Chloé est âgée de 4,5 ans lorsque je la rencontre. C’est une enfant qui avant l’âge de 2 ans a alerté le personnel de la crèche dans laquelle sa mère l’amenait chaque jour, du fait d’une relation quasi-fusionnelle mère-fille et de comportements agressifs à l’égard des autres enfants. Le père n’a jamais vécu avec la mère et l’enfant. Il a reconnu Chloé, mais elle ne porte pas son nom. Il verse une contribution financière chaque mois. Une prise en charge a été rapidement instaurée en CMPP dès cette époque : consultations thérapeutiques de l’enfant et de la mère, rééducation orthophonique, rééducation en psychomotricité. Au moment où ce travail commence, la situation était devenue difficile à l’école maternelle où elle était très mal supportée du fait de ses comportements inadaptés, au point qu’il était question d’une admission en hôpital de jour. Dans un premier temps le travail psychanalytique a porté sur les symbolisations les plus primaires. Un second temps a permis, à partir de ces symbolisations primordiales, d’élaborer des symbolisations œdipiennes et de développer le surmoi œdipien. Le calme a alors succédé à la tempête, permettant à Chloé de se dégager d’une violence primaire invalidante. Chloé est maintenant au CE1, elle n’a pas les performances des autres enfants, mais sa scolarité n’est pas remise en question.
Sortie de la violence du prégénital et entrée dans la configuration œdipienne
1ère séance : Chloé reste facilement seule avec moi, ses lunettes ont glissé légèrement sur son visage, ce qui ne sera plus le cas à la fin de la séance. Cela lui donne un regard imprécis et un côté un peu ailleurs. Je note à ce moment qu’elle présente une sorte de jeu autour de la sphinctérisation de la bouche avec des écoulements de salive, déjà observé pendant le bilan psychologique. Elle extrait de la boîte de jouets organisée pour elle, un crocodile avec lequel, en riant, elle veut me piquer la main. Puis elle le lâche, prend un bébé et la maman. Celle-ci prend le bébé dans ses bras et l’accroche assez brutalement entre les branches d’un cocotier. Je me soucie de ce bébé, mais Chloé ne semble pas m’entendre. Une fille apparaît dans le jeu pouvant être la fille de la femme qui a mis le bébé dans l’arbre, mais qui pourrait être aussi la mère de cette enfant. C’est elle qui va décrocher le bébé. A ma demande d’explications, Chloé me répond : « parce qu’elle (la mère) n’est pas gentille. »
Ensuite la fille rencontre un homme. Je crois comprendre qu’il serait le père du bébé ; mais aussi de la fille. Fille et homme s’enlacent comme des amoureux. Je dis « son amoureux ou son père ? » J’entends alors Chloé chuchoter le mot papa. Elle joue ensuite beaucoup avec les lits et couche l’homme dans un autre lit que la fille.
Incertitudes donc sur la différence de générations (la fille est-elle la sœur ou la mère du bébé ?), mais aussi sur la différence des sexes, l’identité sexuée étant fugace. Tout s’est déroulé rapidement et dans un climat d’excitation montante, des éclaircissements de la part de la fillette sont difficiles à obtenir. Au bout d’une demi-heure, après avoir joué avec une remorque pour voiture dans laquelle, elle a fait entrer tous les personnages, avoir beaucoup joué et tripoté le bébé qui semble la passionner, avoir voulu retirer la jupe de la fille, elle veut aller aux toilettes pour « faire pipi ».
De retour, elle exige de moi un cadeau (j’apprendrai plus tard que c’est une demande faite régulièrement à la mère). Plutôt mécontente de ne pas en recevoir, elle prend une règle et tape sur les murs. La situation devient difficilement contrôlable et le temps de la séance étant pratiquement passé, nous allons retrouver la mère dans la salle d’attente. Mais elle n’y est pas. Revenus dans le bureau, Chloé est calme, approche son visage très près du mien, puis observe de près la tâche d’un rayon de soleil sur le mur juste à côté de moi et met sa main dessus. La tache de soleil est alors sur sa main, elle sourit. La fillette me demande alors si j’ai un bébé dans le ventre, veut toucher ma chemise, ce que je n’autorise pas et met le bébé avec lequel elle avait joué sous son tee-shirt. Puis elle reprend le crocodile de sa boîte, il pique le bébé, elle veut appeler la Police au téléphone. Je lui dis de faire semblant, ce qu’elle fait en disant : « Allo Police ! Un crocodile a mordu le bébé. »
Cette séance inaugurale montre l’organisation psychique de Chloé. Elle n’est pas une enfant psychotique, mais les éléments symbiotiques de la relation avec la mère évoquent l’idée d’une séparation qui serait l’équivalent d’un arrachement, la plaçant ainsi dans un fonctionnement quasi-psychotique. Mais on ne note pas de désorganisation, les troubles de la symbolisation sont plus les conséquences d’un manque dans les triangulations les plus précoces, avec des incidences sur le développement de la sexualité infantile, les processus de refoulement et l’élaboration du complexe d’Œdipe. On peut dire qu’elle est prépsychotique.
