I - Quel est le destin de l’Œdipe dans les situations extrêmes ?
Ce qui caractérise l’organisation œdipienne, c’est une vie psychique qui se déroule dans le registre du principe de plaisir-déplaisir, une symbolisation primaire qui rend possible la réalisation hallucinatoire du désir et l’élaboration de fantasmes, enfin le déploiement de processus de pensée qui impliquent mise en sens et temporalité. Or tout cela est mis hors-jeu dans les situations extrêmes, et le travail thérapeutique pour aider les personnes qui ont vécu de telles situations à les surmonter, sera long, complexe et difficile.
1) Les expériences traumatiques ne le sont pas toutes de manière identique ni au même degré. Certaines expériences traumatiques sont universelles, et leur négociation structure le développement psychique. Par exemple, les vécus d’impuissance et de détresse. L’impuissance et la détresse sont inévitables, elles font partie de la vie, ce sont des expériences auxquelles tout un chacun est à un moment ou un autre confronté. Une grande partie de la vie fantasmatique et des traits de caractère, comme du travail de pensée, résultent de ces expériences d’impuissance, et des limites qu’elles nous font rencontrer.
Un autre exemple est la découverte traumatique de la sexualité par l’enfant, qui négocie ce trauma en élaborant les fantasmes « originaires ». La scène primordiale (fantasme sur son propre engendrement d’un père et d’une mère) ; la castration, (fantasme sur la différence des sexes) ; la séduction, (fantasme qui préside à la découverte en soi-même de la sexualité). Le mode de défense contre le déplaisir est principalement le refoulement.
2) Les expériences de confrontation à un danger de mort imminente sont-elles des situations extrêmes ? Telle est la thèse de G.N ; Fischer ((Le ressort invisible, vivre l’extrême, 1994). L’effroi qui saisit et paralyse la personne qui se voit sur le point de mourir est certainement désorganisateur. Sur le moment, cette personne perd tous ses moyens de penser et d’agir. Une fois le danger écarté, elle revit constamment l’événement traumatique, notamment dans des cauchemars. Par la suite, se manifeste un moyen de défense spécifique : le développement massif d’angoisse, qui joue le rôle de préparation et de pare-excitations, pour prémunir le psychisme de la reviviscence du trauma. Ce sont les symptômes de la névrose traumatique (Freud,Au-delà du principe de plaisir, 1920), ou ce que le DSM -V décrit comme PTSD (Post Traumatic Stress Disorders, troubles du stress post-traumatique). Le risque pour le moi est de sombrer dans la mélancolie, de se prendre en haine, de désinvestir tout ce qui donne goût à la vie. Le risque pour le psychisme est celui d’une déliaison mortifère « au-delà du principe de plaisir », qui se manifeste dans la compulsion de répétition. C’est donc un traumatisme grave, qui ne peut se négocier sans une aide psychothérapeutique.
3) Mais je réserverai le terme de situation extrême à un autre type d’expériences traumatiques. Le terme de situation extrême a été proposé par B. Bettelheim pour décrire son expérience concentrationnaire dans un article publié dès 1943 (Journal of Abnormal and Social Pathology,vol 38, N° 4, Octobre 1943).
Les prisonniers des camps de concentration étaient soumis à une entreprise systématique de désocialisation et de déshumanisation. Non seulement ils étaient affaiblis par des carences multiples et des travaux épuisants, insultés et humiliés sans cesse, mais on cherchait à détruire en eux l’humanité, les valeurs de solidarité, le respect de la vie. Bettelheim raconte qu’un prisonnier ayant fait tomber ses lunettes, un autre vint à son aide. Le prisonnier fut exécuté immédiatement sous les yeux de tous les autres.
II - Quels sont les traits caractéristiques de la situation extrême ?
1) Bettelheim a insisté sur son caractère paradoxal : « Nous nous trouvons dans une situation extrême quand nous sommes soudain catapultés dans un ensemble de conditions de vie où nos valeurs et nos mécanismes d’adaptation anciens ne fonctionnent plus, et que certains d’entre eux mettent en danger la vie qu’ils étaient censés protéger » (Bettelheim, 1963, Le cœur conscient, Gallimard, Paris).
