En exergue, je souhaite citer Jean Cournut (Épître aux Œdipiens, Épîtres, P.U.F., 1997) :
« La situation est tragique […] Il s’agit de la situation œdipienne : il y a trois personnes. Deux sont de la même génération : pas la troisième. Deux ont le même sexe, pas la troisième. L’une, la mère, a un contact physique obligé avec chacune des deux autres, le père, l’enfant, alors que ceux-ci n’en ont pas obligatoirement entre eux. »
À cela, et l’on n’y insistera jamais assez, s’ajoute le fait qu’à la dimension sexuelle (psychosexuelle) et incestueuse de l’Œdipe il y a aussi une dimension meurtrière : les vœux parricides et les vœux de mort…, dimension sur laquelle S. Freud ne cessera d’insister tout au long de son œuvre et ceci jusqu’à la fin (Moïse et le monothéisme, 1939).
Je rappelle ce qu’il écrivait à W. Fliess dans sa célèbre lettre du 15 octobre 1897 (lettre 145), après avoir évoqué la « force saisissante » de la tragédie de Sophocle – Œdipe Roi – et son « drame du destin » : « Chaque auditeur a été un jour en germe et en fantaisie cet Œdipe, et devant un tel accomplissement en rêve transporté ici dans la réalité, il recule d’épouvante avec tout le montant du refoulement qui sépare son état infantile de celui qui est le sien aujourd’hui. »
Le complexe d’Œdipe
Aujourd’hui, on ne saurait rendre compte du complexe d’Œdipe différemment de la manière dont on faisait autrefois à la fois en tant qu’organisation psychique inconsciente et structure organisatrice des rapports entre les désirs et les identifications.
Un exemple clinique, donné par S. Freud, dans la section intitulée « L’analogie » dans Moïse et monothéisme (1939) qui exemplifie la question du destin du Complexe d’Œdipe après un traumatisme narcissique lié à une « menace de castration » [je résume ici ce que S. Freud propose au lecteur] :
« Un petit garçon qui partageait la chambre de ses parents avait eu à de nombreuses reprises l’occasion d’assister à leur scène primitive (bruits inclus). Cela l’excitait et entraînait des pollutions spontanées, des insomnies et une sensibilité aux bruits nocturnes. Non seulement le patient se masturba, mais il manifesta son excitation par des agressions de type sexuel sur sa mère (identification au père) ; il s’ensuivit l’interdiction maternelle de se « toucher », et la menace d’en parler à son père qui le punirait en lui coupant son « zizi ». Tout ceci entraîna un « traumatisme » chez l’enfant qui renonça alors à se masturber, mais il changea de caractère car, au lieu de rester actif/agressif, il opta pour un comportement passif vis-à-vis de sa mère et « d’enfant battu » attendant des corrections de son père (équivalent sexuel : identification à la mère dans la position d’une femme maltraitée). Dès lors, il s’accrocha à sa mère comme si elle lui permettait de se protéger de la castration paternelle. C’est dans cet état d’esprit et avec un complexe d’Œdipe inversé, qu’il aborda la phase de latence… Dès son entrée dans la puberté, il se mit à craindre une impuissance sexuelle, son pénis ayant « perdu sa sensibilité ». Il s’ensuivit un onanisme alimenté par des fantasmes sado-masochiques (traduisant sa haine furieuse contre son père) et une insubordination pouvant aller jusqu’à une autodestruction. Ultérieurement, ses capacités professionnelles s’avèreront décevantes et il entretiendra des relations conflictuelles avec ses supérieurs : après la mort du père, il se marie et devient tyrannique, despotique, brutal (par identification à l’agresseur, liée au retour du refoulé). [Cela va le conduire à organiser ce que l’on appelle une « névrose de caractère »].
Le Complexe d’Œdipe a été, et demeure, l’un des modèles psychanalytiques fondamentaux tant du point de vue structural qu’historique, synchronique que diachronique. C’est la place qu’il a dans les diverses organisations psychiques, même si la classique « névrose » [qui donne lieu à une « névrose de transfert »], laquelle en installe la pertinence n’est plus en position centrale dans la psychopathologie contemporaine.
En effet, aujourd’hui ce sont les questions clinico-théoriques concernant les états dits « limites », les perversions, les psychoses et les psychosomatoses, etc., qui soulèvent de l’intérêt et ont déplacé celui-ci du côté : 1) des étapes dites « primitives » du développement libidinal, 2) du narcissisme, et 3) de l’archaïque.
