d’une psychothérapie ou d’une analyse pour l’un des parents, ou même pour les deux » (p. 233)
« Au fond, la raison essentielle à mon avis qui fait que le travail avec les parents des enfants est si difficile et fatigant, c’est qu’il faut une véritable virtuosité dans la capacité d’établir de multiples identifications avec tous les membres d’une famille, pour comprendre ce qui s’y passe » (p. 247)
« Ce qui me semble assez sûr, c’est que la notion de liberté accordée aux parents pour demander des entretiens est assez trompeuse et qu’une offre explicite, ménageant les susceptibilités narcissiques et proposant une fréquence variable selon les besoins exprimés implicitement et selon les différents moments de ce travail d’accompagnement, évite au maximum la tragédie d’un traitement interrompu pour l’enfant et favorise au maximum une certaine évolution positive dans la famille ».
L’idée que les besoins des parents changent nous amène aussi à un dispositif flexible, et il est important que les parents sentent cette flexibilité comme un aspect de notre attention spécifique : nous ne suivons pas un protocole préétabli mais essayons de nous ajuster à leur besoin. Il peut être important de voir certains parents de façon très rapprochée en début de thérapie pour espacer ensuite, dans d’autres situations cela sera le contraire et les RV seront plus nécessaires quand les parents auront davantage confiance, voire quand le changement chez l’enfant leur aura donné davantage de confiance en nous, tout en ayant diminué leur sentiment de culpabilité. Le principe même des entretiens avec les parents est préétabli mais il me semble important que leur allure et leur fréquence soient flexibles et leur rythme révisable au fil du temps.
Un petit détail m’avait semblé faire une énorme différence dans une situation où il était question d’institution spécialisée pour un enfant qui débordait les capacités de tout le monde à le contenir : l’école, la famille, et y compris moi dans la thérapie (il avait entrepris de casser les choses dans le bureau, mon stylo, une lampe... !). J’avais proposé de déterminer à la fin du RV avec les parents la date du suivant. Cela avait ainsi constitué un bord, un contenant pour l’angoisse des parents (même si, dans la réalité, la fréquence des RV avec moi n’était pas modifiée) ; à partir de ce moment le comportement de l’enfant s’était spectaculairement amélioré et il n’avait plus été question d’institution spécialisée ni de scolarité aménagée. J’avais en outre envisagé avec eux les modalités de simple réparation des choses cassées dans mon bureau, sans la double peine d’une punition. Par les parents (en l’occurrence avec leur accord), j’avais remis à l’enfant (en lui disant que j’avais proposé à ses parents de faire comme ça et qu’ils étaient d’accord) la facture du remplacement de la lampe qu’il avait cassée ; les parents lui avaient donné l’argent (du « vrai » argent, pas un chèque), sans commentaire et sans punition.
James Gammill recommande également de faire preuve de souplesse lorsqu’il s’agit de prendre en compte les demandes des parents de changement d’horaires de séances, par exemple lorsque l’enfant va mieux et qu’il est important de reconnaitre l’importance de la vie sociale et familiale. Penser en termes d’ « attaque du cadre » peut être bien souvent une manifestation du prêt-à-penser analytique et faire partie de nos propres défenses contre- transférentielles.
« Une certaine souplesse par rapport aux changements d’heures de séances demandées par des parents pour des activités communes avec l’enfant, de temps à̀ autre, peut être utile, en favorisant chez eux le sentiment d’une alliance thérapeutique et en diminuant leurs angoisses transférentielles. Mais on doit éviter une collusion inconsciente avec un parent qui souhaite triompher du thérapeute et le rendre inutile, ou qui cache un désir d’attaquer le processus analytique par une telle demande » (p. 274)
La triple alliance est l’alliance que le thérapeute de l’enfant établit avec chacun des deux parents, mais aussi l’alliance entre les deux parents.
6) Déconflictualiser et dialectiser
Quelle est ici la spécificité de la place du père ? Elle est essentiellement d’être l’autre de la mère. Et c’est cette place d’autre, autre regard, autre rôle, autre son de cloche, que nous allons devoir être attentifs à̀ faire surgir, particulièrement quand elle a été effacée par une mère trop proche, trop omniprésente, trop « spécialiste » de l’enfant.
C’est bien souvent une surprise bénéfique pour les deux parents. Cela va nous permettre bien souvent de déconflictualiser les rapports des parents (en tant que parents, pas forcément en tant que personnes) et de créer une dialectique entre eux. Outre le bénéfice thérapeutique immédiat de relâchement d’un étau symbiotique, cela initie une véritable méthode de travail pour les difficultés de la vie : les parents vont également apprendre à rechercher et s’appuyer sur le point de vue « autre » de l’autre, et l’utiliser comme une aide pour penser. Nous allons ainsi donner une troisième dimension à des situations bien souvent posées en termes binaires : on pourrait dire que nous allons être alors l’agent d’une vision binoculaire. À condition que nous ayons la capacité nous-mêmes de nous méfier de notre tendance à l’interprétation trop rapide et de notre déformation, inhérente à notre formation, par la recherche omni prégnante de la pathologie.
