Un père de famille soucieux de ses responsabilités vis-à-vis de son fils adolescent, convoque ce dernier et cherche à établir une certaine intimité avec son enfant. Le fils lui dit : « ne te fatigues pas papa, dis-moi plutôt ce que tu veux savoir ! ».
Dans ce même esprit, bien souvent ce sont les parents qui remarquent en dernier les changements pubertaires de leur enfant devenu adolescent et cherchent quelquefois à leur insu à le maintenir dans un état d’enfant.
Aujourd’hui, ce n’est plus tout à fait ainsi ; quelquefois les parents tiennent un rôle inquisiteur et s’immiscent beaucoup trop dans l’intimité des adolescents. Dans une consultation, Félicie me raconte que sa fille de quatorze ans, durant l’été dernier, dormait dans le même lit avec son copain, ce qui permettait à la mère d’être au courant !
La question de la sexualité et le rôle de la responsabilité des parents avaient préoccupé les psychanalystes de longue date. Déjà Ferenczi en 1927 l’évoque dans son article : « L’adaptation de la famille à l’enfant ». Ainsi il formule des réserves quant à des explications purement pédagogiques proposées aux enfants qui ne prendraient pas en compte tout l’aspect psychologique et négligeraient la reconnaissance de la sexualité, de la libido dès l’enfance. Ce que nous pouvons souligner dans son approche, c’est le rôle qu’il attribue aux parents, aux adultes, à l’influence du milieu, qui n’étaient pas encore une préoccupation des psychanalystes de cette époque. L’enjeu central, à cette époque, fut le monde interne de l’adulte et progressivement le monde de l’enfance dans la découverte de la sexualité.
La question de la sexualité n’a pas cessé de se complexifier depuis les premiers écrits de Freud cependant il a souligné dès le départ la différence entre le courant tendre et le courant sexuel. On retrouve à l’adolescence cette dichotomie, où les deux courants restent séparés : le courant sexuel s’exprime dans les préoccupations plus ou moins conscientes par rapport au corps. Tandis que le courant tendre restera plus en retrait, ses traces se manifestent dans les états de dépendance quelque fois extrêmes. Cependant le Moi garde la place centrale même si ses modalités d’expressions restent fluctuantes, mais tout ce qui touche au lien à l’objet à l’autre n’apparaît pas facilement. La phrase célèbre de Freud : « Le Moi n’est pas maître en sa demeure », qu’on pourrait paraphraser qu’il n’est pas libre en sa demeure !
La situation paradoxale de base pourrait se résumer dans le dilemme d’un Moi pris entre le risque d’être trop près ou trop loin de ses objets d’investissement. Trop près il est menacé par une angoisse d’intrusion et de fusion ; trop loin par une angoisse d’abandon. Une des solutions de sortie se trouve dans la rencontre avec l’univers de la passion. Elsa Schmid-Kitsikis : « Le vécu passionnel renvoie au conflit entre éprouvés du besoin et éprouvés du désir. La passion engage la sensorialité du sujet. Il représente une concentration pulsionnelle régie par le perceptif et l’hallucinatoire, dans un deçà du haïr et du aimer, par absence d’un réel investissement de soi et encore moins de l’objet autre, permettant de délimiter les affects éprouvés.» Ne renoncer à rien ? Toute conflictualité, toute décision est évitée, voire même contournée. Le narcissisme n’est pas attaqué, au contraire il trouve son apogée, même s’il est confondu dans un élan fusionnel avec l’autre, il ne se dissout pas, il ne disparaît pas, donne l’apparence d’une satisfaction extrême ? Chloé évoquait avec une certaine nostalgie l’époque où elle avait vécu une grande histoire passionnelle qui lui évitait toute interrogation, alors qu’aujourd’hui, devenue adulte, dans la relation amoureuse elle ne retrouve plus ses élans d’excès, se sent déçue. Elle se demande s’il faut se « contenter » des vécus beaucoup plus raisonnables ; est-ce encore de l’amour se demande-t-elle ?
C’est en retrouvant le roman de Carson McCullers « Frankie Addams », qualifié de chef d’œuvre qui illustre magistralement l’histoire d’une adolescente de douze ans qui promène son mal-être, que j’ai pu m’interroger de la sortie de l’enfance, du basculement vers l’adolescence. Pourquoi est-il si difficile de passer de l’enfance à l’âge adulte, si compliqué aussi de conclure la paix avec soi-même ?