Il faut reconnaître que les cliniques dites « contemporaines » [en d’autres termes tout ce qui renvoie au registre des « non-névroses »] ont alerté les psychanalystes sur le risque de réduction de la complexité due à l’hétérogénéité du psychisme si l’on ne devait s’en tenir uniquement qu’aux interprétations en rapport à ce « cadre tout fait » [« l’Œdipe, l’Œdipe, …rien que l’Œdipe »…, prônait-on à une époque] et sur l’arbitraire possible d’une référence à « l’œdipification à tout prix », ce qui conduirait alors au risque d’élaborations renvoyant à un système essentiellement « dogmatique ».
Donc, depuis longtemps, nombre de psychanalystes ont insisté sur les ravages causés par des interprétations en termes uniquement œdipiens d’un matériel de nature différente, ce qui conduit alors au risque d’un traitement qui ne serait pas en mesure de permettre le développement des multiples modalités de compréhension d’un fonctionnement psychique en souffrance d’altérité.
La question centrale qui concerne l’Œdipe, et sa pertinence en tant que modèle, revient ainsi, aujourd’hui, à son utilisation pour introduire de l’intelligibilité et du sens dans les manifestations de l’inconscient tel que celui-ci peut être compris par les psychanalystes freudiens.
Du fait de la dialectique entre sa forme directe et sa forme inversée (homosexuelle), la force organisatrice de l’Œdipe, qui induit la question des identifications et des relations d’objet, est un « attracteur » (M. Ody) dans tous types de fonctionnement psychique. De ce fait, il permet de tendre vers un niveau supérieur de fonctionnement (lequel, par ailleurs, « peut-être un des buts de la cure psychanalytique », B. Brusset).
En réalité, le complexe d’Œdipe dans ses différentes dimensions a pour les analystes (du fait de leur propre analyse et de leur pratique analytique) un statut d’évidence : il est pour eux « l’alpha » et « l’oméga » du déterminisme inconscient dans les choix d’objet, dans les avatars des liens d’amour et de haine, dans les effets de la perte et dans les identifications, donc dans les rapports identitaires à soi et à l’idéal dans la dimension hétérosexuelle et homosexuelle (Œdipe positif et négatif, direct et inversé, dominant et récessif).
De telles évidences sont passées dans la culture [non sans la banalisation qui en fait une grille de lecture toujours valide d’une manière ou d’une autre]. Le complexe d’Œdipe, dans une utilisation herméneutique, devient ainsi un moyen de « mise en tension », tant lorsque l’on est en présence d’une narration (d’un récit) que d’une biographie.
Historiquement, les échecs de la cure type [1914, L’Homme aux loups ; 1926 : La suite de la cure de l’Homme aux loups, par Ruth Mac Brunswick] ont été le point de départ de la description des « états non-névrotiques » (peu susceptibles de développer une sacro-sainte « névrose de transfert ») lesquels sont venus au premier plan des interrogations concernant aussi bien la psychopathologie que la pratique psychanalytique.
Est-ce à dire que le modèle de l’Œdipe devrait être supplanté par celui de l’élaboration de la « position dépressive » ? ou par celui qui concerne la « réparation du Self » (instance narcissique) ? ou, encore, par d’autres modèles plus récents, tels que ceux qui renvoient non seulement au négatif, mais au « négatif du négatif » ?
La référence dogmatique à l’Œdipe s’inscrirait-elle alors dans l’effet d’un conservatisme aveugle ?, ou plus simplement ne relèverait-elle relever que de l’effet d’une pratique limitée aux bonnes indications de la psychanalyse ?
Telles peuvent donc être les questions qui se posent…
Depuis l’établissement de l’Œdipe comme noyau organisateur du fonctionnement psychique par S. Freud, certaines limites concernant ses propositions sont apparues [1]1. Ainsi l’introduction par M. Klein de l’Œdipe précoce (ou archaïque), dès 1927, a joué un rôle majeur et la discussion de ce modèle reste d’actualité (Julia Kristeva, par exemple, parle d’ « Œdipe prime » et d’ « Œdipe bis »). L’Œdipe est aussi un enjeu essentiel en ce qui concerne l’organisation chez la fille de l’organisation du féminin et du maternel (F. Guignard). On a aussi parlé de prototype « d’Œdipe dans le primaire » (P. Aulagnier), d’ « Œdipe originaire » (C. Le Guen) et de « violence fondamentale » (« ou toi – ou moi ») qu’il révèle (J. Bergeret), etc.
