Quand on me pose la question : qu’est-ce qu’un père ? La réponse qui me vient à l’esprit est curieusement hétérogène. Un père c’est une incarnation d’un principe de Tiercéité (concept complexe d’André Green), mais c’est aussi un corps et une identité sexuée : un homme. Que le concept et la condition masculine ne s’accordent pas si facilement, cela me parait d’emblée important à souligner. D’ailleurs l’expression « masculin-paternel » n’émerge pas dans les discours des psychanalystes alors que son expression apparemment symétrique « féminin-maternel » a acquis droit de cité.
Mais commençons par les commencements. Nous sommes tous sortis du ventre d’une mère, cette mère est une femme. Le petit garçon a donc une femme, du « pas comme lui », comme objet primaire, la petite fille, la future femme, a une femme, du « comme elle » comme objet primaire. Les femmes sont continues disait Winnicott, pour elles, l’objet primaire n’est jamais perdu, pour le meilleur et pour le pire ! Les hommes doivent chercher hors d’eux même l’objet de leur amour primaire qui est toujours narcissiquement perdu, et c’est là la source d’un noyau mélancolique chez l’homme qui ne semble pas avoir beaucoup attiré l’attention. Devenir masculin c’est d’abord renoncer à s’identifier au féminin-maternel.
On ne se pose pas suffisamment la question du destin de l’identification primaire à la mère chez l’homme. L’idée d’une « désidentification » a été avancée mais elle est impossible. Nous savons grâce à S. Ferenczi que le moi ne peut pas renoncer à ce qu’il a introjecté. Dès lors on peut envisager deux issues « spontanées » à cette identification primaire : le maintien d’une identification inconsciente mélancoliforme à l’objet primaire perdu et une lutte contre cette identification par le moyen de défenses de caractère dirigées vers la femme comme substitut toujours décevant de la mère qui, elle, demeure idéalisée à l’extrême et consciemment « intouchable ». Ces défenses du moi dessinent les traits du machisme ordinaire objectal : bascule idéalisation/rabaissement, tendresse de type paternelle, réactions violentes à la frustration et à la perte, sexualité utilisée comme défense maniaque contre le risque mélancolique et le risque de castration. La troisième voie est à construire, et chaque homme d’aujourd’hui tente de s’y frayer un chemin !
De cette « situation anthropologique fondamentale », comme dirait J. Laplanche, on peut dégager de très nombreux aménagements psychiques plus ou moins heureux, plus ou moins douloureux, plus ou moins autoconservatoires, mais pas une infinité, car les différences corporelles et pulsionnelles, et les tensions narcissiques identitaires vont marquer des limites à la plasticité du devenir homme ou femme dans une civilisation donnée à un moment donné.
Dans tous ces aménagements, le père a une fonction différente mais a toujours psychiquement une fonction clef.
Puisque le père est un homme, je vais commencer par parler de la condition masculine et j’en viendrai ensuite au père, pour conclure sur la Tiercéité.
Mon expérience de superviseur et d’analyste des pratiques auprès de soignants travaillant en institution m’a ouvert les yeux sur le problème suivant : sans doute sous la pression de l’évolution sociale, la psychologie du garçon est de plus en plus mal comprise et, plus grave, de plus en plus mal admise.
La sexualité masculine dans la société d’aujourd’hui est criminalisée. Elisabeth Badinter, à propos de projets de lois sur la prostitution, s’exprime ainsi dans le journal Le Monde du 19/11/2013 : « Je ressens cette volonté de punir les clients comme une déclaration de haine à la sexualité masculine. Il y a une tentative d’aligner la sexualité masculine sur la sexualité féminine, même si celle-ci est en train de changer. Ces femmes qui veulent pénaliser le pénis décrivent la sexualité masculine comme dominatrice et violente. Elles ont une vision stéréotypée très négative et moralisante que je récuse ».
Ces messages de « haine » dont je pourrais multiplier les exemples dans la société actuelle, les adolescents garçons qui ont bien du mal à se construire, les reçoivent de plein fouet. Cela devient dramatique si les soignants imprégnés de Socius, comme tout un chacun, s’en font involontairement le relais.
