Conférence d'introduction à la psychanalyse du 13 décembre 2012 sous le titre L’organisation Œdipienne des états-limite, donnée à partir de l'article D’Œdipe à Narcisse. Une perspective historique et psychopathologique, publié dans la revue Confrontations psychiatriques, n° 49, pp. 45-61, 2010.
Depuis trois ou quatre décennies, de nombreux cliniciens signalent une augmentation des pathologies de type état-limite, dans toutes les formes et variantes d’acceptation de ce terme, au détriment des pathologies névrotiques classiques ou « traditionnelles ». « Il n’y a plus de névroses », s’entend-on dire assez souvent, par les collègues aussi bien d’exercice public que privé, et cette conviction semble être partagée par de nombreux psychanalystes. En deux mots, il y aurait, au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle, comme un déplacement de masse « d’Œdipe à Narcisse ».
Il n’y a pas de raisons de réfuter d’emblée une telle affirmation. Les pathologies mentales ne forment pas des entités aussi fixes ou immuables que celles du reste de la médecine ; elles ne s’appuient pas sur des modèles biologiques établissant des étiopathogénies aussi limpides que celles d’une infection microbienne ou d’une anémie. Du reste, les entités nosographiques des pathologies somatiques sont-elles, de leur côté, aussi immuables qu’elles apparaissent de prime abord ? N’y a-t-il pas de nouveaux regroupements, issus de données de la recherche (par exemple, on a vu progressivement disparaître la différence entre « démence sénile » et « démences préséniles », lorsque les lésions de type Alzheimer se sont avérées globalement identiques dans ces deux catégories). Et même, n’y a-t-il pas découverte de nouvelles pathologies – par exemple de nouveaux virus ? Les pathologies mentales – du moins, les pathologies non psychotiques – sont à l’évidence en rapport avec les grands mouvements et changements sociétaux, de la même façon que la maladie mentale est à l’évidence le fruit de la conjonction d’un être biologique et d’un être de relation (la conjonction même qui a fondé un champ scientifique spécifique, celui du psychisme humain). Pourquoi les névroses ne seraient-elles pas le fruit d’une certaine organisation familiale, dont le modèle appartient à une certaine époque de l’évolution du monde occidental, ou même s’inscrit à une certaine classe sociale, comme certains ont pu le penser ? Pourquoi n’assisterait-on à des « mutations » psychopathologiques, en rapport avec des bouleversements sociologiques ?
Toutefois, avant de s’aventurer sur ces terrains qui ne sont pas du domaine de compétence de la psychopathologie, il convient d’étudier d’autres raisons, davantage internes à l’évolution de la pensée psychiatrique et psychopathologique, qui détermineraient ce déplacement supposé « d’Œdipe à Narcisse ». Or, de telles raisons, il y en a ; il y en a toujours eu dans l’histoire des sciences, et ceci est d’autant plus valable pour la psychiatrie, qu’elle reste encore relativement « fluide », comme en témoignent les remaniements successifs, et toujours en cours, de ses systèmes nosographiques. De ces raisons, nous en examinerons trois : a) le changement du découpage nosographique, b) la modification du regard psychopathologique, c) l’effet épidémiologique, avant d’émettre en conclusion quelques prudentes hypothèses sur des changements sociologiques qui pourraient rendre compte de ce mouvement « d’Œdipe à Narcisse ».
Le changement du découpage nosographique : l’invention de la dépression
Par rapport à la psychiatrie de la fin du 19ème siècle, celle qui a établi la nosographie des névroses à peu près telle que nous la connaissons aujourd’hui, celle du 20ème est caractérisée par au moins un changement majeur : l’invention de la dépression. Le terme d’invention peut surprendre ; il est pourtant tout à fait approprié. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter deux traités majeurs de psychiatrie de la fin du 19ème siècle, appartenant aux deux langues principales qui construisent à l’époque la nosographie psychiatrique, l’allemand et le français.
Le Manuel de psychiatrie clinique pour médecins praticiens et étudiants de Richard von Krafft-Ebing a connu plusieurs éditions depuis la première, en 1879. Sa 5ème édition est parue en français en 1897, sous le titre de Traité clinique de psychiatrie. La notion de « dépression » en tant qu’entité clinique, en donc en tant que chapitre, ne figure pas dans cet ouvrage volumineux de plusieurs centaines de pages. Le terme de dépression lui-même en est pratiquement absent ; il n’y apparaît que deux fois, toujours en rapport avec la mélancolie (qui, elle, occupe une place importante). Krafft-Ebing ne nie pas l’existence de « cas de maladie légère et passagère » dans la mélancolie. Mais il précise un point très important (p. 65), sur lequel nous reviendrons : « La dépression morbide et douloureuse est en elle-même sans objet. Dans les cas de maladie légère et passagère, elle garde ce caractère et on la considère aussi comme morbide. À mesure que sa maladie progresse et que son esprit s’obscurcit davantage, le malade cherche à motiver sa dépression morale et, comme il en voit la cause partout ailleurs (monde extérieur, rapports sociaux antérieurs, etc.) plutôt que dans une affection de son système nerveux central, il en arrive à s’expliquer par de fausses raisons son état d’esprit ».