Ceci permet de rappeler les conceptions de trois auteurs français, qui font autorité :
A) selon J. Lacan, l’inceste fondamental est l’inceste de la mère avec son enfant, dans un triangle préœdipien mère – enfant - phallus. Le père procéderait à la « coupure », par l’interdit de l’inceste et la Loi.[2]2
B) Pour J. Laplanche [comme pour J. Lacan], l’Œdipe est un mythe parmi d’autres, étroitement tributaire de notre culture marquée par la théologie. Le mythe d’Œdipe serait une aide à la traduction des « signifiants énigmatiques » qui dans l’inconscient refoulé du sexuel infantile résulte des effets intrapsychiques de la « séduction originaire ».
C) A. Green a insisté sur le fait que l’Œdipe, historique et structural, doit être considéré comme un modèle dont nous ne connaissons que des approximations, ajoutant que l’on a affaire non pas à un triangle « fermé », mais à un triangle « ouvert ». J’ajouterai, pour ma part, que celui-ci (le triangle) est rarement, pour ne pas dire exceptionnellement, isocèle…
Œdipe et cliniques non-névrotiques [et/ou dites contemporaines]
Dans la clinique des organisations « non-névrotiques », l’Œdipe ne semble plus avoir tout à fait la même place. Les théories qui intéressent ses capacités non organisatrices interrogent à la fois (parmi bien d’autres) : l’absence ou l’insuffisance de la symbolisation, les rapports antagonistes du narcissisme et des objets, les difficultés à la création d’un espace transitionnel, les problématiques du lien et de la séparation mère-enfant (symbiose), la fantasmatique structurante de la scène primitive, la capacité à supporter l’exclusion, le deuil, la dépression ainsi que la prédominance de la destructivité, du narcissisme négatif par insuffisance du travail du négatif, etc. [3]3
La question s’est donc trouvée déplacée du côté des conditions qui complexifient l’organisation œdipienne, ceci du fait qu’il semble que l’obstacle essentiel soit lié à la difficile transformation des triangulations primaires, dans leurs rapports à l’objet – notamment l’élaboration de la différence entre « bon » et « mauvais » objet –, en différence sexuelle entre le père et la mère, condition même de l’Œdipe.
Comme annoncé plus haut, on a de plus en plus affaire aujourd’hui à la pathologie des « limites » : limites entre soi et autrui, entre penser et agir, entre réalité psychique et réalité extérieure (matérielle), et depuis quelques années, entre virtuel et réel… Fragiles, mal organisées, ces « limites » se désintègrent d’autant plus facilement que les limites de la société environnante se sont elles-mêmes assouplies, fragilisées, désorganisées…
Ceci a pour conséquence que les éléments œdipiens, présents et actifs à partir de l’installation de la phase dépressive (celle que l’on voit se développer à la période dite de « l’angoisse de l’étranger », à peu près vers le huitième mois de la vie), ne s’organisent pas toujours en complexe d’Œdipe, ni même en complexe de castration.
La théorisation des « états-limite », ou « non-névrotiques » [notamment à la faveur de la dialectique du modèle kleinien concernant les positions schizo-paranoïde et dépressive (SP D) (W.R. Bion)], s’est poursuivie sous l’angle de l’exploration des effets de la destructivité sur les liens avec les objets et sur les représentations dans l’activité de pensée. Les concepts freudiens de déliaison, de désinvestissement, de désintrication pulsionnelle ont pris tout son relief pour fonder un modèle de « l’inconscient du ça » (S. et C. Botella), différent de l’inconscient refoulé par absence des représentations structurantes de la vie psychique, même si, sous couvert du clivage, une activité intellectuelle et une relative adaptation sociale et professionnelle peuvent faire illusion.
En somme, la psychanalyse contemporaine se fonde sur la nécessaire pluralité des modèles et ceci à la mesure des différences cliniques, ainsi qu’à l’hétérogénéité des niveaux du fonctionnement psychique et de l’organisation stratifiée de la réalité psychique.