Je rappelle que, à part l’anorexie, souffrance féminine s’il en est, toutes les pathologies psychiatriques graves de l’adolescence, (sans compter le taux de suicide effectifs et d’accidents graves) sont à dominantes masculines. Les adolescents garçons sont donc présents en masse dans les institutions de soin (hôpitaux de jour, Sessad etc…)
Le père, c’est donc d’abord un garçon, dont on vient de voir les fréquentes destinées tragiques. Le père c’est un homme biologiquement, corporellement masculin travaillé préconsciemment par deux angoisses spécifiques : être féminisé, être châtré. Si être féminisé apparait redoutable au garçon c’est qu’il s’agit en fait pour lui d’être poussé à s’annihiler dans les résidus de son identification primaire à sa mère des origines, dans un inceste psychique autodestructeur.
Que fait en effet spontanément et « faute de mieux » le garçon de son identification primaire à sa mère : il lutte contre, engageant une position pulsionnelle projective hyperactive, qui semble sans fin. Et les traits machistes les plus décriés témoignent de l’impossibilité ou de la difficulté à se passer de cette lutte sans risquer de se confondre avec son objet primaire. Le garçon alors a peur des femmes mais il cherche à leur en « remontrer » ! Sur le machisme ordinaire, Madame Christiane Taubira née à Cayenne qui a en a souvent été la victime dit dans une interview à un journal féminin, une chose très juste : « [dans ce machisme] j’y ai décelé comme une faiblesse et une détresse chez l’homme ». Je souligne le mot détresse, car cette détresse c’est pour moi le noyau mélancolique masculin (la perte narcissique de l’objet primaire), finement perçu derrière son organisation défensive.
Cette détresse peut générer une lutte maniaque et sexualisée contre le noyau mélancolique masculin. Retrouver à toute force des traces inconscientes érogènes, des morceaux du corps de la mère sur le corps de la femme, ce peut être un baume pour la perte du corps maternel. Notons que de la même façon que la défense maniaque contre la dépression est un retournement pulsionnel en son contraire (le haut, maniaque, s’opposant au bas dépressif, par exemple), le rabaissement de l’objet, qui renverse son idéalisation (élevé jusqu’au ciel/rabaissé plus bas que terre) relève du même mécanisme. Le renversement pulsionnel en son contraire inverse donc, dans le même mouvement, l’idéalisation idolâtre dont la femme fait l’objet et transforme le mouvement dépressif en défense maniaque. Mais cette séquence défensive est toujours à recommencer et alimente une oscillation maniaco-dépressive typiquement masculine comme en témoigne par exemple le jeu douloureux et, malheureusement aussi, la vie amoureuse et finalement le suicide du grand comédien Patrick Dewaere. Boby Lapointe, chanteur-compositeur populaire, nous fait entendre le noyau mélancolique masculin (le désespoir d’aimer) et sa défense maniaque (contrepèteries, calembours).
Venons-en à la seconde angoisse majeure chez l’homme : être châtré. Encore aujourd’hui, banalement et majoritairement chez mes patients l’identité masculine s’organise autour d’une angoisse de castration omniprésente qui tente de lier l’angoisse de mort.
Car le garçon, remarquons-le, corporellement, n’a rien d’autre qu’un petit pénis flasque au dehors, pas de trésor secret, de coffret à bébé et à fantasme bien caché au dedans. Tout chez le garçon est mis au dehors, dans un mouvement psychique de l’ordre de l’érection, du projectif-actif, l’homme est donc exposé à la castration et châtré le plus souvent puisque l’érection est toujours momentanée et fragile. « La bandaison, papa, ça se commande pas ! » chantait G. Brassens ! Remarquez l’appel au père censé donner de la puissance sexuelle au fils ! En outre, l’orgasme sexuel partagé avec une femme châtre l’homme, il perd son érection et il perd son sperme (parfois avec un cri de plaisir semblable à un cri d’agonie : la « petite mort »). Remarquons aussi que la satisfaction est toujours passivisante dans les deux sexes. En outre tout homme à la fin de sa vie assiste à sa propre castration progressive, (voyez le succès du viagra !) ce qui a sans doute pour effet de précipiter sa mort dans la dépression, pour peu que ses objets d’amour féminins aient disparu. Je rappelle que le nombre de suicides effectifs est trois fois plus important chez l’homme, avec un pic dans l’entrée dans la vieillesse.
