Je me limiterai dans cette conférence à vous décrire mon travail avec des patients psychotiques ou présentant un fonctionnement limite. Ces deux pathologies présentent régulièrement des états dépressifs ou des moments dépressifs qui sont liés au mode particulier de clivage. Je propose l’hypothèse que le clivage dans ces deux types de pathologie est à l’origine de la dépression. C’est en réduisant le clivage qu’on aide le patient à sortir de la dépression.
Il y a lieu de distinguer quatre grandes catégories de dépression clinique :
1 – l’état dépressif lié aux reproches du Surmoi. Le sujet se sent fautif, mauvais parce qu’il a attaqué ou négligé ses objets d’amour externes ou internes.
2 – L’état dépressif où le sujet se sent petit, nul parce qu’il ne peut être à la hauteur des exigences de son idéal du Moi. Ces deux formes coexistent presque toujours. Elles révèlent d’un échec de l’élaboration de la position dépressive ou du travail de deuil de l’objet.
3– la dépression essentielle. Elle a été décrite par P. Marty en 1966, et se définit par une baisse de tonus vital et une chute de la libido. On ne retrouve ni tristesse, ni sentiment de culpabilité, ni auto accusation. La dépression essentielle se révèle par sa négativité symptomatique. Les patients se sentent vides, sans rêve et sans désir. Du point de vue métapsychologique, la dépression essentielle est le témoin d’une perte libidinale, aussi bien narcissique qu’objectale. Elle représente, en négatif, la trace du courant autodestructeur de la déliaison pulsionnelle.
4– la dépression primaire constituée d’un sentiment ou d’une sensation d’être laissé tomber, d’une chute dans un trou noir, d’une sensation d’être perdu dans le noir sans lumière et sans espoir accompagné d’un vécu de désespoir, d’une sensation de se répandre. Le vécu de soif et de sécheresse dans la bouche est fréquent, le manque d’appétit associé à l’apathie sont des marques de cette forme de dépression.
Selon G. Haag il existe des moments de dépression primaire normale chez tous les petits enfants bien avant la position dépressive.
E. Bick a observé des signes indéniables de dépression dès les premières semaines de la vie. Chez les enfants normaux, ces moments de dépression primaire sont dissipés, voire guéris par le maternage suffisamment bon. Pour Mélanie Klein « le bébé éprouve des sentiments dépressifs qui culminent juste avant, pendant et après le sevrage. C’est la position dépressive qui est la position centrale du développement de l’enfant » (Essais p 342).
La position dépressive
Il est nécessaire de vivre la tristesse de la perte de ce qu’on a vécu et de résoudre la position dépressive par un travail de deuil du bon sein. Ce travail aboutit à une identification au bon sein par le recours à l’introjection de ce bon objet et permet de l’enraciner dans le moi ; le bon sein englobe, pour Mélanie Klein, le visage qui regarde le bébé, les mains qui le tiennent et la voix qui véhicule la communication.
En introjectant un bon objet, mécanisme caractéristique de la position dépressive, le surmoi archaïque menaçant se radoucit vis-à-vis du Moi. L’importance et la qualité de la présence maternelle permettent de lutter contre la peur de perdre l’objet. Elles réduisent les fantasmes paranoïdes et la peur du talion.
Chaque étape de la vie nécessite une réélaboration de la position dépressive et d’un travail de deuil : lors du début de l’école primaire, du début et de la fin de l’adolescence, des relations amoureuses, de la naissance du premier enfant, de la crise du milieu de la vie, de la ménopause, de la retraite, et lors de la mort des personnes aimées. Chaque fois que nous éprouvons la perte d’une personne aimée, ce sont les objets internes qui succombent et qui sont détruits. « C’est la reconstruction du monde intérieur qui caractérise le succès du travail de deuil ». [Mélanie Klein]
Le travail de deuil implique inéluctablement des moments de vécu dépressif. Mais un état dépressif qui dure signe l’échec de l’élaboration de la position dépressive et l’échec du travail de deuil notamment à la suite de la mort d’une personne aimée.
