Retraversant la pensée psychanalytique depuis ses sources freudiennes, cet exposé se voudrait une mise en perspective synthétiques des principales sources théoriques sur la question du maternel, déclinée avant tout sur le versant de la maternité proprement dite, mais en interrogeant l’articulation entre féminin et maternel, composantes fondamentales de la psychosexualité féminine, et sans pouvoir prétendre aborder le maternel comme fonction psychique, commune aux deux sexes, qui trouve à s’exercer dans la cure psychanalytique, mais qui déborde la thématique de ce soir.
« Le sein nourricier de sa mère est pour l’enfant le premier objet érotique, l’amour apparaît en s’étayant à la satisfaction du besoin de nourriture. [...] la mère acquiert une importance unique, incomparable, inaltérable et permanente et devient pour les deux sexes l’objet du premier et du plus puissant des amours, prototype de toutes les relations amoureuses ultérieures ». [1]
A l’origine de notre naissance, la mère, à l’origine de notre psyché, la mère, à l’origine de notre vie amoureuse, la mère… Cette figure cardinale traverse toute l’œuvre freudienne, fût-ce parfois en filigrane, et ne cesse de nourrir la réflexion contemporaine. Il est plus difficile de circonscrire le maternel, ce « propre de la mère » selon la définition tautologique du Littré…
Si Freud désigne fortement l’importance de la mère comme objet d’amour et d’identification pour l’enfant, il a été moins disert sur la psychosexualité propre de la femme-mère, cependant il a éclairé de manière provocante, au regard de la doxa culturelle, le caractère proprement sexuel de l’investissement maternel de l’enfant :
« La personne chargée des soins (généralement la mère) témoigne à l’enfant des sentiments dérivant de sa propre vie sexuelle, l’embrasse, le berce, le considère, sans aucun doute, comme le substitut d’un objet sexuel complet » [2]. Cette proposition scandaleuse se doit d’être rappelée de façon liminaire tant toute notre culture est imprégnée d’un clivage radical entre femme et mère, dans la tentation toujours renouvelée d’expurger la mère de toute sexualité et de la mettre à distance de la femme.
Ce clivage, prégnant culturellement, Freud l’a interrogé dans ses soubassements inconscients : « Là où ils aiment, ils ne désirent pas et là où ils désirent, ils ne peuvent aimer »… [3] Freud désignait ainsi, dans cette formulation percutante, cette modalité fréquente de la vie amoureuse des hommes pour qui les femmes ne sauraient être que maman ou putain. La mère ne saurait être que pure, idéale, asexuée, ma mère ne peut avoir commis de tels actes…
Mais le « plus général des rabaissements de la vie amoureuse », pour reprendre le titre freudien, est bien le fruit de la persistance des vœux œdipiens inconscients et du combat contre cette association intime entre la mère et la putain, celle qui a trahi l’enfant en se tournant vers un autre que lui. « Il ne pardonne pas à sa mère et tient pour une infidélité le fait que ce ne soit pas à lui, mais au père, qu’elle ait accordé la faveur du commerce sexuel ». [4] Maman et putain : « ce qui, dans le conscient, se présente clivé en deux termes opposés, bien souvent ne fait qu’un dans l’inconscient » (Freud, ibid)…
Ainsi sur le plan manifeste la relation des hommes aux seins des femmes témoigne-t-elle d’un insistant partage entre le sein féminin et le sein maternel. L’imaginaire masculin regorge de femmes aux appâts flamboyants qui ne sauraient être des mères. Ces seins érotiques, érigés, découverts et séducteurs sont à mille lieux du doux sein maternel, nourricier, pudique, voire presque évanescent chez les vierges allaitantes du Quattrocento. Celles-ci laissent à peine entrevoir un sein qui semble ne pas pouvoir leur appartenir, tant il est à côté, séparé, perdu dans les plis du vêtement, objet nécessaire d’un lien, mais dans une incarnation sublimée. Sur les cimaises de nos musées comme sur les affiches qui couvrent les murs de nos villes, les seins érotiques ne sauraient être confondus avec les seins nourriciers, les « tétons charnus» avec « les tétons juteux » comme le disait un médecin du XVIIIe siècle. Dans sa constance, dans son excès, le partage entre mère et femme laisse entrevoir ce qu’il combat, l’impensable d’une mère féminine, sexuée et séductrice.
L’idéalisation de la mère est une formation réactionnelle massive, permettant de refouler tant le sexuel féminin de celle-ci que la permanence du sexuel infantile en chacun. Si Freud, pointant l’opposition entre la maman et la putain, mettait l’accent sur la force du complexe d’Œdipe masculin dans une telle configuration, il conviendra d’interroger les formes féminines de ce clivage et de revenir sur ce qui s’y joue également de motions préœdipiennes dans la mise à distance de la toute-puissance d’une imago maternelle archaïque. Jean Cournut [5] évoquait avec vivacité et humour l’ampleur de la peur que les hommes ont des femmes, dans leur séduction érotico-maternelle, dans leur redoutable alliance du féminin et du maternel. Tous les modes de défenses sont susceptibles d’être convoqués et dans le partage entre mère et femme tous les gradients d’opposition peuvent se trouver, d’un conflit modéré jusqu’au radical clivage. Dans l’ordre des représentations culturelles, ce partage trouve à s’inscrire de manière à la fois diverse et omniprésente. Freud, pour sa part, non content de dénoncer cette partition, a cherché à maintes reprises a creuser les représentations féminines et maternelles offertes par notre culture : ainsi, en 1911, dans « Grande est la Diane des Éphésiens » a-t-il interrogé la permanence des cultes des grandes déesses maternelles, ou dans « le motif des trois coffrets » a-t-il relié les figures de la mère, de la femme et de la mort, comme variations autour de l’ « objet premier du plus puissant des amours ».