« C’est arrivé au cours de cet été vert et fou, Frankie avait douze ans. Elle ne faisait partie d’aucun club, ni de quoi que ce soit au monde. Elle était devenue un être sans attache, qui traînait autour des portes, et elle avait peur » L’histoire commence ainsi. Le sujet se résumerait à la découverte de la sexualité à l’adolescence, l’essentiel du livre se passe en une journée où la vie de Frankie se transforme dans la réalité et à l’intérieur d’elle-même. Le motif externe qui donne le ton est la préparation du mariage du frère. Cet événement va bouleverser la vie de cette adolescente, mais ce qui demeure l’essentiel et donne le génie de l’œuvre, ne sont pas les événements de la réalité, mais les modifications progressives internes de la jeune fille. Pour commencer le mariage comme un leitmotiv prend une place excessive démesurée, il s’agit bien d’autre chose que de l’événement lui-même. Avec une certaine naïveté, Frankie se prépare à faire partie du couple, interroge sa nounou noire sur sa vie amoureuse ; pour faire partie des « grands » décide de changer de prénom, elle s’appellera désormais F. Jasmine. C’est ce nouveau prénom qui l’amène aux arcanes de la découverte de la sexualité, à ce qu’elle pressent confusément dès les premières lignes du livre de ce qui se cache derrière les portes, qui l’attirent tellement, qu’elle rode autour. Des scènes de grande violence seront amalgamées à des quêtes et des changements plus internes, entourés d’adultes y compris le père, qui donneront leur réponse à l’adolescente solitaire et inconsciente des dangers de la vie.
Trois mois après, vers la fin du livre, avec l’arrivée de l’automne, après la déception du mariage, Frankie retrouve son vrai prénom dans une version plus sérieuse, se prénomme à présent Frances. Avec son vrai prénom sous une version plus adulte ; Frances rentre dans les rangs de l’adolescence, délaisse sa nounou, pour se lier d’amitié avec une autre jeune fille, chacune rêvant de célébrité….
Ce qui apparaît dans ce roman, c’est la recherche d’identité chez cette adolescente. Le Moi cherche à s’approprier des contours définissables, à gagner une consistance. Au début la quête de Frankie de retrouver son frère et sa fiancée au mariage devient progressivement la possibilité de s’étoffer à l’intérieur dans son Moi. En réalité tout est tourné vers elle-même, mais pas directement. Elle trouve des indices dans son environnement, quelle utilise ensuite pour s’étoffer en tant que personnage, pour se construire. Il y a le climat étouffant de l’été, qui renvoie au corps à sa recherche physique de changement physiologique, les vêtements, pour se transformer de l’extérieur, dans le regard des autres, notamment la nounou noire qui tente de contrôler cette jeune fille. On retrouve bien cette recherche corporelle, qui recherche le regard des autres, mais pour pouvoir récupérer cet intérêt venant de l’autre, vers le monde intérieur. On n’est pas encore dans une véritable histoire d’amour, dont les prémisses sont annoncées seulement à la fin du livre avec la rencontre de cette jeune fille. Un premier émoi sur un versant homosexuel qui précède souvent la rencontre amoureuse dans la complétude avec l’autre, avec l’objet, qui pourra advenir après. Le livre construit l’éveil à la sexualité avec tous les tourments que cela amène chez Frankie.
En réfléchissant à partir de ce livre aux adolescents d’aujourd’hui, à la question de la sexualité, ce qui nous apparaît dans l’évolution des jeunes, c’est qu’ils ne trouvent plus la disponibilité interne pour se structurer, de faire la place à un Moi consolidé, étoffé avant la rencontre avec l’autre ; une tendance insuffisamment tourné vers le Moi, vers le monde interne. Comme une sorte de raccourci pour éviter de chercher les réponses dans le Moi, et recourir trop aux amours successifs pour se connaître.
Le Moi dans son inachèvement cherche à se construire dans la rencontre avec l’autre. Jean Cournut : « …la course à l’objet est impitoyable ; il faut réussir à aimer, sinon c’est Narcisse qui se noie. L’adolescence est une époque de dévoration, des autres que ceux de la famille, de ceux aussi de la famille ; dévoration forcenée de savoir, d’exploration, avec évidemment l’envers, c’est-à-dire l’angoisse et les inhibitions. La sexualité enfin, ou peut-être d’abord : nouvelle naissance, renaissance après le moyen âge de la latence, voilà vivaces tous les flamboiements de la passion et des dérivés identitaires. »
Des exemples nous permettront d’illustrer ces propos.