Un homme âgé qui perd sa femme est un homme perdu.
Edgar Morin, le génial père de la pensée complexe, témoigne de cette problématique. Edgar Morin avait 10 ans quand il a perdu sa mère, alors qu’il approche de ses 90 ans il perd sa femme : Edwige. Pour en faire le deuil, il écrit un beau livre uniquement consacré à elle et à leur lien : « Edwige l’inséparable ». Un deuil en cache toujours un autre et c’est le deuil de sa mère qui est aussi remis en chantier. Ce deuil avait été entravé par les mensonges de son père qui n’avait pas voulu lui dire qu’elle était morte. Il parvient à se dégager de son « inséparable » et à plus de 90 ans retombe amoureux. Il confie dans une interview :
« J’éprouve d’ailleurs actuellement un sentiment amoureux pour quelqu’un, mais ce nouvel amour n’effacera pas celui pour Edwige. […] En fait, c’est une chose mystérieuse, mais je suis un éternel amoureux. C’est à la fois ma pathologie (la perte de ma mère a créé un vide absolu) et ma santé (l’amour est la santé de l’âme). Parfois, je me dis qu’il s’agit d’une sorte de maladie. Mais, finalement, je crois que je suis un être très simple et normal. Car il faut aimer, aimer encore. »
Il y a dans la générosité de la pensée de Morin, le même amour que pour les femmes : c’est à la fois un homme pulsionnellement « ordinaire » et un être humain pensant exceptionnel qui donne généreusement sa pensée.
Celui qui voudra entrer dans les logiques corporelles et pulsionnelles masculines pourra lire avec profit le « Journal d’un corps » de Daniel Pennac. Qu’on aime ou pas l’univers du romancier c’est un témoignage (romancé) indispensable sur la condition corporelle et pulsionnelle masculine, avec son cortège de honte, d’angoisse de mort et de castration. (Gallimard, 2012)
Les autres angoisses masculines et notamment toute la gamme des angoisses de mort du moi sont communs aux deux sexes. La femme on le sait souffre d’autres angoisses corporelles : par exemple d’angoisse d’intrusion…
Pour devenir père, l’homme va devoir élaborer ces deux angoisses spécifiques et les réduire. L’époque actuelle, de ce point de vue, est difficile pour les hommes, comme le reconnait désormais E. Badinter mais n’est pas totalement négative. Socialement si l’adolescent garçon d’aujourd’hui banalement névrosé se sent criminalisé de par sa sexualité, le père se voit promu à un rôle plus tendre que je crois positif pour l’homme et pour ses enfants. De nouveaux idéaux sociaux allègent l’homme d’une mission surmoïque impossible : être toujours le plus courageux, le plus fort, le plus actif, faire la guerre sans une larme et sans regrets etc., etc… Mais cette « humanisation » du surmoi masculin moins « impersonnel » (Freud, J.-L. Donnet) désormais, peut avoir des conséquences inattendues. Ainsi l’armée américaine a perdu en 2012 davantage d’hommes des « forces spéciales » par suicide qu’au combat ! Chez le garçon, le retour sur soi mélancolique de la violence n’a pas fini de s’accentuer. Rappelons que la force physique du garçon étant devenu presque inutile, non seulement il ne peut plus en être fier mais il se doit de l’inhiber et de la retourner contre lui-même. Ainsi un garçon adolescent revient à sa séance avec la main bandée : il a donné un coup de poing dans une porte (et l’a cassée) pour protéger son objet de haine et d’amour : son père. Chez les adolescents psychotiques hospitalisés, il n’est pas rare de les voir se frapper la tête contre un mur. Ici encore, dans le film « Série noire » une scène, filmée en plan large et en continu, peut servir d’illustration : Patrick Dewaere, qui a refusé de se faire doubler, se jette la tête la première sur la porte de sa voiture avec une incroyable violence, après avoir fait mine de s’en éloigner !