Je me dois d’ajouter que ces « nouvelles cliniques » ont conduit à faire place à « l’inter » et au « transgénérationnel » (A. de Mijolla ; H. Faimberg).[4]4
Mutations / Changements de perspectives
Nous savons, car nous le vivons au quotidien, combien la société occidentale est actuellement en train de muter – mutations qui vont du très large spectre des changements de valeurs concernant le noyau familial aux changements de structures psychopathologiques – et l’on peut ainsi se poser la question de la validité du postulat freudien d’universalité du complexe d’Œdipe…
En effet, questions, retrouve-t-on chez la majorité des individus qui composent occidentale d’aujourd’hui le complexe d’Œdipe tel que S. Freud l’a décrit ? Si tel n’est pas le cas, retrouve-t-on les sous-structures et les éléments qui le composent ? Les découvertes post-freudiennes à l’ensemble de la problématique de l’Œdipe sont-elles en corrélation avec ce à quoi nous assistons concernant les capacités de symbolisation chez les très jeunes enfants ; et ceci, notamment, au regard du foudroyant développement des possibilités de l’intelligence artificielle basée sur un système binaire et l’exigence d’une succession de réponse par l’action (F. Guignard) ?
Quoiqu’il en soit, les modifications profondes de la constellation familiale dans nos paysages occidentaux rendent de plus en plus aléatoires la question du fonctionnement psychique en ce qui concerne une alternance équilibrée du couple conflictuel « dualité (narcissisme) / tiercéité (Œdipe) ». Il semble, en effet, que les nouvelles générations présentent un autre rapport à la bisexualité psychique que celle décrite par S. Freud et les générations d’analystes qui l’ont suivi.
Hédonisme, plus grande liberté des mœurs, acceptation sociale plus aisée de l’union libre et de l’homosexualité (le « mariage pour tous » et la question de la PMA – « procréation maternelle assistée »), place grandissante du rôle de la femme dans le modèle socio-économique actuel, valorisation de certains aspects de la transgression et de la violence (internet), tous ces facteurs semble donner naissance à des générations d’enfants bien plus précocement insérés dans le tissu social et groupal, et, très souvent, beaucoup moins « retenus » dans l’expression de leurs affects et de leurs désirs…[5]5
Tout semble se passer comme si la structure de la « névrose infantile » (telle qu’a été proposée et décrite par S. Freud) perdrait du terrain de façon plus générale [et de plus en plus rapide dans les jeunes générations] : mais est-ce pour autant une raison suffisante pour que les psychanalystes rayent de leurs références métapsychologiques les sous-structures et les éléments qui composent l’Œdipe et son complexe ?
La référence à l’Œdipe serait-elle en train de devenir anachronique ?
L’extension du champ de l’analyse du côté des « états-limites », voire l’actuelle fascination exercée par les « limites de l’analysable », conduit à mettre de plus en plus l’accent sur les problématiques narcissiques, dès lors opposées aux problématiques œdipiennes (supposées autrefois les exclure).
L’ensemble de cette évolution pourrait donner le sentiment que la référence à l’Œdipe serait (apparemment) de moins en moins pertinente dans notre pratique actuelle : position qui conduirait insidieusement et dangereusement, à une mise à l’écart des notions de pulsion, de sexualité infantile, et, pourquoi pas, du concept d’Inconscient lui-même…
En fait, du point de vue clinique, il est essentiel d’envisager le complexe d’Œdipe dans son double statut à la fois pulsionnel et narcissique. Du fait de la régression qu’implique la situation analytique les traces mnésiques du conflit œdipien sont associées aux motions pulsionnelles prégénitales et donc avec les problématiques narcissiques archaïques…
C’est ainsi que l’on doit comprendre, et retenir, que certaines formes de défenses narcissiques ont pour certains patients une fonction « quasi vitale » dans la lutte contre la déliaison pulsionnelle… Elles ont partie liée avec la compulsion de répétition et tendant à se rigidifier dans des formations de caractère ou dans des aspects d’un narcissisme de mort « désobjectalisant » (pour rappeler l’expression d’A. Green).
La littérature concernant les « états-limite » [6]6 multiplie les exemples de fonctionnement psychique qui, parce qu’ils empruntent au modèle de l’acte plus qu’à celui de la représentation, renvoient à des failles précoces de l’organisation du Moi (liées par ex., à la « non-différenciation précoce du Moi / non Moi », D.W. Winnicott), lesquelles mettent en cause les qualités du narcissisme primaire et les bases mêmes de l’identité.[7]7
Dans ces cas difficulté fondamentale est liée aux capacités de l’activité représentative (prévalence de l’acte sur le fantasme), ainsi qu’à la tolérance de la psyché au « caractère “fondamentalement perdu” de l’objet »… Les défaillances de l’activité représentative ne permettant alors le déploiement naturel des opérations de condensation / de déplacement / de glissement métaphorique / de symbolisation, etc., qu’avec difficulté.