Une mère qui soit femme vis à vis d’un homme semble déjà inacceptable, une mère qui soit sexuelle vis-à-vis de l’enfant l’est peut-être encore plus radicalement, dans la virulence du combat contre la tentation incestueuse. Cette dimension a été constamment soulignée par Freud, dès les Trois essais sur la théorie sexuelle quand il note que ces soins séducteurs apprennent à l’enfant à aimer et sont une nécessité pour le développement de sa vie libidinale, mais il la décline en particulier dans « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci » :
« L’amour de la mère pour le nourrisson qu’elle allaite et soigne est quelque chose qui a une bien plus grande profondeur que son affection ultérieure pour l’enfant adolescent. Cet amour possède la nature d’une relation amoureuse pleinement satisfaisante, qui comble non seulement tous les désirs psychiques mais aussi tous les besoins corporels, et, s’il représente l’une des formes du bonheur accessible à l’être humain, cela ne provient pas pour la moindre part de la possibilité de satisfaire sans reproche également des motions de désir depuis longtemps refoulées et qu’il convient de désigner comme perverses ». [6] Ces motions de désirs refoulées renvoient au sexuel infantile de la mère, dans sa perversité polymorphe, à ses différentes positions libidinales inconscientes, aux modalités de son désir d’enfant. Sur celui-ci les positions freudiennes n’ont guère changées, il y voit avant tout le fruit et la transformation de son envie du pénis, même si çà et là émergent des notations qui témoignent d’autres valences fantasmatiques, notamment dans « Sur les transpositions des pulsions, en particulier dans l’érotisme anal » dans lequel le désir d’enfant pourrait précéder l’envie du pénis proprement dite, ou dans ses derniers textes sur la sexualité féminine, dans lesquels il décline le désir de recevoir ou de donner un enfant à la mère préœdipienne. Cet investissement sexuel de l’enfant par la mère, objet des vœux inconscients les plus ardents, ne cède en rien dans l’œuvre freudienne à l’accent porté sur le rôle étayant et pare-excitant de la mère qui déjà dans l’Esquisse est désignée comme le premier autre secourable et éminemment nécessaire face à la détresse de l’infans. Ce rôle fondamental est celui qu’évoque la célèbre note des « Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques » texte antérieur à « Pour introduire le narcissisme » dans lequel il évoque cette énigmatique « organisation première » soumise au principe de plaisir et propose cette fiction qui se « justifie quand on remarque que le nourrisson, à condition d’y ajouter les soins maternels, est bien près de réaliser un tel système psychique » [7].
Dans « Pour introduire le narcissisme », l’investissement plus spécifiquement narcissique de l’enfant est magistralement mis en lumière : « : « L’enfant aura la vie meilleure que ses parents, il ne sera pas soumis aux nécessités dont on a fait l’expérience qu’elles dominaient la vie. (….) His majesty the baby, comme on s’imaginait être jadis. Il accomplira les rêves de désir que les parents n’ont pas mis à exécution, il sera un grand homme, un héros à la place du père ; elle épousera un prince, dédommagement tardif pour la mère […] L’amour des parents, si touchant et, au fond, si enfantin, n’est rien d’autre que leur narcissisme qui vient de renaître et qui malgré sa métamorphose en amour d’objet, manifeste à ne pas s’y tromper son ancienne nature. » [8]
Cependant cet investissement narcissique est donc aussi la source d’un plein amour d’objet, véritable voie vers l’objectalité pour la femme, décrite dans ce texte comme plus narcissique par essence que l’homme. On remarquera l’idéalisation que peut parfois porter la pensée de Freud envers la mère – cette expression presque touchante de ses vœux œdipiens – quand il en vient à évoquer l’amour de la mère envers son fils comme le plus dénué d’ambivalence … : « le rapport au fils apporte à la mère une satisfaction illimitée. C’est d’ailleurs la plus parfaite, la plus facilement libre de toutes les relations humaines ». [9]
On peut s’interroger sur la disparité qu’il y a entre l’importance des réflexions freudiennes évoquées et le peu de cas qu’il fait de la psychologie de la maternité dans son ensemble1 – ni conception, ni grossesse ne sont spécifiquement interrogées – alors même qu’un de ses premiers textes pré-analytiques « Un cas de guérison hypnotique avec des remarques sur l’apparition des symptômes hystériques par la contre-volonté » [10], était consacré à la guérison par hypnose d’une femme qui ne réussissait pas à allaiter son enfant dans le contexte d’une problématique conflictuelle avec sa propre mère.
Néanmoins les apports freudiens sur le maternel sont des pierres de touche à partir desquelles ses collaborateurs et successeurs vont développer leur propre apport, oscillant entre refoulement du sexuel sous l’empire du culturel, et fidélité au père fondateur dans l’approche interprétative éminemment sexuelle des composantes du maternel comme Helene Deutsch qui fut une des premières, sinon la première, a consacré un travail de grande ampleur à la compréhension de la maternité. Son importance historique, qui justifie la place qui lui est accordée ici, ne doit pas induire une sous-estimation de ses apports.
