Le chemin évolutif qui aboutit à la constitution de l’unité psychosomatique humaine est consubstantiel à celui qui aboutit à la mise en place de sa psychosexualité. Fait biologique avant tout, la sexualité est une fonction vitale parmi les autres, exceptionnelle néanmoins car d’elle dépendent la reproduction et la continuité de l’espèce. L’affranchissement de la sexualité à son destin biologique par l’infiltration des forces psychiques, fonde la spécificité de l’espèce humaine et de plus, singularise chacun de ses individus.
Dans l’œuvre de Freud, dès 1905 avec les Trois Essais, un élargissement décisif s’opère au sujet de la sexualité infantile, le sexuel n’est plus réductible au génital et les notions comme celles d’organisation sexuelle orale et anale voient le jour. Freud prend le modèle du suçotement du nourrisson et des sensations voluptueuses qui l’accompagnent pour affirmer leur détachement de toute finalité alimentaire relevant du besoin, et l’entrée en jeu d’une recherche de plaisir, déjà vécu et désormais remémoré, s’inscrivant dans l’ordre du désir. Dès lors, les théorisations à propos de l’érogénéisation des grandes fonctions somatiques et de l’étayage du sexuel sur l’autoconservation se déploient, avec à la clé, l’émergence du concept de pulsion.
Concept-limite entre somatique et psychique, la définition de la pulsion a évolué au long de l’œuvre freudienne. Cependant, sa vocation de chainon intermédiaire entre ces deux domaines a toujours été conservée.
La définition de 1932, dans les Nouvelles Conférences, éclaire de façon précise sa trajectoire somato-psychique. De la pulsion, on peut distinguer, dit Freud, la source, l’objet et le but : la source est un état d’excitation dans le corporel ; le but, la suppression de cette excitation. C’est sur la voie de la source au but que la pulsion devient psychiquement efficiente. En règle générale, sur ce trajet, précise-il, se trouve interposé un objet externe. L’objet est donc situé à l’orée du montage pulsionnel.
Le paradigme de la pulsion intéresse au plus haut point la théorie et la clinique psychosomatiques et on peut affirmer, avec Cl. Smadja, qu’ « elle est en définitif ce par quoi se nouent et se dénouent les liens psychosomatiques ». Dans ses développements épistémologiques récents, Cl. Smadja note que dans la théorie mais aussi dans le développement du sujet, le passage du registre de l’excitation somatique au registre de la pulsion en tant que son représentant psychique, représente un saut qualitatif de nature évolutive : l’organisation humaine se complexifie. Nous pouvons ainsi observer que de la névrose actuelle avec ses symptômes fonctionnels somatiques, à la psychonévrose hystérique avec ses symptômes conversionnels symboliques, la structure psychique gagne en complexité.
Le modèle psychosomatique de l’École de Paris, fondé par P. Marty, M. Fain, M. de M’Uzan et Ch. David et enrichi sans cesse par leurs successeurs, est un modèle éminemment évolutionniste. Basé sur le principe d’une dynamique hiérarchisée, on peut le concevoir sous forme pyramidale, s’étageant de niveaux en niveaux de plus en plus complexes, avec à la base le fonctionnement somatique traversé par les excitations sexuelles et à sa pointe évolutive supérieure, le fonctionnement mental traversé par la vie pulsionnelle. A partir d’une même source énergétique instinctuelle, deux vectorisations sont possibles : l’une, évolutive, « pulsionalisante », dans laquelle les systèmes se chargent de plus en plus de sens et de vie ; l’autre, régressive, « dépulsionalisante », dans laquelle l’énergie se dégrade, se déqualifie, et les systèmes qu’elle investit perdent le rapport au sens et à la vie. Ce modèle intègre, dans une synergie des registres dynamique et énergétique, les deux plans d’expression somatique et psychique, dont l’articulation est à rechercher dans l’histoire du sujet.