La fillette est préoccupée par le sort des bébés, les violences dont ils peuvent être victimes, la place possible d’un homme, l’ébauche d’une scène primitive dans laquelle il y a une incertitude quant à la différence des générations, voire la différence des sexes. Mais malgré cela, la relation transférentielle s’instaure dans un climat de reconnaissance de mon identité sexuée et d’une théorie infantile où la bisexualité lui permet de penser que je pourrais être porteur d’un enfant, particulièrement à la fin de la séance lorsqu’elle s’attend à retrouver sa mère. L’absence de celle-ci n’angoisse pas l’enfant, elle ne vit pas un abandon mais la prise de distance d’une mère occupée dans un ailleurs de sa scène primitive. Chloé vit une relation transférentielle avec un père-analyste dans laquelle les identifications primaires sont prévalentes. C’est dans cet espace qu’elle se laisse fasciner par la tache de soleil, permettant qu’une forme de scène primitive à elle (ou pour le moins sa préconception) s’organise : faire un enfant avec le père-soleil puisqu’elle doit rester à distance de l’analyste et que maman est dans un ailleurs avec un papa imaginaire.
On peut s’interroger aussi sur le trouble de la sphinctérisation de la bouche pouvant être en relation avec une défense autistique, comme si la bouche privée de son investissement affectif n’était pas en lien organisé avec le corps, perdant ainsi sa fonction symbolique et sa fonction dans la réalité. Nous retrouvons là, un lien entre l’affect et la symbolisation primaire que nous définissons comme organisatrice du moi-corporel, prise dans la relation affective avec l’objet et permettant des différenciations très primaires : dedans/dehors, contenant/contenu, bon/mauvais.
Au cours des séances qui suivent, je suis un bébé ou encore un enfant et elle, une mère particulièrement sévère, intraitable. Elle me confisque mes doudous, les met à la poubelle, je dois dormir en silence, ne rien dire, ne pas bouger, ne pas la regarder. Ce sont des ordres donnés sans ménagement. Elle me donne à manger brutalement sans émotion, m’ordonnant par exemple de finir mon assiette ou encore me l’arrache avec pour motif de n’avoir pas obéi scrupuleusement à sa demande. Je dois aller au coin, je suis un enfant maltraité, elle est une mère qui me bat au point dit-elle que « j’ai des bleus. » Au cours d’une séance où elle met en scène cette violence, elle me déclare tout d’un coup que je suis un père. Mais elle me transforme vite en fantôme, elle-même devient un fantôme et nous devons nous faire peur. Elle prend ensuite un bébé déshabillé au cours d’une séance précédente, le jette par terre, cela au moment où je suis au coin et que je dois pleurer. Je deviens le bébé qu’elle tape, qui est mort et qu’on emmène à l’hôpital et à qui l’on demande : « Qui t’as tué ? » La fillette est très excitée, nous redevenons des fantômes. Je demande ce qu’est un fantôme, elle parle de quelqu’un qui monte au ciel.
Chloé met en scène une forme d’objet primaire omnipotent, peu affectif, violent. Les séances où elle évoque une mère toute puissante alternent avec d’autres où elle me demande de jouer des rôles de monstres, de loup qui la dévoreraient (sans doute une autre version de l’imago maternelle), s’enferme souvent dans un placard où je dois aller la chercher, faire semblant de la dévorer, mais cela trouve ses limites car la situation devient incontrôlable. Si les loups et les monstres amènent des formes de représentation, l’excitation devient trop importante et aucune interprétation ne semble alors pouvoir atteindre la fillette. Ainsi, les premières séances sont difficiles. Chloé accepte facilement de venir deux fois par semaine, mais pendant de longs mois, je serai confronté à un envahissement par l’excitation et la violence pouvant prendre des aspects concrets m’amenant à la protéger (lorsqu’elle veut taper sur les vitres) ou à me protéger des coups ou d’objets projetés.
Mes tentatives d’amener un objet triangulant ces récits ont peu d’effet. Si elle semble entendre le propos, il est vite balayé laissant la place à l’excitation. Les séances sont pénibles, décourageantes. Mais le transfert est positif, le travail avance peu à peu et l’idée de la nuance s’introduit au bout de quelques mois au cours d’une séance commencée par un dessin avec des cœurs. J’interviens le plus brièvement possible (d’autant plus que la plupart du temps, je suis réduit au silence) en disant : « des cœurs » et en ajoutant « Hum, hum » à plusieurs reprises, suscitant chez Chloé à la fois l’étonnement, l’amusement et l’agacement. Le caractère mêlé et nuancé de ces sentiments positifs change la tonalité des séances et, alors qu’en règle générale, mes interventions déclenchent l’opposition, voire la colère de la fillette, cette fois, elle est étonnée, me demande ce que je fais, pourquoi j’ai dit cela. J’ai eu le sentiment que ces interventions, sortes de ponctuations étaient importantes par leur forme même, comme si Chloé était sensible aux petites quantités ou bien qu’elle ne pouvait accepter, voire supporter que de petites quantités de la part de l’objet. Cela rendait compte de la fragilité du pare-excitation, toute perception nouvelle étant vécue malgré elle comme un équivalent d’effraction traumatique. Leur brièveté permettait sans doute qu’elles soient reçues, créant une forme d’interrogation chez l’enfant et de lien entre nous, comme si par petites touches, il lui était possible d’accepter le lien, la triangulation représentée par ma présence et ainsi, une forme de symbolisation peu élaborée, primaire, prise dans le transfert paternel, plus dans une valence d’objet paternel primaire qu’œdipien comme cela sera le cas plus tard. On pourrait dire que Chloé sortait des logiques du tout ou rien et qu’elle acceptait une forme de déstabilisation par les petites différences. Le renoncement aux défenses massives était engagé. Cette relation transférentielle marquée par ce freinage pulsionnel évoque ce que dit Freud (1915) dans Pulsions et destins de pulsion : « Une liaison particulièrement intime de la pulsion à l’objet est mise en relief comme fixation de celle-ci. Elle se réalise souvent dans les toutes premières périodes du développement et met fin à la mobilité de la pulsion en s’opposant intensément à la résolution » 1.