Traumatisme primaire
Je trouve éclairante la distinction que propose R. Roussillon entre le traumatisme primaire qui affecte l’organisation des processus et de la symbolisation primaire et le traumatisme secondaire qui n’affecte que l’intégration de l’expérience dans la secondarité.
Quand il y a un afflux d’excitation la psyché est menacée. Elle peut être vite débordée soit du fait de son immaturité, soit du fait de l’intensité des quantités d’excitations. C’est alors que l’état de détresse apparait. C’est un état de tension et de déplaisir intense. Si l’objet apporte une réponse satisfaisante, alors l’état de détresse cesse ; si au contraire l’objet ne se présente pas, cet état de détresse dégénère en un état traumatique primaire. C’est l’angoisse primitive décrite par Winnicott ou la terreur sans nom décrite par Bion.
Selon R. Roussillon, ces états traumatiques primaires possèdent un certain nombre de caractéristiques :
- - ce sont des états de tension et de déplaisir sans représentation, sans issue, sans recours interne et sans recours externe parce que les objets sont défaillants.
- - Ils sont au-delà du manque et de l’espoir. Ils provoquent un état de désespoir existentiel, une honte d’être qui menacent l’existence de la subjectivité et de l’organisation psychique.
- - La seule issue à cette situation en impasse est paradoxale.
« Pour survivre, le sujet se retire de l’expérience traumatique primaire et se coupe de sa subjectivité. Il s’agit d’un clivage entre une partie représentée et une partie non représentée. C’est un clivage de la subjectivité » (R. Roussillon)
Comme l’a bien montré Winnicott dans son article sur la crainte de l’effondrement, cette expérience d’agonie a été vécue, a laissé des traces intrinsèques et d’un autre côté elle n’a pas été vécue, appropriée, respectée.
Le clivage nécessite beaucoup d’énergie pour se maintenir et davantage pour éviter le retour du clivé. Ce dernier n’est pas non plus de nature représentative. C’est en acte qu’il risque de manifester ses effets avec le risque de reproduire l’état traumatique primaire. Le sujet est prêt à tout sacrifier pour éviter le retour d’une si grande souffrance. Il s’appauvrit déjà du fait de l’amputation que le clivage fait subir à l’être. Le Moi va utiliser ses parties saines pour contrecarrer le retour du clivé et opérer les contre-investissements indispensables. C’est la Deuxième cause d’appauvrissement du Moi. Pour éviter le retour du clivé, le Moi va restreindre de plus en plus ses investissements d’objets qui risquent de réactiver le traumatisme primaire ; c’est la « neutralisation énergétique ». Le Moi va jusqu’à geler tout le champ affectif et jusqu’à immobiliser l’activité psychique elle-même. Tout cela converge vers une chute importante des capacités d’investissement du Moi qui est à l’origine de la dépression ; celle-ci ne sera résolue que si l’on réduit très progressivement le clivage. Le psychodrame est un cadre spécifique pour traiter les clivages aussi bien dans les fonctionnements limites que dans les fonctionnements psychotiques.
Psychose et psychodrame
Avec R. Roussillon, je propose de placer au centre du vécu subjectif essentiel de la psychose une expérience de « terreur agonistique » inélaborée et contre laquelle la psyché s’est construite.
« La terreur agonistique est un état de souffrance psychique extrême mêlé à une terreur de cet éprouvé ou de la violence réactionnelle qu’il mobilise. Elle résulte des conditions subjectives de son développement et des principales caractéristiques de l’échec de son intégration narcissique : elle est sans issue, sans représentation, sans possibilité de satisfaction ». L’expérience agonistique a duré un temps suffisant pour que le sujet ait atteint le désespoir. Elle a été vécue comme sans fin et sans sens. Le sujet ne peut survivre à cette expérience qu’à condition de se retirer de celle-ci, c'est-à-dire en se clivant de sa subjectivité.
Roussillon formule ainsi le paradoxe central de l’identité du psychotique « pour continuer à se sentir être, le sujet a dû se retirer de lui-même et de son expérience vitale » (Roussillon R. agonie, clivage et symbolisation Paris PUF 1991 p.141).
