La rencontre corporelle avec le nouveau-né, préparée par toutes les transformations physiologiques de la grossesse, tient une place majeure dans les bouleversements de l’après-naissance. P.-C. Racamier, dans son riche travail sur la maternalité psychotique avait insisté [1] sur la réactivation, lors d’une maternité, de problématiques liées aux différents moments du développement libidinal. En effet, la rencontre avec le corps et la pulsionnalité de l’enfant réactive brusquement des motions pulsionnelles multiples qui nécessitent une défense en urgence. Les pulsions du bébé viennent attaquer les refoulements du sexuel infantile de la mère. L’afflux sensoriel demande la mise en place d’un pare-excitation suffisant. Sinon la « folie maternelle » pour reprendre l’expression d’A. Green [2] risque de ne pas être suffisamment tempérée et la mère peut alors osciller entre le Charybde d’une défense massive et le Scylla d’une excitation débordante : défense contre cette pulsionnalité chaotique, avec un refus de tout échange sensoriel avec l’enfant, ou excitation dévastatrice qui ne peut se transformer en une sensualité apaisante, ni pour l’un ni pour l’autre. Le travail psychique est intense qui permettra de transformer un sensoriel effractant en un sensuel tendre et psychiquement nourricier pour l’un comme pour l’autre.
J’ai travaillé à travers la métaphore du sein oral, urétral, anal, phallique, la complexité des reviviscences pulsionnelles plus précisément lors de l’allaitement : car l’allaitement est paradigmatique des bouleversements du post-partum, dans l’incarnation qu’il propose, mais l’excès sensoriel est intrinsèque à la maternité, qu’il y ait ou non allaitement, et demande un intense travail psychique d’intégration. Je parle de métaphores mais l’ancrage corporel des représentations n’est jamais loin et l’allaitement joue un rôle central dans la réémergence de certaines pulsions partielles. Il participe de cette réactivation non seulement dans la mesure où certaines fixations prégénitales trouvent à s’y déployer mais aussi parce qu’une fantasmatique particulière l’infiltre dans laquelle tous les liquides corporels peuvent se confondre et s’échanger. Lait, sang, sperme, urine se mêlent et se confondent. Or la prise en considération de cette fantasmatique des liquides permet de retrouver au-delà de la classique opposition entre sein nourricier et sein érotique, l’intensité, la permanence de la force des premières expressions pulsionnelles. Cette fantasmatique des liquides, aussi angoissante soit-elle parfois, cherche à qualifier, dans la figuration, le péril interne d’un excès pulsionnel en prise direct sur un sensoriel déroutant, intrinsèque à la maternité.
Notre culture témoigne de la force et de la permanence du clivage des représentations du sein dans l’imaginaire collectif : les seins qui s’affichent aux murs de nos musées ou sur les panneaux publicitaires restent généralement ou des emblèmes d’une maternité épanouie qui se veulent loin de toute connotation sexuelle ou des seins objets de séduction, signifiants érotiques sans ambiguïté. Cette disjonction traditionnelle entre le sein nourricier de la mère et le sein érotique de la femme interroge certes des fantasmes masculins récurrents : on reconnaît là l’opposition entre la maman et la putain, cette problématique masculine d’opposition, de conflit entre le maternel et le féminin lié à l’interdit de l’inceste et aux vœux œdipiens, que Freud a magistralement mis en lumière dans ses contributions à la psychologie amoureuse… Mais loin d’être une problématique masculine, la clinique analytique montre non seulement combien cette disjonction entre sein de femme et sein de mère est au cœur de bien des difficultés dans le devenir mère d’une femme (et dans le devenir femme d’une mère…) mais aussi combien la place du sein dans le psychisme féminin est complexe et largement sous-estimée.
« Le sein nourricier de sa mère est pour l’enfant le premier objet érotique, l’amour apparaît en s’étayant à la satisfaction du besoin de nourriture (…) la mère acquiert une importance unique, incomparable, inaltérable et permanente et devient pour les deux sexes l’objet du premier et du plus puissant des amours, prototype de toutes les relations amoureuses ultérieure ». [3]
Sein nourricier, objet érotique... Pour l’enfant, nul doute : la pensée de Freud est affirmative, tenace sur ce point. Le sein nourricier est bien un objet érotique, le premier, le plus fou, le plus radical. Si Freud fit scandale en affirmant la valeur proprement sexuelle des premiers désirs et plaisirs de l’enfant, il glissa pudiquement devant l’énigme de la sexualité maternelle. Il put penser les plaisirs et désirs de l’enfant, il lui fut plus difficile d’interroger ceux de la femme devenue mère, sauf en quelques passages fulgurants en particulier dans « Un souvenir de Léonard de Vinci».
Concernant l’allaitement, on ne peut disjoindre la femme de la mère, ni la mère de l’enfant. La mère donnant le sein, lui offre un objet étrange, porteur du monde qui est le sien, riche de ses angoisses et de ses rêves. Le sein de la femme/mère, dans un impossible partage, la relie tant à l’homme désiré qu’à l’enfant, fruit de cet amour. Un sein peut-il être à la fois nourricier et érotique ? Ces questions nous confrontent à la difficulté à ne pas disjoindre sexualité infantile et sexualité de la femme/mère. Il faut tenter de comprendre comment la pulsionnalité de l’enfant vient réveiller la sexualité infantile maternelle, comment celle-ci a pu s’intégrer ou non dans le devenir mère d’une femme et dans sa relation à l’homme qui lui a permis de l’être.
