D’après la conférence prononcée le 23 juin 2011, à l’Université René Descartes, dans le cadre du cycle des Conférences d’introduction à la Psychanalyse de la SPP ouvertes au public.
Mon propos d’aujourd’hui qui aborde les problèmes inévitables liés au vieillissement de notre corps et de notre esprit fait partie de ces sujets « fâcheux » dont en général on évite de parler. Freud dans sa conférence de 1915 « Nous et la mort » (conférence de Vienne au cercle B’nai B’rith) nous dit à propos de la mort que « beaucoup de personnes ne veulent pas entendre (en) parler » … Mon propos d’aujourd’hui qui aborde les problèmes inévitables liés au vieillissement de notre corps et de notre esprit fait partie de ces sujets « fâcheux » dont en général on évite de parler. Freud dans sa conférence de 1915 « Nous et la mort » (conférence de Vienne au cercle B’nai B’rith) nous dit à propos de la mort que « beaucoup de personnes ne veulent pas entendre (en) parler … et que nous nous comportons dans l’ensemble comme si nous voulions éliminer la mort de la vie (en lui réservant) pour ainsi dire un silence de mort ». On peut dire la même chose du fait de vieillir indissociable du fait d’être mortel et du temps qui nous est compté. Par ailleurs notre vie d’âme est indissociable de notre vie somatique. Si, en effet, on peut parler d’une mort psychique dans un corps vivant, il n’est pas possible, à moins de croire en l’au delà, d’envisager une vie psychique dans un corps mort.
J’ai donné comme sous-titre à cet exposé « Ce que Soma fait subir à Psyché », j’aurai pu, bien entendu, dire l’inverse, tant il est vrai que dans cette interaction si étroitement réciproque du somatique et du psychique dont notre vie dépend, il est très difficile de déterminer ce qui revient à la poule de ce qui revient à l’œuf, d’autant plus que la causalité n’est jamais dans une logique linéaire mais ressort le plus souvent d’une récursivité (S. et G. Pragier) où cause et conséquence peuvent très bien s’inverser. Cependant j’ai pensé que l’abord de la vieillesse, impliquait des remaniements somato-psychiques particuliers. Vu l’importance des changements corporels (des premières rides aux multiples altérations du corps sinon de l’esprit), l’ébranlement économique et le déficit narcissique sont au premier plan. Le retrait de la libido narcissique sur le moi, va amener l’individu à revisiter sa représentation de lui-même et son statut identitaire.
Je souhaite dans ce texte aborder le rapport de l’individu à son propre vieillissement, c'est-à-dire son rapport au temps et à la mort, plutôt que l’état de vieillesse proprement dit. Disons que j’ai voulu me situer dans une perspective dynamique et envisager les problèmes sous l’angle d’un processus : un processus de « vieillir » voire un travail de vieillir.
On retrouve beaucoup de ces problèmes dans d’autres périodes de crises de la vie sauf que dans le vieillissement, la question de la retraite, de la réalité du temps qui reste et de la mort qui se rapproche se posent de façon plus prégnante. Je dirais que le fonctionnement dans l’actuel est plus particulièrement sollicité, ce qui infléchit des modes de défenses psychiques qui passent souvent par le corps.
L’état vieillissant peut s’apparenter à un état traumatique souvent dominé par cette angoisse automatique traumatique, au plus près du somatique, décrite par Freud en 1926 (inhibition, symptôme et angoisse) et mettre en cause le fonctionnement psychique avec le risque de rupture entre corps et représentation.
A partir d’un certain âge, le silence des organes qui permet à la vie mentale de s’exprimer au mieux est plus rarement au rendez-vous. Même si le silence des organes n’est pas forcément la santé et que la maladie peut très bien œuvrer silencieusement dans notre corps tout en étant connue mais niée par notre psychisme (D.Cupa, «Le silence des organes), il va sans dire que lorsqu’on est accaparé par la douleur d’une rage de dents, il est difficile de penser à autre chose.