Le rôle de l’objet dans la construction du sujet est indiscutable. Selon A. Green, il est souhaitable de parler de « couple pulsion-objet », car l’objet est le révélateur de la pulsion. En psychosomatique, c’est dans l’exercice de la fonction maternelle, notion très féconde forgée par P. Marty et élargie par M. Fain, que l’objet intervient et que, en conditions optimales, le travail de pulsionalisation du corps du petit de l’homme se réalise. La fonction maternelle accomplit un large spectre d’opérations, toutes imbriquées les unes dans les autres, assurant dès le commencement le montage des pulsions d’autoconservation du moi jusqu’au montage des pulsions sexuelles.
Essayons d’apprécier les enjeux de l’exercice de la fonction maternelle tout le long du cheminement évolutif de l’enfant. Sur le plan économique, le nouveau-né est sous un régime quasi-traumatique, où règne l’excès d’excitations émanant de toutes parts, notamment des grandes fonctions organiques, encore anarchiques. Elles s’expriment sur un mode impératif et non-ajournable basé sur l’alternance besoin-satiété et sont régies par un système du type « tout ou rien ». P. Marty a qualifié cet état de « mosaïque primaire », où l’inconscient est encore parcellaire et systèmes fonctionnels sont en voie de maturation. A ce stade, la fonction maternelle joue son rôle princeps de pare-excitations, opérant comme un filtre de l’afflux d’excitations exogènes (température, lumière, bruit et autres), puis endogènes (faim, soif, inconfort), fractionnant l’excitation en petites quantités et en lui attribuant des qualités. Cette régulation constante sera décisive pour la constitution de l’unité fonctionnelle psychosomatique et son corrélat métapsychologique : le narcissisme primitivement secondaire selon M. Fain, notion qui implique d’emblée la présence de l’objet dans le devenir du narcissisme. On conçoit ici l’importance conférée au système d’interprétation des signaux émanant du nourrisson et le choix des modes d’intervention, des rythmes introduits par rapport aux rythmes naturels, enfin, des multiples réponses apportées au sein de la fonction maternelle. En situation néoténique mais néanmoins à l’affût d’échanges, l’enfant interprète et répond aux mouvements de l’entourage à son égard.
La qualité de l’investissement du corps et des systèmes fonctionnels somatiques de l’enfant (alimentaire, d’excrétion, respiratoire, du sommeil et autres), sera sans doute déterminante dans les nouages psychosomatiques ultérieurs. Ces investissements procèdent selon une véritable effusion projective d’affects et de représentations provenant du psychisme de l’adulte. Ceux-ci ont une fonction de liaison du flux d’excitations somatiques avec, à la clé, la dotation de sens des multiples expressions de l’enfant, qui le singulariseront au sein d’une famille, d’une culture, d’une ethnie, etc. Le cadre d’investissement maternel se doit d’être discontinu, car c’est l’alternance entre présence et retrait qui assure l’intériorisation de la fonction maternelle et l’autonomisation de l’enfant, notamment en ce qui concerne la gestion de ses besoins physiologiques et son autoconservation.
Cependant, l’essentiel de cet investissement, c’est l’apport en libido, l’énergie sexuelle psychique d’Éros. C’est l’irrigation des lieux du corps par la libido, au sein des dialogues tactiles, toniques, sonores, verbaux et infra-verbaux entre l’enfant et l’objet, qui rendra efficient le travail d’érogénéisation des excitations somatiques et l’entrée en jeu de la dimension, à proprement parler, psychosexuelle.
Ce capital libidinal et sa circulation entre le Moi et les objets, vont assurer les mutations des quantum d’excitations sexuelles somatiques en motions pulsionnelles érotiques. Ces transformations doivent être comprises à la lumière des apports freudiens post 1920, c’est à dire, de l’alliage constant d’Éros et de la destructivité. La fonctionnalité du masochisme érogène primaire (cf. Benno Rosenberg) jouera ici un rôle essentiel, en tant qu’opérateur de co-excitation de la libido et de la destructivité, nécessaire à la rétention des charges érotiques au sein du moi, notamment lors des situations d’attente douloureuse et de frustration.