Le Précis de psychiatrie d’Emmanuel Régis a connu plusieurs éditions depuis 1887. En feuilletant sa troisième édition (1906), on rencontre peu le terme de « dépression » ; ici non plus, on ne retrouve pas d’entité nosographique ou chapitre portant ce nom. En revanche, le terme fait partie des chapitres introductifs du volume, ceux de la séméiologie, et y figure comme le contraire de l’excitation. L’auteur prend soin d’ôter toute valeur nosographique à ces deux termes (p. 114) : « La question de savoir si l’excitation et la dépression doivent désigner simplement les modes d’expression extérieure des états psychopathiques émotifs ou comprendre en même temps ces derniers, c’est-à-dire embrasser à la fois l’action et la réaction, la cause et l’effet, ne saurait être douteuse pour nous. Nous ne pensons pas que ces termes doivent s’appliquer en bloc aux modifications psychiques et à leurs signes traducteurs ; ce serait leur donner une extension telle qu’ils engloberaient la symptomatologie à peu près entière de la maladie et deviendraient presque synonymes de manie et de mélancolie. Excitation et dépression doivent seulement exprimer, à notre sens, le type caractéristique des réactions émotives de la manie et de la mélancolie, en sous-entendant nécessairement l’état cénesthésique auquel elles se rattachent. »
Il est aisé de mesurer combien on est encore loin, à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, de l’omniprésente « dépression » actuelle. En conjuguant les explications des deux auteurs, on comprend : premièrement, que le terme de dépression en tant que qualificatif d’un état clinique, d’une entité nosographique, est superflu, étant donné l’existence du terme de mélancolie ; deuxièmement, que ce dernier terme s’applique naturellement aux « dépressions sans objet », et que, si dépression avec objet il y a – si les événements de vie ou autres vicissitudes de l’existence conduisent à des affects ou réactions dépressives –, celles-ci ne font pas partie d’une nosographie ; troisièmement, que le terme de « mélancolie » désignant déjà ce dont il est question au plan nosographique, le terme de dépression pourrait exprimer ce qu’il signifie littéralement, à savoir un « abattement », un « affaissement », une « asthénie », manifestation générique « transnosographique », dont le sens est opposé de celui d’excitation.
Or, il se trouve que c’est bien ainsi que Freud l’entend aussi. Les Études sur l’hystérie qu’il publie avec Joseph Breuer en 1895 décrivent de façon détaillée plusieurs cas cliniques, qui ne manquent ni de manifestations de tristesse et d’abattement, ni de pleurs et de désespoir. La clinique « dépressive » y est donc omniprésente, et pourtant un tel diagnostic ne semble même pas traverser l’esprit des auteurs : dans la mesure où les jeunes femmes qui y sont décrites ne sont à l’évidence pas mélancoliques, leurs manifestations dépressives ne sont rien d’autre que, comme le dirait Régis, « les modes d’expression extérieure des états psychopathiques émotifs », et ne posent aucune question de diagnostic différentiel avec celui d’hystérie, qui est argumenté par les deux auteurs.
À partir de quel moment la « dépression » cesse d’être une manifestation symptomatique de valeur générique pour devenir une entité nosographique à part entière, c’est-à-dire pour être « inventée » telle que nous la connaissons aujourd’hui ? Il est probable que deux moments marquent cette progressive évolution. Le premier est la définition par Kraepelin de la « folie maniaque-dépressive » ; le second est la monographie de Freud sur le deuil et la mélancolie.
Kraepelin n’est pas celui qui a identifié la maladie maniaco-dépressive ; d’autres auteurs avaient décrit, avant lui, cette folie « à double forme » ou « circulaire ». Sa spécificité est autre : en établissant, d’un côté un grand groupe de pathologies dont le prototype est la démence précoce et l’épicentre le trouble de la pensée, de l’autre côté un groupe de pathologies dont le prototype est la maladie maniaco-dépressive, il désigne l’épicentre de ce deuxième groupe, à savoir le trouble de l’humeur. Cette tendance ne fera que se confirmer par la suite, dans l’évolution des systèmes nosographiques, qui aboutiront finalement à une autonomisation des troubles thymiques par rapport, et aux pathologies névrotiques, et aux pathologies psychotiques. Cette autonomisation permettra pour la première fois à la dépression de se détacher de la mélancolie pour acquérir une place nosographique à part entière. Le terme utilisé par Kraepelin, « dépression » et non pas « mélancolie », est déjà évocateur. Mais Kraepelin formulera de façon encore plus explicite cette extension délibérée du champ de la psychopathologie des troubles thymiques. Dans le début du chapitre 11 du troisième volume de la huitième édition de son Traité (édition 1913), il précise bien qu’il range dans cette catégorie, d’une part la manie, la mélancolie et leur forme circulaire, d’autre part « certaines dispositions d’humeur plus ou moins accentuées, tantôt passagères, tantôt durables, qu’on peut regarder en un sens comme le premier degré de troubles plus graves et qui, d’un autre côté, se fondent sans limites tranchées avec l’ensemble des dispositions naturelles de l’individu » (p. 24). C’est parmi ces « dispositions d’humeur » aux limites mal définies que va se ranger cette nouvelle entité nosographique qu’est la « dépression », dans sa différence avec la classique mélancolie.
C’est pratiquement à la même époque, en 1915, que Freud rédige sa monographie sur Deuil et mélancolie. Certains ont pu considérer que, si Freud devait écrire aujourd’hui ce texte, il l’aurait sans doute intitulé : deuil, dépression et mélancolie. Rien n’est moins sûr : car, en fait, dans ce texte, le deuil est la dépression. Elle est cette dépression ordinaire, non mélancolique, ce trouble qui « se fond sans limites tranchées avec l’ensemble des dispositions naturelles de l’individu » (pour reprendre la formulation de Kraepelin), cet état de l’humeur qui, quelle que soit son intensité de souffrance, ne méritait pas encore, quelques années auparavant, une place nosographique à part entière, car – Krafft-Ebing l’énonce avec clarté – il n’était pas « sans objet ». On mesure alors le chemin parcouru. La psychiatrie du 19ème siècle demande aux nosographies d’homologuer seulement ces manifestations cliniques, dont l’absence d’objet identifiable range du côté de la pathologie et non pas du côté des aléas de la vie ; en vertu de quoi, les hystériques de Freud sont bien des hystériques, et non pas des « troubles de l’humeur ». Kraepelin étend le champ : toute manifestation qui s’écarte d’une normalité (qu’on devine chez lui sourcilleuse et restrictive) est pathologique, et du reste, la question de l’objet ne se pose pas : pour lui, toutes ces manifestations relèvent « d’un même processus pathologique » (l’argument même qui sera forgé, plusieurs décennies plus tard, à partir de l’expérience des effets des antidépresseurs). Freud fait le chemin inverse. Non pas qu’il s’intéresse particulièrement à la nosographie – bien qu’ayant contribué de façon décisive à celle des névroses. Mais il part d’une psychopathologie exclusivement basée sur le jeu des pulsions et des défenses contre elles, dans laquelle l’objet est « contingent », pour aboutir progressivement à l’idée que celui-ci peut jouer un rôle important, non seulement là où on l’attendait – dans le deuil, dans la dépression – mais aussi là où on ne l’attendait pas : dans la mélancolie. Et que, par conséquent, toute la psychopathologie pourrait potentiellement être reformulée à partir de le relation sujet – objet.