L’hypothèse du caractère défensif des partages du sein est confirmée par l’examen attentif de la fantasmatique du lait dont les discours médicaux anciens montraient toute la virulence, et dont la clinique d’aujourd’hui offre d’autres témoignages. Cette virulence qui fait retour témoigne du fait que les inscriptions des partages et des stratégies de défense ne joue pas seulement contre la tentation incestueuse œdipienne. Je ne peux développer ici ce que j’ai longuement travaillé dans Sein de femme, sein de mère : j’y montrais comment - tant dans la clinique des femmes allaitantes d’aujourd’hui que dans les traditions médicales anciennes - le lait représente une “ humeur ” du corps hautement symbolique, qui renvoie à tous les liquides corporels, chargés de puissance comme de crainte. Dans les croyances traditionnelles, le sang féminin, ce sang des menstrues tout particulièrement ambivalent, a nourri l’enfant dans la matrice, puisqu’il a cessé de couler lors de la grossesse, et le lait maternel est une transformation seconde de ce même sang menstruel. Un des premiers textes consacrés aux soins de l’enfant et écrit en français, dit fort clairement ce qui sera constamment repris : « et n’est le lait autre chose sinon le même sang, qui a pris seulement changement de couleur dans les mamelles » [4]. Cette coction, ce blanchiment, Ambroise Paré l’attribue à la providence divine :
« Car si elle se fut oubliée (ce que jamais n’a fait) de laisser couler le sang en la substance et couleur rouge, la femme nourrice eût eu en horreur de voir ainsi épandre son sang : et cela aussi eût été odieux à l’enfant de le sucer pur et rouge de la mamelle; joint que nous n’eussions eu de beurre ni de fromage. Pareillement les assistants eussent abhorré de voir la bouche et les tétins de la mère sanglants : bref, Dieu a fait toutes ses œuvres par une très grande sagesse ». [5]
Du sang de la femme au lait de la nourrice s’est opérée une cuisson purificatrice qui cache l’abomination d’un sang qu’on ne saurait voir : au-delà du liquide vital dont l’épanchement signe la mort, se devine le sang menstruel toujours redouté (Cf. à ce sujet, par exemple, P. Camporesi (1988) [6].
L’allaitement suscite une ambivalence généralement masquée par l’idéalisation dont il est l’objet. Le lait est un liquide nourricier chargé d’une excitation potentiellement dévastatrice. Or, si l’allaitement peut être l’occasion d’une jouissance partagée, d’une transmission érotique sereine, le sein, unique et multiple, conflictuel et jouissant peut être l’objet de partage impossible, de négociations pathétiques comme l’allaitement peut devenir le champ privilégié d’expression de certaines fixations pulsionnelles ou de modalités caractérielles défensives.
« L’orgie de la tétée » ou les violences du prégénital
« L’orgie de la tétée », pour reprendre une expression de Winnicott [7] est celle de plaisirs, de désirs perdus, ou, plus exactement, en partie refoulés, en partie réunis sous le « primat génital », en partie sublimés. De plaisirs, de désirs, et par là même d’angoisses et de défenses. Une mère n’est plus cet enfant « pervers polymorphe » jouissant impunément de ses pulsions partielles... Face à leur reviviscence, à la résurgence de fantasmes archaïques, peut-on s’étonner de voir certaines mères, dans une perception préconsciente juste de cet aspect de l’allaitement, choisir le biberon qui fonctionne alors, pourrait-on dire, comme un « pare-excitation » nécessaire, indispensable au maintien de leur équilibre interne ? Si certaines femmes peuvent se permettre une relative « régression » positive, témoignant de la souplesse de leur économie psychique, pour d’autres, cela peut représenter un risque qui déborde leur capacité d’intégration personnelle à ce moment-là.
Selon l’économie libidinale qui est la sienne, les méandres propres de son histoire, telle mère développera plus particulièrement certaines expressions pulsionnelles et certaines défenses. Les fixations prégénitales féminines colorent souvent de manière caractéristique et différenciée l’allaitement. Mais on ne saurait rigoureusement délimiter le jeu entre « sein oral », « sein anal/urétral » ou « sein phallique » tant leurs composantes peuvent renvoyer l’un à l’autre, ou servir à éviter l’angoisse qu’il suscite. La fantasmatique des liquides infiltre ces partitions et les valeurs fantasmatiques du lait permettent une confusion et une transformation de toutes les « humeurs du corps ». Se dégageant d’une logique duelle, la richesse de la fantasmatique lactée complexifie la dialectique sein nourricier/sein érotique et ainsi peuvent s’articuler champ de la prégénitalité et champ œdipien. Il va de soi qu’évoquant les phases du développement libidinal, il ne s’agit pas de s’y référer dans une perspective développementale mais de souligner, comme le fit Freud, ce qui, de ces modalités pulsionnelles prégénitales, « acquiert une représentation permanente dans l’économie de la libido et dans le caractère de l’individu ». [8]
Le sein oral
Le sein oral est celui qui convoque avant tout la béatitude d’un fantasme de transfusion, de liquidités partagées et nourricières, en une logique de vases communicants mais son revers sombre est celui d’angoisses vampiriques. Celles-ci se disent parfois avec ces mots tout simples : « il boit toute mon énergie, il m’a vidé ». Le sein oral est celui de la réversibilité de fantasmes cannibaliques comme l’avait souligné B. Lewin quand il écrivait : « Manger, être mangé... L’interchangeabilité de ces deux termes est intrinsèque à la psychologie orale » [9].
Le « sein oral » est celui d’une possible confusion, d’un virtuel vampirisme. Le conflit entre passivité/activité, pour être maîtrisé à travers l’analité, pour y prendre ses traits distinctifs, trouve son origine néanmoins dans l’oralité. L’allaitement confronte la mère à un globalisme des émois, qui ne sont pas seulement ceux du nourrisson, en un rapport étrange dans lequel activité et passivité se confondent. Freud disait que « La mère est, dans tous les sens du terme, active face à l’enfant ; même de l’allaitement, vous pouvez aussi bien dire : elle allaite l’enfant, que : elle se laisse téter par l’enfant » [10]. Elle se laisse téter... activité passive, passivité active ? La mère est certes active 1, et cependant elle est renvoyée à une nécessaire passivité.