La relation avec le père objet primaire
Lorsque nous parlons de père objet primaire, nous voulons souligner l’importance des qualités psychiques du père réel auprès de l’enfant, dès la naissance. Il ne le sera pas moins bien sûr en tant que père œdipien. Il ne s’agit pas de remettre en question les qualités de la mère en tant qu’objet principal, ni d’instaurer une rivalité père-mère par rapport à un bébé, ni de prendre en compte l’aspect maternant que peut prendre un père auprès d’un enfant en substitution de la mère si celle-ci est malade ou tout simplement pour des raisons d’organisation d’un couple. De même, il ne s’agit pas du père symbolique de l’Œdipe tel que Lacan l’a mis en relief dans sa théorie autour du « nom du père », ni du « père dans la tête de la mère », lequel est un père symbolique élaboré dans les suites du complexe d’Œdipe de la mère organisé à partir des relations avec son propre père, et donc en fait un père œdipien. Le père objet primaire est un père affectivement présent auprès de l’enfant en même temps que la mère (dans le meilleur des cas), à l’origine de triangulations précoces, d’identifications primaires ; il a un rôle prégénital essentiel. Il tient une place fondamentale dans la différenciation des imagos parentales. Il est aussi à différencier de l’Œdipe précoce de Mélanie Klein, de l’Œdipe originaire et du non-mère de Claude Le Guen. Ce père « du début » trouve un écho dans la notion de « censure de l’amante » de Michel Fain dans laquelle il souligne la présence indispensable, psychique et physique du père auprès du bébé et de sa mère. Alors qu’elle est prise par les soins qu’elle donne à l’enfant, la mère va s’en éloigner psychiquement grâce à une rêverie qui la ramène fantasmatiquement vers le père, lequel censure, triangule cette dyade. Dans la perspective de Michel Fain, il s’agit à la fois du père symbolique et séparateur présent dans la tête de la mère, et du père de la réalité pris dans la relation mère/bébé à l’origine de la rupture de l’identification primaire de la dyade, le ça de l’enfant étant confronté au désir paternel d’emblée ressenti. Dans Eros et Anteros, Fain et Braunschweig considèrent que « (le père) s’identifie à la mère, alors que l’enfant enregistre une série de signaux, différents qualitativement et quantitativement de ceux de sa mère, qui s’inscrivent dans ses traces mnésiques » 2. Ils ajoutent que « croire que le bébé ne puisse pas distinguer les qualités différentes des messages venant de lui (du père), voire de sentir le caractère complémentaire qu’ont de tels messages par rapport à ceux qui ne venaient que de la mère, nous parait aberrant. Ne devrait-il pas rester une trace dans le vécu primitif de l’enfant du fait que dans le couple humain, le père aime jouer à la mère…C’est reformuler autrement ce que nous avons déjà dit sur le degré plus ou moins grand de l’action paternelle dans le sens d’une structuration œdipienne précoce ».3
Cette perception par l’enfant de la présence paternelle est à l’origine d’une triangulation précoce antérieure à l’Œdipe précoce de Mélanie Klein. Cette triangulation est différente de l’Œdipe précoce dans la mesure où le bébé perçoit la différence des sexes des parents, sans pour cela qu’il perçoive la relation sexuée et sexuelle des parents. Il perçoit une différence dans leur pulsionnalité, mais qui ne sera pas nécessairement celle qu’il percevra lorsque se posera la question œdipienne aussi précoce soit-elle. Il s’agit d’une triangulation prégénitale ou encore préœdipienne.
À propos des identifications primaires, il y a aussi une belle formule de Jean Guillaumin : « On est légitimé à penser que de tels processus identifiants précoces ne constituent rien d’autre que le moyen d’un transfert de sens de l’environnement (notamment maternel) au sujet, sans qu’il soit recouru à la pensée latente. » J’ajoute pour ma part à ce propos que le transfert de sens de l’environnement paternel est de même à prendre en considération. Cet auteur parle aussi par rapport aux identifications primaires, d’un « scénario de désir d’organisation œdipienne » 4. Il s’agit là d’un désir inconscient différent d’une relation œdipienne même précoce, laquelle s’organise par rapport à la réalité. On pourrait dire qu’on est ainsi aux confins du fantasme originaire de scène primitive. Le désir dans la relation œdipienne rejoindrait celui d’un principe de triangulation de toute relation humaine.