La clinique des troubles somatiques est justement celle où ces processus d’alliage pulsionnel vont se trouver défaillants. Les frappes du trauma peuvent produire des effets ravageurs affectant le développement pulsionnel d’un individu dès ses origines et son équilibre psychosomatique tout au long de la vie. Ceci sera fonction des mouvements de liaison et de déliaison pulsionnelle, autrement dit, des gradients de libido, moïque et objectale, disponibles et aptes à lier les excitations destructives en risque de débordement et potentiellement mortifères, lors des moments critiques de la vie.
Du point de vue psychosomatique, l’émergence de la psychosexualité et son achèvement, sont donc les garants de l’équilibre vital. Les travaux conjoints de Denise Braunschweig et Michel Fain apportent un grand éclairage à cette problématique de l’enracinement du psychique dans le biologique, par le sexuel.
La libidinisation du sommeil du bébé par la mère est pointée par ces auteurs comme étant l’étape inaugurale des processus hallucinatoires et d’ouverture à la vie fantasmatique et onirique du petit. L’investissement tendre maternel, issu de sa pulsion sexuelle inhibée quant au but, assure à l’enfant l’abaissement du tonus corporel et l’intégration progressive des auto-érotismes, lui donnant accès aux satisfactions passives, corrélées à une recherche fantasmatique de satisfactions venant d’un objet actif, auquel il s’identifie pour pouvoir en venir à « se faire plaisir ».
Dans les meilleures conditions, ce mouvement est porté par le désinvestissement de la mère qui se détourne de son enfant pour se tourner vers le père de l’enfant. La mère redevenant amante du père pose à l’enfant une censure, équivalant à un message de castration, désignée comme la « censure de l’amante ». L’identification hystérique primaire de l’enfant à sa mère, en d’autres termes, l’identification à la jouissance des acteurs de la scène primitive de laquelle il est en même temps exclu, devient le prototype de la trace mnésique inconsciente et des premiers refoulements. Il s’agirait, dans cette configuration hautement chargée érotiquement, d’une double identification : au père, désigné par les auteurs comme le pénis désiré par la mère et à la mère, désirant ce pénis. D’après G. Szwec, dans ses développements personnels récents à propos de la censure de l’amante, le statut du père, à ce stade très précoce, c’est essentiellement une excitation sexuelle, un pénis en érection, un désir attracteur du désir de la mère.
Les passages du corps à corps de la mère avec son enfant à celui avec son amant, exigent de sa part un solide ancrage surmoïque et un travail de désexualisation et de resexualisation constant au niveau de son préconscient. Est ainsi favorisée la chute dans l’inconscient de l’enfant de ce langage du désir, archaïque et bisexuel, au profit du développement d’une langue secondarisée, grevée par la censure et organisatrice de la pensée consciente. Les traces mnésiques inconscientes, dans cette perspective, sont donc un mixte de sensations corporelles somatiques et du langage érotique archaïque prononcé par la mère. Un écart érogène s’inscrit, suivant un passage de Serge Leclaire cité par nos auteurs, en un point du corps qui a joui au contact d’une caresse de la mère, devenant alors trace immatérielle. C’est ainsi que nous pouvons concevoir la naissance de la pulsion : comme la sommation d’inscriptions successives des traces mnésiques constituées par divers ordres du langage et leur liaison au corps.