Globalité, confusion, réversibilité entre position passive et active, l’oralité est le domaine dans lequel les dichotomies se brouillent, les distinctions ne peuvent être maintenues : cette indétermination, cette confusion, ce globalisme peuvent être difficilement supportés par certaines mères qui mettent en œuvre des défenses variées pour aménager cette situation. Car si la confusion peut être vécue dans la douceur de la transfusion liquidienne, elle peut aussi réactiver des angoisses de perte des limites.
Le sein anal
Le sein « anal » vient contrer ces fantasmes de dissolution et la maîtrise des produits corporels se trouve au cœur de certaines angoisses suscitées par l’allaitement. « Sein anal », sein « urétral », ici, sans distinction, dans le même mouvement de maîtrise, de rejet, de formations réactionnelles… la fantasmatique du lait se prête à cette confusion et la valence excrémentielle est le point commun.
Le sein anal est celui d’une production ambivalente, dont la blancheur n’écarte pas toute trace de souillure ou de contamination. Sein d’un lait trop abondant ou trop rare, d’un lait « qui a tourné » ou qui est « comme de l’eau », il est porteur d’une tentative de maîtriser ce liquide difficilement contrôlable, de négocier le don et d’en contrôler le parcours. L’allaitement peut être une relation toute autre que fluide et les règles anciennes disaient bien l’anxiété maternelle qui se retrouve ailleurs, dans le contrôle temporel des tétées ou la surveillance des selles.
Le sein anal, loin de se résumer à une problématique de contamination, de corporel excrémentiel, porte aussi en lui les valences particulières du don et de la maîtrise, et peut être un point de butée face à la potentialité de régressions dangereuses. La manière de manipuler un bébé, de lui donner ou retirer un sein, de lui imposer un rythme de tétée montre comment une mère peut lutter contre des résurgences d’angoisses archaïques – perte de limites, dévoration, dissolution – et tenter d’agir une maîtrise que l’allaitement met à mal.
Si l’oralité est marquée par un globalisme des positions, le sein anal est bien celui qui cherche à contrer la passivité et à lutter contre l’emprise pulsionnelle de l’enfant sur la mère. Vecteur d’angoisse et de tentation d’omnipotence, il rejoint alors le sein phallique, glorieux de sa plénitude et riche de son exhibitionnisme.
Le sein phallique
La valeur phallique-narcissique du sein n’a pas attendu l’allaitement pour se manifester. Elle est celle qui courbe l’échine des adolescentes ou les fait arborer fièrement une poitrine naissante. L’allaitement, dans l’expansion manifeste de la poitrine féminine peut parer celle-ci d’attraits particuliers. Mais au-delà des jeux de caché-montré d’un allaitement ostentatoire ou pudiquement détourné, le sein phallique est aussi un organe excréteur, qui ne se contente plus d’un rappel métaphorique du pénis. Gonflé, turgescent, appelant à quelque soulagement, il peut être ressenti comme un organe inconnu, étranger, et rejeté dans son exigence corporelle. Si les fantasmes de fellation sont souvent bien refoulés, une femme allaitante peut néanmoins en rêve chercher désespérément quelque préservatif suffisamment large pour contenir le lait d’un sein qui coule à flot... Le sein phallique est aussi celui de l’allaitement comblant d’une femme qui y retrouve la complétude de la grossesse et pare son sein nourricier de la valeur phallique que possédait pour elle le fœtus. Ce sein d’une plénitude à laquelle il peut être difficile de renoncer rend parfois ardu le sevrage alors vécu comme une castration particulière, une blessure narcissique ravivant les intensités du complexe de castration infantile. La femme perd à la naissance ce « pénis en elle » que représentait l’enfant et il est licite de considérer que l’allaitement permet une atténuation de cette blessure, une compensation à cette perte fantasmatique que l’enfant réel ne peut totalement effacer, et que l’allaitement permet de retrouver « au-dehors » quelque chose qui existait « au-dedans ».
Certaines femmes qui allaitent dans un vécu de béatitude inégalé ne sont pas sans rapport avec les femmes qui n’aiment que les nourrissons décrites par H. Deutsch [11]. Sein, pénis, bébé... Dans un « équilibre » narcissique particulier, l’allaitement peut tenir lieu de satisfaction érotique directe au détriment d’autres satisfactions possibles. Comme si la libido était restée fixée au stade phallique-narcissique et que l’équation fantasmatique bébé-sein-pénis soit désormais figée, sans ouverture possible vers une jouissance grâce au pénis de l’autre, sans que « l’envie du pénis » ait été remplacée par son désir.
Le sein maternel et érotique : un impossible « sein génital » ?
Le poète Clément Marot a magnifiquement dit les charmes de ce « tétin de femme entière et belle » que l’homme a su rendre mère de par son désir et ce poème fut le fil rouge de mon travail :
[...] Tétin qui t’enfles et repoulces
Ton gorgias de deux bons poulces
A bon droict, heureux on dira,
Celui qui de laict t’emplira
Faisant du tétin de pucelle
Tétin de femme entière et belle.
Le sein chanté par Clément Marot, ce sein gonflé de lait d’une relation érotique, est heureusement partagé entre mère/femme, père/amant, et enfant. Et certaines traditions mythologiques africaines peuvent exprimer clairement que le lait serait le sperme du père et que l’allaitement demande un coït régulier…Cependant chaque histoire individuelle peut témoigner d’une tension entre valence érotique et nourricière du sein, cette tension que notre iconographie occidentale dévoile aussi bien dans la glorification de l’allaitement des vierges gothiques que dans les seins érigés de publicités ambiguës.
Il convient ici de revenir sur l’aspect œdipien de la maternité, car souvent l’attention portée à l’investissement maternel de l’allaitement induit à se focaliser sur les liens précoces au détriment de l’appréciation de la complexité globale du développement psycho-affectif de la jeune mère, qui pour être mère, n’en a pas moins été femme... Privilégier le sein nourricier au dépend du sein érotique sert souvent à se défendre d’une victoire oedipienne inconsciemment redoutée : posséder un sein érotique et nourricier, être à la fois femme et mère, c’est non seulement rivaliser avec sa propre mère, mais bien se rendre coupable d’un trop de réussite… La partition entre sein érotique et sein maternel permet donc bien souvent à la mère de se protéger contre la résurgence de ses désirs œdipiens, devant ce que l’enfant représente comme réalisation de ces désirs inconscients interdits et fortement culpabilisés, mais en même temps elle permet de contrer son investissement érotique de l’enfant, et point uniquement narcissique.