Je commence par donner quelques extraits en rapport avec notre sujet de l’histoire de Maxime. Quelle place prend dans son cheminement la question de la sexualité ?
Maxime et les apparences :
Aujourd’hui vu de l’extérieur après une longue histoire pleine de soubresauts de violence, voilà la vie d’un jeune homme bien sous tous rapports, tout ce que les parents pourraient rêver à son sujet. Ne s’agit-il pas de le souhaiter heureux sur le plan affectif et dans ses projets de travail ? Comment décrire la complexité de ce qui questionne ici ? Pour commencer dans les grandes lignes, au moment et à la sortie de l’adolescence, les projets de ce qu’on veut devenir entre les rêves grandioses de l’enfance et la réalité du monde extérieur finissent par trouver un compromis, entre un Moi-Idéal et un Idéal du Moi vers une solution acceptable.
Au moment d’entrée dans l’adolescence, Maxime se débattait dans des manifestations graves de l’adolescence, on le sentait perdu. Perdu affectivement, intellectuellement dans une famille en apparence porteuse de réussite sociale, de bien-être matériel. A ce stade des événements que souhaite t’on de plus ; on pense, en général, les émois sexuels tellement éloignés, que souvent on met l’accent sur les études, la réussite scolaire pour compenser les turbulences affectives. Effectivement la violence cache une dépendance extrême à une mère elle-même pétrie de violence dans les arcanes de l’excès. Les études patinent, il ne parvient pas à intégrer les connaissances requises. Par trois fois il échouera au baccalauréat, il se sent toujours ailleurs, même si les manifestations de violence ont perdu de leur intensité. Au cours des dix années suivantes trois relations amoureuses l’accompagneront dans son évolution. Voilà ce garçon qui reste en dehors de tout contact social pour ainsi dire, enfermé chez lui dans la réalité et psychiquement il entreprend des études très poussées qui pourraient ne jamais finir. Son seul réel contact avec le monde extérieur en dehors d’un lien archaïque à une mère toute puissante, se situe dans sa vie de couple.
Que représentent ces trois jeunes filles dans son histoire, dans son évolution ?
La question centrale serait la ressemblance, la proximité avec la mère de Maxime.
Jeanne, il l’a rencontrée en essayant de passer le baccalauréat. Fille d’immigrés, très jolie, elle nourrissait l’ambition de réussir ses études. A-t-elle joué un rôle de protection auprès de Maxime ? Probablement. Cependant elle voulait vivre avec lui, partager un logement, avancer dans la vie ensemble ; de cela il n’a pas voulu. Vu de l’extérieur on pourrait penser qu’il souhaitait garder une certaine autonomie vis-à-vis d’elle, mais était-ce de l’autonomie, ou rester dans son enfermement dont il ne parvenait pas de sortir ? L’énergie, la vitalité de Jeanne lui faisaient peur, le dérangeaient. Peut-être aussi cette jeune fille représentait trop la réalité, dont il était loin et qu’il ne parvenait pas à appréhender. Etait-ce alors une tentative de s’en rapprocher grâce à Jeanne ? En tous les cas le désir de poursuivre cette relation venait d’elle, et après un certain apprivoisement de Maxime, la relation n’a pas tenu, il tentait de plus en plus de s’éloigner d’elle. Dans cette première rencontre, en apparence on est plus du côté de la réalité, de la banalité. Les deux jeunes préparent le baccalauréat ensemble, la fille plus éveillée, va chercher le garçon et le tire à sa suite, il se laisse faire. Probablement Maxime dans un premier temps était très touché narcissiquement de ce contact, mais progressivement, cela le dérangeait dans sa solitude, son isolement. C’est un premier pas vers la rencontre sexuelle, mais cela ne tient pas, ne s’accroche pas, Maxime est trop loin de cette réalité, il n’est pas dedans, et leurs voies s’éloignent progressivement, même si pendant un certain temps ils gardent un certain contact, peut-être cela pouvait rassurer Maxime par moments. Pourrait-on y voir une certaine ressemblance avec la mère de Maxime ? Cela reste très extérieur, en surface. Une jeune fille travailleuse, ambitieuse comme la mère. Rien n’indique plus de lien, et surtout ne poursuit pas la voie dans cette rencontre.