Une blague qui m’a été racontée, illustre bien cet aspect : quand après 60 ans, une personne se lève le matin et n’a pas mal, c’est qu’elle est morte. Il est intéressant de noter, à travers ce trait d’humour, que la douleur et le « bruit » des organes permet à l’individu de se sentir vivant. La douleur, pour peu que le sujet vieillissant maintienne une dose suffisante d’investissement masochique, devient alors « gardienne de vie » (B. Rosenberg).
Pour toutes ces raisons, j’ai préféré choisir d’abord le vertex Soma-Psyché, partant de l’idée que le corps aussi a ses raisons que la raison ne connaît pas. Quelles défenses, la psyché du sujet vieillissant va utiliser pour lutter contre la désorganisation somato-psychique, se confronter à la dégradation de son image ainsi qu’aux pertes répétitives inévitables, objectales et narcissiques ? Quelles solutions de vie enfin, d’auto-organisation (S. et G. Pragier), Psyché va trouver pour s’adapter à ces nouvelles données ?
Chacun vit, semble-t-il dans la « certitude niée » (je reprends une expression de P. Denis) de sa mort programmée. La vie psychique du sujet vieillissant va continuer avec cette épée de Damoclès qui se rapproche et en dépit de toutes les atteintes du corps. « Certitude niée », en effet : une partie sait, l’autre ne veut rien savoir, car si l’inconscient ne connaît ni le temps, ni la mort, il faut bien que le Moi, lui, ou plutôt une partie du Moi, ce « Moi du Moi, instance détachée par clivage » (M. De M’Uzan, « La mort n’avoue jamais »), n’oublie jamais qu’il est mortel. Ce clivage du Moi ou clivage fonctionnel de survie garantirait à la fois l’illusion nécessaire avec le déni de la mort et à la fois l’autoconservation.
Vieillir : névrose actuelle, hypocondrie, dépression narcissique
Comme dans toutes les périodes de remaniement de la vie qui réactualisent la problématique identitaire de chacun (adolescence ou ménopause par exemple) où le poids de la quantité d’excitation est majeur, on retrouve cliniquement dans l’abord du vieillissement, un type de fonctionnement psychique qui s’apparente à ce que Freud a décrit dans la névrose actuelle. Cette notion de névrose actuelle apparaît chez Freud dès 1898 pour la distinguer des psychonévroses et désigner comme névrose actuelle, la névrose d’angoisse, la neurasthénie et l’hypocondrie. L’actualité en cause réside pour Freud dans « des désordres de la vie sexuelle actuelle », l’origine des troubles ne se situe pas dans le passé, mais dans le présent. L’étiologie est somatique, liée à l’insatisfaction et à l’absence de décharge de l’excitation sexuelle qui se transforme en angoisse.
Les conceptions des psychosomaticiens s’inspirent beaucoup de cette notion de névrose actuelle. Notamment parce-que les conflits pris dans l’actuel sont facteurs de risque de désorganisation psychosomatique en raison d’une représentance de la pulsion défaillante. Actuellement, on envisage de façon plus large l’origine de l’excitation. Elle n’est plus seulement d’origine exclusivement sexuelle mais élargie aux excitations d’ordre agressif voire à l’excitation liée à la douleur.
Cliniquement, chez les sujets vieillissants deux cas de figure se présentent plus fréquemment : - D’une part, face à l’ébranlement économique, l’unité somato-psychique est menacée. La symptomatologie est mobilisée alors du côté des angoisses hypocondriaques et de la névrose actuelle, avec une vulnérabilité somatique toujours présente associée aux accidents de santé divers inhérents à cette période de l’existence.
D’autre part, l’autre versant clinique à considérer dans cette période de la vie ressort des mouvements dépressifs, le pôle mélancolique étant en première ligne vu l’importance du déficit narcissique.
Cependant, le processus du vieillissement, comme tout ce qui traverse notre existence, comporte sa part d’aléatoire que chacun va avoir à intégrer mentalement, en fonction de son histoire singulière, de sa problématique personnelle, selon également son degré de liberté psychique.
Vieillir : quel travail de deuil ? Résignation ou renoncement ?