De ce fait, il semblerait qu’il n’y aurait pas eu d’installation possible de « jeu de la bobine » (« Fort, Da » ; S. Freud (1920), Au-delà du principe de plaisir) : la mère deviendrait d’autant plus impossible à perdre (et être ainsi « objectalisée »), qu’elle n’aurait pas permis que « la perte d’elle-même » puisse être élaborée. « Être deux », « n’être rien que deux », serait dès aux fondements de la « demande réparatrice » réclamée par le / la patient(e)…
La question qui se pose devient alors celle de saisir les raisons pour lesquelles les perturbations d’ordre narcissique viennent faire obstacle au déploiement du conflit œdipien et aux solutions élaboratives qu’il permet. Cela suppose que l’on prenne en compte la nature des perturbations narcissiques, dont le niveau structurel, le degré de gravité, comme les manifestations cliniques, peuvent être très variables.
Par exemple – et à titre d’exemple – si dans ce type de configuration psychique (« non-névrotique ») la conflictualité œdipienne semble apparemment représentable (les personnages – père / mère / grands-parents / fratrie, etc.), et que les tensions liées au drame bien repérables), le problème central qui se pose va cependant se situer à un tout autre niveau : à savoir celui d’une haine inconsciente absolue de la sexualité des parents ; cette haine tenace de l’un ou de l’autre des deux parents, voire des deux, est à l’évidence liée à la déception qu’entraînent ces objets d’amour (la mère, en général), mais elle est surtout liée à ce que les sujets ont pu dans leur petite enfance éprouver (blessure narcissique et humiliation) inconsciemment face à la sexualité des parents (ex : la « scène primitive » et ses effets chez l’Homme aux loups, 1914).[8]8
Pendant le travail analytique, l’analyste finit par penser que ce qu’ils retournent contre eux (leur « haine de soi » qui est souvent mise en avant), ou qu’ils projettent sur l’autre, n’est autre que le traitement inconscient de la haine vécue à l’égard des relations sexuelles des parents, laquelle finit par être recouverte par le « voile noir » du déni, du désaveu et de l’irreprésentable. La seule forme du lien entre les parents qui soit admis est celui de la représentation des parents liés entre eux pour combattre et détruire le bonheur de l’enfant, ou mettre en œuvre son meurtre, véritable fantasme de désir inversé.[9]9
Il devrait y avoir donc, à un moment, l’obligation d’accepter à devoir renoncer et de pouvoir se tourner vers de nouveaux objets et de nouvelles sources de satisfaction : mais ce renoncement n’est pas envisageable car ce qui est prévalent c’est l’attachement au « mauvais » objet, au négatif qu’il sous-tend, objet le plus souvent supporté par l’imago maternelle et qui rend, dans ce cas comme, la triangulation avec le père est devenue impossible !
Par ailleurs la représentation de l’objet (mère absente, mère présente mais « ailleurs », mère « froide », mère « inerte », mère trop « présente » ou trop « intransigeante », etc.) fait que celui-ci, n’ayant pas pu combler les désirs d’amour primaires (donc ayant été peu pourvoyeur de plaisir à la source), n’est plus ou pas digne de confiance… et en devient, de ce fait, entre autres, haïssable… Le négatif est installé et c’est alors l’attachement au négatif (attachement à la haine destructrice) qui à lui seul (ou à elle seule) vient représenter l’ « amour » que le sujet a pour l’objet…
Traces des motions œdipiennes
Cependant refoulées (réprimées, déniées, ou clivées) les motions œdipiennes (primaires) restent très actives dans l’inconscient. Elles ne cessent d’alimenter les sources pulsionnelles inconscientes (le « désir ») et de mettre en œuvre une dynamique conflictuelle permanente et ouverte dans la vie psychique. La résolution du complexe n’est jamais achevée, aussi plutôt que de parler de « résolution » il est préférable de parler de « solutions » (M. Perron-Borelli), ou d’aménagements variables qui peuvent être trouvés comme issues au conflit.