Concernant cet investissement érotique de l’enfant, Freud est loin d’avoir toujours été aussi clair que dans les Trois essais sur la théorie sexuelle lorsqu’il écrit que « la personne chargée des soins (généralement la mère) témoigne à l’enfant des sentiments dérivant de sa propre vie sexuelle, l’embrasse, le berce, le considère, sans aucun doute, comme le substitut d’un objet sexuel complet » [12]. Chaque terme est à considérer, et si l’investissement érotique de la mère est souligné, l’enfant est un substitut, non l’objet sexuel unique d’une relation dès lors véritablement perverse. Freud, dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, pointe finement l’investissement inconscient dont le sein est l’objet et rend bien compte de la richesse et de l’ambivalence de l’amour maternel, quand il écrit :
« L’amour de la mère pour le nourrisson qu’elle allaite et soigne est quelque chose qui a une bien plus grande profondeur que son affection ultérieure pour l’enfant adolescent. Cet amour possède la nature d’une relation amoureuse pleinement satisfaisante, qui comble non seulement tous les désirs psychiques mais aussi tous les besoins corporels, et, s’il représente l’une des formes du bonheur accessible à l’être humain, cela ne provient pas pour la moindre part de la possibilité de satisfaire sans reproche également des motions de désir depuis longtemps refoulées et qu’il convient de désigner comme perverses ». [13]
Motions de désirs « perverses »... On ne saurait être plus clair. L’opposition sein nourricier/sein érotique tend défensivement à masquer la polysémie du sein, ce sein « oral », « anal », « phallique », « génital »... et à réduire l’amour de la mère à une image d’Epinal. Sein maternel, sein érotique... Freud n’écrivait-il pas justement que « ce qui, dans le conscient, se présente clivé en deux termes opposés, bien souvent ne fait qu’un dans l’inconscient » [14].
Dans la théorie elle-même les glissements sont extrêmement faciles, qui opposent la mère à la femme, le nourricier à l’érotique. Mais la polarisation sur le sein nourricier et cette insistance fréquente sur l’investissement narcissique de l’enfant me semble surtout une défense à interroger. Il faut pouvoir la comprendre dans ce qu’elle combat d’incestueux comme dans ce qu’elle réanime d’une théorie sexuelle infantile cherchant à nier la part féminine érotique de la mère, part féminine pourtant infiniment nécessaire au développement de l’enfant, si elle n’est pas excessive. Certes la clinique témoigne d’une inhibition de l’érogénéïté du sein nécessaire pour pouvoir vivre en l’allaitement une relation autre que perverse, mais une inhibition qui ne doit être que partielle pour ne pas devenir également pathologique. Car le lien sensuel à l’enfant n’est pas seulement une nécessité vitale pour son développement harmonieux, il participe de la richesse et de la complexité du vécu maternel. Mais l’équilibre est instable, parfois difficile, entre le trop et le trop peu… La crainte incestueuse inconsciente reste un puissant motif de refoulement des aspects sensuels forts de l’allaitement.
Se profile là toute la question de la transformation d’un sexuel direct en un apport tendrement érotique, qui dès lors peut être psychiquement nourricier pour l’enfant. Il est licite de penser que cet apport tendre, qui certes prend sa source dans la relation maternelle primaire de la mère à sa propre mère, est aussi très directement en lien avec la possibilité pour une mère de se sentir femme pour un homme, un homme devenu père sans que cela exclut pour l’un ou l’autre qu’il soit amant...
La mère soumise à cette réactivation intense de son sexuel infantile va donc devoir mettre en œuvre nombre de défenses nécessaires pour endiguer ces reviviscences. Ces modalités de régulation pulsionnelle sont à leur tour celles qui vont permettre à l’enfant de transformer une excitation désordonnée en des pulsions qualitativement différenciées. Face à la continuité de la poussée de la pulsion naissante, la mère propose des formes de régulation, et le rythme des tétées, même dans un l’allaitement dit à la demande, est un bon exemple du jeu entre apprentissage de l’attente et satisfaction différée. Quelle que soit l’extrême attention d’une mère aux besoins de son nourrisson, elle ne sera jamais à même de lui proposer une satisfaction continue, comparable à celle dont il pouvait jouir dans son ventre, mais ce pour le plus grand bien de sa vie psychique… Le sein du jour est un sein qui s’absente et il permet que le sein de nuit soit celui des rêves de la satisfaction hallucinatoire du désir.
M. Fain et D. Braunschweig, dans La nuit, le jour, ont pu, à travers la conceptualisation de la censure de l’amante, cette métaphore d’un retour de la mère à sa vie de femme amoureuse, pointer la nécessité de ce rythme, prélude à la vie fantasmatique de l’enfant. Dans cet ouvrage se décline la variété des investissements de la femme-mère, tantôt tournée vers l’enfant, tantôt tournée vers son amant. Ils montrent combien les soins accordés à l’enfant sont infiltrés d’un érotisme latent, mais, sous peine de perversion, cette composante érotique se doit d’être refoulée, ou tout au moins n’être vécue que sous la forme de pulsions transformées, qualitativement inhibées quant au but. Il s’agit là de la mise en œuvre de la tendresse, couverture nécessaire à la crudité des pulsions sexuelles et dont le rôle est majeur dans ces temps premiers de la rencontre entre pulsionnalité de la mère et de l’enfant.