Il va sans dire qu’à partir d’un certain âge, de nombreux renoncements à ce qui faisait le prix de l’existence, deviennent inévitables et nécessaires. Mais à partir de quel âge ? 60, 70 ans ? Plus ? Moins ? C’est selon… en tous les cas arrive un temps où l’évidence de l’âge certain - celui dit de nos artères - s’impose.
Du fait d’un avenir proche de sa fin, le travail de deuil qui s’impose à la personne vieillissante, a cette particularité qu’il ne comporte pas ce « bénéfice » direct évident, dont parle Freud pour définir la fin du deuil normal, comme pourrait l’être, par exemple, un nouvel objet d’amour à réinvestir dans le monde extérieur. Les sources vives sont à puiser à l’intérieur de soi.
Face aux effets de l’âge qui peuvent déboucher sur un sentiment de perte de soi et de ses capacités d’investissement en décuplant le vécu de castration, des mouvements dépressifs de résignation plus ou moins importants peuvent survenir : retrait, découragement, Texte asthénie, refus d’activité… Le sujet se résigne alors passivement au vieillissement comme à un évènement extérieur sur lequel il n’a aucune prise.
Mais la résignation imposée par la réalité n’est pas du même ordre que le renoncement qui implique un travail de deuil. Dans son très beau livre « De la vieillesse à la mort », Henri Danon Boileau, le rappelle à juste titre. Le renoncement en effet est une réappropriation subjective de ses investissements alors que la résignation, elle, évoque une soumission aux forces du destin.
Cette position de passivité qui n’est pas sans réactiver les affres de la dépendance infantile et toutes les angoisses inconscientes de cette détresse primaire si bien évoquée par Freud dans le terme d’hilflosigkeit. L’actualisation de ces angoisses primitives chez la personne âgée peut aller de pair avec l’activation de mouvements haineux de rage infantile.
Sur la nature du travail psychique à accomplir dans cette période de la vie, face à la maladie et à l’échéance de la mort, les positions des auteurs divergent : « deuil de soi-même » pour Christian David qui conteste l’idée de l’irreprésentation de la mort dans l’inconscient et sa réduction à un « analogon » de la castration et « travail du trépas » pour Michel de M’Uzan qui plaide pour une expansion libidinale et une exaltation de l’appétence relationnelle, jusqu’à la fin de la vie. On envisagera ces différents aspects.
Avec cette question essentielle : comment passe t’on de la résignation au renoncement ?
En effet, si selon Freud « le travail de deuil ne s’accomplit complètement que s’il aboutit à une récupération des investissements placés dans les objets perdus », quels investissements libidinaux, la personne âgée va-t-elle pouvoir récupérer ?
Quelques flashes cliniques et autres pour explorer diverses solutions psychiques face à ce « travail du vieillir »
Je pense d’abord à un enfant, à un garçon de 8 ans vu en consultation de CMP avec ses parents. La mère se plaint du langage « bébé », du refus de l’école et des apprentissages. Elle dit : il ne veut pas grandir. L’enfant jusqu’alors silencieux, en retrait, se redresse et lâche dans un soupir : grandir c’est mourir ! Tout est dit. Grandir et vieillir vont de pair. Grandir c’est vieillir et vieillir c’est mourir. L’angoisse de mort renvoie aux angoisses de perte et de séparation d’avec l’objet primaire et la peur de grandir renvoie aussi au risque de voir disparaître ses parents. Il s’agit là d’un enfant et non pas d’un vieillard. Mais déjà, la mort est présente dans sa vie. Ce garçon de 8 ans aux prises avec la peur de mourir, doit-il déjà amorcer le deuil de lui-même pour s’inscrire dans la temporalité et grandir. Comme le dit Michel Serres : « L’acte de vivre comprend tout au long du temps, l’agonie de mourir aussi bien pendant la jeunesse vive que pendant la maturité, pour le vieillard comme pour le nouveau né. »
Tout au long de la vie, grandir, vieillir, va impliquer un processus de renoncements et de deuils, constamment revisité par les figures de la castration. Le prix à payer pour vivre !