Une partie essentielle de l’expérience est rendue étrangère à soi-même : c’est ce qui définit l’état d’aliénation. Cette expérience centrale affecte de manière essentielle la fonction réflexive, la capacité à se sentir est défaillante. L’expérience agonistique est une expérience au-delà du principe de plaisir. Elle est soumise à la compulsion de répétition qui durera tant qu’elle n’aura pas de représentation psychique. Elle se heurte au principe de plaisir- déplaisir et entraîne la mise en place de défenses contre le retour de l’expérience d’agonie, des défenses par mouvements de rejet et d’évacuation hors du psychisme et de la subjectivité. Ce type d’expérience ne peut pas être élaboré seul. Il est indispensable que l’environnement apporte un certain type de réponse pour qu’elle devienne symbolisable.
Le sujet, le plus souvent, s’est trouvé face à un type de réponse de la part des objets vers lesquels il se tournait, qui a bloqué et même « enkysté » la tentative de symbolisation. Aux paradoxes générés par la tentative d’évacuation de l’agonie, l’environnement a souvent répondu par une intolérance aux paradoxes ou par la mise en œuvre de « contre-paradoxes » qui n’ont fait qu’augmenter le vécu de confusion psychique. Le milieu familial est souvent dépassé par le comportement terrifiant du patient et a tendance à disqualifier l’éprouvé agoniste et à freiner son expression. Aux mouvements de destructivité qui accompagnent la tentative d’externalisation de l’agonie, l’environnement répond par la sidération psychique, le retrait voire la rétorsion relationnelle. La psychose résulte aussi de la réaction spécifique que cette réponse inadéquate a provoquée chez le sujet : le désinvestissement des objets et la libération de la destructivité consécutive à la désintrication pulsionnelle massive.
Pour rester investi, le sujet doit donc se couper toujours plus de lui-même.
Ce à quoi nous sommes confrontés en clinique, c’est à cette défense contre l’agonie. Ainsi, la froideur affective ou les désorganisations de la cognition sont des effets particuliers de l’incapacité à sentir et à se sentir, induite par la défense contre les vécus agonistiques et leurs retours éventuels. La défense contre les processus de symbolisation (attaque contre les liens de Bion) est organisée pour tenter de contrer le retour de l’histoire traumatique.
Le sujet tentera d’organiser activement pour lui-même ou à l’encontre des autres ce qu’il craint le plus d’avoir à subir passivement : ce sont des « défenses paradoxales ». Par exemple, il pourra être tenté de se tuer pour éviter d’être confronté au retour interne et incontrôlable d’un vécu de mort psychique ou il tentera de détruire tous les liens qu’il entretient avec ses objets pour se protéger du retour d’une perte de lien, antérieurement agonistique.
Lorsque tout espoir est perdu, la solution délirante s’impose au sujet et tente de signifier son expérience identitaire. Elle représente, comme Freud l’avait tôt pressenti, l’ultime effort du sujet pour tenter de donner sens à son vécu au noyau expérientiel.
Quand l’expérience d’agonie fait retour, elle fait retour avec les caractéristiques de son advenue ! « Elle apparaît de nouveau comme sans issue, sans représentation, sans fin ». Le retour de cette expérience laisse espérer une mise en représentation, mais souvent elle répète seulement l’échec historique de la mise en représentation. A la mesure de la terreur qui l’habite, l’expérience fait retour avec une intense destructivité adressée aussi bien à soi-même qu’à l’environnement actuel. C’est ici que le secours de l’environnement – y compris thérapeutique - est précieux, car l’expérience de terreur agonistique n’est pas métabolisable par le patient qui ne peut seul étayer la déflexion de celle-ci vers le dehors, et aider à la représentation intégrative de son contenu et de ses enjeux existentiels, c’est-à-dire étayer la fonction réflexive en souffrance.
Tel est l’objectif du psychodrame avec les patients psychotiques.