Les complexités de la maternité
Dans Psychanalyse des fonctions sexuelles de la femme, premier livre d’ensemble sur la question, publié en 1925, Helene Deutsch a consacré plusieurs chapitres à la fonction maternelle et à la complexité de la fantasmatique qui l’infiltre. L’ensemble de l’ouvrage est riche de nuances sur le bouleversement intense induit par la grossesse et notre auteur est bien la première à tenter de comprendre ce qu’il advient de l’appareil psychique féminin par rapport à ces révolutions somatiques cruciales. L’enfant permet avant toute chose un effacement des blessures narcissiques antérieures, « un enfant a été promis au moi féminin en récompense et compensation de ce qu’il avait souffert » (Ibid) écrit-elle, mais l’apport principal de l’auteur est de pointer la multiplicité des représentations fantasmatiques qu’il supporte et que l’on ne saurait réduire à la classique « envie du pénis ». Car s’il faut faire retour à la période infantile, « pré-féminine » pour comprendre la réactivation des fantasmes lors de la grossesse, cela implique de concevoir que l’enfant peut être un enfant oral, anal, aussi bien que phallique-narcissique. Elle décrit finement l’investissement oral de l’enfant et fait une analogie entre le coït et l’allaitement pour évoquer les processus d’incorporation fantasmatique : « La théorie infantile de la fécondation orale trouve sa terre d’élection dans ce déplacement de l’activité orale vers le vagin » (Ibid, p. 76).
Le statut de l’enfant est double, car il est un objet introjecté qui entre dans le moi et l’élargit, mais il est également une partie du monde extérieur par rapport auquel toutes les relations d’objet de la mère sont répétées en particulier ses investissements œdipiens. Les réanimations pulsionnelles comportent aussi des composantes libidinales hostiles, qui peuvent être parfois corrigées par rapport à l’enfant réel. D’autres sources, prégénitales, viennent renforcer les mouvements œdipiens, et s’expriment de façon très visible dans les nausées et vomissements en début de grossesse, ou dans les envies, dans un jeu entre motions orales et anales, entre incorporation et expulsion (Ibid. , p. 792). S’il y a une importante libido narcissique qui se trouve mobilisée par rapport à l’enfant, un apaisement relatif de certaines motions pulsionnelles intervient quand l’enfant se met à bouger et qu’il est davantage situé dans le monde extérieur. Ainsi la composante narcissique se trouve-t-elle génitalisée (H. Deutsch (1924), Ibid., p. 81).
Helene Deutsch en vient à étudier la question des avatars pathologiques de la maternité, pointant le rôle de facteurs liés à la personnalité de la femme, qui n’étaient jamais apparus auparavant mais peuvent, dans l’intensification pulsionnelle générale, déboucher sur des maladies psychiques (psychoses puerpérales et psychoses de l’allaitement, par exemple). Selon la répartition des investissements libidinaux et narcissiques, deux modes de réaction à la grossesse assez différents peuvent émerger : une forme de mélancolie, quand l’enfant est trop totalement l’incarnation de l’idéal du moi/surmoi maternel, ainsi certaines femmes se métamorphosent-elles en « un désagréable appendice » (Ibid. , p. 83) de l’enfant… mais d’autres présentent une forme de triomphe narcissique mégalomaniaque quand l’enfant est moins considéré comme un objet que comme une composante du moi. « De toutes ces considérations, il ressort que l’unité de la mère et de l’enfant n’est pas aussi paisible qu’il peut paraître » (Ibid., p. 84). On est loin de l’affirmation freudienne sur la potentielle absence d’ambivalence maternelle…
L’identité mère-enfant permet de tirer de la condition psychique de la femme des conclusions sur l’état psychique de l’enfant à la naissance et Helene Deutsch de noter que l’accouchement permet une répétition complète de la peur associée au traumatisme de la naissance et une domination de cette peur par l’acte de la reproduction (Ibid., p. 85). Les fantasmes de naissance condensent souvent la naissance – à jamais oubliée – de la rêveuse et celle de l’accouchement de ses propres enfants.
Dans la suite de sa recherche l’auteur insiste sur toutes les réactivations pulsionnelles liées à la crise de la naissance : renouvellement de la castration, perte narcissique, rôle de la douleur dans l’investissement libidinal de l’enfant, sentiment d’étrangeté éventuel, réactivation de l’ambivalence masquée jusqu’alors par l’identification de l’enfant au propre moi de la mère. Elle montre avec acuité le bouleversement que représente l’accouchement, avec le remaniement de l’économie libidinale qu’il implique, la libido narcissique de la femme devant supporter le manque de l’enfant en elle, et assumer la perte d’une position libidinale glorieuse.
Quand Helene Deutsch s’attache à l’allaitement, c’est pour souligner intensément les valeurs sexuelles de l’allaitement qui sont mises en lien avec divers troubles de la lactation, à travers l’équation entre le sein et le pénis. Evoquant le renversement fantasmatique des rôles des deux partenaires dans l’acte de succion, elle pointe que « l’analogie complète des deux situations de succion – c’est-à-dire dans le coït et l’allaitement – tient avant tout à ce que la frontière entre le sujet et l’objet est abolie mais aussi à l’identité de l’incorporation orale de l’objet dans l’acte de succion » (Ibid., p. 91). Quand on pense au refoulement collectif dont a fait l’objet le sein même dans la théorie analytique [11], on ne peut qu’être frappé par la tranquillité de ses affirmations et leur pertinence : l’allaitement est « aussi un acte de jouissance sexuelle, au cœur duquel la glande mammaire joue le rôle d’une zone érogène. Cette « érogénéité » de la glande mammaire se solde fréquemment par des difficultés d’alimentation (…). Dès que le rôle sexuel de l’appareil de succion prend trop d’importance, le refoulement intervient » (H. Deutsch (1924), Ibid., p. 93).