Deux grandes lignées pulsionnelles peuvent alors être définies : l’une, dont le destin poursuit l’évolution qui vient d’être décrite et qui inscrit l’enfant dans l’ordre œdipien, lui garantissant une vie psychique bien fournie en représentations et affects, assurant un capital inconscient et une souplesse du préconscient aptes à transformer les excitations sexuelles et à bâtir une psychosexualité de bon aloi. L’autre, frappée par le trauma et caractérisée par des distorsions de la fonction maternelle plus ou moins graves, où la voie psychique ne suffit pas. Le refoulement originaire échoue à asseoir les formations inconscientes et le préconscient n’est pas assez fonctionnel pour permettre l’écoulement et les mutations des excitations, laissant l’enfant démuni face à des masses d’excitations déliées et non symbolisables, inaptes à la fondation et à la consolidation de sa psychosexualité.
Dans cette perspective, les auto-érotismes sont d’une importance capitale et leur mise en place joue un rôle déterminant, voire différenciateur, des figures cliniques que nous rencontrons. L’investissement libidinal du moi en tant qu’objet sexuel, via les autoérotismes, assure l’alliage des pulsions au niveau même des ancrages somatiques des zones érogènes, c’est à dire, des grandes fonctions physiologiques. Rappelons-nous aussi de l’ajout au texte de 1905, où Freud étend la propriété d’érogénéité à tous les lieux du corps et à tous les organes internes. Dans « le moi et le ça », il affirme que l’antagonisme des pulsions règne « dans chaque morceau de substance vivante (…) dans une union aux proportions variables ». Nous pouvons alors estimer l’importance de la bonne régulation de l’économie pulsionnelle au sein du moi, considérée comme « avant tout un moi corporel », faute de quoi, la destructivité interne fait ravage, déclenchant les processus de régression somatique, ou de façon plus radicale, de désorganisation progressive, mettant en péril la conservation du sujet.
La clinique psychosomatique de l’enfant est un véritable terreau où nous voyons se déployer le « spectre psychosomatique », allant des expressions symptomatiques les plus somatiques jusqu’aux expressions symptomatiques les plus psychiques, ainsi que celles qui se déplacent entre ces deux pôles, notamment au cours des traitements psychanalytiques.
Dans cette clinique nous assistons en direct, pourrait-on dire, aux modalités interactionnelles et d’investissement de la fonction maternelle et ses retentissements sur l’évolution psychosexuelle de l’enfant. Les troubles fonctionnels, comme par ex., les troubles du sommeil, les reflux gastro-œsophagiens, les vomissements chroniques, les constipations, l’asthme et autres, qui constituent le lot quotidien de cette clinique, peuvent être compris comme des manifestations de la surcharge des systèmes fonctionnels organiques due aux achoppements du travail d’étayage et aux défaillances des auto-érotismes. Les appareils, fonctions et organes de l’enfant peuvent être surinvestis, pas assez investis, non investis, ou investis de façon discordante par l’environnement, favorisant des somatisations passagères qui pourront, ou pas, devenir chroniques.
Si le déclenchement d’un symptôme somatique signe pour nous une défaillance du travail de liaison pulsionnel, fût-il nécessaire à l’économie du fonctionnement psychique du sujet, son développement reste très variable. D. Braunschweig a développé l’idée très heuristique d’un deuxième temps, où une hystérisation secondaire du symptôme somatique se produit, au contact de l’enfant avec sa mère et l’entourage, colorant autrement le processus pathologique. Dans ces cas, les récidives se produisent dans des contextes précis, l’enfant cherchant à retrouver, plus au moins consciemment, certaines réactions connues. La mise en acte des réminiscences du traumatisme initial, manifeste l’activité érogène d’une trace ayant bien été inscrite dans l’inconscient refoulé. Ce mouvement peut être néanmoins enrôlé dans l’automatisme de répétition : ne perdons pas de vue qu’il s’agit des modes de fonctionnement où les liaisons pulsionnelles restent très précaires, souvent pas loin des états traumatiques.