La modification du regard psychopathologique : la « découverte » de l’objet
On se retrouve donc, au cours de la première moitié du 20ème siècle, avec une clinique – celle des dépressions, dissociées du seul cas de figure de la mélancolie – qui se soutient d’un nouveau regard psychopathologique : celui qui inclut l’objet dans l’étude de la pathologie du sujet. Andrée Green, dans La folie privée (1990, p. 51) résume parfaitement cette nouvelle situation du regard clinique : « La logique […] des processus primaires était d’une certaine manière fondée sur un couple d’opposés constitué par le désir d’une part et l’interdit de l’autre. Quant à l’objet du désir, il ne semblait pas que le sujet se posait des questions décisives à son endroit : on peut supposer que si l’interdit pouvait être levé, rien ne s’opposait à une union heureuse avec lui. En somme, il n’était concevable que l’objet puisse ne pas aimer le sujet et a fortiori qu’il puisse le haïr. Dans cette optique, la logique des processus primaires est une logique d’espoir qui fait triompher le désir. Il en va tout autrement dans ce que nous avons appelé la logique du désespoir. Dans ce cas, ce n’est pas l’interdit qui est au premier plan, c’est l’objet. Si une union heureuse avec lui est vécue comme impossible, c’est, dans l’esprit du sujet, parce que lui ne peut se sentir aimé de l’objet, ou aimer l’objet ».
Cette modification du regard psychopathologique entraine deux conséquences majeures, et solidaires : d’une part, une expansion considérable des recherches portant sur les pathologies en rapport avec la relation sujet – objet, dont l’une des conséquences sera la constitution du champ des « troubles de la personnalité » ; d’autre part, une certaine désérotisation du regard clinique.
C’est à partir des années 1940 - 1950 que les travaux cliniques se multiplient sur les pathologies de la relation sujet – objet. La liste est longue, il n’est possible que de la parcourir à grands traits, en rappelant l’introduction de termes qui restent toujours très utilisés dans le quotidien de la clinique. Les articles de René Spitz de 1945-1946 proposent les notions d’ « hospitalisme », de « dépression anaclitique » et d’ « anaclitisme » pour rendre compte d’une pathologie d’allure dépressive, liée à la carence affective d’un « objet anaclitique » : l’enfant se trouve privé de l’étayage, de l’« appui contre » (anaclisis en grec) nécessaires à la constitution du moi et au développement de la personnalité (Spitz, 1968). Le travail de Germaine Guex sur La névrose d’abandon (1950) popularisera des termes comme l’ « abandonnisme » et la « personnalité abandonnique ». Dans les années 1950, Michael Balint (1968) développe ses idées sur le « défaut fondamental », une faille précoce dans la constitution de la personnalité, en rapport avec un environnement qui n’a pas su comprendre les besoins du bébé et s’y ajuster. À peu près à la même époque, Heinz Kohut commence ses travaux sur le traitement des « troubles de la personnalité narcissique » et développe sa conception du « soi » (self). Dans la même foulée se situent les recherches de Donald Winnicott, dont il est inutile de rappeler ici les travaux sur le « milieu facilitant », sur le « portage », sur l’ « espace transitionnel » comme expérience de l’entre-deux (entre le bébé et l’objet) qui étayera pas la suite l’autonomie et la créativité du sujet, et sur les manifestations cliniques de l’échec de ces développements : le « faux self » comme façade protectrice et hyperadaptée d’une vie relationnelle peu affective et authentique, protégeant le « vrai moi » des menaces d’effondrement et de l’ « agonie primitive » (Winnicott, 1974). Plusieurs auteurs contemporains (Otto Kernberg, André Green, René Roussillon…) prolongent, directement ou indirectement, ces travaux.
Or, du point de vue de notre propos ici, cette modification du regard clinique s’accompagne d’un développement considérable d’une psychopathologie, et d’une clinique, qui étaient encore plutôt marginales dans la psychiatrie du 19ème siècle : les troubles de la personnalité. En effet, peu d’auteurs avant Freud avaient étudié ce domaine. Freud l’a fait, comme on sait, à travers l’étude du développement pulsionnel et des traits de caractère qu’imprime sur la personnalité la défense contre la pulsion ; cette partie de sa théorie s’accompagne d’ailleurs d’une différenciation assez rigoureuse entre symptôme, manifestation d’un compromis entre forces antagonistes, et trait de caractère, formation réactionnelle ne comportant plus les qualités d’équilibre dynamique qui caractérisent le symptôme proprement dit.