Dans l’article « Maternité et sexualité » [12], qui est une continuation directe de son travail sur le masochisme, Helene Deutsch questionne la frigidité chez la femme et reprend l’étude du problème sous l’angle de ce que révèle le conflit entre maternité et sexualité. Si la peur de la gratification masochiste liée à la relation sexuelle ainsi que la possibilité d’obtenir une gratification sublimée de ces tendances dans la maternité détourne souvent la femme des formes normale de gratification sexuelle, elle n’en est pas l’unique cause. Il y a là un paradoxe par rapport à ce que montre la clinique, c’est-à-dire l’association étroite entre la négation névrotique de la réponse érotique chez la femme et l’aptitude compromise à la maternité. La stérilité et la frigidité peuvent avoir les mêmes racines et Helene Deutsch a constaté au cours d’analyses que cette dernière peut céder après la conception. Cependant cette association n’est pas toujours étroite, et les états névrotiques sont caractérisés par la séparation entre maternité et sensibilité érotique. Ce clivage est l’exact pendant de celui que Freud a étudié dans la vie amoureuse masculine. Chez la femme, ce clivage se traduit en elle-même : « La femme est elle-même « mère » ou « prostituée » et tout le conflit intérieur représente la lutte entre ces deux tendances, qui semblent contraires, mais qui, finalement dans ce cas aussi, convergent dans l’idée unique de la mère indigne ». L’identification à la mère sexuelle est au cœur de toutes les variations cliniques de ce clivage manifeste entre maternité et sexualité. Helene Deutsch reprend son étude de l’homosexualité féminine pour réaffirmer que l’intensité du lien primaire à la mère avait toujours été accompagné aussi d’un Œdipe positif particulièrement fort. Mais il débouche souvent sur une négation des hommes avec concentration sur la relation mère-enfant. Au moment de l’œdipe positif la petite fille peut développer une rivalité vindicative accompagnée d’une intense culpabilité en lieu et place d’une identification fructueuse. La violence de sa culpabilité l’amène à renoncer alors ses désirs de maternité. L’identification peut être maintenue mais, par défense contre l’Œdipe, le rôle de l’homme est alors nié. Helene Deutsch avait déjà abordé ces aspects dans son étude des fantasmes de parthénogenèse. À la défense contre l’Œdipe positif, elle ajoute ici un accent sur la relation mère-enfant répétée dans ce fantasme qui exclut l’homme gênant, tout en étant une contrepartie du fantasme de prostitution et une variante du roman familial. En effet ce dernier fantasme peut exprimer ce vœu « Je ne suis pas l’enfant de ma mère, car ma mère ne fait pas de telle chose », comme le fantasme de parthénogenèse permet d’accepter la maternité en refusant la sexualité, car ainsi la mère n’a pas été femme. Helene Deutsch résume ainsi les variations du clivage entre maternité et sexualité génitale :
- Relation préœdipienne mère-enfant exclusive de l’homme dont le rôle est réduit à zéro
- Domination des tendances masochistes qui trouvent à se satisfaire au mieux dans la maternité
- Parthénogenèse dans ces différentes versions.
Helene Deutsch développe alors des cas extrêmes dans lesquels le refus de la sexualité lié à des relations maternelles dévastatrices implique le renoncement à toute conception personnelle, des femmes « empêchés d’avoir des enfants à elles par une négation de la sexualité de leur mère en même temps que de la leur » (Ibid., p. 173).
L’imposant ouvrage La psychologie des femmes, rédigé après son émigration aux Etats-Unis, reprend et développe toutes ses propositions, accompagné d’une multitude d’exemples tant cliniques que littéraires. Le chapitre II consacré à « L’esprit maternel et à la sexualité » est une reprise de son article de 1933 mais elle y définit plus clairement les différentes facettes de la maternité, distinguant celle-ci de « l’esprit maternel » : La « maternité se rapporte à la relation mère-enfant comme à un tout sociologique, physiologique et émotionnel », qui est différent de « l’esprit maternel », cet ensemble caractérologique particulier et ces phénomènes liés au besoin d’aide de l’enfant. Cet esprit maternel est, pourrait-on dire la partie visible de l’iceberg, faite d’une tendresse manifeste qui permet d’écarter, selon divers modes de défenses entre refoulement et projection, l’excès d’agressivité et de sensualité sexuelle. « Innombrables sont les femmes qui, à cause de leur peur de la sexualité, ne peuvent contenter leur esprit maternel que par des détours» [13] écrit-elle. On pourra remarquer ici que loin d’idéaliser la maternité, elle ne cesse, dans la stricte fidélité à la théorie freudienne, de souligner les composantes sexuelles, mais aussi agressives de cet investissement libidinal intense. Ainsi, par exemple, note-t-elle la fréquence dans les fièvres de la puerpéralité, de l’image des animaux sauvages dévorant mère et enfant. A travers l’étude de la civilisation des Marquises sur la base des travaux de Carl Linton et Kardiner, elle se penche sur les femmes « anti-maternelles », aussi bien figures de légendes, les vehini-hai, sorcières tuant les nouveaux-nés, que femmes marquisiennes qui « semblent avoir perdu toute trace d’esprit maternel » pour y déceler les mêmes racines névrotiques que chez certaines patientes, dans un même rejet de la mère qui inhibe en elles tout sentiment maternel. Elle insiste sur le besoin de se « réconcilier complètement avec sa mère pour devenir […] une femme maternelle » (Ibid., p. 42).