Dans la rencontre entre mère et enfant, la mère se doit de présenter des modes de contrôle pulsionnel, elle organise la liaison de l’excitation, la temporisation et son propre fonctionnement psychique prête ses compétences défensives à l’enfant. L’inhibition de la pulsion quant au but n’est pas un exercice de tout repos et demande à la mère de tolérer sans rétorsion la vivacité de certains mouvements pulsionnels, mais aussi de savoir en détourner d’autres ou les refuser avec tendresse. Cet apprentissage se fait à travers les modalités de soin, d’enveloppe verbale et de contact, et la constance d’un rythme semble une des expressions concrètes de la mise en place de l’inhibition quant au but. La tendresse de la mère est ce qui lui permet de ne pas se laisser vampiriser par l’avidité de l’enfant et lui permet de qualifier progressivement ses pulsions. D. Cupa parle avec justesse de cette mère tendre, qui « suit la rythmique de ses éprouvés tout en le modelant avec son propre rythme affectif […] La tendresse (lui) semble alors ce fonds rythmé des accordages complices ». [15] Tout en suivant cet auteur dans son élaboration d’un courant tendre premier, pulsation qualifiant les premières satisfactions d’ordre auto-conservatif, se sexualisant secondairement, il convient peut-être de concevoir dans l’après-coup de cette tendresse primaire, une tendresse d’ordre post-œdipien, relevant d’un sexuel inhibé quant au but, une fois dépassé les affres et les violences des motions pulsionnelles œdipiennes, et ce dans l’assomption de la censure de l’amante. Celle-ci peut être pensée, comme l’écrivent M. Fain et D. Braunschweig comme une sorte de « matrice fantasmatique assurant la liaison des excitations », par une mère « satisfaisante qui projette son narcissisme, donne de l’amour avec ses soins et organise la « censure de l’amante » [16]. Face à la vivacité de la fantasmatique inconsciente et ses vœux de transgression de l’interdit de l’inceste est-on jamais assuré de la sécurité de cette « déviation de la pulsion à l’écart de son but sexuel » et de l’effectivité des défenses ? Il semble que certains troubles dans la relation mère-bébé soient directement en rapport avec cette angoisse, comme si l’ampleur des reviviscences des motions pulsionnelles infantiles risquaient de déborder la jeune mère : ainsi peut-on voir des mères aménageant avec une certaine distance les soins à l’enfant, dans la crainte inconsciente d’un débordement pulsionnel et/ou d’un rapproché incestueux. Pour ne pas être vécue comme une transgression perverse, l’allaitement doit s’appuyer sur une inhibition partielle de l’érogénéité du sein. Mais sans tomber dans l’excès inverse d’un contre-investissement massif et d’une désérotisation excessive qui serait à même de transformer la relation mère-bébé en un désert sensuel préjudiciable à la transformation de l’excitation brute en complexité pulsionnelle.
A. Green a souligne la complexité de ce rôle maternel qui oscille entre séduction et pare-excitation : « L’amour maternel n’a pour but, après avoir favorisé l’éclosion de la vie pulsionnelle, que de rendre celle-ci tolérable à l’enfant » [17]. S’il évoque la « folie » maternelle, folie temporaire d’une mère indéniablement érotique, cette folie qui doit être contrebalancée par son rôle du Moi auxiliaire d’un enfant qui risque à tout moment d’être débordé d’excitation. M. Fain et D. Braunschweig insistaient sur l’érotisme latent et omniprésent de la rencontre mère-enfant, mais ces auteurs tendent à privilégier son versant œdipien, l’enfant représentant cet « enfant de la nuit » des désirs œdipiens positifs. Ils ne pointent pas suffisamment à mon gré la polymorphie fantasmatique du désir d’enfant, qui offre des formes différentes selon chaque phase du développement libidinal, et dont les versions prégénitales ne disparaissent jamais totalement devant les vœux œdipiens. Les enfants de la nuit sont des enfants gloutonnement avalés, ou volés au ventre de la mère, des enfants de la parthénogenèse ou des enfants analement créés et expulsés, des enfants phallus glorieux qui ne sont que partiellement confondus avec les enfants demandés au père oedipien. Car l’envie du pénis est loin d’être monosémique ni première comme le voulait Freud et son rôle défensif face à des désirs œdipiens envers le père, érotiques et non uniquement narcissiques, désirs qui sont réceptifs et féminins a pu être largement montré par E. Jones ou M. Klein. La virulence inconsciente des désirs œdipiens, dans les bouleversements de la maternité, peuvent ainsi se trouver associées à la reviviscence des motions prégénitales, et ces lames de fond concourent à une coalescence virtuelle des angoisses de niveau œdipien avec d’autres plus archaïques. Les défenses peuvent se trouver débordées, la régression inhérente à la nécessaire « préoccupation maternelle primaire » glisser vers des formes régressives plus insidieuses, quoique la particulière labilité des mouvements psychiques lors de la maternité puisse permettre de rapides réorganisations. Deux exemples cliniques, de gravité certes différente, me serviront à évoquer de tels tableaux, dans lesquels la pente régressive ou le débordement maternel débouchent sur des troubles plus ou moins marqués chez l’enfant. L’insomnie de ces bébés, leur impossibilité d’accepter la différence entre le jour et la nuit, dérivait d’une surexcitation liée aux défaillances du pare-excitation maternel, dans la continuité d’une excitation inapaisable.
Ainsi, ce fut en raison d’une insomnie précoce et irréductible de son bébé de 20 mois que Léone, jeune femme de 25 ans, vint consulter, un service de pédopsychiatrie. Elle parla tout au long de l’entretien, ne laissant que peu de place aux mots de son mari qui l’accompagnait. D’emblée, elle annonça au consultant qu’elle allaitait toujours, mais ce fut au fil de l’entretien que le lien entre un sevrage impossible et la pathologie insomniaque de son bébé se dessina plus clairement.