Évidemment plutôt que de lutter contre la féminisation et la castration, d’autres solutions existent pour l’être masculin.
Pour l’homme d’aujourd’hui se proclamer châtré à l’avance par lui-même dans une fantasmatique masochiste, peut constituer un soulagement. Par exemple (et je n’invente rien) déclarer à sa femme après 30 ans de mariage et trois enfants que, finalement, il préfère les hommes jeunes et virils qui le sodomise en lui frappant les fesses ! Mais l’homme peut aller plus loin, il peut se dire imaginairement féminisé tel Schreber pénétré par les ondes divines d’un père fou, ce peut être une solution…psychotique celle-ci.
Chez l’homme il y a une peur de faire mal à l’objet féminin maternel avec sa sexualité. Il craint souvent, poussé par la force de son désir d’avoir endommagé son objet d’amour avec son « dard ». Un de mes patients adolescent était persuadé d’avoir fait mal à sa première petite amie : lors de leur premier rapport sexuel elle avait gémi. Il ne pouvait pas imaginer que c’était peut-être des gémissements de plaisir. L’ayant perdue il n’avait pu trouver à cette perte insupportable qu’une solution psychotique : dans son délire, il était devenu lui-même son objet perdu meurtri : une femme. Il ne savait plus s’il était un garçon ou une fille ! Pour conserver son objet perdu il s’était perdu lui-même, il avait sacrifié son identité masculine ! Il s’agit bien là d’une solution psychotique à la problématique mélancolique masculine.
Pour l’homme d’aujourd’hui, ne plus lutter contre l’identification primaire à la mère, devenir plus ou moins une femme, ce peut donc être une solution. Nous voyons là pointer une gamme de petites et de grandes solutions perverses ou psychotiques qui dans un premier temps soulagent mais qui ont un prix à payer pour les hommes concernés d’abord, pour les femmes et la société. L’intégration plus complète de la bisexualité psychique tout en maintenant les différences identitaires est certainement une solution dont les femmes parlent facilement (cela va dans le sens de leur épanouissement spontané) mais dont on ne mesure pas chez l’homme la complexité et la difficulté.
L’adolescent, l’homme jeune, doit gérer un désir qui peut être « hormonalement » impérieux. Rappelons que si nous naissons fille XX ou garçon XY, les caractères sexuels secondaires masculins sont acquis par une production d’hormone mâle considérable qui transforme le fœtus « fille » en garçon. La fille ne subit pas cette transformation elle poursuit en ligne droite son développement. Là encore les femmes sont continues.
Il y de la violence dans la transformation hormonale du garçon, dans ce shoot aux testostérones, qui repart de plus belle à la puberté. Puberté, soit trop inhibée, soit trop rapide et « débordante ». En institution, Sessad, hôpitaux de jour, l’agitation motrice des garçons est le symptôme actuel le plus mal compris et le plus mal soigné, comme si leur « ça » ne parvenait qu’à une expression motrice active et défensive de toute passivité, assimilée à une féminisation, à un retour dans le ventre de la mère. Ces garçons ont peur des femmes et ils trouvent en face d’eux une majorité de femmes soignantes qui faute de possibilité d’identification sexuée immédiate et de formation adéquate peinent à les comprendre et à les soigner. Cela devrait inquiéter, idem dans l’enseignement primaire !
L’agitation est aussi une expression de la défense maniaque, une lutte contre l’inertie et le vide la dépression. Chez le jeune garçon, le calme nécessaire aux sublimations peut être assimilé à un vide dépressif angoissant qui viendrait se remplir de sentiments tristes insupportables. Ces petits garçons répriment énormément leurs affects vécus comme trop dangereux. De la même façon et pour les mêmes raisons, ils ont peur de penser leurs pensées. Au-dedans que vont-ils trouver ? Leur objet maternel perdu ? Ou alors…, rien ! En tous cas pas de boite à bijoux où déposer fantasmatiquement des enfants du père comme peut l’imaginer la petite fille. Il leur faut de toute pièce construire un lieu réceptacle purement psychique sans support fantasmatique corporel et pulsionnel : les soins psychiques doivent les y aider.