Ainsi la maman d’Antoine demande à venir me voir seule avant le RV prévu pour les deux parents. Dans une situation de crise à l’école la maman, extrêmement angoissée, souhaite me parler de ses griefs contre le père qu’elle estime responsable de la situation actuelle, du fait de son indisponibilité générale, mais ici plus spécifiquement de sa fuite lorsqu’il est présent dans des jeux permanents sur son iPhone, iPad, et écrans divers, alors qu’on essaye de limiter Antoine sur ce point.
Je refuse assez tranquillement en lui proposant que nous en décidions lors du RV prévu pour les parents. On pourra dans ce RV sortir du « mauvais » écran, contre « bon » jeu de société, bonne mère/mauvais père, pour parler d’une sensibilité particulière de monsieur qui échappe à madame et qu’il pourrait partager avec ses garçons…, mais pas à l’heure des repas ou d’aide aux devoirs. Cela permettra aussi de parler des conflits qui viennent prendre la place de l’expression du sentiment de solitude de madame.
Remettre en mouvement une dialectique dans le couple, où le père est l’autre de la mère et différencié d’elle, me semble inscrire une perspective réversible. Peut-être pourrait-on dire que la différence sexuelle est la plus petite part de ces différences.
Il y aurait dès lors sur ce point une voie féconde pour le travail avec les couples homoparentaux.
Je trouve souvent assez simple de distinguer avec les parents ce qui se passe dans « la vie normale » et « ici » dans la thérapie. Cela permet aussi facilement de répondre aux questions sur ce qu’ils peuvent faire : par exemple, nous laisser la part des angoisses et ne pas lâcher, eux, un rôle éducatif et le partage des choses de la vie et de l’affectivité avec leur enfant. Cela s’avère souvent extrêmement salutaire pour les parents et a l’avantage de ne pas nous situer sur le même terrain, donc de diminuer la rivalité. Ainsi la maman de Tom m’a dit à quel point cela avait été un soulagement pour elle que je dise : « Laissez-moi m’occuper des angoisses et vous, vous occupez de la vie avec lui, travail, loisir, partage... ».
7) Problématiques actuelles
La clinique actuelle nous confronte à des entraves précoces lors de la mise en place des prémisses des processus de symbolisation, entravant gravement les capacités à se représenter la vie émotionnelle et à la communiquer aux partenaires affectifs. Il me semble que se dégage une problématique parentale typique de ces problématiques actuelles :
Le territoire vide : blanc de représentation
Les parents ne peuvent décrire les troubles motivant la consultation, ils ont peu de représentations et de souvenirs de l’enfant petit : lorsqu’on reçoit les parents seuls avant de proposer un rendez-vous pour l’enfant, on ne peut se faire d’idée ni de l’enfant actuel, ni de ce qu’il était plus petit. Cela me semble avoir une valeur quasi diagnostique de ces problématiques. Les parents ne peuvent souvent pas évoquer d’évènements de la petite enfance, et ne peuvent pas non plus raconter des moments précis du présent.
La rencontre avec l’enfant constitue souvent une surprise qui permet de prendre la mesure du « blanc » de représentation laissé par la consultation. Le travail avec les parents est alors obligatoire, on ne peut se contenter d’établir une alliance suffisante pour que le traitement soit possible ou maintenu. En effet nous avons à faire dans ces situations à des parents en « blanc de représentation », qui ne pourront remplir ce blanc sans aide. C’est l’ensemble de leurs capacités de représentation, tout au moins dans la part qui concerne la représentation de leur enfant, qu’on doit les aider à̀ reconstruire.
Le thérapeute de l’enfant est souvent le plus adapté pour ce travail d’accompagnement avec les parents, dans la mesure où il est celui qui partage une expérience émotionnelle avec lui. L’enfant, lui, pourra constituer la base de la communication avec les parents. Il n’est pas rare, y compris lorsqu’il y a un très réel travail de consultation qui se poursuit pendant la thérapie, que des choses très importantes puissent uniquement être dites au thérapeute de l’enfant, ou que des choses déjà dites ailleurs puissent prendre sens seulement à ce moment-là. L’ouverture d’une scène tridimensionnelle, dialectique, va permettre de reconstruire une épaisseur psychique défaillante.
Reconnaitre et nommer les sentiments : dé-confusionner
L’incohérence des parents sur un plan éducatif est une constante souvent comprise comme une « difficulté à mettre des limites », reproche souvent fait au père. Cette difficulté est en fait sous-tendue par leur propre difficulté à différencier les sentiments :
- la terreur de faire de la peine à l’enfant témoigne de leur difficulté à distinguer autorité et tyrannie, les amenant ainsi à ne pas tenir les interdits ou cadres qu’ils posent de façon sporadique. Exercer une autorité, c’est exercer une justice, sinon c’est l’arbitraire, l’incompréhensible et l’imprévisible : c’est la différence entre autorité et tyrannie. Dire : « j’ai réfléchi, tu as dû être fâché, ou tu n’as pas dû comprendre, ou tu as dû trouver ça injuste et tu avais raison », c’est donner un sens aux sentiments, les reconnaitre comme fondes, sensés.