Un autre exemple, celui d’un adolescent autiste de 17ans, diagnostiqué Asperger et suivi dans un hôpital de jour où il a largement atteint la limite d’âge
On prépare sa sortie : il doit faire une observation dans une nouvelle institution. Il s’agit d’un grand jeune homme, filiforme qui comme beaucoup d’autistes de haut niveau, étonne par ses compétences en secteur : calculateur de calendrier, semble connaître beaucoup de choses, apprises on ne sait comment ! Pourtant, malgré toutes ses connaissances et pendant toutes ces années à l’hôpital de jour, il a résisté systématiquement à la plupart de nos propositions d’activités : apprentissages scolaires, ateliers divers, etc. Le plus souvent, il reste en retrait du groupe, le regard absent, à agiter devant ses yeux une cordelette fétiche dont il ne se sépare jamais. Autrement il aime par-dessus tout se caresser le visage avec le gilet en mohair de son éducatrice ou encore passer la main sur la calvitie du psychiatre responsable du Centre. Mais il veut surtout qu’on le laisse tranquille. Aussi, à son retour de l’observation dans sa future institution, il dit qu’il est content (d’une voix désaffectée) parce qu’il a fait l’atelier « rien faire ». J’ai pensé alors que l’équipe de cette nouvelle institution avait eu une idée géniale d’imaginer comme activité thérapeutique, un atelier « rien faire ».
J’ai souvent pensé que ce garçon, si on ne le nourrissait pas, pouvait se laisser mourir non pas par désir de mort, mais parce-que tout investissement, tout effort, toute initiative qui nécessiterait qu’il se projette vers le monde des objets risquait de rompre l’homéostasie somato-psychique qu’il maintenait contre vents et marée. Ce comportement de résistance passive se fait sans colère. Ce patient exprime ainsi que son désir le plus cher, si tant est que l’on puisse parler de désir, est qu’on le laisse tranquille, absolument tranquille.
Ce besoin vital de tranquillité m’a aussi évoqué l’apragmatisme de certains vieillards dans des états dépressifs d’involution, voire simplement l’aspiration au repos de sujets en fin de vie, prélude, peut-être, à l’accueil de la mort. Est-on là dans une pure culture d’instinct de mort, ou bien cette sorte de conduite auto-calmante, ne ressort-elle pas des modèles économiques décrits par Freud dès ses premiers travaux, avec notamment le principe d’inertie (1895 projet de psychologie scientifique) voire même plus tardivement, celui de principe de Nirvana (au-delà, 1920) ? Principes qui visent avant tout la réduction de la quantité d’excitation jusqu’au niveau zéro.
Personnellement, je serais tentée de voir cette recherche d’inertie comme une solution de survie, pour ce garçon autiste comme pour la personne vieillissante, aux prises avec une quantité d’excitation non assimilable par psyché. Tenter de ne plus rien sentir pour rester vivant. Cet évitement de toute source d’excitation serait finalement au service de l’autoconservation. Solution de survie certes, mais à quel prix !
Bartleby le scribe : une solution autistique ?
Dans la littérature, un personnage dépeint par Herman Melville dans sa fameuse nouvelle : « Bartleby, le scribe » (1853), illustre tout à fait cette problématique de repli total sur soi, ce refus absolu de l’autre qui aboutit finalement à la mort. Bartleby, cet étrange personnage, embauché comme copiste dans l’étude d’un juriste de Wall Street, s’oppose systématiquement à toute sollicitation émanant de l’extérieur. Il oppose à chaque demande de son employeur, « d’une voix singulièrement calme et ferme » un refus itératif en disant : « je préfèrerai ne pas », en anglais « I would prefer not to ». Il finit par ne plus rien faire et reste toute la journée, immobile, devant une fenêtre donnant sur un mur. Evacué de force de l’étude, incarcéré, il cesse de se nourrir et se laisse mourir.