Mais aussi riche que soit « La psychologie des femmes », cet ouvrage n’efface pas le caractère profondément novateur de Psychanalyse des fonctions sexuelles de la femme, et l’on peut se demander si l’ampleur de sa recherche initiale sur la maternité n’a pas quelque peu inhibé ses collègues de l’époque, qui se sont beaucoup penchées sur la sexualité féminine, mais peu sur la maternité spécifiquement. En effet, dans l’ensemble, les auteurs de l’époque qui ont consacré des écrits à la sexualité féminine, se sont concentrés sur la question de l’envie du pénis, du complexe de castration, de la méconnaissance ou non du vagin, mais peu aux composantes libidinales de la maternité. Certes, dans leurs écrits émergent des notations importantes en particulier sur le désir d’enfant dont elles (voir ils avec Ernst Jones…) contestent la dérivation de l’envie du pénis. Selon ces auteurs, le désir d’enfant est primaire, en lien avec une fantasmatique érotique réceptive, proprement féminine, liée à une connaissance inconsciente du vagin, et intensément culpabilisée. Telles sont les positions, très résumées et avec des variantes individuelles – mais la discussion déborderait le cadre de cette conférence– de Karen Horney [14] ou d’Ernst Jones. Ce dernier formulera clairement que le désir d’enfant n’est pas dérivé d’une envie narcissique d’un pénis externe, mais est primaire et objectale, lié aux vœux œdipiens, avec ses désirs d’incorporation du pénis paternel. Freud dira explicitement son opposition à cette théorie qui fait de l’envie du pénis une formation défensive face à ces désirs érotiques fortement refoulés. On peut néanmoins remarquer que dans l’article de Ruth Mack Brunswick qui est le fruit d’échanges théoriques entre eux deux, il est revenu sur cette dérivation du désir d’enfant à partir de l’envie du pénis et l’antériorité de ce dernier, et Ruth Mack Brunswick peut nettement affirmer, avec la caution de Freud, que le désir d’enfant précède l’envie du pénis, étant lié à une envie de et une identification à la mère qui a des bébés [15]. L’envie du pénis n’est plus uniquement narcissique mais a aussi une valence objectale dans la mesure où sa possession vise à la possession érotique de la mère.
La question de l’identification à la mère va être le pivot des réflexions ultérieures des analystes se penchant sur le maternel. Si cela ne va pas de soi d’associer Melanie Klein aux théorisations sur le maternel, tant son œuvre semble à première vue se centrer sur les affres du sujet naissant, dans une polarisation sur les mouvements introjectifs et projectifs constitutifs de la psyché, il convient de noter l’importance qu’elle donne aux premières identifications à la mère, au point d’en conclure en une phase de féminité, commune aux deux sexes et de souligner la force du désir d’enfant même chez le petit garçon. Dans son article de 1928, « les stades précoces du conflit œdipien », elle soulignait déjà, et ce avant sa conceptualisation des positions schizo-paranoïdes et dépressives, l’intense avidité envers les contenus du ventre maternel et la violence du désir insatisfait de la maternité chez la petite fille, même si « elle n’(en)a qu’un sentiment vague et incertain, encore que très intense. Ce n’est pas seulement cette incertitude qui trouble son espoir d’une maternité future. C’est bien plus, l’angoisse et la culpabilité qui affaiblisse cet espoir, et qui peuvent porter atteinte, gravement et définitivement aux aptitudes maternelles d’une femme. A cause des tendances destructrices qu’elle entretenait contre le corps de sa mère, (ou contre certains organes de son corps) et contre les enfants qui se trouvaient dans le ventre maternel, la fille s’attend à être punie par la destruction de ses propres aptitudes à la maternité, de ses propres organes génitaux et de ses propres enfants. » [16] Dans un mouvement de pensée qui est constant chez elle, Melanie Klein voit dans l’épreuve de réalité, une façon de se rassurer face à l’angoisse suscitée par tous ces fantasmes, et la maternité réelle permet à la femme de dépasser les horreurs de ces temps premiers. Toute la maternité, dans ses différents moments, peut être vue comme une modalité de réassurance nécessaire au regard de l’intensité des mouvements destructeurs. On peut néanmoins s’interroger sur une certaine idéalisation paradoxale de la maternité dans ses aspects les plus réalistes, quand elle en vient à ne mettre parfois l’accent que sur cet aspect réparateur au détriment de la prise en compte des réactivations des angoisses initiales. Ainsi de l’allaitement par exemple souligne-t-elle exclusivement les aspects positifs sans pointer l’inévitable ambivalence ou les pulsions cannibaliques à l’œuvre chez la mère : « L’allaitement établit entre la mère et l’enfant un lien très étroit et très particulier. En lui donnant un produit de son corps qui est indispensable à la nutrition et à la croissance de son enfant, elle est enfin capable de mettre un terme heureux au cycle de ses agressions infantiles dirigées contre le premier objet de ses pulsions destructrices, le sein maternel qu’elle déchirait de ses dents, qu’elle souillait, empoisonnait et brûlait avec ses excréments. Le lait nourrissant et bénéfique qu’elle dispense signifie pour l’inconscient que ces fantasmes sadiques ne se sont pas réalisés ou que leurs objets ont retrouvé leur intégrité » [17]. Néanmoins, dans « Le retentissement des premières situations anxiogènes sur le développement de la fille », elle prend soin de dédier une partie spécifique à la relation mère-enfant, associant « l’étude de la relation infantile aux enfants fantasmatiques et la relation adulte à l’enfant en gestation » [18]. Elle se réfère aux travaux d’Helene Deutsch pour les prolonger et souligner l’intensité des angoisses maternelles face au fœtus, tout à la fois pénis du père, excréments toxiques en lien avec sa fantasmatique infantile. Pour elle, les sublimations chez la femme sont très influencées par leur relation avec l’enfant imaginaire de son enfance, et dérivées des formations réactionnelles contre les fantasmes sadiques. « Ce besoin d’avoir des enfants est primordial et très intense chez la petite fille parce que l’enfant est un moyen de dominer son angoisse et d’apaiser sa culpabilité » (Ibid., p. 240).