En passant par la relation sujet - objet et en étendant les hypothèses et les recherches sur les premières relations, donc sur la genèse de la personnalité (sujet, moi, soi, selon les terminologies), ce nouveau regard clinique introduit en psychopathologie, non plus des « entités cliniques » (des « maladies »), mais des « façons d’être » dans le monde et dans les rapports avec soi-même et avec autrui. Tel est d’ailleurs le paradoxe de cette modification du regard clinique. En mettant l’accent sur l’objet (et sur la relation moi – objet), cette nouvelle approche pourrait sembler privilégier l’actuel et le « traumatique » ; ce qui est d’ailleurs exact, comme on le verra par la suite. Mais en étendant sa recherche sur les premières relations moi – objet, tout en maintenant toujours l’accent sur l’importance de l’objet, elle étudie la façon dont l’objet a façonné le sujet ; de ce fait, on passe d’un « trouble du caractère » traduisant le travail de réaction face aux exigences pulsionnelles, à un « trouble de la personnalité » indiquant (et en un sens dénonçant) les errements et manquements de l’objet ayant la charge du sujet lors de ses premières années de formation psychique.
Quoi qu’il en soit, le déplacement du regard vers l’objet, et de l’objet vers la formation de la personnalité du sujet (et de l’influence de l’objet sur celle-ci), introduit imperceptiblement deux changements majeurs : d’une part, nous changeons d’échelle, d’autre part, nous changeons de paradigme thérapeutique. Nous changeons d’échelle, car sur une population donnée, à un moment donné, la maladie est l’exception, et la santé est la règle (un état dépressif, sauf accident, s’achemine vers sa résolution, même en l’absence de toute thérapeutique). Avec le concept de « personnalité pathologique », un nombre très important de sujets rejoint de facto le modèle médical de la maladie ; qui plus est, le référentiel naturel n’est plus en l’occurrence celui de la maladie en tant qu’épisode, mais celui de la maladie chronique. Mais nous changeons également de paradigme thérapeutique, car toute référence au retour à un état antérieur – socle plus ou moins idéal de tout traitement au sens médical du terme – s’avère ici inopérante : la « maladie », ici, n’est pas venue déséquilibrer et rompre l’existence ordinaire du sujet, elle est constitutive de cette existence. Nous reviendrons sur le point.
Enfin, l’autre conséquence de ces élaborations est une désérotisation du regard clinique. Cette évolution n’est pas sans rapports avec le passage du « symptôme » au « trait de personnalité ». Dans le cas des états dépressifs, ce point est particulièrement sensible ; il conditionne deux lectures de la « perte d’objet », dont la seconde se trouvera désormais privilégiée. Selon la première, la perte d’objet s’analyse comme un désir non réalisé ; elle est donc comprise comme une pulsion à la recherche d’un objet et (ou) d’une nouvelle orientation de ses buts ; elle se comprend aussi, naturellement, en termes de castration. Mais selon la seconde lecture, la « perte d’objet » apparaît surtout comme une menace pour du moi : menace qui n’est pas, certes, toujours celle d’une désagrégation ou d’une aspiration du moi par le néant, mais qui, même dans les problématiques névrotiques, va colorer la lecture que le clinicien fera du matériel selon la perspective du défaut, de la défaillance, du « manque à être » plus que du « manque à avoir » : il s’agit de constater ce qui, du fait de l’objet tel qu’il est ou qu’il a été, conduit le moi à une dégradation de sa cohésion, ou de sa solidité dans l’adversité, ou de son estime de soi. Une brève vignette clinique illustrera ici le propos.
Une femme d’une trentaine d’années vient me voir pour demander une psychothérapie. Elle est mariée, elle exerce une profession présentée comme moyennement intéressante, elle a deux enfants en bas âge et sa vie de couple ne comporte pas de difficultés majeures. Elle se sent plutôt déprimée depuis quelques mois, elle ne souhaite pas prendre de médicaments comme son généraliste le lui a proposé, elle était déjà intéressée par l’analyse, elle se dit donc que c’est le moment d’y aller ; elle met le tout sur le compte de la séparation de ses parents, survenue trois ans auparavant, événement qui l’a surprise et « choquée », ayant toujours eu le sentiment qu’elle avait été élevée par un couple parental harmonieux.
Le travail analytique se déroule de façon assez ordinaire, et au bout de quelques mois, un premier tableau général semble se dessiner. La patiente parle souvent de son métier, qu’elle n’aime pas beaucoup, et qu’elle a trouvé à la suite des études qui n’ont pas été très exaltantes, mais qu’elle a décidées après un baccalauréat pourtant obtenu avec mention. Elle parle aussi beaucoup de sa mère, pour laquelle la séparation s’avère plus difficile que prévu, ce qui est également une surprise, car la mère a toujours été une femme très séduisante et extravertie, pleine d’entrain et de vitalité, et généralement considérée capable de s’en sortir dans toute sorte de difficultés. Et puis elle dit qu’à l’âge de 18 ans elle aurait peut-être souhaité faire d’autres études, plus exigeantes intellectuellement et débouchant sur des métiers plus intéressants, mais que sa mère l’en avait dissuadée : il s’agissait d’études trop longues, trop difficiles… Peut-être sa mère pensait-elle qu’elle n’en avait pas les moyens intellectuels pour y parvenir ? Et d’ailleurs elle se demande bien comment sa mère pourrait-elle penser d’elle une chose pareille, puisqu’elle a toujours été une excellente élève. Et on assiste ainsi au déploiement, sur une série de séances, d’une problématique qui explore cette absence d’étayage de la part de la mère, d’une sorte de regret et de discrète récrimination face à une mère qui sans doute ne croyait pas tout à fait en elle (à sa fille), et qui, par son intervention, exprimait peut-être l’idée qu’elle ne la pensait pas capable d’être à la hauteur des ambitions qu’elle semblait avoir.