Tout en écrivant ces lignes elles m’évoquent Norbert Hanold dans la Gradiva de Jensen ; la perception et l’hallucination du héros qui voit les pas de sa dulcinée sur les pierres de Pompéi. Il en va de même pour Maxime dans sa seconde rencontre amoureuse : Lucilla est une jeune fille étrangère, dont il fait la connaissance sur les bancs de l’université. Elle est très belle, mais loin de lui, et cette fois-ci nous sommes dans une version livresque de l’amour, car Maxime est fasciné par elle, par son originalité, mais elle est loin, il ne l’intéresse pas. Ce jeune homme ombrageux ne la touche guère, ils évoluent dans des sphères différentes. Cependant souhaitait-il réellement construire quelque chose avec elle, ou bien la vue de cette jeune fille nourrissait son fantasme, son monde imaginaire, et il ne demandait pas davantage. Ici, c’est en lui que se mettent en place les prémisses de la vie amoureuse, la vue de cette jeune fille le fait entrer dans un monde qu’il découvre. Que de héros de la littérature ont emprunté ce chemin avant lui !
La troisième rencontre avec Éléonore s’ouvre sur la complexité du lien, sur un mélange de la réalité et du fantasme, s’engage dans la temporalité avec la possibilité de l’évolution de la vie à deux. Progressivement les partenaires vont se rapprocher, apprendre à vivre ensemble. Ce que j’évoque là décrit seulement la surface d’une réalité dont les soubassements contiennent bien des interrogations. Après un début de la relation, qui produit des scintillements narcissiques où les deux jeunes s’éblouissent mutuellement, et se présentent sous leurs meilleurs aspects, dans la durée, les conduites se modifient.
Dans l’histoire de Maxime, la rencontre avec Eléonore représente un mélange entre le rêve et la réalité. Vu de l’extérieur cette jeune fille rencontrée sur les bancs de l’université le ramène à sa mère pour laquelle les études ont tant compté. D’une certaine manière, venant d’une famille originale, non conventionnelle et instruite elle permet à ce garçon de s’écarter des conventions étroites de son circuit familial. Le père d’Eléonore est un érudit retiré à la campagne, la mère beaucoup plus jeune concilie ce mode de vie avec ses aspirations à la vie urbaine. Tout à l’opposé de la famille de Maxime, on sent des parents libres des conventions sociales, préservant une authenticité dans leurs choix, leur évolution. Ils ne se mêlent guère de la vie de leur fille, alors que chez Maxime, l’étau maternel ne se desserre jamais.
Pourrait-on penser que dans la tête de Maxime un conflit s’engage entre l’influence maternelle et l’apport de cette jeune fille ? Tente-il d’éliminer ce conflit en amalgamant les deux apports, en déniant leur différence ? Comme si tout le monde souhaitait de manière unanime sa réussite, en annulant les divergences de voies pour y parvenir. Pour l’instant, sa solution à lui, à moindre frais (sur le plan économique) sera de se remettre dans une dépendance majeure sous la protection d’Eléonore, laquelle avance sur la voie de la réussite sociale. Il se peut qu’il voie en elle le duplicata de sa mère, ce qui le rassure probablement. Pour elle, cela peut signifier qu’en portant Maxime, répète-elle l’identification à son histoire maternelle, et réprime des nouvelles aspirations à l’autonomie ? Nous nous trouvons devant un dilemme assez courant chez les jeunes aujourd’hui : sous couvert d’une apparence d’évolution vers des nouveaux espaces de liberté, y compris de choix sexuels, ils ne parviennent pas facilement à se libérer des chemins familiaux, restent dans un enclos, empreints d’identifications massives qu’on ne décèle pas toujours.
La question des apparences nous fait évoquer le poème de Verlaine : « ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre… », qui correspond bien au choix d’objet de Maxime. En apparence il s’éloigne de sa mère pour se créer une nouvelle vie, en réalité pour paraphraser les propos de de M’uzan : « Le même et l’identique », le choix d’objet n’est pas tellement différent de l’objet maternel, il est dans le même. La famille d’Eléonore n’est peut-être pas si différente de l’histoire des parents de Maxime. La question qu’on pourrait se poser : est-ce que ce choix du côté de la répétition de son enfance, de sa dépendance au circuit maternel lui permettra de s’en éloigner progressivement ou bien demeurera-t-il figé à cet ancrage ? Pour l’instant nous n’avons pas de réponse sur ses capacités d’évolution, mais on est plutôt pessimiste sur ses possibilités de mobilité, de transformation.