Si la majeure partie des notations de Mélanie Klein sur la mère et la maternité se réfère aux imagos et objets internes, il ne faut pas croire qu’elle ne tient pas compte des relations réelles entre mère et enfant, comme on pourrait trop rapidement le croire. En effet, deux textes qui font suite aux « Controverses », très différents quant à leurs visées théoriques mais complémentaires, en témoignent : dans « Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés », qui est une synthèse de ses élaborations sur les positions schizo-paranoïdes et dépressives où elle fait la part belle aux projections fantasmatiques du bébé, elle écrit néanmoins :« J’ai déjà indiqué que, bien que ses sentiments se centrent sur la relation alimentaire avec la mère, relation représentée par le sein, d’autres aspects de la mère interviennent dès la première relation avec elle, car même de très jeunes bébés répondent au sourire de leur mère, au contact de ses mains, à sa voix, au fait d’être pris dans ses bras, à ses soins » [19]. Ceci peut sembler une évidence, mais l’importance du monde interne chez Mélanie Klein tend à induire une sous-estimation du poids de l’environnement et de la réalité externe qu’elle rend sensible dans « En observant le comportement des nourrissons » en insistant sur le fait que toutes ses considérations doivent être nuancées par l’importance des facteurs externes qui « influencent l’issue de chaque phase du développement » [20]. On sait l’importance de ce courant dans la pensée d’un Winnicott par exemple.
Cependant avant d’en venir à l’importance de la mère/environnement et du maternel dans les théories de Winnicott, il convient de noter l’influence de la pensée kleinienne dans un certain nombre de travaux sur la mère et la maternité, dont en particulier, dans les années cinquante, ceux de Marie Langer [21], psychanalyste argentine, qui étudie tout particulièrement les troubles de la fécondation sous un angle psychosomatique et dont la référence majeure est une problématique de conflit avec la mère. Bien que la recours insistant au fantasme de « mauvaise mère » soit directement influencée par le « mauvais sein » kleinien, elle nuance ses propos par une prise en compte de toutes les frustrations subies par la petite fille et par la difficulté de celle-ci, devenue mère, à abandonner la protection de son premier objet d’amour.
La pensée de Winnicott sur le maternel mériterait un ouvrage entier, mais c’est depuis une trentaine d’années en France une pensée amplement connue, quoique parfois trop simplifiée au détriment de sa finesse tant clinique que théorique. Quel étudiant de première année en psychologie n’entend pas parler du « holding », du « handling » et de « l’object-presenting » ou de la mère « suffisamment bonne » ? Rappelons seulement que ces fonctions ne sont pas de simples fonctions de maternage, mais les étayages absolument nécessaires au développement de l’enfant, tant somatique que psychique, et qu’elles permettent à la fois l’intégration du moi, la personnalisation, c’est-à-dire l’articulation psyché soma et la relation à l’objet. Notons aussi que dans la diffusion médiatique de la pensée de Winnicott, la part belle a été donnée à ces fonctions maternelles et à leur rôle dans le passage fondamental du bébé de la dépendance nécessaire à son indépendance relative de sujet, sans toujours noter l’importance qu’il donne aux mouvements haineux et agressifs réciproques dans une tel développement. Un article fondamental dans l’approche winnicotienne du maternel est « La haine dans le contre-transfert », où à travers une analyse des mouvements psychiques de l’analyste dans certaines configurations cliniques, il retrouve l’importance de la haine maternelle dès l’origine, haine devant être tolérée sans être agie. Car c’est de la « haine de la mère » que naît la mère dite « suffisamment bonne », celle qui est « suffisamment mauvaise » pour ne pas l’être trop... Le chemin peut être très long qui mène une mère à reconnaître en elle cette « haine » à l’œuvre dans l’extraordinaire relation qui l’unit à son enfant. Cet enfant qui « n’est pas celui du jeu de l’enfance », cet enfant « qui n’est pas produit par magie », cet enfant dont « l’amour brûlant est un amour de garde-manger, de sorte que lorsqu’il a ce qu’il veut, il la rejette comme une pelure d’orange » (D. W. Winnicott (1947), p. 80).