Chez les petit garçons agités le seul système auto-soignant consiste à extérioriser, par la motricité l’acte et la projection, les tensions douloureuses, et à réprimer les affects ressentis dans le corps. Il leur faut régler le problème interne au dehors, dans des analogons dans le monde réel.
Dans presque tous les cas, les soins doivent être à dominantes progrédientes, la régrédience s’avérant trop terrorisante et évoquant pour eux la féminisation. Il est nécessaire de les aider à s’ouvrir à d’autres systèmes défensifs plus intériorisés.
Je viens de proposer quelques pistes pour comprendre la condition masculine, en voici une autre. Le manque d’espace psychique élaboratif chez le garçon, peut être rapproché d’un oedipe enserré dans un espace intrapsychique et interpsychique trop étroit : ça passe ou ça casse ! Alors que chez la fille la potentialité d’un changement d’objet ouvre un espace psychique complexe propice au fantasme et à l’élaboration. L’Œdipe masculin « étouffant » conduit soit au mutisme, soit au dégagement par le passage par l’acte.
Quoi qu’il en soit de la complexité des causalités, des pistes thérapeutiques existent : pour les psychothérapies verbales des grands silencieux et des « psychophobes » (J.-L. Donnet), la technique de Pierre Mâle (technique qui relève de la capacité de rêverie selon Bion); pour soigner l’agitation motrice, les médiations thérapeutiques à base progrédiente, permettant d’ouvrir, une fois l’excitation liée, à la voie régrédiente.
Prenons un exemple de soins progrédients, je l’emprunte à une art-thérapeute animant un atelier d’art-thérapie dans un Sessad.
Il s’agit d’un petit garçon en période de fin de latence, extrêmement agité, dit violent, jetant et cassant des objets, courant dans tous les sens incapable de fixer son attention et manifestant du mépris et du rejet pour tout ce qu’on lui propose surtout si cela vient des femmes, très majoritaires dans cette institution. L’art-thérapeute parvient à l’apprivoiser en lui proposant de construite avec des outils et des matériaux en bois une maison. Je passe sur la difficulté à y parvenir (cette jeune femme est une thérapeute née !)
La maison déjà bien avancée l’excitation du garçon se lie au transfert et à l’activité de construction progrédiente. L’art-thérapeute voit alors apparaitre un mouvement régrédient : le climat de travail est très différent le garçon est calme et demande de l’aide pour construire… une gouttière. Le petit garçon veut ajouter une gouttière au toit, un tuyau de descente et un réservoir réceptacle pour l’eau de sa maison. L’ambiance change du tout au tout, au lieu de rejeter l’aide de la femme-mère avec mépris il l’appelle au secours. L’art thérapeute troublée, touchée par ce changement, l’aide avec délicatesse et elle apprend dans la foulée que le petit garçon est… énurétique ! Elle ne le savait pas !
Voilà donc un micro-exemple de soin réussi de l’agitation motrice, les médiations thérapeutiques à base progrédiente, ouvrent, une fois l’excitation liée, à l’émergence inattendue de la souffrance via un mouvement –relativement- régrédient et à l’expression projetée au dehors d’une demande transférentielle : maman aide moi à contrôler mon sphincter, accepte que je sois fier de mon zizi et que je n’ai plus honte de ce fait-pipi etc…
Pour les deux sexes, « l’alternance de mouvements de progrédience et de régrédience est garante de la vie psychique et somatique », m’a écrit Michel Fain, et j’ajouterai est engagée aussi dans toute thérapeutique. Ces deux mouvements –de progrédience et de régrédience- doivent se tisser ensembles.
Revenons à la difficulté d’être père aujourd’hui.