Psychose et objet
L’objet est investi bi-pulsionnellement, par la pulsion de vie et la pulsion de mort. D’une part, l’intrication pulsionnelle entre les deux pulsions majeures ne peut se faire directement, mais uniquement par l’intermédiaire de l’objet qui la médiatise. La raison en est que les deux pulsions fondamentales sont hétérogènes et antagonistes. D’autre part, l’intrication est absolument nécessaire et inévitable, sans quoi aucun phénomène psychique ne peut exister.
L’objet des psychotiques est corrélatif à un investissement pulsionnel, dont le degré d’intrication pulsionnelle est relativement faible. Ce qui veut dire que la pulsion de mort est plus désintriquée et représente donc une plus grande menace pour l’objet. Le psychotique doit défendre l’objet réel ou délirant, contre sa propre destructivité. C’est cette fragilité de l’objet psychotique qui oblige le sujet à le surinvestir et ainsi, à le fixer, à le rigidifier, perdant par conséquent une grande partie de sa liberté et de sa souplesse par rapport à lui.
La psychose et le Moi
Le psychotique peut-il supporter l’objet et les tensions d’excitation formidables qu’il suscite en lui ? Généralement non, sauf à certains moments, et il est alors envahi par une angoisse intense qui va devenir rapidement insupportable. Le risque est le retour du vécu de terreur d’agonie. C’est à cause de l’angoisse psychotique, et pour se libérer d’elle, qu’intervient le mécanisme de défense fondamental de la psychose, surtout chez les grands schizophrènes, à savoir le déni. Il faut alors trouver la solution au problème fondamental de la psychose : d’une part : l’objet insupportable (car lié aux expériences d’agonie primitive) « doit » disparaître de la conscience du psychotique, mais d’autre part, il ne peut pas authentiquement disparaître, comme tout ce qui a été vécu par le sujet.
La solution, Freud l’a trouvée en 1938, dans l’article sur « le clivage » et surtout dans « l’Abrégé », où il a lié le clivage à la psychose, à l’essence même de la psychose. Le clivage du moi a cette vertu de pouvoir « faire disparaître » l’objet insupportable pour le psychotique tout en le gardant à l’intérieur, derrière la barrière du clivage, qui est en fait une coupure ou une déchirure dans le moi. Le clivage du moi est le prix que le moi paye et il devient la caractéristique du moi psychotique, la définition structurale de la psychose.
Le clivage étant une expression topique de la désintrication pulsionnelle qui caractérise la psychose, le psychodrame peut-il être un instrument thérapeutique aboutissant à une réintrication pulsionnelle ?
Dans la psychose, il y a toujours une partie du Moi qui n’est pas clivée, une unité du Moi par laquelle une certaine conflictualité peut passer. En ayant recours au psychodrame, nous tentons de réduire la part clivée du Moi, « d’élargir le passage » par lequel passe cette conflictualité, et de la laisser agir sur le patient. Il s’agit donc de travailler la possibilité du moi du psychotique de surmonter le déni de la conflictualité. En fait, il est souhaitable, au cours de ce travail, d’éviter deux écueils : d’une part, ne pas rendre la séance traumatique pour le psychotique en le confrontant à des scènes trop conflictuelles ; d’autre part, éviter de maintenir le déni par des scènes trop peu conflictuelles. Le jeu psychodramatique crée des micro-traumatismes afin d’ébranler la défense du déni. Dans une séance, on choisit dans le premier moment, dans les propos du patient, un aspect conflictuel entendu par le meneur de jeu mais que le patient n’a pas ressenti dans toute son ampleur. On bâtit avec le patient un canevas de scène autour de cet aspect conflictuel et on attend qu’il soit développé dans le jeu, avant que le meneur de jeu, par son interprétation, permette que le conflit soit intériorisé et intégré par le patient.
Travailler la conflictualité qui passe et se fait entendre, malgré le clivage, et essayer « d’élargir le passage » veut dire approfondir l’intrication pulsionnelle. « Travailler cette conflictualité, c’est renforcer et étendre l’unité du moi, faire reculer le clivage, même si un certain clivage cicatriciel, anciennement inscrit dans la structure (topique) du moi, est ineffaçable » Benno Rosenberg (psychodrame et psychose, conférence 1988 ETAP). L’outil psychothérapique qu’est le psychodrame est, selon nous, le plus adapté pour soigner la désintrication pulsionnelle psychotique.