Il me revient alors à l’esprit que, quelques mois auparavant, lorsqu’elle racontait comment ses parents se sont rencontrés et mariés, très jeunes tous les deux, et comment son père avait été ébloui par la beauté de la mère, réputée dans tout leur cercle familial et amical, la patiente avait ajouté de façon tout à fait incidente que, lorsqu’elle avait 18 ans, la famille et les amis du couple disaient qu’elle était très belle et que surtout elle avait exactement le genre de beauté qu’avait sa mère lorsqu’elle était jeune, donc à peu près à l’époque où elle a rencontré son futur mari. Autrement dit, qu’au moment du baccalauréat, elle avait tout de la beauté et de l’attractivité de sa propre mère, vingt cinq ans auparavant. Je lui rappelle alors cette phrase, ce qui entraîne aussitôt l’association suivante : « Mon père a été déçu que je ne fasse pas les études que je voulais faire à l’époque ». C’est dans les séances qui suivront qu’apparaîtra ce qui semble bien être le véritable point de départ du mouvement dépressif qui a conduit à la demande de psychothérapie. En effet, la patiente a toujours pensé que ses sentiments dépressifs étaient en rapport avec la séparation de ses parents, qui avait eu lieu, comme on l’a vu, trois ans auparavant ; mais c’est seulement depuis quelques mois qu’elle était déprimé ; or, c’est effectivement depuis quelques mois qu’elle avait appris que son père, après deux ans de séparation, fréquentait une nouvelle femme.
Il n’est pas nécessaire de développer davantage cette courte évocation clinique pour apprécier le mouvement qui est en jeu. Le sujet, venu consulter pour des sentiments dépressifs, se trouve à reprocher à sa mère de ne pas l’avoir soutenue dans une certaine direction de sa vie, de ses études, de ses propres objets narcissiques. On peut en rester là, on peut associer sur les raisons pour lesquelles cette mère ne semblait pas croire suffisamment en sa fille, et on peut aussi s’orienter, à partir de cette trace certes minime, vers une interrogation sur la nature de cette défaillance de l’objet primaire à soutenir le moi du sujet au moment de sa sortie d’adolescence et d’engagement dans la vie adulte. Néanmoins, le fait de proposer un lien avec un autre élément, également contenu dans le discours du sujet, mais néanmoins non présent dans sa conscience au moment où se déploie la problématique du soutien défaillant, permet d’ouvrir une association immédiate sur le troisième terme de la relation, et donc d’introduire la dimension de l’Œdipe, bien masquée jusqu’alors par celle de Narcisse. Pour dire quoi ? Pour dire que le père a été déçu. Et voilà comment ce qui peut apparaître à première vue comme une clinique de la déception narcissique et de la défaillance du premier objet se dévoile immédiatement comme une érotisation de ces études que la mère n’avait pas soutenues – ces études « qui auraient fait plaisir au père » – et montre toute la culpabilité œdipienne qui a conduit le sujet à y renoncer.
On peut observer ici, en quelques associations et propos formulés en séance, le point de bascule entre une pathologie, une problématique, une série d’associations qui nous entraîne du côté « narcissique », vers une autre série d’associations qui nous conduit au cœur de la problématique œdipienne. Ce qui permet de voir dans l’échec (relatif) de la vie professionnelle de cette patiente, non pas une « honte » (qui, selon les cas, deviendra problématique dépressive interminable, ou rumination rancunière à l’égard de la mère), mais une punition (et même en l’occurrence une autopunition, au sens d’une autolimitation). Il s’agit bien de séduire le père, et donc il s’agit bien de l’angoisse devant l’idée que ceci est possible. C’est la raison pour laquelle il faut choisir des études qui ne sont pas tout à fait à la hauteur du sujet, ce qui lui permet d’apaiser l’angoisse au prix d’une « déception » du père (et d’elle-même). Ce qui lui permet aussi par ailleurs de dire que c’est à cause de la mère que ces études n’ont pas eu lieu, ce qui du reste est strictement vrai d’un certain point de vue, puisque c’est aussi pour ne pas entrer en concurrence avec elle que ce chemin a été évité. Il est possible que la clinique actuelle du « trouble de la personnalité » serve aussi à éliminer ce qui, dans la découverte freudienne, a été son élément le plus scandaleux, à savoir la sexualité : regarder du côté de Narcisse est aussi une façon d’éviter l’érotisme d’Œdipe.
L’effet épidémiologique : l’élargissement du champ clinique et l’accueil de « nouvelles » pathologies
Au paragraphe précédent, on avait remarqué que le passage du modèle de la maladie à celui du « trouble de la personnalité » signifie un changement d’échelle : entrent dans le champ clinique des plaintes et des souffrances qu’on n’y rencontrait pas il y a encore quelques décennies, sans que l’on puisse se prononcer, en toute rigueur, sur la question de savoir si elles existaient déjà mais n’étaient pas considérées comme du ressort de la pathologie mentale, ou si elles sont réellement « nouvelles ».
Pourquoi ce formidable élargissement du champ clinique est-il en rapport avec le concept de pathologie de la personnalité ? La raison en est la suivante. Tant que l’on restait sur un modèle de « maladie », et donc de symptôme en tant que compromis entre un mouvement pulsionnel et sa réalisation, la question de l’objet restait « contingente ». Que l’accès à l’objet du désir soit interdit, inopportun ou irréel, la question restait toujours celle de la façon dont le sujet élabore ses mouvements pulsionnels et ses désirs, les réprime, les aménage ou les détourne vers des objectifs plus accessibles. Au fond, on n’était pas loin du modèle médical le plus classique : le problème était toujours celui de ces « forces intérieures » plus ou moins obscures ou inconnues qui poussent l’organisme vers la déstabilisation et la maladie, et que médecin et malade sont appelés à combattre, à maîtriser, à utiliser peut-être aussi à de fins plus appropriées. À l’opposé, le « trouble de la personnalité » ne met pas un mouvement pulsionnel face à son objet ; il met une personnalité, telle qu’elle est, face à tous les objets.