Le père d’aujourd’hui, c’est cet homme invité à accueillir le bébé à peine sorti du ventre de sa femme dans l’ultime effort de l’expulsion, coupable encore de la faire souffrir en l’ayant engrossée. Il n’y a pas d’instinct maternel, mais encore moins d’instinct paternel et c’est le retournement passif-actif de la façon dont lui-même a été porté par sa mère qui va permettre au père de savoir porter un bébé pour le calmer. La mise à jour par retournement passif-actif de ce potentiel refoulé a un prix : un retour du refoulé des identifications primaires à sa mère, source d’angoisses incestuelles et de féminisation. Chez l’homme, une reprise de ses identifications maternelles-féminines est donc à l’œuvre dans le processus du devenir père aujourd’hui. Le retour des traces de ses identifications à la mère des origines va exiger une élaboration encore plus difficile que celle liée à l’inhibition de la puissance physique pour l’intégrer à son identité masculine-paternelle. C’est une difficulté, mais c’est aussi une chance pour l’homme d’apprivoiser son identification primaire au lieu de ne faire que la combattre dans des comportements machistes.
Devenir père devrait permettre de diminuer l’angoisse de castration : le bébé est le fruit -aussi- de la puissance sexuelle masculine mais on l’oublie trop souvent.
Le père, en tant que tiers, est un principe fragile, une construction, qui dépend beaucoup de l’investissement amoureux de sa femme. Rien de plus facile pour un fils de disqualifier son père, avec l’appui de sa mère, pour ne pas avoir à s’y « mesurer ».
Le père, c’est encore deux pères : le père de sa fille, le père de son fils.
Le père de son fils se voit convoquer dans la lignée identificatoire de son père, de son grand-père et de son arrière-grand-père, il tente de se positionner au mieux en s’appuyant sur ses ascendants. S’il ne le peut pas, il va faire porter à son fils un devoir de reconstruction. Il va « construire » du père au lieu « d’être » le père, et son fils sera prié de le faire père et de le ménager.
Les pères démiurgiques existent toujours, ils prennent aujourd’hui plutôt les traits du pervers narcissique, d’une « armée du bien » que du méchant ogre, mais c’est une imago que je rencontre souvent chez mes jeunes patients, garçons ou filles. Le principe de liaison prime le principe de plaisir affirmait fermement André Green. C’est-à-dire : mieux vaut être lié à un père démiurgique dans la douleur, que, à pas de père du tout !
Mais ces pères de l’Ubris génèrent aussi des psychoses comme le père de Schreber, ou le père du grand peintre Gérard Garouste. Garouste dont les crises maniaco-dépressives démarraient à chaque fois qu’il devenait le père d’un fils ! Pourtant dans les pathologies limites ou psychotique du garçon, ou la lutte désespérée contre le père démiurge est au premier plan, il y a aussi une mère toxique. Chez Garouste qui, dit-il, est « né du néant », il y a dans l’ombre une mère qui ne « survit pas », s’efface elle-même, fait des chantages au suicide, qui n’est jamais allée voir son fils à l’hôpital psychiatrique etc… Le magnifique livre de Garouste « L’intranquille » témoigne des transformations des imagos du père dans l’esprit du fils et d’un ultime apaisement. Car ne l’oublions pas, quand nos patients nous parlent de leurs parents, il s’agit inéluctablement de leurs constructions imagoïques ce qui ne veut pas dire que ce ne soit pas « vrai ».
Vous voyez que, même chez Garouste, où la lutte avec le père est classiquement au premier plan, sa mère est partie prenante de sa psychose. Le problème est donc toujours complexe et le référentiel œdipien qui engage les deux parents dans la tête du patient toujours de mise. Pour ma part je soutiens dans l’esprit de l’enfant et de l’adolescent la place psychique des deux parents. Quelle que soit leur psychopathologie, l’enfant, l’ado, est obligé de « faire avec » ses deux parents, il n’y pas de solution de rechange !
Si le complexe d’œdipe du garçon est très condensé dans l’amour-haine du père, l’œdipe de la fille dans ses efforts de dégagement de l’identification primaire et d’engagement dans d’identification secondaire à sa mère, au contraire, n’en finit pas de finir. Le passage par l’amour du père laisse du temps et donne de l’espace psychique à la fille. Mais dès lors : comment se dégager de l’amour du père ? Cette temporalité longue éclaire peut-être les psychoses tardives de la femme alors que celles du garçon débutent majoritairement à l’adolescence.