La figuration
La figuration est une modalité du travail de mise en sens effectué dans le cadre du psychodrame analytique.
Dans le processus du jeu qui met en scène les idées, fantasmes, souvenirs, désirs ou sensations du patient, les acteurs thérapeutes cherchent à dramatiser et à conflictualiser son espace psychique, de telle sorte que la fusion/confusion avec l’objet primaire laisse émerger un espace intermédiaire propre à accueillir les propositions de figuration.
Ceci est particulièrement net avec les patients psychotiques, qui collent à l’objet. Ils se réfugient dans une attaque massive des liens, y compris des liens avec eux-mêmes.
Les figurations proposées par les acteurs prennent la forme de représentations concrètes et perceptibles qui conduisent à une problématique souvent inconsciente et complexe de la psyché du patient, en rapport avec ses défenses les plus archaïques et appauvrissantes comme le clivage, le déni ou l’idéalisation.
Le terme de figurabilité apparaît sous la plume de Freud en 1900 dans l’« Interprétation des rêves ». La figurabilité représente l’exigence à laquelle sont soumises toutes les pensées du rêve, y compris les plus abstraites, qui doivent subir une sélection et une transformation qui les rendent aptes à être représentées en images, surtout visuelles.
Ces dernières années, cette notion a été reprise par César et Sarah Botella qui y voient le seul moyen d’accès aux zones psychiques irreprésentables du patient, celles des expériences d’agonie vécues, ou perçues, dans un registre archaïque hors langage.
Pour César et Sarah Botella, le passage par la figuration représente un potentiel de transformation, dans la mesure où il propose une alternative pour substituer le registre du qualitatif au registre du quantitatif.
Au psychodrame, la figuration s’inscrit dans l’espace de la transitionnalité, telle que l’a définie Winnicott. Elle doit être suffisamment ouverte, souple et nuancée pour que le patient puisse s’en emparer, l’utiliser et se l’approprier. Dans ces conditions, la figuration devient alors agent de liaison. En passant par l’image, non plus visuelle comme dans le rêve, mais agie dans l’espace de jeu du psychodrame, la figuration vient renouer avec ces îlots non représentables, non symbolisables de la vie psychique, figés dans une répétition traumatique inconsciente hors temps, hors langage, hors représentation ; elle est porteuse de « germes de représentations possibles » (Gérard Bayle), dont le patient pourra s’emparer pour reprendre la trame interrompue de sa psyché et laisser apparaître le motif singulier de son histoire.
Fonctionnements limite et psychodrame
Le fonctionnement limite se définit comme un fonctionnement proche de la psychose qui ne survient que dans des circonstances particulières. Le sujet peut s’en dégager contrairement au fonctionnement psychotique qui est défini par une aliénation et une dissociation durables.
La fragilité des limites est source de désorganisation voire d’effondrement. Un des aspects fondamentaux est le défaut d’intériorité : le sujet désinvestit son espace psychique interne et son activité psychique. Il est, de ce fait, incapable d’être seul et se retrouve dépendant, addictif, impulsif avec une tendance aux agirs. La relation d’objet se construit sur un mode anaclitique, il s’appuie sur le fonctionnement psychique d’autrui. Ce défaut d’espace psychique propre, d’univers de représentations c’est-à-dire d’autonomie d’être, de ressentir, de penser, résulte de l’inefficacité du refoulement, de la défaillance du régime secondaire de l’activité de penser et des défenses par déni, par expulsion hors de la psyché :
- - par identification projective
- - par somatisation
- - par mises en actes
L’inefficacité de l’activité du Moi, les mécanismes archaïques de déni, de clivage, d’idéalisation entraînent une organisation chaotique du développement libidinal.
Dans les fonctionnements limites, il y a une désintrication partielle des pulsions avec prédominance de la destructivité soit directe (états de rage destructrice) soit sur le mode projeté avec l’angoisse de persécution. Dans la psychose, la désintrication pulsionnelle est beaucoup plus accentuée.