Dans l’« Enfant et son corps », ouvrage de référence en psychosomatique de l’enfant, écrit par L.Kreisler, M. Fain et M. Soulé au début des années 70, nous trouvons des minutieuses descriptions cliniques des troubles fonctionnels graves, où l’enfant pris dans des interactions pathogènes, investit certaines fonctions dans un sens « contre nature » et utilise un dysfonctionnement physiologique parfois passager dans un auto-érotisme forcené qui rappelle la recherche orgasmique, et qui l’expose parfois à un risque mortel. Le « petit pervers polymorphe » va bien plus loin que dans les recherches de plaisir habituelles, pour trouver du plaisir à l’intérieur même de son corps. C’est le cas du mérycisme qui inverse la progression du bol alimentaire par l’onde péristaltique qui succède à la déglutition dans un mouvement de type ruminant, ou du mégacolon fonctionnel qui inverse le réflexe physiologique de la défécation. Dans le spasme du sanglot c’est une asphyxie qui est recherchée, accompagnée de mouvements de type convulsif, qui a été associée à la « petite mort » orgastique. Les mécanismes physiologiques peuvent donc être pervertis par la sexualité, puis, là aussi, pris par l’automatisme de répétition. Ces troubles fonctionnels seraient compris, au cours des discussions des auteurs précités, comme des tentatives d’agir corporellement les fantasmes originaires, au lieu de les symboliser par les voies psychiques, au prix d’un passage à l’acte dangereux. Ceci suivrait les vicissitudes d’une fonction maternelle où échouent les identifications hystériques primaires, le message de castration ainsi que les refoulements, responsables de l’instauration des interdits. L’excitation sexuelle est ici déviée quant au but et sa liaison pulsionnelle pervertie.
Une dimension essentielle de la sémiologie psychosomatique a été décrite les dernières années, dans le cadre des recherches sur les procédés auto-calmants du moi, ménées par Cl.Smadja et G.Szwec, notamment ce dernier en ce que concerne la psychosomatique de l’enfant. Une antinomie est posée entre les auto-érotismes qui cherchent le plaisir et une autre gamme de comportements, les procédés auto-calmants, qui cherchent le calme. Pris dans l’automatisme de répétition, le but de ces procédés reste strictement la décharge d’excitations, notamment par la voie de la sensori-motricité. La liaison libidinale maternelle est ici bien entendu en échec et la voie érotique, barrée. L’enfant se construit avec une tendance aux comportements mécanisés et répétitifs ; il est souvent hyperactif et non-câlin. Pour G.Szwec, l’autobercement du petit insomniaque peut être considéré comme un procédé d’endormissement autocalmant. Il s’agit, pour ces enfants qui, d’après cet auteur, « se passent de l’objet pour ne pas en faire le deuil », de la mise en place d’un système de défense anti-traumatique, au-delà du principe de plaisir, qui vise le retour au niveau zéro d’excitation.
Pour illustrer ces propos théoriques, j’aimerais vous présenter une séquence de vignettes de la psychothérapie de K, dont le cheminement a été assez exemplaire de ce qu’on peut attendre d’un travail de remise en route du développement de la psychosexualité, chez une enfant présentant des troubles somatiques.
K est une petite fille âgée de cinq ans, pleine de charme, avec une grande facilité de contact et très vive d’esprit. Son mode de fonctionnement en séance m’a immédiatement évoqué la relation d’objet de type allergique décrite par l’école de Paris. Dans ce type de fonctionnement, l’enfant semble fixé au premier point organisateur du développement décrit par Spitz, celui du sourire à tous les visages, faute d’avoir intégré le deuxième point organisateur, celui de l’angoisse devant l’étranger, qui marque le travail de séparation mère/non-mère et, a fortiori, de séparation mère/enfant. Les mouvements de type adhésif chez K étaient frappants comme, par exemple, vouloir écrire avec mon crayon, mettre mes lunettes, prendre mon téléphone ou s’asseoir sur mon fauteuil. Issue du croisement de quatre cultures, chaque grand parent venant d’un pays distinct, K a une beauté particulière et des yeux immenses. À partir de son cou et sur une bonne partie de son corps, on perçoit les tâches qui marquent la présence d’un eczéma atopique sévère et les séquelles des surinfections cutanées greffées dessus, déclenchés quand elle avait 15 mois. Les troubles du sommeil ont été présents depuis l’âge de six mois.