Qu’est-ce qui a pu empêcher le sujet de trouver une / des solution(s) ?
Dans les cas évoqués ce sont des facteurs traumatiques (traumatismes primaires – véritables « trauma ») qui entraînent des carences narcissiques précoces… du fait que les excitations d’ordre sexuelles ne sont pas rendues maîtrisables en raison des distorsions dans les liens primaires avec l’objet maternel (pas de « couverture narcissique » maternelle suffisante liée aux échecs de la « capacité de rêverie » de la mère – W.R. Bion –, ou du manque de « préoccupation primaire » maternelle – D.W. Winnicott). Cependant il est difficile d’admettre que les éléments pulsionnels constitutifs de l’Œdipe n’aient pas pu être autrefois vécus d’une quelconque façon…
Il faut aussi par ailleurs souligner que la violence conflictuelle de l’Œdipe infantile ne cède en rien à la violence pulsionnelle et que, de ce fait, elle peut être elle-même gravement traumatique. Ainsi, les souhaits de mort œdipiens ne peuvent que réactiver et renforcer les pulsions destructrices archaïques qui, en cas de fragilité du Moi, reprennent leur potentialité de déliaison.
L’angoisse de castration (de séparation, ou de perte, dont la valeur organisatrice liée à sa symbolisation exige une longue élaboration du conflit œdipien) peut – faute de cette élaboration et de refoulements secondaires suffisamment efficaces – réactiver et surcharger les angoisses narcissiques, comme les angoisses archaïques auxquelles elles ne cessent de renvoyer : le conflit œdipien peut alors perdre toute potentialité organisatrice et devient désorganisateur de par son impact traumatique.
Exemple clinique
Afin d’illustrer mes propos, j’évoquerai à présent les souvenirs de la cure que Harry Guntrip fit avec Winnicott dans les années 1970 [10]10. Il s’agit d’un document clinique unique et très touchant d’un psychanalyste anglo-saxon, Harry Guntrip, qui – quelques années avant sa disparition – réélabore ses deux analyses, la première avec Ronald Fairbairn, et la seconde avec D.W. Winnicott. Le compte rendu de cette dernière concerne un trauma primaire (en relation avec un objet primaire défaillant) qui vient entraver le développement d’un Œdipe secondarisé et organisateur et dont l’expression traumatique s’est traduite au travers d’un souvenir-écran de ses trois ans (« la mort du petit Percy ») qu’il rapporte ainsi :
« Les sept premières années de ma vie […] correspondirent à la période la plus troublée de mon existence […] J’avais deux ans à la naissance de Percy et trois ans et demi quand il mourut » ; il s’ensuit une description d’une mère qui, très tard dans sa vie, avouera à son fils qu’elle n’aurait « jamais due se marier, ni avoir d’enfants […] ni même jamais avoir compris les enfants, car elle ne les “supportait pas” ».
Le souvenir écran est celui-ci :
« Elle (la mère) me raconta qu’à trois ans et demi j’étais entré dans la pièce où elle était et que j’avais vu Percy étendu, mort et nu sur ses genoux. Je m’étais précipité, j’avais saisi Percy dans mes bras en disant : “Ne le laisse pas partir. Tu ne le reverras jamais”. Elle m’a fait sortir de la pièce. Je fus alors atteint d’un mal mystérieux. On me crut perdu […] Le souvenir de cette période était totalement refoulé et l’amnésie persista tout au long de ma vie, au cours de mes deux analyses, jusqu’à l’âge de mes soixante-dix ans, c’est-à-dire jusqu’à il y a trois ans. Mais ces faits restaient vivants en moi et ressurgissaient sans être reconnus, dans des évènements analogues, très espacés. »
Le « mal mystérieux » se traduisait par des « épuisements », notamment en relation avec des personnages investis, lesquels, pour une raison ou une autre, disparaissaient de son champ relationnel.
De sa première analyse, H. Guntrip rapporte qu’il a pu analyser ses liens avec la « mauvaise mère ». En effet, R. Fairbairn, très âgé à l’époque, tomba malade et l’analyse (qui, avec son accord, ne pouvait être poursuivie) se termina avec l’interprétation suivante :
« Je crois que depuis ma maladie, je ne suis ni votre bon père, ni votre mauvaise mère, mais votre frère mourant sur vous… ».