2) Un deuxième trait est le sentiment d’impasse, souligné par R. Roussillon (« Les situations extrêmes et la clinique de la survivance psychique », in : J. Furtos et C. Laval (dir.),La santé mentale en actes, du clinique au politique, ERES, Ramonville Saint-Agne, 2005). En général, quand une expérience vécue arrive à la limite du tolérable, une solution est de prendre la fuite. Dans les situations extrêmes, cela n’est pas possible. On ne s’évade pas des camps, on n’échappe pas à la torture, on ne se sauve pas d’un génocide. Le fait d’être sans recours produit un sentiment d’impasse subjective.
Dans ces conditions, la vie psychique sous le régime du plaisir-déplaisir, la conflictualité psychique, qui caractérisent toutes deux l’organisation œdipienne, sont mises hors-jeu. À la place, le sujet est propulsé dans l’univers du paradoxe, du double-bind, qui épuise toute possibilité de se sentir satisfait ou satisfaisant.
3) Tout cela constitue une attaque contre les assises narcissiques. Les expériences extrêmes détruisent la confiance en soi, le sentiment de soi (Selbstgefühl). C’est aussi une rupture du contrat narcissique (Piera Aulagnier), soit l’alliance inconsciente du je avec le groupe, alliance qui permet de maintenir les investissements et l’autoconservation. De tels événements ne sont pas pensables, ils ne peuvent pas recevoir de signification, et cela laisse le sujet en proie aux forces de déliaison et à la pulsion de mort.
4) D’où un quatrième trait : la déliaison et la destructivité. Les processus primaires régis par le principe de plaisir-déplaisir ne sont pas seulement mis provisoirement hors-jeu. C’est la possibilité même d’une logique du principe de plaisir qui devient problématique. L’invalidation de cette logique laisse le champ libre à la destructivité, et surtout à l’auto - destructivité. La situation extrême provoque un état de désespoir absolu, un sentiment de solitude et de déréliction qui place le sujet hors de la communauté humaine, hors de l’ordre symbolique qui la fonde.
Ces « attaques contre les liens » (Bion) vont beaucoup plus loin qu’une perte de la dignité, même si une perte de la dignité figure parmi les atteintes narcissiques graves. Avec les situations extrêmes, on peut dire que la personne vit un état de déréliction qui l’isole de condition humaine, une solitude qui la place hors du symbolique.
Comment le psychisme survit-il à ces expériences extrêmes ?
Tout d’abord, on ne survit pas toujours. Certains se suicident, d’autres sont perdent le désir de vivre, ou sont atteints de maladies somatiques.
Pour ceux qui survivent, il faut rappeler avec Roussillon que survivre n’est pas vivre, même si c’est ne pas mourir. Les survivants sont en proie à une agonie psychique, au sens étymologique du terme « agonie », c’est-à-dire « lutte ». C’est une lutte entre pulsions de vie et pulsions de mort ou d’auto- destructivité.
III - Les symptômes de l’expérience extrême
La survie psychique se traduit par des symptômes de nature psychotique (même si les personnes ne sont pas psychotiques).
1) Dépersonnalisation
Des symptômes comme la déréalisation, la dépersonnalisation, dont Bettelheim a fait lui-même l’expérience. À l’origine de cette disposition, dit Ferenczi, il y a la douleur excessive, (forte, destructrice). L’être qui vit une douleur extrême est « hors de lui », ce dont témoignent symptomatiquement une absence de réactions émotionnelles, une sorte d’insensibilité. Etre « hors de soi ne signifie pas ne pas être (non-être), mais « ne pas être là ». Dans la situation extrême, dit-il encore, « il semble que la première réaction à un choc soit toujours une psychose passagère, c’est-à-dire une rupture avec la réalité, avec des hallucinations négatives ou positives, (généralement à dominante de persécution) (Ferenczi, Œuvres Complètes de Psychanalysetome 4, Paris, Payot, 1982, p. 94).
Dans une des notes de 1932 publiées sous le titre « Réflexions sur le traumatisme, » Ferenczi apporte un éclairage métapsychologique sur cette stratégie de survie : « l’homme abandonné des dieux échappe totalement à la réalité et se crée un autre monde dans lequel, délivré de la pesanteur terrestre, il peut atteindre ce qu’il veut » (Ferenczi, Œuvres Complètes de Psychanalysetome 4, Paris, Payot, 1982, p. 147).
2) Clivage du moi post-traumatique
C’est Ferenczi qui a le premier proposé la notion de clivage narcissique du moi. Que signifie le clivage ? Une partie de l’expérience vécue est oblitérée. Elle devient inaccessible à la conscience, non par refoulement mais par dissociation. La partie clivée n’en laisse pas moins des traces : elle peut de traduire par l’apparition de symptômes somatiques, ou encore par des hallucinations ou des idées délirantes. Le moi n’en reste pas indemne.