Le maternel et le féminin, et la censure de l’amante
Il faut revenir au sein car ne serait-il pas l’emblème de la dialectique entre féminin et maternel, dans leur indissociabilité ? Si l’opposition sein érotique/sein nourricier se retrouve de façon omniprésente dans nos représentations culturelles, et si cette opposition porte la marque de la lutte contre les vœux œdipiens, sous le poids de l’interdit de l’inceste, elle permet aussi de mettre à distance la complexité pulsionnelle de la maternité qu’elle réduit dans cette opposition, complexité que pourtant Freud avait bien pointé d’entrée de jeu, mais qui vient contrecarrer la propension culturelle à l’idéalisation de la maternité. Le sein maternel, à l’instar de ceux des vierges gothiques, égaré dans les plis d’un ample manteau et à distance du corps, paraît objet partiel de l’enfant, il ne semble plus faire partie du corps de la femme devenue mère, le sein devient le féminin refoulé de nos théorisations sur le maternel.
Quand Freud évoquait « la possibilité de satisfaire sans reproche également des motions de désir depuis longtemps refoulées et qu’il convient de désigner comme perverses » [22] n’était-il pas exagérément optimiste ? Car ces motions de désir qualifiées de perverses peuvent-elles être véritablement satisfaites « sans reproches » ? Le silence relatif qui entoure cette dimension de la maternité ne dit-elle pas que cela ne va pas de soi, et que ces motions pulsionnelles ne peuvent qu’entraîner de complexes mouvements de défense ? Le sein reste encore aujourd’hui le parent pauvre de la théorie analytique et cet oubli relatif du sein ne me semble désigner cette conjonction de l’érotique et du maternel que la psyché tend à radicalement refouler. Le sein féminin/maternel, dans l’indissoluble alliance du nourricier et de l’érotique, est peut-être paradigmatique de ce sauvage qui renvoie au féminin et à l’infantile refoulés de la mère, au sauvage du pulsionnel et à son excès potentiel - pour rendre hommage aux belles formulations de L. Abensour dans « L’ombre du maternel » (2011) -. Quand Freud pointe ces motions de désirs qu’il convient de qualifier de perverses, le sexuel infantile de la mère est clairement désigné, or si l’on a redécouvert aujourd’hui la mère séductrice, n’est-on pas pudique face au « bébé séducteur » ? : le bébé est une « bombe » sexuelle pour la mère, un jouisseur, un provocateur incessant qui vient mettre en tension toutes les pulsions partielles de la femme devenue mère. Si la mère éveille la sexualité de l’enfant, il le lui rend bien… La clinique de l’allaitement permet de voir à l’œuvre la permanence et la reviviscence du jeu des pulsions partielles qui trouvent à s’exprimer dans une fantasmatique spécifique, une fantasmatique des liquides, qui infiltre le fonctionnement maternel [23]. Mais cette fantasmatique est présente qu’il y ait ou non allaitement au sein de l’enfant : en effet, la régression maternelle lors des processus de la maternité, qui trouve sa raison d’être dans la nécessaire « préoccupation maternelle primaire » de la mère, cette hypersensibilité aux expressions pulsionnelles de son enfant, cette régression s’exprime dans un régime pulsionnel chaotique. Il y a une reviviscence, une mise en tension du pulsionnel prégénital, activée par celui du nourrisson. Loin d’être une régression libidinale ponctuelle, liée à des fixations repérables, il s’agit là d’un bouleversement pulsionnel global issu des excitations multiples qu’entraîne la rencontre avec l’enfant 3. La domination de l’économique trouve à s’exprimer dans cette fantasmatique des liquides dans laquelle les substances corporelles entrent dans un rapport de confusion et de réversibilité : lait, sang, sperme tendent à se confondre ou à s’échanger dans une figuration fantasmatique qui bouleverse les formations repérées du développement libidinal. Évoquer alors un sein oral, anal ou phallique n’est pas revenir à une théorie génétique figée mais donner une figuration métaphorique désignant ces enjeux pulsionnels et leur sauvagerie latente. Il ne s’agit pas de se référer à ces différents moments dans une perspective génétique, mais de les comprendre au sens que Freud leur donne dans « Angoisse et vie pulsionnelle » quand il s’attache à ce qui ainsi « acquiert une représentation permanente dans l’économie de la libido et dans le caractère de l’individu »[24]. Ces mises en forme libidinales sont à comprendre comme des nécessités défensives face au potentiel excès pulsionnel lié au sauvage du maternel.
L’opposition sein érotique/sein nourricier, digue défensive de niveau œdipien, se complexifie dans la prise en compte de cette fantasmatique des liquides qui trouve ses premiers garde-fous dans les variations pulsionnelles du sein oral, anal, phallique. Points de butée face à la régression maternelle, champs particuliers de fixations pulsionnelles, les diverses modalités pulsionnelles de l’allaitement montrent que le sein féminin/maternel ne saurait être univoque. Mais ne nous y trompons pas : ces mises en formes prégénitales ne sont opérantes que dans l’après-coup œdipien qui informe toute maternité et dont la valeur organisatrice ou non permettra une reviviscence sans risque, ou au contraire dangereuse, de ces niveaux plus archaïques. Il convient d’insister sur ce double aspect, œdipien et prégénital de la maternité, dans la mesure où une certaine pente théorique pourrait inciter à se concentrer sur le lien primaire entre mère et enfant, au détriment d’une prise en compte de l’ensemble de l’évolution libidinale de la femme devenue mère. Il faut prendre garde à ne pas me laisser happer par les sirènes de l’originaire.