S’il est à prendre en compte dans la réalité, c’est aussi et surtout en tant qu’objet psychique que nous nous intéressons à ce père des premiers liens. Il tient une place essentielle dans les processus d’intégration des expériences primaires et dans le développement des auto-érotismes, du fait du caractère pulsionnellement investi de cette relation.
La place du père dans les triangulations précoces lui donne une fonction essentielle dans le développement des symbolisations primaires. Celles-ci peuvent être définies comme organisatrice du moi-corporel, prises dans la relation affective avec l’objet, permettant des différenciations très primaires : dedans/dehors, contenant/contenu, ainsi que des articulations, bon/mauvais, comme déjà évoqué. Il s’agit là sans doute de ce dont traite Freud (1925) dans son texte La négation, lorsqu’il parle du moi-réel définitif se développant à partir du moi-plaisir initial : « Le non-réel, le simplement représenté, le subjectif, n’est qu’à l’intérieur ; l’autre, le réel, est présent à l’extérieur » 5, ce que les Botella (2007) ont traduit dans leur théorisation sur l’épreuve de réalité par la formule « seulement dedans, aussi dehors », avec cette précision importante qu’ils n’entendent pas « dehors-dedans » au sens corporel, « mais comme signalant les limites toujours hypothétiques et sans cesse à reconstituer "moi-non-moi" , menacées en permanence par la possibilité d’une régression animique » 6. Ces symbolisations primordiales participent à mon sens d’un freinage pulsionnel permettant les prémisses de la différenciation et de la rencontre avec l’objet. On retrouve là, la « fin de la mobilité de la pulsion » dont parle Freud dans Pulsions et destin des pulsions.
Si le père objet primaire ne peut tenir une place suffisamment organisatrice d’une triangulation précoce de bonne qualité, il y aurait alors une atteinte portée aux symbolisations primaires, source de confusion au niveau du moi dans les différenciations contenant/contenu.
Revenons à notre petite patiente. Le calme ainsi installé pendant la dernière séance évoquée permet à Chloé de s’intéresser à sa boîte de jouets. Elle en sort une petite carriole dans laquelle elle place deux figures parentales et à l’avant un bébé et une fille comme s’ils conduisaient les parents. Je lui dis : « les enfants sont à la place des parents. » Elle continue le jeu, c’est une promenade manifestement. Au bout d’un assez long moment, il y a un accident et tous les passagers meurent. Puis ensuite elle remet tout le monde dans la voiture et la place un peu cachée, sous le bureau. Puis elle va dessiner le papa en prenant l’homme de la carriole, le posant d’abord sur la feuille comme pour le décalquer, puis elle le dessine. J’ai pu observer à plusieurs reprises que lorsqu’un enfant prend un personnage en 3 dimensions, qu’il le pose sur la feuille pour en faire un dessin en entourant le personnage, cela correspondait à une forme d’accès à un niveau supérieur de symbolisation, comme s’il y avait une intégration des trois dimensions en deux dimensions, une progression, un meilleur accès aux représentations, une psychisation en quelque sorte. C’est ce qu’illustre l’importance donnée au personnage paternel tant dans le jeu que dans le fait de vouloir le dessiner. Cet accès à une forme de symbolisation plus élaborée est sans doute le résultat de la séquence précédente au cours de laquelle Chloé s’est dégagée d’un fonctionnement dominé par les processus primaires.
Au cours de la séance suivante, elle commence en dessinant une longue chenille multicolore, puis parle de la Police, m’en menace (il y a une relation entre le métier du père dans la réalité et la loi), puis me dit qu’elle a fait un cauchemar : « La Police voulait m’attraper, j’ai reçu un coup dans le ventre, comme ça ! » Puis elle parle de petits enfants couchés. J’essaie de parler avec elle de ces enfants, mais elle me dit que c’est moi qui en ai parlé, comme si elle ne comprenait pas ce que je voulais dire. Cette séance met en relief une dimension nouvelle, celle du rêve-cauchemar, signant une nouvelle avancée d’un processus de psychisation, ainsi qu’une entrée en scène d’un père gardien de la loi (appelé au téléphone lors de la première séance), permettant l’intégration progressive d’un surmoi protecteur, ainsi que des mécanismes d’inhibition. On peut noter également l’importance des mécanismes projectifs : ainsi ce serait moi qui aurait parlé des petits enfants, cela pouvant être considéré comme un crédit à l’objet, investi de la capacité de porter les propres pensées du sujet ; mais aussi allant dans le sens de la construction de la réflexivité du moi manquante. L’appareil psychique peut maintenant remplir plus sa tâche de lier l’excitation pulsionnelle arrivant sous forme de processus primaire. C’est l’échec de cette liaison qu’évoque Freud dans Au-delà du principe de plaisir comme l’équivalent d’une névrose traumatique.