Les aventures de Bill nous conduisent sur d’autres champs d’investigation, sur d’autres cimes. Il ne ressemble pas à Maxime, ses frasques défraient les chroniques, il ne connaît aucune limite. Il marche sur les pas de son père, mais versant dans l’imitation, dans l’imposture. Il avance. Nous sommes bien loin de l’immobilité, du côté figé de Maxime. Bill est beau garçon, il attire le regard des filles, sa vivacité, son aisance fascine. Il n’y a pas de violence en lui, son arme est la séduction, partout où il passe, malgré les infractions graves à la loi, il rencontre l’indulgence, la compréhension des adultes détenteurs de la loi, de l’autorité. Malgré des études très peu investies, à l’étonnement général il réussit son baccalauréat. Le voilà lancé dans des études supérieures qu’on se demande, vu sa légèreté de connaissances, s’il va réussir ? Lui, n’a peur de rien, il avance, il méconnaît probablement ses carences, ses fragilités narcissiques. Bill est inscrit dans un réseau social, il est loin d’être isolé dans son monde à lui. Cependant on est dans le faux, il avance dans un circuit de faussaire. Les cartes de crédit, les arcanes de l’informatique n’ont pas de secret pour lui, même, si justement il n’utilise pas ses réseaux à bon escient. Ses succès auprès des filles lui font rencontrer sa dulcinée Rosiane, déjà installée dans une vie professionnelle. Rosiane a sept ans de plus que lui, mais cette différence n’est guère perceptible, ils apparaissent bien assortis. L’entourage espère que cette rencontre, cette nouvelle vie amène Bill sur le droit chemin.
L’aliénation à la mère : comment l’expliciter ? C’est parce que Bill n’a pu être investi par sa mère suffisamment qu’il va tenter de tout mettre en œuvre pour y arriver. La mégalomanie largement décrite dans les œuvres de Janine Chasseguet-Smirgel dans le déni de la différence des générations est utilisée comme un recours pour tenter de se faire reconnaître. André Bauduin dans son travail sur « Psychanalyse de l’imposture » apporte un complément à cette analyse : » C’est le refuge dans une identité illusoire qui permet au sujet d’assurer, non sans un certain triomphe sur l’objet, sa cohérence…, le sentiment d’identité lui-même, qui trouve à se loger pour survivre dans l’identité d’emprunt. » Dans une lettre adressée à sa mère, Bill lui fait de reproches poignants pour son manque d’amour, son manque d’investissement. C’est tout le contraire du héros de Romain Gary dans « Promesse de l’aube » où pour la mère son fils restera pour toujours l’accomplissement de sa vie.
Bill et Rosiane : le choix de cette jeune fille diplômée, pourvue d’une reconnaissance dans la sphère sociale, porteur de quel sens pour ce garçon ? A lui de se prouver que ce n’est pas parce que sa mère ne l’aime pas qu’il ne trouvera pas une jeune fille digne de tout le respect, bien mieux que sa mère ! En montrant cela, dans sa tête il met en place une rivalité entre ses deux amours, l’amour déçu de sa mère qui perd de sa valeur, devient pas grande chose en comparaison avec cette jeune fille représentant tant d’attraits. Dans cette démarche il minimise l’apport éventuel de sa mère, qui est ainsi considérablement réduit, perd beaucoup d’intérêt, peut être dénigré, voire rejeté. Dans cette démarche l’attachement à Rosiane prend toute sa valeur, devient une force, gagne en intensité. Dans un premier temps de leur relation Bill déploie beaucoup d’efforts pour partager son temps avec elle, la rejoint régulièrement. Cela ne durera pas. Fort curieusement, mais cela s’explique sans doute : le lien se modifie entre les jeunes gens et c’est Rosiane qui tombe sous l’influence de Bill. Pour Rosiane, son travail, sa réussite perdra tout son attrait sous l’influence de ce garçon, qui lui fera lâcher toutes ses valeurs. Pour aller jusqu’au bout de cette nouvelle conduite, elle s’installe avec Bill chez les parents de ce dernier, elle désinvestit progressivement tout engagement professionnel, ils voguent ensemble vers des eaux troubles. Sans doute l’éducation de Rosiane, son surmoi provisoirement en veilleuse, lui permettent cette déviance. En fait, cela ne sera que provisoire, elle quittera un jour ce garçon pour reprendre sa vie ancienne.