Il me semble que dans cette recherche létale d’apaisement qui peut s’apparenter à un retrait mélancolique dans des situations de souffrance physique ou morale, in intégrables, l’aspiration au repos peut déboucher sur la mort par suicide notamment, sans que ce soit forcément la mort qui soit souhaitée. Par analogie avec le personnage de Bartleby, je me demande si on ne peut pas envisager l’existence, en tout un chacun, d’une sorte de position autistique nodale visant à rétablir l’homéostasie somato-psychique (en se détachant du monde extérieur), visant à retrouver ainsi une sorte de calme absolu. Est-ce une quête qui ressort du principe du Nirvana ? La recherche de spiritualité dans les pratiques de méditation transcendantale est-elle de cet ordre ? La question reste ouverte.
Heureusement que toutes les personnes âgées ne recourent pas à ces solutions mortifères de survie. Je pense à une de mes parentes, déjà très très vieille qui me disait :
« Je sais bien que je suis vieille, mais dans ma tête je suis toujours pareille. »
Vieillir : un réajustement identitaire ?
Cette réflexion pose la question essentielle du réajustement identitaire nécessaire que la personne vieillissante doit réaliser pour maintenir la continuité de sa vie psychique. L’écart, en effet, entre le corporel et le psychique qui se creuse de plus en plus, peut finir par aboutir à une déconnexion entre la vie mentale et la vie physique :
La vie mentale, notamment la vie sexuelle dans les rêves, reste intangible, obéissant au principe de l’intemporalité de l’Inconscient systémique alors que les capacités physiques s’amenuisent irréversiblement. Comment rester le même en n’étant plus pareil ?
Mais en même temps, rester toujours pareil dans sa tête, n’est-ce pas aussi la preuve de la continuité libidinale, jusqu’à la fin ?
La question se pose également dans l’analyse, pour l’analyste qui vieillit. L’écart pour l’analyste va se creuser de plus en plus entre la personne de lui-même (De M’Uzan : « la personne de soi-même ») et le personnage c’est à dire l’objet de transfert qu’il endosse dans la cure. Car l’amour de transfert lui, reste intangible : par exemple, Anna G., une patiente de Freud, lui disait alors que celui-ci en 1921, était déjà âgé de 66ans : « je vous aime d’une façon si indestructible, comme jamais auparavant je n’ai aimé quelqu’un ».
Deux exemples cliniques maintenant de patients confrontés au vieillissement qui bien que très différents, par l’âge et la problématique, ont cependant en commun d’avoir à affronter le passage du temps.
Monsieur X. un homme dans la soixantaine illustre assez bien le pôle dépressif- narcissique. Universitaire de haut niveau, proche de la retraite, il vient me voir dans un état quasi mélancolique. Il a fait une première analyse « dans sa jeunesse » qui « s’est très mal terminée ». Cette blessure narcissique qui condense avec l’analyste décevant un père mort décevant, se réactualise dans le transfert et infiltre son vécu du vieillissement : approche de la retraite, perte de sa séduction, problèmes somatiques de prostate, angoisses de détérioration intellectuelle et de perte de mémoire, angoisses hypocondriaques et de mort, autant d’angoisses indéniablement revisitées à l’aune de la castration. Ce vécu réactivé quand il approche de l’âge de la retraite, le plonge dans la dépression et l’amène à me consulter malgré « ses doutes » sur l’efficacité de la psychanalyse. Transfert ambivalent dans lequel l’analyse/analyste à la fois idéalisée et rejetante, va devoir endosser ces deuils impossibles. L’angoisse de castration est déplacée sur la sphère intellectuelle, et projetée dans le transfert : la psychanalyse trop peu scientifique est disqualifiée : « Elle n’est plus dominante comme avant » (vieillissante ?). Juste retour des choses : il s’agit de châtrer tant l’ex-analyste qui lui a fait défaut que son père décevant qui n’ont pas répondu à ses demandes d’amour et d’une pierre deux coups, de châtrer son analyste actuelle.