L’élargissement du champ clinique qui en résulte est donc considérable. Il se fait en premier lieu dans le sens d’un énorme accroissement des pathologies réactionnelles et situationnelles. Une « personnalité pathologique » est telle dans la mesure où le commerce quotidien avec ses objets s’avère problématique, inopérant, insatisfaisant, source de déceptions et de frictions ; elle se caractérise précisément par le fait que les aléas de l’existence entraînent chez elle des réactions d’une ampleur émotionnelle et parfois autodestructrice qui déstabilisent le cours de son existence. C’est potentiellement tous les jours qu’elle est en nécessité potentielle de soins psychiatriques, ainsi définis. La pathologie est, pour ainsi dire, permanente, et le commerce ordinaire avec les objets peut à tout instant la réactiver. Pour utiliser un modèle médical – et avec bien sûr toutes les approximations d’une telle métaphore – on pourrait dire que l’on passe du modèle de l’infection à celui de la déficience immunitaire. Les psychiatres des urgences ont inventé un terme, les « criseurs chroniques », pour qualifier ces patients qu’on voit souvent aux unité d’accueil et de crise, et rarement aux consultations régulières et dans un travail psychothérapique suivi, où ils arrivent en catastrophe, souvent avec des menaces suicidaires, qui semblent dans un état de détresse absolue suite à tel événement blessant, mais dont ils sortent au bout de quelques heures ou deux-trois jours, pour recommencer quelques semaines ou mois plus tard.
Cette introduction du réactionnel et du situationnel dans la psychopathologie, consécutif à la prise en compte du « trouble de la personnalité », représente un phénomène relativement nouveau. On se souvient de la bataille qu’Esquirol avait dû livrer pour que le suicide sorte du domaine de la faute morale et entre dans celui de la médecine mentale. Un siècle et demi plus tard, il paraîtrait incongru, sinon scandaleux, qu’une tentative de suicide, une scarification, une atteinte quelconque de soi ne soient pas considérées comme du ressort de la psychiatrie. Un très grand nombre de manifestations psychiques est entré entretemps dans le domaine de la psychiatrie en utilisant la voie ouverte par le « trouble de la personnalité » : désormais la psychiatrie peut être appelée à traiter pratiquement tout « trouble du comportement » (violences et passages à l’acte divers, traités il y a encore pas si longtemps par les instances sociales ou judiciaires, voire par la famille, les voisins ou les amis), ainsi que toute manifestation émotionnelle et de « mal-être » face aux contrariétés et malheurs de la vie.
Plusieurs modifications, à plusieurs niveaux, sont perceptibles en rapport avec cet élargissement du champ clinique. La pratique psychiatrique s’est enrichie d’une dimension de « recours » pour les moments de défaillance, de détresse, de « traumatisme » individuel ou collectif. De nouvelles attitudes cliniques sont apparues : les notions d’accueil, de présence, d’accompagnement, de soutien, de réponse immédiate, sont incluses dans la terminologie des traitements psychiatriques et font l’objet de travaux et de recherches. Il est intéressant de remarquer que même l’acte le plus typiquement médical au sein de la thérapeutique psychiatrique, celui de la prescription, n’échappe pas à ces glissements : « ça ne va pas en ce moment, j’ai dû demander à mon médecin un traitement pour me soutenir », entend-on dire à propos d’une prescription d’antidépresseurs. Le cadre des traitements éclate : le dispositif naturel de la rencontre médecin–malade en psychiatrie – l’espace d’un bureau qui, à heure fixe, propose une parole libre et une écoute aussi attentive que bienveillante – se démultiplie en centres d’accueil et de crise, en consultations sans rendez-vous, en interventions en urgence, en rendez-vous téléphoniques ou même en numéros d’appel en cas de détresse.
Les modifications sont également perceptibles au niveau du vocabulaire utilisé, y compris par les professionnels. Ainsi, un terme très générique, celui de « souffrance psychique », s’est remarquablement généralisé, soutenu par une autre tendance « lourde » des sociétés contemporaines : l’idée que souffrir est inacceptable en toutes circonstances. De ce fait les frontières entre « normal » et « pathologique », plus ou moins mal définies, mais néanmoins longtemps opérantes dans l’empirisme de la pratique médicale, ont tendance à s’estomper : quelle différence entre « stress » et angoisse, entre deuil et dépression, entre « être violent » et « aller mal », du moment qu’ils comportent tous une « souffrance », déclarée ou devinée ? Parallèlement, la nosographie suit ces évolutions et les enregistre : elle recueille la multiplicité des subjectivités qui s’adressent à elle, les catégorise, les soumet à un travail d’objectivation par le biais d’une critérologie, leur donne droit de cité dans l’univers réputé impartial de la science (et droit de remboursement dans l’univers réputé suspicieux du financement des soins).
Dans quelle mesure ces pathologies sont « nouvelles », et connotent un glissement progressif d’Œdipe à Narcisse ? E toute rigueur, nous n’en savons rien. Toutefois, si l’on veut en extraire quelques traits plus généraux qui les différencient des pathologies aussi bien névrotiques que psychotiques, deux éléments semblent déterminants.
Premièrement, il semble que, dans ces configurations, l’accès à un objet idéal (et idéalisé) devient l’enjeu majeur de la demande d’aide. Les formes de ces « maladies d’idéalité » (Chasseguet-Smirgel, 1975) sont multiples. Tantôt, la relation à cet objet idéal prend la forme d’une dépendance passive, qui parfois se concrétise dans les diverses formes d’addictions. Dans d’autres cas, l’idéalité de l’objet est exigée de façon tyrannique, dans un « amour sans pitié » (Winnicott), conduisant à des existences complexes, faites de déchirements et de retrouvailles, ou encore de répétitions sans fin dans les mêmes schémas relationnels. Ailleurs, l’objet est d’autant plus idéal qu’il est perdu, et ces configurations épousent la clinique de la dépressivité, du deuil impossible, de la dépression chronique. Dans d’autres cas encore, l’objet est déclaré vitalement indispensable pour l’intégrité du sujet, tant et si bien que l’éloignement, la rupture, ou même la moindre velléité d’autonomie de sa part entraîne l’effondrement du moi, ou encore des réactions de rage destructrice.