Après cela que devient Bill ? Un nouvel amour s’annonce à l’horizon, qui ne représentera que l’éphémère, la futilité, le paraître. En plus, cela l’incitera à cultiver ses vieux démons, faire de l’argent de manière illicite, reprendre le chemin du faussaire, l’attrait du hacker, les voies sur des opérations par le biais du net gagneront en force sur son chemin.
Nous nous trouvons ici confrontés à la force des identifications qui n’ont pas pu se modifier sous l’influence des amours d’adolescents, des modifications, des transformations n’ont pas pu se jouer suffisamment pour faire évoluer ce garçon de ses sentiments puissants de rejet maternel. L’identité de faussaire lui permet de concilier cette non reconnaissance d’amour, cette blessure ingérable avec le faux, de paraître comme son père, homme d’affaire florissant, mais du côté du comme si. Il pourrait dire dans sa mégalomanie aveugle « je suis comme mon père », mais encore mieux que lui, aucune barrière sociale ne peut m’arrêter sur mon chemin ! »
Cependant ses amours évoluent vers des fiascos, il ne rencontre plus aucune protection qui l’aiderait sur son passage, son univers se rétrécit progressivement. Je pourrais ajouter que l’amour de cette jeune fille, Rosiane n’a pas été assez puissant pour le sortir de là. Ou alors les forces négatives de Bill ne permettaient pas de le déloger de ce passé qui gagnait du terrain.
L’histoire de Sally permet de nous ouvrir à de nouvelles questions : la violence de l’excès. Dès sa naissance, arrivée prématurément, les problèmes s’amoncelaient. Les deux parents pour des raisons différentes, ne parvenaient pas à investir ce bébé de manière adéquate. Sa mère elle-même, vivait dans l’excitation extrême de manière permanente, cette excitation prenait des formes extrêmes, sinon retombait dans le vide, dans le néant. Quant au père, il contestait sa paternité, jusqu’à asséner à sa fille ses doutes sur ses origines. Les symptômes majeurs de Sally se manifestaient dans les difficultés d’apprentissage à l’école, une identification massive à ce père déchu et la haine de la mère complétaient le tableau. En même temps une identification à la mère se représentait dans une excitation paroxystique non contrôlable, dans la toute puissance.
Arrivée à l’adolescence, ces traits s’amplifiaient encore plus. Sally prenait le chemin de la marginalité. Physiquement dès douze treize ans elle paraissait avoir dix-huit ans, très belle, elle attirait tous les regards. Pour couronner le tout, au collège où elle a pu être admise, elle affichait des tenues provocantes. Elle passait une partie de la journée devant le collège entourée de garçons désinsérés scolairement. Les moments qu’elle passait chez sa mère prenaient des tournures paroxystiques et se terminaient régulièrement dans une séparation violente, un rejet massif. Elle s’affublait des tenues de sa mère dont elle se servait sans scrupule, je crois même que cela ne signifiait rien pour elle. Elle distribuait les vêtements de sa mère à ses copines, il n’y avait pas un sentiment d’appartenance. Sa mère essayait en vain de récupérer ses biens, et en même temps pour se faire pardonner (de quoi) achetait à Sally de nouvelles tenues pas vraiment à bon escient. Le corps ainsi exhibé prenait toute la place sans être investi de l’intérieur. Ainsi les premiers amours se situaient avec des garçons vivant dans la marginalité.
Aujourd’hui avec le recul je me demande s’il s’agissait d’un garçon en particulier, mais plutôt l’attirance vers ces groupes où on n’exigeait rien d’elle, ni réussite scolaire, ni tenue vestimentaire, il n’y avait aucune limite, aucune frustration. Cependant, je soulignerais qu’il me semble que dans ces groupes elle trouvait une chaleur, un attachement qui lui faisaient défaut dans la sphère familiale. Etait-ce de la sexualité, sous sa forme la plus primitive ? On était ensemble, un point c’est tout. L’histoire continue. Sally quitte définitivement le collège, se procure un chien qui l’accompagne partout dans ses pérégrinations. Malgré les passages les plus marginaux de sa vie étonnamment, Sally garde des amitiés stables avec des filles, dont une est encore bien plus perdue qu’elle. Ses amitiés sur un versant homosexuel jouent probablement un rôle important dans le processus identificatoire en cours.