Dans son leitmotiv de « n’être plus le même, plus comme avant », s’exprime une crise identitaire. Il vit dans la nostalgie d’un paradis perdu et dans la blessure narcissique de la perte de ses succès féminins et intellectuels. L’actualité des évènements, notamment la proximité de la retraite ajoutée aux troubles somatiques, débouche sur un accroissement de la problématique narcissique et un repli sur ses objets nostalgiques. J’assiste impuissante à une sorte de « lâchage » de lui-même. Alors qu’au début, malgré la douleur morale exprimée, j’avais affaire à un homme qui se présentait avec dignité, comme un intellectuel « bien conservé », il se montre à moi de plus en plus négligé, se laisse aller physiquement, jusqu’à venir en séance de plus en plus défait.
Il « lâche » finalement la cure, après un an, disant que ça lui fait trop de mal de « remuer le fer dans la plaie », comme si le travail analytique trop excitant, ne faisait que renforcer « la perte de lui-même ».
Mme L, sympathique octogénaire, grand-mère élégante et dynamique est dans un tout autre registre. Encore très fraiche et séduisante, vêtue avec classe, elle aussi a connu une première analyste, maintenant « surement très très âgée » qui lui a fait énormément de bien. Mais malgré tous ces bénéfices, elle n’a pas cherché à la revoir craignant sans doute ses projections agressives sur une analyste déjà vieillissante.
Dotée d’une ribambelle de petits enfants auxquels elle consacre tout son temps, elle vient me voir néanmoins parce qu’elle se sent « seule et inutile » et a besoin de parler et d’être écoutée. D’emblée l’investissement transférentiel de la relation est majeur. Elle décide que je suis beaucoup plus jeune qu’elle (ce qui est loin de la réalité) et vérifie constamment mon état de santé.
Mais en ce qui la concerne, elle lutte contre le passage du temps en passant sous silence ses douleurs somatiques à tel point que le plus souvent j’oublie son âge pour privilégier la belle jeune femme d’antan. Parfois cependant je m’interroge, compte tenu de son âge réel, sur l’absence de références à son vécu somatique.
Et puis, un jour, fait rarissime, elle ne vient pas, séance suivante idem. Je reste sans nouvelles, je m’inquiète. Elle m’appelle pour m’apprendre son hospitalisation avec intervention chirurgicale d’urgence, pronostic vital engagé et réparation artificielle des organes lésés. Finalement elle s’en sort et revient psychiquement très ébranlée.
Elle me dit avoir frôlé la mort et ajoute « maintenant je suis devenue mortelle ». Cette prise de conscience qui implique un deuil de sa toute puissance et de l’intégrité narcissique de son corps va susciter des ouvertures psychiques intéressantes. Elle se montre capable de se réorganiser et d’intégrer les dommages corporels subis, à sa vie libidinale.
A son retour elle me décrit longuement son corps malade et l’évolution de l’organe lésé. J’entrevois dans ces précisions chirurgicales, un investissement auto-érotique de l’organe malade qui confirme, ce que Freud avait déjà signalé à propos de l’hypocondrie à savoir « la capacité de rendre érogène tout organe par l’accroissement des investissements libidinaux sur cet organe ». Sans doute la perception /reconnaissance de sa réalité corporelle ajouté à l’investissement libidinal de l’organe, a permis le passage de soma à psyché avec un recours à une solution quasi hypocondriaque. Maintenant, ma patiente reconnaît la douleur, ce qui lui permet de rester en contact avec son corps. Elle me dit : « j’ai mal partout, c’est ça être vieille ? ». L’activation du réinvestissement d’un noyau hypocondriaque propre à chacun est une possibilité de réappropriation libidinale de l’organe douloureux.
Aiseinstein et A. Gibeault évoquent dans leurs travaux sur l’hypocondrie, la valeur auto-conservatrice des solutions hypocondriaques. Cette question de la douleur est bien sur incontournable. Quelles dérivations psychiques, en effet trouver, face à un corps douloureux qui n’est plus hélas « ce corps passé sous silence», selon l’expression de Merleau-Ponty.