Si le père mit en avant une hypothèse de peurs, de cauchemars qui aurait été la cause des réveils de l’enfant, Léone suivit le fil de « mauvaises habitudes données dès le départ ». Des mauvaises habitudes : cette expression est lourde de sens. Elle désignait déjà sa culpabilité dans la reconnaissance préconsciente de la force du lien érotique à son petit garçon. Elle disait lui avoir toujours donné le sein dès qu’il pleurait. « Je ne lui laissais pas le temps de s’endormir seul. » Le sein, objet nécessaire pour un apaisement induisant l’endormissement, était néanmoins réclamé deux ou trois fois par nuit et Léo ne se rendormait pas si son père venait tenter de le calmer. Mais les réveils étaient parfois plus fréquents et il arrivait à Léo de se réveiller une demi-heure après la dernière tétée…
Le consultant, se tournant alors vers le père, lui demanda quelles étaient leur relation, s’il jouait avec lui. D’un ton à la fois ironique et un peu désabusé, il lui répondit que Léo tenait « beaucoup à sa maman » et « refilait toujours vers sa mère », tout en ajoutant qu’il le voyait très peu actuellement, étant très pris par les débuts d’une nouvelle situation professionnelle. A la fin de la consultation, il évoqua la difficulté de ses relations avec son premier bébé, une petite fille née d’un premier mariage et que sa précédente épouse l’empêchait de voir. Se dessina alors en pointillé un tableau répétitif d’exclusions par rapport au couple mère/bébé, dont malheureusement, en l’absence de données personnelles de son histoire, on ne peut savoir la genèse. Il dit en effet que sa première femme avait changé du tout au tout après la naissance, qu’il avait essayé de l’aider autant qu’il le pouvait, mais que ce n’était jamais assez, jamais bien, qu’elle s’était mise à le rejeter de toutes les manières et qu’au bout de six mois, il avait « craqué » et était parti.
La garde de Léo traduisait aussi le désir parental de contourner une problématique aiguë de séparation en dépit du travail à mi-temps maternel. Il était gardé quelques heures seulement par sa tante, sa mère regrettant maintenant de ne pas l’avoir mis en crèche, ce qui, disait-elle, l’aurait peut-être aidé pour le sevrage car « il aurait fait comme les autres », et plus tard, pour la mise à l’école qu’elle redoutait, elle envisageait déjà de le mettre à mi-temps... Ses associations et la relance du consultant l’amenèrent à évoquer sa propre enfance, marquée par la proximité avec sa sœur, aînée de peu, dans un même « abandon » maternel. La mère étant représentante de commerce comme le père, elle n’était jamais là et les deux petites filles avaient été élevées par diverses nounous jusqu’à ce que, aux dix ans de l’aînée, elles soient considérées comme assez grandes pour se faire la cuisine toutes seules. Évoquant leur indépendance obligée, Léone fit un lapsus et parla alors de dépendance. L’absence maternelle semblait bien avoir donné lieu à une revendication nostalgique et insistante, ne permettant pas un investissement réel d’une certaine autonomie, ce qu’elle exprima avec force dans un souvenir d’enfance où elle se voyait au bout d’un banc, en classe, pleurant d’avoir quitté la maison et de devoir rester à l’école. Les foires qui avaient lieu le week-end entraînait l’absence de la mère et du père, et Léone insista alors sur le fait qu’elle avait toujours voulu d’une autre vie, autre vie qu’elle voulait permettre à son fils. « J’espère que lui aura des week-ends »... La volonté de mettre en place d’autres modèles familiaux était très consciente, mais sans que l’agressivité envers la mère ait jamais pu trouver un mode d’expression.
Cette question effleura l’entretien, mais toujours dans un mode dénégatoire, quand Léone dit à quel point tout le monde s’était réjoui qu’elle ait un garçon, car, « malheureusement pour sa mère qui désirait tant un garçon, elle n’avait eu que des filles ». Le désir de son père était plus obscur pour elle, car ce dernier n’exprimait jamais ce qu’il pensait, mais il lui semblait bien qu’il partageait cette joie car il venait la voir tous les jours à la clinique et depuis, tous les dimanches, passait amener une surprise à Léo. Alors qu’elle évoquait avec bonheur ces visites de son père, le petit s’était endormi très tranquillement dans ses bras, ce que souligna le consultant. Elle acquiesça avec le sourire et en vint à décrire avec plus de souci manifeste les problèmes d’endormissement de Léo. En effet, quand elle ne lui donnait pas le sein, il parvenait parfois à s’endormir seul, mais en se tapant la tête régulièrement contre le haut du lit. Ces procédés semblaient s’être installés en l’absence de recours auto-érotique, et en effet, s’il avait bien un nounours favori, Léo n’avait jamais sucé son pouce ni autre chose.
On peut remarquer chez Léone le lien entre les contours d’un Œdipe positif assez chaud dans une problématique présentant apparemment des traits hystéro-phobiques avec une quasi-impossibilité de poser une « censure de l’amante », mais masquant assez mal une problématique sous-jacente de séparation maternelle primaire. L’allaitement quasi addictif de Léo semble condenser ces deux aspects et interdire à l’enfant l’établissement d’auto-érotismes structurants, entraînant le recours permanent à l’objet externe pour apaiser une excitation que ce recours même relance.
En effet, quand la réponse maternelle à l’excitation de son nouveau-né lui interdit toute qualification de celle-ci, dans l’excès d’une réponse hyperexcitante comme dans le cas de Léo, mais également dans la répression massive de celle-ci, on peut voir la mise en oeuvre chez l’enfant de ces procédés autocalmants comme les théorisent C. Smadja et G. Szwec [18]. Excès érotique ou répression massive sont les deux pôles d’un même traumatisme qui nuit à la reprise interne par le psychisme de l’excitation, qui ne permet pas sa transformation en pulsion qualitativement différenciée. L’enfant ne peut que faire les frais de la désorganisation psychique d’une mère débordée par le pulsionnel violent de la maternité.