Les voyages vont se succéder dans nos séances. Le train va remplacer la carriole. Répétitivement, un bébé sera un passager maltraité, tombant du train, malgré l’apparition au bout de quelques semaines de personnages adultes masculin et féminin potentiellement capables de le protéger, mais n’en ayant pas vraiment les moyens. Le bébé est victime bien souvent d’un personnage apparu dès le début : un crocodile redoutable, toujours à l’affût, prêt à bondir, sans pitié. J’interviens essayant d’investir les personnages humains de fonctions parentales protectrices, mais sans grand succès, l’excitation est toujours envahissante, désorganisante. Bien souvent, les jouets sont envoyés de tous côtés dans le bureau, les chaises, table, bousculés. A ce stade du travail analytique, même si la fillette fait intervenir des personnages des deux sexes, la différenciation n’est toujours pas certaine, il s’agit là plus d’une imago indifférenciée. Cela apparaît dans les rôles donnés aux personnages, l’un pouvant se substituer à l’autre. En fait l’évolution est marquée de progressions et de régressions, comme dans une cure de patient adulte. La relation avec un objet primaire, mère et père, n’est pas contradictoire avec l’idée d’une imago indifférenciée, si l’on considère que le moi est en cours de développement. C’est l’objet qui est différencié, pas nécessairement ce qui en résulte au niveau du psychisme du sujet, au moment où il est en relation avec lui. Les processus d’identification primaire peuvent ne prendre forme qu’après-coup.
Les semaines passant, nous gagnons du terrain, malgré l’apparente désorganisation de certaines séances. Chloé a beaucoup investi ce jeu avec le train et nous retrouvons à chaque séance notre bébé passager, des personnages masculin et féminin, le crocodile, mais surtout un policier, petite figurine armée d’un fusil, appelé à jouer un rôle de plus en plus important. L’apparition du policier m’apparaît comme un début de différenciation des imagos. Des barrières sont ajoutées au jeu par l’enfant. La séance suivante se situant environ un an après le début du travail analytique, montre à la fois, les progrès et leurs limites. Investi par Chloé de deux rôles, celui du policier et celui du crocodile, j’essaie d’organiser dans le cadre de ce transfert paternel une forme de surmoi protecteur, le bébé et un personnage féminin étant dans le train. Mais Chloé me refuse cette fois-ci ce qui permet habituellement au policier de faire son travail : des barrières dont je me sers pour encadrer le crocodile restant alors sous surveillance armée du policier. Soudain, la femme déclare vouloir être avalée par le crocodile (ce qui arrive habituellement au bébé) et dans un télescopage temporo-spatial, en un instant, le crocodile balaie le policier, avale la femme et le bébé, une voiture va écraser tout le monde, tout devient désordre. Mère et bébé sont ainsi identifiés l’un à l’autre et dans cet état de symbiose, subissent les conséquences d’une régression sadique-orale drastique. Aimer un objet est alors l’équivalent de le détruire.
Il est intéressant d’observer que malgré ces moments de crises, les progrès continuent et dans la séance suivante, Chloé va me parler directement de son père, me demandant si je connais son nom. Peu à peu les séances sont moins difficiles. La fillette peut entendre maintenant des interprétations où je fais intervenir l’instance paternelle. Ainsi un jour où, très excitée, elle s’était cachée dans un placard d’où elle avait bondi en criant : « Police ! », j’étais intervenu dans le transfert paternel en reprenant des aspects surmoïques de la profession du père.
L’élaboration de l’Œdipe
Au principe de la désorganisation quasi constante des séances en lien à un débordement de l’excitation fait suite un principe général de transgression dans un contexte de transfert paternel : prendre ma place dans mon fauteuil, m’insulter (je suis régulièrement traité d’imbécile et étonnamment lorsque je lui pose la question, la définition du mot change chaque fois : quelqu’un d’énervé, de fou, de pas content). Ces attaques du cadre à travers ma personne, mon fauteuil mettent en relief des attaques violentes contre le père, tant dans la forme d’un parricide originaire que dans une vengeance contre un objet primaire et un objet œdipien inconsciemment vécus défaillants. Mais l’intérêt de cette nouvelle configuration est de permettre d’élaborer la conflictualité œdipienne. Voici deux séances illustrant ce propos. Ces mouvements violents dans les séances sollicitent fortement mon contre-transfert qu’il est nécessaire d’analyser pour résister à ces attaques du cadre et rester en contact avec la patiente.
Chloé me demande de la précéder pour entrer dans le bureau en criant « imbécile », passablement énervée. Pas de dérapage malgré des chaises bousculées et quelques insultes. Les choses vont se calmer après qu’elle ait déchiré ostensiblement une feuille de papier posée sur la table (destinée à lui laisser la possibilité de dessiner) et qu’elle ait demandé la colle (c’est ainsi qu’elle nomme le scotch). Peu à peu, elle va m’appeler « mon amour, mon cœur » avec une petite voix. Elle me demande si elle peut être amoureuse de moi. Je lui réponds que je suis comme un père par rapport à elle. Chloé demande alors si elle peut faire semblant d’être amoureuse de moi. Je lui réponds que je ferai alors semblant d’être son père et de l’aimer comme un père aime sa fille. Elle est déçue mais apaisée.