De sa seconde analyse avec D.W. Winnicott, H. Guntrip rapporte qu’elle le conduisit au rétablissement de l’imago d’une mère « suffisamment bonne », tout en ayant analysé que ce n’était pas seulement à cause de « l’effondrement » ressenti après la mort de Percy (en « identification » à son frère mort) mais aussi en raison de la « crainte de rester seul avec une mère incapable de le garder » (de s’occuper de lui)… Bref l’analyse se termine sans que H. Guntrip ait véritablement retrouvé la trace de ses souvenirs personnels de la vie et la mort de Percy (en fait, la levée de son amnésie infantile)… Et voilà qu’il apprend que D.W. Winnicott, dont la santé se fragilisait, vient de mourir. S’ensuit une série de rêves dont le premier était à ses yeux « saisissant » :
« Je vis ma mère, noire, immobile, regardant fixement devant elle, m’ignorant complètement, alors que j’étais assis à côté d’elle, la regardant, me sentant comme gelé dans mon immobilité. »
Puis :
« Dans un rêve, âgé de trois ans, j’étais reconnaissable et me tenais au landau où se tenait mon frère qui avait à peu près un an. J’étais tendu, regardant anxieusement ma mère à ma gauche, pour voir si elle faisait attention à nous. Mais elle regardait fixement au loin, nous ignorant, comme dans le premier rêve de cette série. »
Et encore :
« J’étais avec un autre homme, mon double, et tous les deux nous cherchions à atteindre un objet mort et à nous en saisir. Soudain, l’autre homme s’affaissa comme une masse. Immédiatement, le rêve changea. C’était une pièce éclairée où je vis de nouveau Percy. Je savais que c’était lui, assis sur les genoux d’une femme qui n’avait ni visage, ni bras, ni seins. Elle n’était plus qu’un giron où s’asseoir, pas une personne. Il avait l’air terriblement malheureux, le coin de sa bouche étaient abaissés, j’essayais de le faire sourire… »
H. Guntrip décrit alors la redécouverte du « souvenir de son effondrement » lorsqu’il vit son frère mort… Mais à ses yeux, il fait plus – et c’est le moment important de son témoignage – car, grâce à ses rêves, il revient à une période « antérieure à la mort de Percy... » et donc à son effondrement (conséquence d’un trauma primaire). Avec l’aide de l’analyse, D.W. Winnicott a permis à H. Guntrip – après la fin de l’analyse et à la faveur de sa disparition – de pouvoir :
« […] rétablir une relation vivante avec cette partie du moi antérieurement perdue et qui était tombée malade en raison de la défaillance de ma mère à mon endroit. En prenant sa place à elle¸ lui, Winnicott, a rendu possible le souvenir de la mère dans une reviviscence effective et onirique de son détachement schizoïde paralysant. ».
On pourra voir ici les prémisses de ce que l’on trouve sous la plume d’A. Green, à propos de ce qu’il a appelé une conjoncture de « mère morte » (une dépression primaire). Ici, chez H. Guntrip, l’état d’effondrement précoce se révèle, après de nombreuses années d’analyse, par une « dépression de transfert ».
On peut faire l’hypothèse que ce tableau est sous-tendu par l’obligation de consoler, voire de soigner la mère, au détriment de sa propre vie psychique infantile, compromettant ainsi toute triangulation. Ici, il ne s’agit pas d’une relation objectale à une mère œdipienne, mais d’une identification narcissique traumatique à un objet primaire, sous-tendue par la haine, ce qui fait de cette mère un objet dont on ne peut se « défaire » et confinant à ce que l’on peut entrevoir comme étant une dépression essentielle.
Conférence d’introduction à la psychanalyse, 14 février 2013
Références et notes
[1] Il suffit de penser à l’Œdipe féminin dont les particularités n’ont été envisagées que plus tardivement et sous la pression de la vive contestation du phallocentrisme de sa théorie par des analystes femmes (mais aussi, dès à l’époque, par des hommes ; voir S. Ferenczi, E. Jones, entre autres). S. Freud lui-même en est venu à douter de l’existence d’un complexe d’Œdipe féminin compris comme simple transposition du modèle masculin. La description de la période dit préœdipienne chez la fille (1931) (et aussi, plus courte, chez le garçon), a ouvert un champ de recherche qui a pris une place différente dans les divers courants de la psychanalyse postfreudienne. Je rappelle que la différence flagrante entre garçon et fille réside dans le choix d’objet : Pour le garçon, pas de changement, la mère demeure l’objet privilégié et l’arrivée du père (ou du moins la reconnaissance que la mère a un père en tête) vient sceller l’interdit de l’inceste et la menace de castration ; Pour la fille, le changement est dicté par la déception précoce du lien à la mère – et ce déplacement peut constituer en soi une trahison – aggravée par le désir de prendre sa place auprès du père ; le risque encouru est majeur : perdre l’amour de la mère, c’est-à-dire perdre cette affection essentielle qui assure l’investissement narcissique qui permet d’avoir le sentiment d’exister et d’assurer la continuité du moi (le sentiment « d’être »).