Dans le cas de Léone et Léo, on peut souligner la valence doublement œdipienne de cet enfant, enfant qui la rapproche de sa mère dans un mouvement de réparation secret de ses désirs agressifs, mais également enfant qui comble le voeu familial d’un descendant mâle et se trouve consacré au père passionnément et nostalgiquement aimé. De cet objet surinvesti, elle ne peut se séparer et son conjoint se trouve durablement délaissé, n’ayant plus à l’égard du couple mère-fils qu’un rôle de substitut maternant. Quelle place lui reste-t-il comme père et comme amant ? L’insomnie de Léo est bien à inscrire dans cette problématique de défaillance du rôle pare-excitant maternel et serait à relier à l’impossibilité pour sa mère d’être l’amante d’un homme dont la propre problématique, en miroir, ne semble pas lui avoir permis de jouer un rôle de tiers séparateur qui aurait arraché sa femme tant aux délices régressifs qu’à sa fixation oedipienne.
N’y aurait-il pas lieu de parler, en prolongement et en clin d’œil à la conceptualisation de M.Fain et D.Braunschweig, alors d’une « censure de l’amant », celle qui permet à l’érotique maternelle de se déployer quand la naissance de l’enfant n’a pas mis trop à mal ses remaniements œdipiens, quand la rencontre érotique avec celui qui l’a rendu mère ne cesse de l’attirer hors des orbes de régressions dangereuses, et lui accorde de transmettre le lait de ce sein partagée, tendrement érotique ? Ainsi l’analyse du jeu complexe entre prégénitalité et œdipe lors de l’allaitement et du sevrage s’ouvre-t-elle, en dernier lieu, sur cette reconnaissance d’une « censure de l’amant » nécessaire. Celle-ci désignerait plus précisément le rôle métabolisant et pare-excitant de l’amant, objet d’amour permettant à la femme/mère d’assurer à son enfant l’érotisme nécessaire à son développement libidinal et narcissique, sans risquer de se laisser effracter par la violence de ses propres réveils pulsionnels prégénitaux. Pour que « l’orgie de la tétée » puisse être celle d’un plaisir partagé et non d’une excitation destructrice, le sein maternel doit avoir été et être encore érotique.
Nous étions jusque-là dans l’ordre d’Éros et de ses crises, dans les méandres d’un corps érogène, dans les vagues pulsionnelles d’un sexuel infantile violent, perturbant, mais non directement mortifère. Quittant les chemins d’Éros, nous rencontrons une autre valence de cette fantasmatique des liquides, car, quelle que soit son importance en tant que mise en représentation d’une excitation, cette fantasmatique peut devenir particulièrement angoissante quand elle vient à être à peine un dernier rempart contre la confusion. Dans sa limite extrême, la fantasmatique des liquides peut devenir celle de la paradoxale représentation d’une absence de représentation, d’une énergétique pure, d’une excitation sans bornes, sans liaison possible, dans un brouillage de toutes les limites.
Le socle charnel de l’allaitement, le corps à corps mère-enfant, peut être le révélateur d’une problématique d’indifférenciation, d’indistinction mortifère mère-enfant restée jusque-là masquée. Dans cette clinique du « vampirique », exemple particulier de certains troubles de la maternalité, l’indifférenciation n’est pas tant celle de la mère et de l’enfant, que celle entre la mère elle-même et sa propre mère, en une identification vampirique, dans un écrasement de la différence des générations qui fait porter à chacune le fardeau de deuils préalables impossibles. Des fantasmes d’infanticide et de matricide sont à l’œuvre, mais il faut peut-être un passage par la chair pour qu’ils se révèlent…
Ainsi Chloé, une jeune patiente, quand elle put revenir me voir après la naissance, difficile, de son premier enfant, me fit part de ses sentiments d’étrangeté, d’angoisses diffuses, liées aux pleurs de son bébé. Cette jeune maman était poussée à lui donner le sein sans relâche et elle m’exprimait avec vigueur son sentiment terrifié que seul l’allaitement maintenait son bébé en vie. Ma patiente maigrissait à vue d’œil, était livide et exsangue. Face à ses troubles somatiques comme au développement de son état anxieux, son médecin l’incitait à sevrer son enfant. Cette petite fille avait été conçue très difficilement, sous suivi médical. Auparavant, nous avions pu longuement évoquer ses difficultés à être mère, dans une identification délicate à une mère adorante et adorée mais très dépressive. La mise en place du sevrage ne fit en un premier temps qu’aggraver son propre état dépressif. À travers la reprise d’un cadre rassurant et continu, elle put cependant progressivement évoquer des fantasmes terrifiants de mort conjointe mère/enfant si l’allaitement cessait, d’une perfusion absolument nécessaire pour l’une comme pour l’autre.
Mais ce fut beaucoup plus tard, lors du sevrage de cette cure et à travers sa reprise dans le transfert, que le contre-investissement intense d’un fantasme meurtrier put être mis en mots. La fin de cette cure permit l’abord de la problématique transgénérationnelle que l’allaitement et le sevrage de son enfant avaient mis en acte. Si elle savait que sa propre naissance avait mis la vie de sa propre mère en danger, mère qui ne l’avait pas allaité, elle ignorait ce que celle-ci parvint à lui dire à ce moment-là, en réponse aux questions que ma patiente s’autorisa enfin à lui poser. La vie de sa mère n’avait tenu qu’à un fil, le fil des perfusions…, à la suite d’un avortement exécuté par une « faiseuse d’ange ». Or cet avortement volontaire avait été suivi d’une fausse-couche spontanée précédant sa propre conception. Il y avait là l’origine d’une culpabilité masquée et inextinguible chez la mère de ma patiente, mère « avorteuse », mère doublement criminelle qui avait surinvesti la naissance de Chloé et ne pouvait que contre-investir l’intensité de son ambivalence envers elle. Chloé, enfant de la réparation, s’était toujours su intensément aimée et ignorée à la fois. Elle partageait à son insu le « crime » maternel et les terreurs d’un pouvoir de vie et mort.