Dans tous les cas, le psychiatre est appelé à incarner ce nouvel objet de l’exigence transférentielle, et il semble aussi difficile d’y échapper que de ramener la rencontre dans son cadre classique, sous peine de ruptures, de suicides, de passages à l’acte plus ou moins violents – ou plus simplement d’amers reproches. Mais, dans de nombreux cas, il semble tout aussi difficile de s’y conformer. En effet, quand bien même les professionnels en santé mentale adaptent leurs modalités de travail et organisent leur disponibilité pour répondre aux besoins ainsi exprimés, il n’est pas rare de constater que l’objet qu’ils parviennent à incarner est attaqué, mis à l’épreuve, provoqué jusqu’à ce qu’il réalise ce que le sujet redoute le plus, à savoir le rejet et l’abandon.
Les raisons de cette séquence, trop fréquente pour ne pas être relevée, ne sont pas très claires. On peut les rechercher dans la désintrication pulsionnelle : un objet aussi idéal se constitue à l’écart de tout sentiment négatif et de haine, cette négativité finissant par être mise en œuvre dans le passage à l’acte, à défaut d’être intégrée dans une ambivalence ordinaire avec les sentiments positifs. Mais, plus généralement, il est possible que les sujets qui se constituent de tels objets supportent mal la dépendance qu’ils quêtent pourtant activement, tant et si bien qu’ils n’ont de cesse que de rechercher la rupture, tout en essayant de faire de sorte que celle-ci soit mise sur le compte de l’objet. Enfin, il ne faut pas sous-estimer une troisième raison de rupture : souvent ces sujets se sont organisés à partir d’un roman familial d’abandon, de rejet, de désamour, d’indifférence vécus dans l’enfance (que des faits de la réalité extérieure peuvent parfois corroborer) ; il n’est sans doute pas facile d’accepter que des objets aimants, disponibles, attentifs, existent « réellement », car avoir la preuve de leur existence ne fait de raviver les blessures du passé.
Le deuxième élément est la transformation de la castration en un enjeu essentiellement narcissique. Ceci n’est que partiellement une nouveauté. La castration a toujours été aussi un enjeu narcissique : la déception amoureuse, par exemple, ne nous prive pas seulement de l’objet de notre convoitise, elle représente également une atteinte de notre estime de soi et heurte notre idéal du moi. Si la castration semble ici menacer le moi, plus directement que ne le font d’ordinaire les inévitables déceptions de l’existence, ceci semble tenir à deux raisons.
La première est que l’échec s’associe davantage à un sentiment de honte : le sujet n’a pas été « à la hauteur » de l’objet (personne, tâche, projet, ambition), il s’est avéré défaillant et indigne de lui ; d’où une clinique dépressive particulière, qui met en avant de douloureux sentiments de nullité, d’indignité, de médiocrité, sans être mélancolique au sens propre du terme. On comprend que cette clinique est en rapport avec le point précédent, celui de la nature de l’objet : c’est bien parce que l’objet est « idéal », que la non accession à lui renvoie le sujet davantage à sa propre infériorité, qu’à la simple douleur ou tristesse de la perte ou de la déception. Si maintenant on se pose la question de savoir quel autre sentiment aurait pu prévaloir ici, en lieu et place de la honte, force est de constater qu’il s’agirait de la culpabilité. De façon générale, l’échec dans les organisations névrotiques suscite un sentiment de culpabilité. Si celle-ci est rationnellement rapportée à tels ou tels faits et gestes (« Je n’ai pas fait ce qu’il fallait… Je n’aurais pas dû faire ceci ou cela »), il n’est pas très difficile de mettre en évidence le fait que ce qui nous a empêché de faire ce que l’on « aurait dû » pour réussir était précisément ce sentiment même de culpabilité. En d’autres termes, le sentiment de culpabilité pointe en direction opposée par rapport à sa rationalité première : il y a culpabilité, non pas à échouer, mais bien à réussir, et c’est cette culpabilité que l’échec est venu éviter. C’est cette dimension en deux temps, et à double sens, qui fait défaut dans la « honte » : elle est moins prise dans un système de contradiction, de conflit, et davantage inscrite dans un rapport entre le sujet et le sujet (entre le moi et son idéal).
La deuxième raison de cette transformation de la castration en un enjeu narcissique est plus « maligne » et, lorsqu’elle domine, conduit à des cliniques difficiles à manier. Le refus de l’objet, loin d’être considéré comme relevant de sa part d’inconnu (cette part qui n’est pas constitué des projections du sujet, mais ressortit aux particularités propres de l’objet), est au contraire ressenti comme une volonté délibérée de sa part de nuire, de faire mal, d’attaquer le sujet : il s’agit d’un objet volontairement « méchant », « méprisant » ou « indifférent ». Cette problématique n’est pas totalement nouvelle, on peut faire remonter ses origines aux travaux d’Abraham sur la mélancolie, en particulier sa monographie sur le peintre Segantini (Abraham, 1911). Comme Ulrike May (2001) l’a finement montré, l’idée d’une « mauvaise mère » – d’une relation primaire de haine mère-enfant – y apparaît pour la première fois comme indépendante de toute problématique de rivalité œdipienne. La mère est « mauvaise » en soi, non pas mauvaise parce que préférant le père, mais juste « mauvaise », indifférente ou cruelle face à un enfant qui n’occupe aucune place dans ses plans libidinaux.