Deux jours plus tard, alors que je n’ai encore rien dit, elle hurle que je l’énerve et comme chaque début de séance, c’est un déploiement d’excitation. Puis elle découpe une feuille de papier pour, dit-elle « faire un arbre de Noël. » Elle crie pour me demander de faire le découpage. Je refuse, disant que je ne fais pas les choses dans de telles conditions d’excitation et de cris. Chloé reprend alors seule son découpage, cela devient une couronne de roi pour moi que je dois coller avec du scotch (pour que la bande de papier devienne une couronne). Quelques cris, mais les choses sont acceptables. Puis elle déclare vouloir faire une couronne pour ma femme. Est-elle blonde ou brune ? (Je ne réponds pas). Chloé répète sa question et fait un lapsus, dit mère pour femme : « Elle est blonde ou brune ta mère ? » J’interviens pour lui dire que je ne suis pas marié avec ma mère et j’ajoute « comme tu ne pourras pas l’être avec ton père, ni avec moi. » Silence ! Elle paraît interloquée par ce que je viens de lui dire, exprime son désaccord en ajoutant : « T’es fou ! » Je maintiens et répète ma position œdipienne. Il est important de préciser, que si mes interprétations sont souvent d’allure surmoïque avec un appel au père, il faut souligner la violence agie dans les séances et la nécessité de poser fermement des limites à cette fillette qui présentait des comportements sexuellement provocateurs. Un peu résignée, elle entreprend de faire la couronne de ma femme après avoir voulu auparavant être enfermée dans un placard dont j’aurais bloqué la porte à sa demande. Je refuse d’entrer dans ce jeu, sentant bien le prétexte à une montée de l’excitation et lui rappelle à cette occasion les vacances de la semaine prochaine et la séparation qu’elle implique. Irritée, elle dit qu’elle le sait. Elle va alors s’approprier la couronne destinée à ma femme après avoir voulu que j’emmène les couronnes chez moi, ce que j’avais refusé. Chloé est ainsi prise dans ses hésitations œdipiennes. Qui est la reine ? Je le lui fais observer et souligne l’usurpation de la couronne initialement destinée à ma femme. Ces mouvements œdipiens semblent la stabiliser. La fillette déroule ensuite le scotch dans la pièce, des bandes collées sur les murs séparent ainsi le bureau en espaces différenciés. L’utilisation du scotch avait déjà fait l’objet d’interprétations ; dans un premier temps, j’avais parlé de son désir d’un lien collé-scotché l’un à l’autre, dans un deuxième temps, j’avais évoqué les limites apparaissant entre elle et moi. Ce second mouvement était une élaboration du premier, permise par le développement d’un surmoi œdipien en lien avec l’organisation du complexe d’Œdipe. Cette séance se termine plutôt bien.
Élaboration de la sexualité infantile
Quelque temps plus tard, Chloé me dit qu’elle va bientôt partir en vacances en classe de nature. Cette information m’avait été donnée par la mère dans la salle d’attente, avec cette précision : si l’enfant était prête pour cette séparation, elle-même ne l’était pas. Je propose à la fillette de faire un dessin, elle accepte à condition d’en avoir une copie. Je donne mon accord. Mais elle me sourit de manière provocatrice et déchire lentement la feuille une fois encore, me regardant droit dans les yeux. Je fais observer à Chloé qu’il lui est difficile d’accepter notre accord, préférant déchirer la feuille, et malgré elle, rester dans une situation excitante et conflictuelle, au moment où il est question d’une nouvelle séparation.
J’ai le sentiment d’être entendu, Chloé veut alors que je recolle les morceaux. Je propose qu’on le fasse ensemble. Je défroisse les papiers déchirés, elle coupe du scotch. Nous voici tous deux au travail tranquillement. Au cours d’un moment de pleine concentration, elle s’exclame : « c’est qui qu’a pété ? » Puis elle dessine une fille, coloriant son visage en rouge et précisant que « c’est de la crème », apaisée et concentrée sur son travail.
Cela l’amène à décoller du scotch de la table, il se fixe alors sur son doigt, elle le décolle en poussant des petits cris qui deviennent érotisés l’amenant à chanter « ça fait mal, ça fait mal. » Il y a un silence, elle demande à ce que je l’appelle « Princesse. » Puis elle me regarde intensément et me dit sur le ton de la confidence : « Tu sais, mon père m’a téléphoné hier, il m’a dit qu’il a fait l’amour avec ta femme, ils se sont embrassés…Tu vas battre ta femme, tu vas la frapper (elle répète ce dernier propos) ? »
Plutôt étonné de cette tonalité sadomasochiste du discours de Chloé, je lui dis que je ne pense pas qu’un père raconte ce genre de choses à sa fille. Elle crie alors et glisse par terre avec le dessin, les feutres tombent. Elle reste par terre, criant parfois. Puis elle remonte en faisant passer plusieurs feutres par le centre du rouleau de scotch. Je m’interroge sans le formuler sur les pensées préconscientes que la fillette peut avoir quant aux relations sexuelles. C’est la fin de la séance. Les cris me paraissent plus de l’ordre de la manifestation d’un mécontentement qu’une montée d’excitation.