Mais une des difficultés majeures n’est-elle pas celle des « partages du sein », ainsi tendrement évoqués par ce poète du 18ème siècle ? :
Découvre donc, épouse et mère
Ce sein que nous nous disputons.
La nature y mit deux boutons,
L’un est au fils, l’autre est au père […][25]
En effet la reviviscence des pulsions partielles, sous-jacente à cette tension entre sein dédié à l’homme et sein consacré à l’enfant, nécessite l’abri d’un œdipe déconflictualisé pour pouvoir être vécues sans encombre et la clinique montre la difficulté à harmoniser ces motions pulsionnelles variées et contradictoires.
La belle expression de « censure de l’amante », désignant ce désinvestissement partiel de l’enfant pour que la mère puisse redevenir femme et se tourner vers l’objet amoureux, a eu un succès mérité mais le bonheur de la formulation doit cependant inciter à la prudence théorique : il serait en effet dommageable de radicaliser à nouveau, sous couvert de cette formule plus complexe qu’elle n’y parait, une opposition entre mère et femme qui ne rend pas compte de la complexité des investissements d’une femme et du jeu difficile entre pulsions partielles et pulsions de registre œdipien. Face à l’ampleur des reviviscences pulsionnelles mises en jeu dans la maternité, l’ancrage post-œdipien est nécessaire pour ne pas se laisser déborder par la réactualisation de pulsions prégénitales. La mère doit faire face à l’expression forte de la pulsionnalité de son enfant, à sa séduction régressive, et par les modes de contrôle qu’elle propose, lui permettre de transformer l’excitation incontrôlée en pulsions potentiellement capables d’inhibition quant au but.
Quand Michel Fain et Denise Braunschweig (1975) théorisaient la censure de l’amante, ils le faisaient avant tout pour dégager, du côté de l’enfant, l’identification à la mère et à son désir, source d’une première fantasmatisation. Mais il faut réévaluer le rôle de l’objet d’amour de la mère dans une telle configuration et prolonger celle-ci du côté de la femme/mère en soulignant la nécessité pour elle d’une « censure de l’amant ». La « censure de l’amant » désignerait ainsi le rôle majeur de l’amant, homme qui devenu père n’en maintient pas moins l’investissement érotique de sa compagne, pour qu’une mère ne se laisse pas glisser dans les délices prégénitaux vécus au contact de son enfant et puisse tempérer en elle le maternel sauvage, excité au plus vif par le nourrisson séducteur. Plus métapsychologiquement, la « censure de l’amant » témoignerait de l’organisation post-œdipienne maternelle, dans sa fonction de pare-feu des attraits et des pièges de l’érotique maternelle [26] 4. De la fonctionnalité de cette censure de l’amant dépend la possibilité d’instaurer un interdit primaire de l’inceste [27], un interdit maternel, source de symbolisation première de l’interdit œdipien proprement dit.
L’organisation œdipienne maternelle se doit d’être suffisamment souple pour tolérer les reviviscences pulsionnelles prégénitales induites par l’avidité pulsionnelle de l’enfant, car l’amour de l’enfant est violent, insatiable, comme le disait Freud, nécessairement, violemment « incestueux », il ne connaît pas encore ajournements, déplacements, symbolisations et la réponse maternelle sera essentielle pour que cette violence trouve à se transformer. « La mère contient l’investissement de l’imago paternelle, elle contient le monde œdipien ; c’est à travers ce patrimoine qu’elle apporte au bébé antœdipien la promesse de l’œdipe » [28], écrivait Racamier.
L’articulation des registres pré-œdipiens et œdipiens ne va pas de soi et la question des transformations pulsionnelles est au cœur du devenir des pulsions premières. Si les travaux de Didier Anzieu sur les relations primaires à travers sa conceptualisation du Moi-peau sont amplement connus, il semble que la qualité de son élaboration sur l’articulation de ces deux registres ne soit pas toujours estimée à sa juste valeur. Or Didier Anzieu a remarquablement relié registres pré-œdipien et œdipien à travers l’analyse du « double interdit du toucher », dans une réflexion qui prolonge le mouvement freudien de Totem et tabou associant interdit du toucher et interdit de l’inceste. « L’interdit du toucher, en tant que le toucher est un moyen de violence physique ou de séduction sexuelle, précède, anticipe, rend possible l’interdit œdipien qui prohibe l’inceste et le parricide » [29]. En étayage sur cette réflexion cardinale d’Anzieu, il convient de penser un interdit primaire de l’inceste, en prenant la mesure de toute sa complexité et en le déployant, comme la condition nécessaire au fondement de l’interdit œdipien, comme la forme maternelle fondamentale de l’interdit de l’inceste. L’interdit du toucher est une composante de cet interdit primaire qui vient permettre le refoulement nécessaire des pulsions prégénitales maternelles dans leur excès potentiel. Cet interdit primaire conditionne l’intégration œdipienne, il permet différenciation, distinction, et permet la mise en place du refoulement de l’inceste primordial (Cabrol G. 2011). Cet interdit maternel primaire nécessite chez la femme/mère une organisation œdipienne souple, une érotique maternelle suffisamment tempérée, sous l’égide d’un surmoi protecteur, cet « héritier du complexe d’Œdipe », qui demeure dans l’ordre du symbolique la forme paternelle de l’interdit.
Conférence d’introduction à la psychanalyse du 6 octobre 2011
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