On voit ici apparaître clairement ce que nous avions exposé au paragraphe précédent : la « découverte » de l’objet conduit à des « troubles de la personnalité » qui, eux, sont directement issus, dans leurs théorisations comme dans les discours des patients, d’hypothèses sur ce que le premier objet aurait fait, ou n’aurait pas fait, durant la période où il avait la charge d’accompagner la naissance psychique du sujet. Dès lors, la castration devient enjeu narcissique : le refus de l’objet n’est pas un manque à gagner en plaisir, mais attaque la constitution même du moi, à savoir ses assises narcissiques, en tant que répétition d’un manquement antérieur. Mais un autre élément semble également jouer un rôle décisif dans cette configuration ; il parcourt en filigrane une grande partie de ces nouvelles situations cliniques, et semble se résumer comme suit : le drame se déroule entre un sujet et un objet, excluant tout tiers de leur commune aventure.
Conclusion
Si les éléments que nous venons de dégager correspondent à de véritables mutations psychopathologiques, ce qui n’est pas impossible malgré le repérage d’autres facteurs (changements dans les découpages nosographiques, modifications du regard clinique, effets épidémiologiques), il est tentant d’essayer de les mettre en parallèle avec certaines grandes caractéristiques des sociétés occidentales postmodernes, telles qu’elles sont vues, non pas par un sociologue, mais par un psychopathologue. De ce point de vue particulier, certains changements apparaissent plus pertinents que d’autres, parce que davantage en lien possible avec les éventuelles mutations psychopathologiques.
Il est évident que nos sociétés contemporaines posent un problème de fiabilité de l’objet. On sait que ce terme est de Winnicott, et se rapporte à la relation première mère-enfant. Toutefois, dans les sociétés actuelles, il est possible de formuler une question plus générale par rapport à la fiabilité de l’objet. Il y a bien entendu, ceci a souvent été dit, les changements dans la façon d’élever les enfants. Les femmes dans nos sociétés ne sont plus les préposées exclusives au service de la maternité, et d’autres dispositifs (crèches, écoles nourrisses, écoles maternelles…) ont pris largement le relais de ces tâches, permettant à la femme, pour la première fois sans doute dans l’histoire, d’occuper une place de citoyen à part entière. À quoi s’ajoutent des modifications significatives dans la structure familiale : la multiplication des divorces, des familles monoparentales, ou des familles recomposées, pose également, de son côté, de délicats problèmes de traitement des séparations plus ou moins précoces et de l’alternance des investissements et des désinvestissements.
Mais, de façon plus générale encore, une question de « fiabilité de l’objet » se pose de façon globale dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui : on est beaucoup moins certain qu’autrefois de passer toute sa vie au même endroit, d’exercer le même métier, de travailler pour le même employeur, et ces changements (de lieux, de temporalités, de trajectoires…) influent bien sûr aussi sur la durée et la solidité des liens familiaux et amicaux, sur ce « périmètre libidinal » qui accompagne d’ordinaire notre vie ; d’où aussi, entre autres, un certain délitement des liens de solidarité, qui malmène encore la fiabilité de l’objet. Il y a un climat d’ « insécurité sociale », qui pose la question de la fiabilité de nos investissements (de leur qualité, de leur durée, de leur solidité) et conduit à faire d’une certaine idée de l’indépendance et de l’autonomie une véritable « valeur ». Or, on peut se demander quelle est la part défensive de cette idéologie de l’indépendance, c’est-à-dire dans quelle mesure cette « valeur » ne tente-t-elle pas de donner, comme par formation réactionnelle, une dimension exclusivement positive à une situation qui de toute façon est telle qu’elle est, de la crèche à la maison de retraite ; on ne peut pas la changer, et elle nous est plus ou moins imposée.
Dans ces conditions, la psychiatrie a trop souvent le sentiment d’être le refuge des « incapables à l’autonomie », des « handicapés de l’indépendance » – de cette partie de la population qui, outre sa souffrance propre, porte aussi de façon caricaturale le message muet d’une société qui, bien que sans doute fière de son autonomie et de son libre-arbitre, pense peut-être aussi qu’il n’est pas pour autant interdit ou honteux d’aspirer à un « prendre soin de l’autre » qui semble faire défaut.
Enfin, cette question débouche sur une autre : celle d’un certain affaiblissement de la référence à un tiers dans les rapports des sujets à leurs objets. Ici encore, les transformations familiales sont l’exemple le plus évident et immédiat : familles monoparentales, amenuisement du rôle traditionnel du père. Mais il y a aussi une plus grande tolérance, une plus grande difficulté à interdire, et cette évolution, qu’elle soit jugée souhaitable ou pas, diminue le poids relatif des instances relatives à la « punition », ce qui sans doute augmente d’autant le face-à-face du sujet avec soi-même : à savoir, l’importance de la honte par rapport à la culpabilité, tendance qui est encore renforcée par un discours plus général de la responsabilité individuelle. Et puis, nos sociétés sont devenues moins homogènes, leur référentiel commun (ce tiers généralisé) est sans doute plus réduit qu’il y a quelques décennies ; cette évolution s’accompagne du développement de groupes ou de communautés revendiquant chacun son référentiel propre, et son respect par les autres, cultivant de ce fait leur propre « narcissisme » en désidentification avec celui, collectif, de l’ensemble du corps social ; ainsi, la problématique narcissique s’enrichit désormais d’une quête identitaire, qui rencontre naturellement et renforce les questions d’appartenance que lèguent à leurs enfants les familles compliquées d’aujourd’hui.
Ainsi, il est sans doute possible de supposer, en définitive, qu’il y a un certain mouvement « d’Œdipe à Narcisse ». Mais à la condition de ne pas oublier que la sexualité psychique est toujours présente, consubstantielle de la notion même de vie, et qu’il faut sans doute plus qu’une société en période de bouleversements pour qu’elle cesse de déterminer la vie des humains.
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