Suite à ce grave épisode somatique, Mme L. retrouve ses investissements personnels : elle se remet à la musique. Elle puise ses solutions psychiques aux sources des pulsions partielles de sa sexualité infantile : re-sexualisation du corps qui revêt une valeur de liaison soma-psyché ; elle a le mérite de relancer la relation de représentance de la pulsion, selon le modèle conçu par Freud, de la pulsion comme expression psychique d’une excitation somatique. Cette relance de la représentance de la pulsion lui a certainement permis de retrouver des investissements sublimatoires.
Mr X et Mme L, à l’épreuve de l’actuel, se confrontent chacun différemment au passage du temps. Mr X. traverse une crise identitaire liée à la proximité de son arrêt d’activité. La diminution de sa puissance sexuelle associée à l’approche de la retraite bouleverse son économie narcissique, relance les angoisses hypocondriaques et de castration. Alors que Mme L. pourtant nettement plus âgée s’en sort autrement. Son évolution plaide en faveur des positions de Michel de M’Uzan d’une expansion libidinale et d’une exaltation de l’appétence relationnelle, face à la maladie et à l’échéance de la mort.
Même si la problématique du deuil reste infiltrée par les facteurs actuels, on retrouve toujours dans la relation transférentielle, l’expression symbolique de conflits plus anciens.
Conclusion
Si « toute psychanalyse, selon J.-B. Pontalis, nous parle de la mort insinuée dans la vie » (La mort dans la vie psychique), Freud a toujours maintenu jusqu’à la fin, que dans l’inconscient, chacun était persuadé de son immortalité. Il n’empêche qu’il a toujours été hanté par la mort, qu’il pensait même être destiné à mourir prématurément et qu’il avait fixé la date de sa propre mort (51ans) en fonction de la loi des périodes de Fliess. Dans sa jeunesse, il a été habité par d’intenses craintes hypocondriaques. Il a cependant affronté la vieillesse, la maladie et la mort avec un intense courage.
Son hypothèse géniale de « la mort de la mort » (de M’Uzan) dans l’inconscient n’a-t-il pas, in fine, constitué « son détour » pour rester psychiquement vivant jusqu’au bout ? Freud a toujours maintenu sa position quant à la non représentation de la mort dans l’inconscient. Il a également toujours privilégié la source somatique de la pulsion et conçu l’élaboration mentale comme la transformation de l’excitation somatique en du psychique. Et face à la vieillesse, à la maladie et à la mort (dernier roc du biologique ?) c’est bien le corps et le facteur économique qui en dernier ressort impose sa loi.
Aussi loin que l’on puisse remonter dans le cours d’une existence, dès que le petit d’homme est en mesure de se représenter, il est confronté au fait de vieillir et à l’idée de la mort : grandir c’est mourir. Dès la naissance, en fait, les expériences précoces de détresse infantile, l’éprouvé perceptif, marquent le sujet au corps et signent certainement le prélude aux angoisses de mort. Le Moi est d’abord corporel. Rien faire pour ne pas sentir ou faire de façon opératoire pour ne pas souffrir, c’est encore, pour le Moi, une façon de survivre à l’excès d’excitations qui vient effracter son enveloppe corporelle, même si de telles solutions défensives pour maintenir la vie se payent du prix fort de la mort psychique, du désinvestissement, du risque de désobjectalisation et de déconnexion corps-représentation. Le détachement des vieillards vis-à-vis du monde extérieur est bien connu. Face aux limitations de plus en plus importantes auxquelles nous confronte la vieillesse, la poussée pulsionnelle jusqu’au bout, reste le trait d’union entre Soma et Psyché.