Cet aspect sadomasochiste me parait être une élaboration de la sexualité infantile. A la violence de la pulsionnalité du ça, succède l’idée d’une tentative de maîtrise de l’objet désiré : « Tu vas battre ta femme ? », mais aussi de la rivalité œdipienne. Si la femme trahit son mari, Chloé sera là pour être l’objet sexuel du mari. Les personnages sont désignés sexuellement, l’idée du tiers est présente et le conflit est accepté psychiquement, ce que confirme l’apparition soudaine du « c’est qui qu’a pété ? » signe d’une analité de bon aloi, contenance potentielle de la conflictualité. Il est intéressant de noter aussi que cette apparition de l’analité est contemporaine de l’apparition du sadisme. L’apparition de ces éléments de caractère sadique-anal est une progression, une complexification, éloignant l’allure radicale de l’oralité primitive dont usait encore la fillette peu de temps auparavant. Le sadisme (la violence exercée contre l’analyste dans les séances) s’est tout d’abord transformé en masochisme après que le sentiment de culpabilité ait occasionné son refoulement, selon le principe qu’en énonce Freud dans Un enfant est battu. Mais surtout ce sadisme a permis l’accès au primat du génital, ce que souligne là encore FREUD (1920) dans Au-delà du principe de plaisir : « Il (le sadisme) entre alors au service de la fonction sexuelle ; au stade d’organisation oral de la libido, l’emprise amoureuse coïncide encore avec l’anéantissement de l’objet, plus tard la pulsion sadique se sépare et finalement, au stade du primat génital, elle se charge aux fins de reproduction, d’avoir pour fonction de maîtriser l’objet sexuel dans la mesure où l’exige l’exécution de l’acte sexué » 7.
Élaboration du surmoi œdipien
Les éléments de caractère sadique-anal sont toujours présents au cours des séances suivantes. Nous ne serons donc pas étonnés de voir apparaître l’ambivalence, contemporaine de cette phase du développement, témoignant d’un fonctionnement plus élaboré. Des traits de caractère hystérique se font jour aussi, comme si Chloé voulait charmer et conserver l’objet, mais aussi le repousser à la fois. Ainsi, peu de temps après la dernière séance évoquée, comme à l’accoutumée, bien qu’elle insiste pour que j’entre le premier dans le bureau, elle se précipite pour s’asseoir dans mon fauteuil. Elle froisse, ostensiblement provocatrice, la feuille de papier posée sur le bureau. Puis elle se couche sur la table en disant : « Donne-moi les feutres imbéciles ! » Devant mon silence, plutôt désapprobateur, elle change de ton et veut que je répète ce qu’elle dit : onomatopées, rires, mots. Je m’y prête jusqu’au moment où j’ai le sentiment d’être un objet instrumentalisé maîtrisé par son sadisme anal, plutôt qu’un objet primaire dans la relation transférentielle, reprenant les babils d’un nourrisson. La fillette prend ensuite des poses de star, puis elle dessine. Je lui demande de commenter son dessin, elle répond : « Caca. » Ensuite face à mon refus de reprendre le jeu des répétitions, elle dit que « c’est le Dr GÉRARD. » Je lui fais observer que le dessin évoque plutôt une femme avec une robe. Elle fait alors des gribouillis roses à côté du dessin en disant qu’elle a écrit mon nom, puis commence à s’exciter, va vers la porte et se couche devant, frappe à la porte ainsi couchée, me disant que c’est sa mère qui veut me parler.
Elle me demande ensuite si je sais garder un secret. Louise son amie et Chloé sont amoureuses et s’embrassent sur la bouche ; « on fait l’amour » m’explique-t-elle. Il y a un moment d’excitation, mais elle se calme, se lève, feint un évanouissement. Je l’accompagne dans son fantasme, disant « Oh ! C’est grave. » Elle simule alors un grand mal de ventre et s’écroule comme terrassée par la douleur. Je fais le même commentaire sur la gravité de son état. Chloé reste effondrée au pied de mon fauteuil et fait semblant de dormir.
Il est intéressant d’observer qu’à travers son dessin du Dr GÉRARD avec une robe, plusieurs éléments sont présents. Sans doute d’abord une défense contre le rapprochement tant espéré avec moi. Si je suis une femme, le surmoi œdipien réclamant une mise à distance du père-analyste sera satisfait. De même, peut-être que « l’imbécile » si souvent évoqué est aujourd’hui (rappelons que la définition du mot imbécile est changeante pour Chloé) un homme châtré et donc moins dangereux. Mais par ailleurs, et surtout à ce moment-là, l’enjeu pour Chloé est celui de sa bisexualité, de l’organisation de son complexe d’Œdipe et du développement de son ambivalence à l’égard de ses parents. Dans cette séance, la fillette met en scène ses désirs homosexuels, tant pour sa mère que pour son amie Louise, mais ses désirs hétérosexuels se manifestent aussi sous une forme « hystérique » démonstrative, de bon aloi, car dégagée d’une forme d’agir. On mesure la difficulté chez cette enfant de la constitution de l’Œdipe inversé, son histoire ne lui ayant pas permis les identifications au père, indispensables pour organiser ce complexe.