Ses vagabondages nocturnes, ses passages au commissariat, affichée avec son chien n’en finissent pas. Tantôt domicilée chez un ou l’autre parent, tantôt chez un copain qui vit avec sa mère, ou alors chez un garçon plus âgé, on ne sait pas exactement ce qu’elle vit sur un plan sexuel, sinon ballottée d’un endroit à l’autre. Un passage en justice, et un foyer éducatif ne donnent pas beaucoup de résultat. Quelques rares séances de psychothérapie l’aident peut-être à clarifier sa voie. À seize ans, au bout de ces quatre années d’errance, Sally s’installe seule dans un logement autonome en compagnie de son chien. Elle s’engage sur le chemin de la construction d’une existence progressivement organisée.
On a vu, durant ces quatre années, un corps exposé à tous les dangers, une sexualité sans protection soumis à tous les excès. Que cherchait-elle ? Un amour, une affection, un attachement, sans faille. Derrière ses exhibitions, ses errances, ce n’était pas la rencontre sexuelle qui primait, mais une sécurité de base qui lui avait fait défaut dans la petite enfance, et durant les premières années d’une adolescence violente, explosive.
Cette recherche est passée par le corps exposé à tous les dangers, qui s’est résorbée considérablement. Sa nouvelle voie passe par des apprentissages professionnels autour du corps, du voir, de la perception, les métiers d’esthétique, de la coiffure, l’aident à se construire. J’insisterai sur ce qui sous-tend ce chemin du côté de la capacité d’aimer et d’être aimée qui, pour elle, passe par l’extérieur ce qui peut se montrer.
Conclusion
Plusieurs questions se posent :
L’adolescence se situe entre l’enfance et l’age adulte…
L’arrivée de l’adolescence après la période de l’enfance signifie le retour de la sexualité après les années de latence où l’enfant se débarrassait de toutes ces questions gênantes qui pouvaient le tracasser au profit des apprentissages scolaires qui le protégeaient de tout ce qui touchait aux émois corporels, des excitations venues de l’intérieur. Comment l’adolescent va-t-il pouvoir négocier avec ce retour de la sexualité ?
Entre les changements au dehors et au-dedans, la question est : ce retour de la sexualité s’impose-t-il au dedans, à partir de ce qui se passe dans le monde interne de l’adolescent et ne participe t’il pas aussi du dehors ; par tout ce que la société renvoie, par le regard extérieur, par un intérêt exacerbé, par tout ce que la société prête aux jeunes d’aujourd’hui, sans limites. Comment le jeune adolescent peut-il se situer et se défendre par rapport à toutes ces attentes ? La tentation serait pour lui de chercher des solutions dans les extrêmes ; soit tout du côté du corps, les exploits corporels, ou tout du côté d’une intellectualisation exacerbée pour paraphraser une nouvelle de Kafka : « Les champions du jeune », de se réfugier dans un monde où le corps est exclu, en faire l’abstraction.
Par rapport à ces pressions la réponse serait de comment relier le corps biologique au psychique ? Au fond, la société n’a pas rendu service aux adolescents en s’intéressant à eux de manière aussi excessive, en faisant d’eux les héros de notre monde moderne.
Je dirai : laissons les adolescents prendre le temps de trouver les réponses eux-mêmes et en eux-mêmes, en leur faisant confiance, tout en étant présent à leur côté, sans empiéter dans leur monde interne, dans leurs recherches à trouver les voies qu’ils emprunteront, comme nous l’avions fait dans notre adolescence.
Freud : « Ce que tes aïeux t’ont laissé en héritage, si tu veux le posséder, gagne-le... »
Conférence d’introduction à la psychanalyse, 17 mars 2010
Bibliographie
Carson Mc Cullers. Frankie Addams. Le livre de poche.
Cournut J. L’ordinaire de la passion. Paris, PUF, 1991.
Ferenczi S. Psychanalyse 4 L’adaptation e la famille à l’enfant. Payot, 1982.
Freud S. Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes. 1925. Paris, PUF. 1973.
Kafka F. Le champion du jeûne. 1922
Schmid-Kitsikis E. La passion adolescente. Paris, In Press, 2001.