Dans la problématique de l’organisation des fonctionnements limites, l’essentiel est :
- - le caractère inintégrable de l’ambivalence pulsionnelle qui rend impossible l’élaboration du deuil originaire de l’objet primaire maternel, de la détresse primaire
- - l’échec de la constitution de la sexualité génitale et de la structuration œdipienne de la différence des sexes et des générations.
Je rejoins Bernard Brusset quand il décrit sur le plan métapsychologique le fonctionnement des états limites.
Sur le plan topique : il y a une hétérogénéité des lieux psychiques
Sur le plan dynamique : il y a échec du refoulement au profit des mécanismes de déni et de clivage,
Sur le plan économique : il y a une faiblesse de l’investissement du travail d’élaboration et de symbolisation, et un risque de débordement traumatique, d’effondrement dépressif, de perte du sentiment d’identité et du sentiment de continuité,
Sur le plan des rapports aux objets, le clivage, la projection et l’identification se conjuguent dans le champ de l’identification projective.
Deux repères métapsychologiques dans les fonctionnements limite
1) Le clivage
Les organisations limites sont définies par l’existence d’un mécanisme de clivage. Il s’agit, selon un point de vue clinique, d’une division entre des attitudes de haine et d’amour. Le clivage –amour pour l’un, haine pour l’autre- caractériserait les organisations œdipiennes des fonctionnements limites.
Il n’y a pas dans les organisations limites de déni de réalité comme c’est le cas dans les psychoses. Le déni psychotique s’applique à une évidence externe, au profit d’une évidence subjective venant se projeter sur la réalité interne. Dans les organisations limites le clivage crée deux évidences subjectives contraires mais qui n’altèrent en rien l’évidence externe, excepté à certains moments délirants que peuvent traverser les états limites.
Selon André Green (Le concept de limite, in : la folie privée), la spécificité du clivage dans les cas limites réside en ce qu’il se développe à deux niveaux :
- le premier entre le psychique et non psychique (soma et monde extérieur)
- le second à l’intérieur de la sphère psychique.
« Le clivage entre le dedans et le dehors suit les frontières du Moi qui sont précaires et variables. Ces frontières s’étendent ou se rétractent en fonction de l’angoisse de séparation ou d’intrusion. Le Moi dans les cas limites est vulnérable, rigide et sans cohésion.
Le clivage qui opère au-dedans de la sphère psychique aboutit à créer des noyaux isolés, relativement structurés, mais sans communication entre eux.
Le Moi constitué d’îlots prend la forme d’un archipel d’îles sans lien entre elles. Il en résulte une absence d’unité et l’impression d’un ensemble contradictoire de relations qui donne l’image d’un Moi sans cohésion ni cohérence ». (A. Green)
L’absence de cohérence repose sur l’existence de pensées, d’affects, de fantasmes contradictoires et sur la juxtaposition de données relevant des principes de réalité et de plaisir-déplaisir sans prévalence de l’un sur l’autre. L’absence de cohésion se traduit par un sentiment de désintérêt et de détachement, un manque de vitalité, l’impossibilité de se sentir exister et d’être présent à autrui, l’impression de la futilité de toutes choses qui ôte toute valeur à la vie. Toutes ces manifestations sont l’expression du vide fondamental qui habite le sujet.
Quelle est l’origine du clivage du Moi dans les organisations limites ? Selon D. Widlöcher (Clivage et sexualité infantile dans les états limites in : Les états limites, PUF) « l’origine d’un tel clivage se comprend si on ne méconnaît pas sa nature sexuelle et plus précisément son lien avec la sexualité infantile. Le clivage entre l’amour et la haine n’est pas seulement une opération défensive contre le caractère insoutenable de l’ambivalence pulsionnelle, il résulte de cette ambivalence ou mieux il la constitue. C’est parce que le moi ne peut maîtriser des forces pulsionnelles clivées ni leur violence interne qui s’exprime dans le conflit intrapsychique ni celle externe qui se manifeste dans le passage à l’acte, que le clivage se met à son service ».