Quelque temps plus tard, au cours de plusieurs séances, j’aide le surmoi de Chloé dans sa lutte contre l’inceste. Au cours d’une de ces séances, elle prend dans sa boîte de jouets, un homme, deux femmes, une fille et un crocodile. Père et fille s’embrassent de manière très sexuée. Comme dans un psychodrame, je prends l’homme et dis : « Tu ne peux pas embrasser ta fille comme ça. » Chloé dit alors que la fille est la femme. Puis le jeu s’embrouille, elle ne veut pas entendre ce que je dis, toujours à plat ventre sur le bureau. Elle me demande ensuite de prendre le personnage homme et que je dise « mon amour. » En fait, elle est sortie du jeu et il n’y a plus de différence entre les personnages et elle-même. L’excitation a balayé la symbolisation. Elle s’énerve, crie. La fille devient la femme une nouvelle fois, l’homme semblant sorti du jeu. Je le souligne, mais elle fait de plus en plus de bruit pour couvrir ma voix. Les deux femmes s’embrassent, il n’y a plus de différence de génération, tout le monde tombe à terre.
La semaine suivante, le combat fait encore rage, mais nous gagnons du terrain. La fillette prend dans sa boîte de jouets le père et la fille. Elle retire son pantalon au père ; père et fille s’embrassent à pleine bouche. J’interviens : « un père n’embrasse pas sa fille comme cela. » Elle jette le personnage sur moi et je lui dis alors que cela m’évoque les séances où elle me donnait le crocodile pour que je protège le bébé, comme s’il fallait maintenant que je protège la fille. Elle me jette alors la fille. J’ai ainsi les deux petites poupées dans les mains, père et fille, je les sépare physiquement ; elle me les arrache des mains, essaie de remettre son pantalon au père. Mais dans son excitation, elle l’a déchiré en deux et ce n’est plus possible.
Chloé va alors chercher le crocodile et me le jette, puis elle lui met du scotch autour de la gueule. Je dis alors « il ne pourra plus mordre » et ajoute « comme si tu mettais un pantalon au papa. » Cette interprétation de l’aspect dévorant de la sexualité incestueuse surprend la fillette et lui permet de passer dans un autre registre où les éléments hystériques reprennent une place importante, lui permettant à nouveau d’être une princesse évanouie, mais calmée.
Quelques séances plus tard, le surmoi s’intègre, s’intériorise. Nous jouons encore avec le bébé, le policier et le crocodile. Ce dernier se montre gentil et méchant à la fois puis, même pendant le sommeil du policier, l’animal ne mange pas le bébé et à un autre moment le bébé embrasse le crocodile. D’autres combinaisons apparaissent, comme une alliance bébé et policier face au redoutable reptile mettant ainsi en scène un père primaire protégeant l’enfant de sa détresse infantile. Ainsi, les rôles changent, le méchant peut devenir gentil, voire les deux, mais aussi ambivalent. Cette souplesse des investissements et des identifications, ces jeux symbolisés, donnent accès à un monde plus secondarisé. A ce stade du travail analytique, se déploient à la fois des aspects primaires de la relation et d’autres plus élaborés pris dans le transfert, illustrant le propos de FREUD (1923) dans Le moi et le ça sur la double origine du surmoi : la détresse infantile et le complexe d’Œdipe. La violence de cette patiente au début de notre travail, nous montre aussi comment le surmoi est héritier des premiers objets du ça, comment il se tient proche de lui, plongeant profondément dans le ça. C’est ce qui donne au surmoi cette capacité d’être particulièrement rigoureux, mais aussi en l’absence d’un parent et particulièrement d’un père, de pouvoir assurer une transmission dépassant celle des identifications. On sait par exemple que les enfants éduqués dans une forme de laxisme peuvent être amenés à mettre en place un surmoi, bien plus redoutable, voire féroce que celui qu’ils auraient eu, si leurs parents réels avaient assuré une éducation plus ferme.
C’est sans doute un des enjeux d’un travail psychanalytique avec une enfant prépsychotique comme Chloé que de lui permettre de transformer la violence primaire que nous avons vu s’exercer au début du traitement. Arrivée dans un état de proximité fusionnelle avec la mère, c’est dans la relation analytique que s’est jouée la différenciation d’avec l’objet primaire, via la relation transférentielle avec un père analyste objet primaire ayant permis la mise en place d’une triangulation précoce. C’est dans un second temps, après l’apparition de processus de symbolisation de plus en plus élaborés qu’a pu être abordée une relation transférentielle sous l’égide du complexe d’Œdipe. Ainsi protégée par cette fonction symbolique, Chloé moins envahie par son monde pulsionnel, plus calme, a pu vivre dans un monde plus affectif et différencié, et accepter l’éducation proposée par l’école ; mais surtout, à la violence pulsionnelle, a succédé l’idée du charme dans la relation, dont on peut espérer qu’elle pourra user dans son monde adulte. Un peu plus de deux ans s’étaient écoulés depuis notre première rencontre.
Conférences d’introduction à la psychanalyse, 13 janvier 2010
Références
- S. FREUD, 1915, Pulsions et destins des pulsions, in OCF, PUF, t. XIII, p. 168.
- D. BRAUNSCHWEIG et M. FAIN, 1971, Eros et Anteros, note de bas de page, p. 84, Puf, Paris.
- Ibid, p. 122-123.
- J. GUILLAUMIN, 1996, L’objet, L’esprit du temps.
- S. FREUD, 1925, La négation, OCF, PUF, t. XVII, p. 169.
- C. et S. BOTELLA, 2007, La figurabilité psychique, In Press, p. 133, note de bas de page.
- S. FREUD, 1920, Au-delà du principe de plaisir, OCF, t. XV, p. 328-329, PUF, 1996.