La question pourrait se poser du passage de l’échec mélancolique d’un deuil dans une génération, à une problématique vampirique dans l’autre. De l’ombre de l’objet qui tombe sur le moi, à l’ombre de l’ombre de l’objet…. La clinique de troubles du post-partum conduit donc à questionner certaines formes de troubles qui sont proches mais distincts des troubles mélancoliques. Le paradigme du vampirisme proposé dans un autre contexte par Perel Wilgowicz [19] m’a aidé à comprendre ces émergences soudaines d’angoisses, émergences ici liées spécifiquement à l’allaitement, et qui peuvent ne jamais réapparaître comme telles. Des angoisses qui prennent corps, des angoisses qui prennent au corps.
Cet auteur mettait en lumière une zone d’indistinction mère/enfant, et elle la référait métaphoriquement à une grossesse atemporelle. Pour dire les silences des modes d’identification vampirique, elle avait retrouvé la belle expression d’Hélène Deutsch, qui, précisément à propos de l’allaitement, avait évoqué un « cordon ombilical psychique ». Mais Perel Wilgowicz la reprenait métaphoriquement dans son avers négatif pour évoquer les silences d’un mode d’identification vampirique, et tenter de déjouer dans la cure une logique morbide de vases communicants. Or plus encore que la grossesse, ou tout au moins différemment, l’allaitement peut être précisément l’incarnation d’un tel fantasme d’indistinction, de confusion mère-enfant, ou, dans ce lien concrètement vampirique, l’ancrage corporel qui en permet l’émergence, voire l’élaboration des fantasmes meurtriers qui s’y jouent. L’allaitement devient la modalité paradoxale d’une lutte contre les angoisses spécifiques qu’il fait renaître.
Car des angoisses particulières émergent, liées à cette transfusion permanente, des angoisses de vidage, d’inanition, de liquéfaction. Mais aussi, et c’était plus particulièrement le cas de Chloé, des angoisses liées à l’impossibilité de se séparer, dans la nécessité continue de maintenir le flux permanent du cordon ombilical lacté. Le sensoriel direct semble devoir pallier la terreur de la perte de l’objet, le corps à corps être le seul garant de vie. L’épreuve des sens vient affoler un équilibre précaire, mais elle permet de donner corps au fantasme infanticide/matricide, elle permet qu’il prenne forme. L’effectivité de la transfusion est alors l’occasion d’une efflorescence fantasmatique qui cherche à mettre en sens, à représenter des sensations angoissantes. Car ces angoisses archaïques, si elles rappellent certaines formes d’angoisses psychotiques, s’en distinguent souvent par l’absence de représentation et leur prise dans un sensoriel immédiat. Le vampirisme dans son versant fantasmatique est déjà un dégagement hors du non-représenté. Les fantasmes de risques mortels, de survie en perfusion de l’un à l’autre non distingués, sont pris dans une concrétude qui, dans le meilleur des cas, peut autoriser une élaboration psychique restée jusque-là impossible. Ils deviennent dicibles, représentables. Dans le travail analytique, il est alors parfois possible de parvenir à la saisie de l’identification vampirique à l’œuvre en sourdine.
Dans la reconnaissance d’une différence, dans l’impossibilité réalisée de vœux de toute-puissance, dans les limitations d’un pouvoir de vie et de mort, émerge la possibilité d’un deuil de l’objet primaire empêché par les deuils non-faits de celui-ci. Ainsi est permis l’arrêt de la transmission mortifère, la sortie hors de conceptions parthénogénétiques qui ont aussi valeur d’inceste, en particulier d’un inceste mère/fille profondément destructeur. Le tiers analytique permet la reprise de triangulation aplatie dans l’unidimensionnel et la mise à mort symbolique du vampire aspirant les psychés maternelles pour qu’elles puissent à leur tour donner vie psychique et corps libidinalisé à un enfant dégagé de la répétition du même.
Conférence d’introduction à la psychanalyse du 13 janvier 2011
Références
- P.-C. Racamier (revu en 1979), La maternalité psychotique, De psychanalyse en psychiatrie, Payot, 1979. pp. 195-196.
- A. Green (1980), Passions et destins des passions, in : La folie privée, Gallimard, 1990.
- S. Freud (1938b), Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, p. 59.
- Simon de Vallambert, Cinq livres de la manière de nourrir et de gouverner les enfants dès leur naissance, Poitiers, 1565, p. 2.
- Ambroise Paré, L’anatomie, livre XVIII.
- P. Camporesi (1988) La sève de la vie. Symbolisme et magie du sang, Le Promeneur/Quai Voltaire, 1990.
- D.W. Winnicott (1945), L’allaitement au sein, in L’enfant et le monde extérieur, Payot, 1972, p. 114.
- S. Freud (1933a [1932]), Angoisse et vie pulsionnelle, 32ème conférence, in Nouvelles conférences, Gallimard, Folio, 1984, p. 135.
- D. Lewin (1949), Le sommeil, la bouche et l’écran du rêve, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°5, 1972, p. 218.
- S. Freud (1933a [1932]), La féminité, 33ème conférence, in Nouvelles conférences, Gallimard, Folio, 1984, p. 154.
- H. Deutsch (1945), La psychologie des femmes, Paris, PUF, 1987, vol. II, p. 238.
- S. Freud (1905d), Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, Folio/Essais, 1987, p. 133.
- S. Freud (1910c ), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Gallimard, Folio/Essais, 1987, p. 146. (Je souligne)
- S. Freud (1910h) Un type particulier de choix d’objet chez l’homme, in : Contribution à la psychologie de la vie amoureuse, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1973, p. 52.
- D. Cupa (2007) Tendresse et cruauté, Paris, Dunod, p. 287.
- D. Braunschweig (1993), Intervention sur les exposés de C. Smadja et G. Szwec à propos des procédés auto-calmants du moi, in Revue française de psychosomatique, n°4, p. 54.
- Green (1980 b), Passions et destins des passions, La folie privée, Gallimard, 1990, p.183.
- Smadja (1993), À propos des procédés autocalmants du Moi, Revue française de psychosomatique, n° 4, p. 23.
- P. Wilgowicz (1991), Le vampirisme (la pulsion de mort et l’irreprésentable), Césura.