Un jeune homme rwandais qui avait vécu le génocide de 1994 donnait beaucoup de souci à ses proches ; il était mélancolique, avait des idées suicidaires, s’enfermait chez lui et refusait de voir ses parents. Or un jour, un magnétophone était resté en position d’enregistrement chez lui, et pendant la nuit, il enregistra les paroles du jeune homme. A son réveil, épouvanté par ce qu’il entendait comme venant de lui-même, le jeune homme s’empressa de détruire l’enregistrement et refusa d’en parler. Il n’avait jamais eu conscience d’avoir dit ces « horreurs ».
Dans cette stratégie de survie, le moi se coupe d’une partie de lui-même. Ce que Ferenczi désigne par « autotomie », par analogie avec les animaux pris au piège, qui se libèrent en arrachant le membre qui les retient prisonniers. On voit bien la différence avec la problématique œdipienne de la castration. La castration symbolique est le renoncement à un objet de désir, elle ne met pas en danger l’autoconservation. Dans les situations extrêmes, la coupure est de l’ordre de la mutilation. Elle représente la nécessité de se couper d’une expérience subjective centrale, de neutraliser en soi ce qui est connecté avec la zone de douleur ou de « terreur sans nom » insupportable. C’est cela qui est paradoxal, sacrifier une partie de soi pour pouvoir continuer à être.
C’est la mise hors-jeu du principe de plaisir au profit d’une logique de survie psychique.
IV - Le travail thérapeutique avec les survivants
Comme on l’a dit, la clinique des situations extrêmes concerne non le registre du désir caractérisant les organisations œdipiennes, mais le conflit entre destructivité et Eros, pulsions de déliaison et pulsions de vie.
1) Une première question est de savoir jusqu’où il est pertinent de s’affronter à ce que le psychisme a mis en place, pour pouvoir survivre. Le patient craint par-dessus tout de devoir revivre ce qu’il a vécu, sans savoir ce qu’est le monstre tapi dans les ténèbres. On ne peut procéder de manière normative.
Souvent, et malgré une douleur manifeste, il n’y a pas de demande de soin psychique, tant le patient craint d’être détruit sans ce qui s’est mis en place. Il convient donc de l’écouter, de comprendre comment est organisée sa stratégie de survie, et quelle en est la logique. Ecouter, ce n’est seulement prêter l’oreille, mais être attentif à tous les signes non verbaux, mimique, posture, gestes, ton de la voix qui sont aussi une façon (inconsciente) de communiquer avec le thérapeute. Ce qu’apporte alors l’analyste au patient, c’est la possibilité de ne plus être seul face à ce qu’il éprouve ou craint d’éprouver. C’est une fonction d’étayage, c’est créer un cadre suffisamment stable et contenant.
2) En un second temps, si la personne s’est retirée d’une partie de son expérience pour pouvoir survivre, il y a des parties d’elle-même auxquelles elle n’a plus accès.
C’est dans ces conditions, qu’on on peut voir s’établir un transfert paradoxal. Le patient fait vivre à l’analyste, par ses mises en actes, ce qu’il ne peut vivre lui-même : impuissance, désespoir, sentiment d’impasse, terreur. Le thérapeute peut alors prendre appui sur son contre-transfert pour verbaliser ce qu’il éprouve à ce moment, et cette forme de réflexivité par personne interposée peut, progressivement, amener le patient à s’interroger aussi. Mais c’est un progrès à double tranchant, car le moment où le patient entrevoit cette part de lui-même qui a pu lui échapper, est aussi une douleur insupportable. Recommencer à s’éprouver dans la détresse et l’agonie, dans la déchéance, c’est une partie de soi si horrible qu’on la refuse. L’analyste apparaît alors comme menaçant et haïssable. Accepter cette haine et tenir est cependant la seule voie possible.
Il est clair que la personne qui a vécu des situations extrêmes ne peut s’en sortir seule. Elle doit passer par un travail thérapeutique long et douloureux, et l’empathie de l’analyste est nécessaire, ainsi que la capacité à supporter la violence des affects. Le patient a besoin de s’assurer que son analyste ne sera pas détruit, pour pouvoir recouvrer ce qui était resté dans une région inaccessible, pour pouvoir l’affronter sans craindre qu’une catastrophe se produise.
Conférences d’introduction à la psychanalyse, 23 mai 2013