Banalement, dans le registre névrotique, le père de la fille, c’est le père de l’amour hétérosexuel et des risques séducteurs. La place du père dans le complexe d’œdipe est fondamentalement différente dans les deux sexes. Pour la fille, il y a un changement d’objet, la fille s’éloigne de sa mère par amour du père, le fils par peur du père. Pour se dégager de sa mère, la fille doit passer par l’amour du père pour finir par s’en détourner. La fille de F. Jacob, l’éditrice Odile Jacob, nous fournit un superbe exemple d’un tel mouvement œdipien créateur.
Sa mère, une artiste, est morte, son illustre père, prix Nobel de médecine, toujours trop absent, lui donne un magnifique livre : « La statue intérieure ». Elle déplace cet amour pour son père et donne la parole à d’autres grands hommes, construisant une collection originale et pérenne dans un processus de tiercéisation et d’objectalisation.
Dans un complexe d’œdipe classique la destructivité s’exerce sur les objets du même sexe, sur les objets des identifications, sur les objets miroirs : le fils sur le père, la fille sur la mère. L’enfant, l’adolescent doit pouvoir se voir dans son objet miroir secondaire, assimiler le modèle du même sexe et dans le même mouvement le détruire symboliquement pour ne pas s’y trouvé aliéné. Sur l’autre rive, comme y insiste Winnicott, les parents doivent survivre intacts à cette destructivité. Tout ça n’est pas une mince affaire… !
Clare Winnicott, a dévoilé un fragment autobiographique ou Donald Winnicott malade, imagine sa propre mort : « … Il [Donald] poursuit en expliquant combien il est difficile pour un homme de mourir quand il n’a pas eu de fils pour le tuer imaginairement et lui survivre – « fournissant ainsi la seule continuité que les hommes connaissent. Les femmes, elles, sont continues. »
Relisez aussi l’émouvante lettre de Freud à R. Rolland. Freud a dépassé son père en tout, il a réussi à le « tuer » et dans ce beau texte il découvre en lui un mouvement d’amour tendre pour son père : un véritable et rare moment de position dépressive visant le père : le père aimé devient le même que le père haï.
Et puis finalement le mouvement d’affirmation du Moi doit permettre à tout un chacun de tuer symboliquement ses deux parents pour s’en dégager ! Peu de nos patients y parviennent ! Il faudra parfois attendre comme Freud la mort réelle des parents. Temps d’élaboration ultime, de la culpabilité, mais libération définitive en attendant notre propre mort, qui est là maintenant, visible à l’horizon et excuse le meurtre imaginaire : « le prochain c’est moi ! ».
Dans une vision psychosociologique on parle de père trop fort, trop rigide, ou trop faible trop permissif, mais dans les deux cas c’est la conflictualité œdipienne comme dynamique contenante, tiercéisante, organisatrice de la séparation-individuation d’avec la mère, qui est mise à mal. L’œdipe est le réceptacle, le théâtre d’un jeu conflictuel qui permet des déplacements et des inversions. Préserver un parent, attaquer l’autre, inverser le conflit, les mettre ensemble, les séparer, jouer à aimer et à haïr, jouer à différencier et à lier les mouvements du désir et ceux de l’identification. Mais surtout explorer la conflictualité comme une valeur positive. Une des tâches du père c’est d’instituer un conflit possible, un conflit porteur, un meurtre symbolique possible dans l’espace triangulé de l’œdipe. C’est une tâche difficile que nous retrouverons dans les psychothérapies psychanalytiques.
Le suicide du père est un évènement terrible pour les deux sexes, la possibilité d’un jeu conflictuel tel que je viens de le décrire est alors totalement abolie. Mais là encore les solutions psychiques trouvées portent la marque de l’œdipe.
Par exemple : un fils, jeune adolescent, est dévasté par le suicide de son père, le garçon fait un épisode dissociatif prépsychotique qui nécessitera un long travail analytique, souvent repris, au bord du gouffre, mais il s’en sortira créativement. Au moment même où adolescent il était dans le mouvement psychique de tuer symboliquement son père, son père ne survit pas, il se tue. Le garçon croit que son père s’est tué à cause de lui (ce qui n’est malheureusement pas psychiquement faux !). La fille plus âgée, majeure, réagit différemment, elle se marie précipitamment avec un homme de l’âge de son père auquel elle s’aliène : réparation fantasmatique par l’amour, elle sent qu’elle n’a pas assez aimé son père pour qu’il survive.