Avec le déclenchement de l’eczéma, un cycle infernal avait démarré avec des multiples réveils nocturnes, accompagnés de grattages et de la demande pressante de rejoindre le lit parental. Ils sont trois enfants d’âge très rapproché, K est la petite dernière. L’allaitement au sein a duré six mois et le sevrage a été très difficile pour la dyade, K ne voulait rien d’autre que le sein. K est venue au monde à un moment de grande crise familiale. Ses parents forment un beau couple, très investi dans leur vie familiale et se montrant aussi concerné par leur rôle parental que par leur lien conjugal.
Cependant lors de la naissance de K, son grand-père paternel, frappé d’une grave maladie, est venu vivre dans leur foyer perturbant sérieusement l’équilibre familial. Un véritable climat de guerre s’est installé entre père et fils, lesquels, entre cris et coups, se sont déchirés, jusqu’à ce que K ait 15 mois, quand le grand-père fini par déménager et meurt peu de temps après. Aux dires de la mère, le grand-père était « un homme sans cœur », qui faisait frémir à son passage, d’une tyrannie unique. Le collage entre la mère et la fille a été incontestable. Face à la tempête qui emportait son père dans son drame trangénérationnel patrilinéaire, K a trouvé abri au sein maternel. Sa mère, dépiteuse, privée de son mari et amant, a trouvé auprès de son bébé les satisfactions libidinales manquantes et l’éponge à ses angoisses. Quant aux somatisations de K, le recoupement des dates était assez aisé : les troubles du sommeil se sont installés suite au sevrage et l’eczéma, autour de la période du décès du grand père.
Au moment où je commence la psychothérapie à l’Ipso avec K, d’innombrables traitements avaient été tentés sans résultats durables. Aux dires du père « la gestion de la maladie » était exténuante, et de surcroît, K était devenue une petite fille colérique et exigeante. Des allergies alimentaires avaient été décelées et toute l’organisation familiale tournait autour des divers troubles de K.
La séquence qui sera présentée commence au début du suivi de K, se déploie pendant six mois de psychothérapie et concerne les évènements de la nuit. J’apprends par ses parents que K ne se plaignait plus des cauchemars qui la réveillaient les derniers temps, depuis qu’elle avait vu un pédopsychiatre comportementaliste qui lui avait proposé de dessiner ses cauchemars et de les jeter à la poubelle. Suite à cela elle ne faisait plus de cauchemars mais elle se réveillait la nuit, et formellement interdite d’aller dans la chambre des parents, elle déambulait dans la maison. Privée de la voie mentale onirique, considérée de plus comme un déchet à se débarrasser, K avait développé lors de ses réveils nocturnes, un système de décharge par la motricité, se levant du lit et marchant jusqu’à ce qu’un parent la gronde et qu’elle finisse par retourner dans son lit pour tenter de se rendormir.
Nous nous sommes alors intéressés, K et moi, au bout du premier trimestre de sa psychothérapie, à ce qui se passait chez elle la nuit : on en parlait à chaque séance. Le travail sur ses ballades nocturnes nous a appris l’intérêt de K sur les bruits de la maison : les bruits du frigo, rempli des choses interdites à son régime, qu’elle regardait sans pouvoir les manger, devant se contenter d’un verre d’eau. Penser ensemble ses frustrations dans la sphère des plaisirs de l’oralité a été ainsi favorisé. Cela se poursuivit avec des conversations sur ce qu’elle pourrait faire toute seule dans son lit lors de ses réveils nocturnes, pour supporter cet état de passivité et y rester sans avoir à se lever. Des idées sont venues : imaginer des choses diverses, essayer de se souvenir d’une histoire ou des choses vécues dans la journée, inventer des chansons. K s’est mis à se chanter des berceuses pour s’endormir et a choisi un doudou préféré, puisque jusque là elle en avait plusieurs interchangeables. La démangeaison et le grattage présents la nuit ont été régulièrement travaillés et leur apparition pendant la séance a été traitée de façon ludique. K prenait conscience peu à peu du lien entre la montée d’une émotion ou d’une angoisse et l’envie de se gratter.