[2] Les données ethnologiques ont contribué à laisser ouvert un débat fondamental : celle de l’universalité de l’interdit de l’inceste. Cependant lorsque l’on parle « d’inceste », de quel « inceste » s’agit-il ? En fonction d’options théoriques fondamentales, l’accent est mis sur l’inceste fils-mère (parfois fils-père), père-fille (ou parfois mère-fille) (F. Héritier : « l’inceste dit de deuxième type »). Dans notre culture, le complexe d’Œdipe est une articulation symbolique entre l’individuel et le culturel, cependant qu’en est-il dans d’autres cultures ?
[3] Ainsi en est-il dans cette figure d’Anti-œdipien décrite par P.-C. Racamier, laquelle d’après l’auteur se caractérise par son opposition au dégagement de la séduction narcissique normale entre la mère (ou son entourage) et l’enfant. Celui-ci reste confondu, confusionné et annexé par une structuration anti-œdipienne, déniant la différence des sexes, des générations, des vivants et des morts. Là règne le monde de la « perversion narcissique ».
[4] Le retour à la légende d’Œdipe a illustré le rôle des parents et de l’Œdipe des parents dans ses particularités. Jocaste illustre le déni de l’interdit de l’inceste mère-fils et ses effets dans le désir d’enfants et sur les enfants, Laïos abandonne son fils et l’expose dans la forêt parce qu’une prédiction fait de lui son futur assassin. Pédophile, il séduit Chrysippe, le fils du roi Pélops qui l’avait hébergé… Quelle peut être l’incidence de tels parents sur l’enfant ?
[5] On observe une excitabilité sans limites de la génitalité infantile, caractérisée par un mimétisme de la sexualité adulte, expression directe du déni de la différence des générations… Les enfants ne vivent plus leur enfance, et leur apparent hyper-maturité apparaît être une pseudo-maturité…
[6] La problématique des états-limites se présente comme une réplique (au sens sismologique du terme) à l’impact, sur la théorie psychanalytique, de l’introduction du concept de narcissisme (primaire). C’est ce que S. Freud indique lorsqu’il fait référence au conflit entre libido narcissique et libido objectale (qui est au cœur de la problématique des états-limite) comme une représentation d’attente du conflit psychique entre les couples d’antagonistes de la première topique (faim et amour) et de la seconde (Éros et pulsion de destruction).
[7] Laquelle non différenciation primaire a des conséquences secondaires sur la différence des sexes et des générations (fonctionnement « anté-œdipien », décrit par P.-C. Racamier), ceci prenant alors une valeur, et par la suite un caractère, traumatique…
[8] Ce n’est pas tant d’en avoir été exclu (haine de l’exclusion) qui s’est intériorisé, mais la nécessité de la supprimer pour supprimer toute source d’excitation blessante pour l’omnipotence narcissique.
[9] Quand ils prennent conscience de leur violence destructrice radicale concernant la représentation de l’union des parents, ceci devient un pas effectué déterminant. Une des questions tout à fait intéressantes posées par le fonctionnement psychique de ces patients est de savoir comment ils se sont servis de l’interdit de l’inceste et de celui du meurtre du père. Bien qu’ils l’aient « connus » et « reconnus », ils ne s’en servent pas pour eux-mêmes, et le narcissisme est mis au service de ce déni de réalité… Il existe toujours un secteur, bien camouflé, où l’interdit de l’inceste est nul et non advenu, et ceci sous couvert de passions respectables.
[10] Guntrip H (1975), Mon expérience de l’analyse avec Fairbairn et Winnicott – Dans quelle mesure une thérapie psychanalytique peut être dite achevée ?, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, N°15 printemps 1977, « Mémoires », p. 5-27.