Mais au-delà du père réel et de l’infinité de ses aléas, du côté du père symbolique, peut-on tout de même dégager un principe paternel des immenses variations auxquelles il est conjugué ?
La Tiercéité dans la conception d’André Green peut prétendre à subsumer un principe paternel dans la mesure où le père est toujours l’autre de la mère, seul à même de servir de support au déplacement qui dégage l’enfant et la mère du lien duel en miroir, nécessaire à sa naissance psychique, mais pas suffisant pour lui ouvrir le monde. Mais la Tiercéité est plus qu’un principe paternel. André Green parlait d’une triangulation généralisée avec tiers substituable, qui agirait à la fois dans le monde objectal et se déposerait dans les structures de pensée et dans le transfert sur l’analyste.
Le père n’incarne pas toujours la fonction tierce. En pratique quand un père et son fils entrent dans des conflits violents le père ne représente plus la fonction tierce, une tierce personne est nécessaire, ce peut-être la mère. La fonction tierce n’est pas sexuée, et n’est pas réductible au père réel, c’est pour moi une fonction de déplacement et de substitution. En psychanalyse la Tiercéité permet une dérive permanente du transfert comme il y a une dérive tiercéisante de la parole associative…
Dans mes principes d’écoute, la fonction tierce a toute sa place. J’ai mis en valeur deux grandes tendances dans mon écoute : l’accueil des investissements narcissiques du patient et la fonction tierce. D’une main j’accueille pleinement les investissements narcissiques du patient : c’est lui, c’est de lui, c’est à lui, ça ne se discute pas ! J’entre dans ses logiques, je les fais miennes. J’accepte d’être imprégné de lui, jusqu’à me laisser modifier par lui pour le comprendre de l’intérieur, j’entre en continuité hallucinatoire avec lui. En un mot, je mets au travail une écoute « maternelle » introjective : le patient et moi sommes faits de la même pâte. Au plus près de cet axe d’écoute, je me déplace légèrement, un pas de côté, un dégagement, c’est cela la fonction tierce de l’écoute, et j’engage mon second principe d’écoute d’essence paternelle que je manie de l’autre main. L’un ne peut pas aller sans l’autre et c’est le maniement des deux principes qui permet les mouvements de conjonction transférentielle (« l’analyste est comme moi » se dit le patient), et les mouvements de disjonction transférentielle (« l’analyste n’est pas comme moi ») une des bases du processus analytique.
Mais avant d’être père faut-il pouvoir aimer. Pour l’adolescent, le jeune garçon ou la jeune fille qui s’éloigne psychiquement et physiquement de ses parents, l’émergence de l’Espoir d’aimer et d’être aimé est une condition sine qua non pour que sa métamorphose puisse s’accomplir. Quand on sait qu’aimer suppose de tenir ensemble : excitation, idéalisation, tendresse et que ces trois tendances s’opposent, on ne s’étonne plus de la difficulté d’aimer, dans les deux sexes.
- L’excitation menace de rabaisser l’objet idéalisé en le réduisant à « ça » et menace l’objet « total » fragile avec sa « coloration » sadomasochisme.
- L’idéal ne veut pas que l’excitation se sexualise, il veut purifier l’investissement, l’arracher aux vécus corporels. C’est la solution de l’ascèse.
- La tendresse, fruit de la position dépressive est menacée par la dépression, et nous ne sommes pas égaux devant la dépression : la tendresse peut se mélancoliser.
Perlaborer ces trois tendances, les intriquer, est donc l’affaire d’une vie !
Remarquons pour conclure que l’espoir d’être compris et en dernière analyse aimé selon le modèle du courant d’investissement tendre désexualisé, fait partie du transfert de base, comme le dit Catherine Parat, de toute psychothérapie psychanalytique. Ce qui laisse entendre que la neutralité analytique ne saurait être de l’indifférence mais bel et bien gagnée sur une indispensable « présence sensible » du psychanalyste. La nécessaire rigueur ne doit pas être confondue avec de la raideur !
Conférence d’introduction à la psychanalyse,
18 décembre 2013