Le temps est venu où nous avons évoqué les bruits présents la nuit venant du salon ou de la chambre des parents… à K de dire : non, elle n’était « même pas curieuse », K ne voulait pas parler de cela. Les allusions aux bisous des parents l’énervaient assez. Puis K, en installant ses mouvements identificatoires, a décidé d’inviter son amoureux de l’école à venir dormir à la maison. Il fallait qu’elle dorme bien, me dit-elle, pour ne pas le réveiller, comme elle faisait souvent avec son frère et sa sœur, les réveillant parfois et causant maints conflits le matin. Une nouvelle phase commence où K n’arrive pas à rester dans son lit car, quand elle se réveille, elle a très envie de faire pipi. Elle va aux toilettes, après elle retourne dans son lit mais « ça continue », « c’est comme une envie de faire pipi », m’explique-t-elle !
Voilà que l’excitation sexuelle s’enracine au niveau génital, en même temps que les pensées sexuelles sont présentes et les liens objectaux investis. Une différenciation entre la fonction urinaire et les sensations érogènes génitales peut se profiler. Puis un jeu s’installe dans lequel elle amène de la salle d’attente des dessins faits par son père, souvent des dessins d’animaux sauvages. Elle les cache sous son t-shirt et ne veux pas me les montrer ; je lui dis qu’elle « voulait avoir les dessins de papa que pour elle et me mettre en dehors du jeu; à la maison peut-être elle voulait faire pareil avec sa maman ». K me raconte un cauchemar. Papa tue tout monde : son frère, sa sœur, sa mère, tous, sauf elle. Nous parlons de sa peur quand papa se met en colère, son envie qu’il n’y est qu’elle qui soit épargnée. Nous évoquons le temps où elle était bébé et papy était chez eux. Mais elle ne veut pas en parler, « voilà, c’est tout, c’est comme ça ». K démarre une période où elle ne veut plus beaucoup parler, elle arrête nette ce qu’elle est en train de dire et me dit « c’est secret ». Je lui dis qu’elle a le droit de garder ses pensées pour elle. K développe une forme d’hostilité envers moi. Son jeu préféré consiste à me demander d’écrire ou de dessiner quelque chose, puis elle se plait à effacer en rigolant à souhait ce que je venais de faire. Je dis à K « qu’elle m’en veut parce que j’étais une dame et je pouvais faire plein de choses qu’elle ne pouvait pas encore faire ».
Voilà qu’ainsi, peu à peu, ses réveils nocturnes se sont espacés et son sommeil s’est amélioré. Les poussées d’eczéma sont devenues moins importantes et les parents ont commencé à réintroduire certains aliments qui lui étaient interdits. Le travail de qualification des montées d’excitations chez K, dans ses multiples nuances affectives et en fonction des différents enjeux objectaux, a été le fil rouge de son traitement analytique. Nous avons tenté de montrer l’importance de cela pour la fondation et la consolidation de sa psychosexualité.
Progressivement les expressions du fonctionnement mental de cette petite patiente ont pris le pas sur les expressions somatiques et comportementales, jusque-là au premier plan. Le travail d’autonomisation psychique de K s’est remis en route avec ses ingrédients indispensables : triangulation, conflit, expression d’affects et de pensées. Ceci allant de pair avec la mise en place d’une capacité fondamentale : celle de refouler.
Conférence d’introduction à la psychanalyse, 9 juin 2010