Pour terminer, j’aimerai évoquer Didier Anzieu et son livre sur Beckett, écrit vers la fin de sa vie, en 1990/91, après la mort de Beckett. D. Anzieu se débattait alors durement contre sa maladie. Ce livre est étonnant, en ce sens qu’Anzieu, depuis toujours fasciné par Beckett, se raconte à travers la vie, l’œuvre, la psychanalyse de Beckett. Il est à la fois l’auteur, le narrateur, le ou les personnages des romans de Beckett. Il est Beckett lui-même, il est Beckett patient de Bion et il est Bion analyste de Beckett. Comme Godot, il annonce la couleur dès le début de l’ouvrage : « toute notre vie nous attendons. On attend que ça finisse, ce qui prend finalement beaucoup de temps. »
Mais surtout, au travers du corps souffrant de Beckett, D. Anzieu parle de son propre corps souffrant. Beckett, qui plaide désespérément pour vivre dans un corps apaisé, « pour l’obstination de respirer, support de la constance à dire », permet à Anzieu de dire, lui aussi, les douleurs de son corps et de son esprit, voire ses angoisses de mort. Anzieu évoque, par exemple, ses difficultés à s’endormir, je vous en lis un passage : « Avant de m’endormir (écrit Anzieu) je vais relire Soubresauts (dernier texte de Becket, écrit avant sa mort en 1989, où celui-ci décrit son corps malade) », Anzieu poursuit « Je hais l’approche du sommeil... Je joue à la bobine avec mon corps, désespérant de trouver une position qui me détende. J’allume, j’éteins la lumière. J’avale et je crache le contenu d’un verre d’eau…je rêve et j’ai peur d’avoir des soubresauts. J’en rêve pour ressembler à Beckett jusqu’au bout… contre l’immobilisation mortifère, il me faut me prouver rampant et bondissant. Détente instantanée, soulagement d’avoir trouvé le mot juste (soubresaut). Lit de nouveau accueillant. Sommeil progressif ».
Comment mieux témoigner du pouvoir des mots. Comment mieux traduire en pensée ce que Soma fait subir à Psyché ? Et comment Psyché s’en sort !
Références Bibliographiques
- Aisenstein M. « Entre psyché et soma : l’hypocondrie » in Monographie de la RFP : L’hypocondrie, 1995, PUF.
- Aisenstein M.et Gibeault A. « Le travail de l’hypocondrie » in les cahiers du Centre de Psychanalyse et de Psychothérapie, 1990, No 21, p 19-48.
- Anzieu D. « Becket », édition Seuil/Archimbaud, Février 2004, 1ère édition en 1992 par les éditions Archimbaud/Mentha.
- Cupa D. (2010), « Le silence des organes », in Revue française de psychosomatique sur la Santé n°36.
- Danon-Boileau H. « De la vieillesse à la mort. Point de vue d’un usager », HACHETTE Littératures, Calmann-Lévy, 2000.
- David C. (1995), « Le deuil de soi-même », in Revue Française de Psychanalyse sur La mort dans la vie psychique, 1996, 1, Tome LX.
- De M’Uzan M. (1996), « La mort n’avoue jamais », in Aux confins de l'identité, éditions Gallimard, nrf, 2005.
- De M’Uzan M. (1968) « Freud et la mort », in De l'art à la mort, éditions Gallimard, nrf, p.49-63.
- De M’Uzan M. (1976) « Le travail du trépas », in De l'art à la mort, éditions Gallimard, nrf, p.182-199
- Denis P. « Psychanalyste, un métier d’immortel ? », Revue Française de Psychanalyse, 2005, 4.
- Freud S. (1915), « Ephémère destinée », in Résultats, idées, problèmes.
- Freud S. (1926), « Inhibition, symptôme et angoisse », PUF, nouvelle édition, 1965, Traduit de l’allemand par Michel Tort.
- Freud S. (1920), « Au-delà de principe de plaisir », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
- Freud S. (1920), « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
- Gibeault A. « La solution Hypocondriaque » in Monographie de la RFP : L’hypocondrie, 1995, PUF.
- Melville H. « Bartleby, le scribe », titre original « Bartleby, the scrivener », éditions Allia, Paris, 2006, traduit de l’anglais par Jean-Yves Lacroix. 1èreédition, Allia, 2003.
- Pontalis J.B., « Sur le travail de la mort » in La mort dans la vie psychique », RFP, 1996.
- Pragier G. et Faure- Pragier S. (2007), 1ère édition, « Repenser la psychanalyse avec les sciences", Le fil rouge, PUF.