- De même, leur difficulté à différencier l’expérience personnelle et sa nécessaire difficulté, de la souffrance psychique, les amène à une entrave systématique des capacités d’autonomie de l’enfant (on voit cela dès le plus jeune âge avec les bébés, lorsque les parents vont au-devant des désirs de l’enfant et lui donnent systématiquement l’objet qu’il convoite). Tout effort de l’enfant pour l’obtenir lui- même est confondu avec une souffrance insupportable, et lui est de ce fait épargné. L’enfant se trouve du même coup privé ainsi de sa capacité à faire ses propres expériences et à les élaborer.
- Une autre confusion fréquente entre angoisse de l’enfant (angoisse de séparation par exemple) et volonté de contrôle amène les parents à renforcer la toute-puissance de l’enfant.
Il m’arrive ainsi de raconter aux parents l’histoire de ce petit garçon sourd à qui, dans un conflit, son père avait expliqué le signe « être chef » : symbolisé par un geste d’épaulettes militaires, tout en se désignant lui-même du doigt, c’est une façon de dire « c’est papa qui est le chef et qui décide – pas toi ». Mais, le soir venu, le petit garçon multiplie les demandes au coucher, un verre d’eau, pipi, son ours en peluche, une autre chose encore, obligeant son père à des allers-retours incessants, jusqu’à ce qu’enfin le père manifeste un mouvement d’énervement : et le petit, triomphant, fait alors le signe des épaulettes..., en se désignant lui-même !
C’est une illustration du dicton : « c’est dans les détails que le diable se loge ». Une façon de dire qu’il ne suffit pas de faire des déclarations d’intention, il faut être cohérent, dans les détails ; c’est souvent à cela que nous aidons les parents. Faire apparaitre un problème de limite mouvante et un monde sans logique amène à s’interroger sur la rage de l’enfant contre un monde dont il ne comprend pas la logique et où il se sent soumis à l’arbitraire. Plus que de provocation et de conflit d’autorité, c’est souvent d’incompréhension qu’il faudrait parler. Arrivent alors sur le devant de la scène les conditions de vie des parents : le père travaillant en missions d’intérim, dont l’emploi du temps change tout le temps. La mère dont les horaires varient, ce qui a des conséquences quotidiennes sur l’allure des journées...
En conclusion
On pourrait dire qu’un père seul, ça n’existe pas, et que la place du père telle que je la conçois dans le dispositif thérapeutique suppose de travailler les territoires de chacun.
Nous allons dessiner une géographie différenciée des territoires et tracer des frontières. Un travail régulier avec les parents suppose de se centrer sur la différenciation des espaces psychiques pour que puisse se rétablir une communication sans trahison ni dévoilement. Concrètement cela passe par une explicitation et une différenciation :
- des espaces d’intimité entre le thérapeute et l’enfant, dont les contenus ne seront pas communiqués aux parents ;
- des espaces privés entre le thérapeute et les parents, qui ne seront pas communiqués à l’enfant ;
- des espaces privés éventuellement aussi entre thérapeute et mère et thérapeute et père ; espaces privés dont on va reconnaitre la légitimité et l’existence en ne donnant pas de RV à l’un des parents à l’insu de l’autre ;
- des espaces communs, qui feront l’objet d’une communication entre parents et enfants soutenue par le thérapeute.
Une place particulière est représentée par « ce que je pense » : je dis à l’enfant que je ne raconte pas aux parents ce qu’on fait ici, mais que je vais leur dire ce que je pense ; je le lui dis à lui d’abord..., et je lui demande aussi ce que, lui, il pense et ce qu’il pense de ce que je pense. Je lui demande aussi ce qu’il pense que les parents vont vouloir me dire, et s’il y a des choses qu’il voudrait que je discute avec les parents ; ensuite, après la rencontre avec les parents, je lui demande ce qu’il pense de ce que pensent les parents et que je lui rapporte. On aboutit à une grande complexité apparente : il s’agit de travailler sur les espaces de pensée (bien évidemment, je ne dis pas « tout » ce que je pense : mon espace de pensée m’appartient et je dis ce que j’estime utile).
Nous devons penser la question de la loyauté de façon plus complexe que dans les premiers modèles évoqués : il ne s’agit pas de ne pas voir les parents pour ne pas trahir la confiance de l’enfant, mais de voir les parents sans trahir la confiance de l’enfant, en ayant une conscience aussi claire que possible de ce qui appartient à chacun.
C’est un travail d’une grande actualité que nous devons apprendre dans une période dominée par les pathologies limites.
7 avril 2014