Le patient présentant un état limite ne peut ni maîtriser l’ambivalence ni recourir au clivage ludique de l’enfance. La sexualité infantile inconsciente, celle qui travaille dans le rêve et l’activité psychique inconsciente, ne joue pas un rôle efficace pour contrôler et intégrer l’ambivalence pulsionnelle primaire. Ainsi les restes de l’organisation schizo-paranoïde persistent et envahissent la vie psychique. Chez les patients présentant une organisation limite, je constate une pauvreté de l’activité ludique, un accès à minima au mot d’esprit et plus généralement à l’activité sublimatoire.
La rareté des souvenirs, notamment d’enfance, chez certains patients borderline est le risque du caractère incertain de la notion même d’objet.
La haine est très présente de façon massive chez ces patients. La connotation hostile qui spécifie la haine ne doit pas conduire à l’assimiler uniquement à des tendances destructrices ou meurtrières. Selon C. Chabert (Les fonctionnements limites : quelles limites ?, In : Les états limites) « la haine implique d’abord, nécessite ensuite, la présence de l’autre. Elle s’alimente de son existence même si elle s’accompagne d’une fantasmatique parfois mortifère ».
Il est nécessaire de respecter cette haine car elle est vitale. Les mouvements pulsionnels haineux évitent le risque d’envahissement par l’autre dont la proximité peut devenir confusionnante par l’attraction et la dépendance qu’il implique. C’est parce que l’autre est massivement haï que sa présence est constamment nécessaire, comme réassurance de sa permanence en dépit des attaques dont il est la cible. « L’hostilité vis-à-vis de l’autre marque non pas l’amour pour lui, mais la peur de le perdre », écrit C. Chabert. Ce qui peut paraître paradoxal : au niveau manifeste, les objets sont rejetés, malmenés, disqualifiés, mais au niveau latent, cette négativité s’entend comme une mesure de protection narcissique par rapport à la crainte d’abandon. Cette haine est susceptible de se retourner sur le sujet lui-même soit dans un mouvement masochiste, soit dans un mouvement d’allure mélancolique.
2) La dépression
Le second mécanisme de base à l’œuvre dans le champ psychique, parallèlement au clivage est la dépression primaire. Les autres mécanismes de défense tels que l’identification projective ou introjective, le déni, l’omnipotence sont des conséquences du clivage.
La dépression primaire est la conséquence d’un « désinvestissement radical qui engendre des états de blanc de la pensée sans aucune composante affective (sans douleur ni souffrance) » (A. Green). Ce mécanisme se traduit par l’impossibilité à représenter l’affaiblissement de l’investissement psychique, l’impression de tête vide, l’incapacité à penser. L’incapacité de faire le travail du deuil, de tolérer des sentiments de culpabilité est une caractéristique frappante expliquant des symptômes tels que les agirs, les comportements psychopathiques, les perversions polymorphes, la toxicomanie, l’alcoolisme.
A ceci s’ajoutent de longues périodes d’incapacité et d’inhibition avec souvent un désespoir sans fond.
Dans un très beau texte, J.B. Pontalis (1987, Perdre de vue) écrit : « le plus insupportable dans la perte serait-ce la perte de vue ? Annoncerait-elle, chez l’autre, l’absolu retrait d’amour et en nous l’inquiétude d’une infirmité foncière : ne pas être capable d’aimer l’invisible ? Il nous faudrait voir d’abord. Non pas voir seulement, mais voir d’abord et toujours pouvoir calmer l’angoisse que suscite l’absence en nous assurant que l’objet aimé est tout entier à portée de notre regard et qu’il nous réfléchit dans notre identité » (p. 275). C’est bien en ces termes essentiels que se fonde la question de la perte de l’autre dans les problématiques dépressives des fonctionnements limites : perte de l’autre susceptible d’entraîner avec elle, dans la disparition, la perte de soi, la perte de l’autre visible ne permettant pas que se maintienne son existence comme objet interne, à l’intérieur de la psyché, assurant par là même le sentiment de continuité d’exister. Ces patients sont très souvent dans l’impossibilité d’opérer des liaisons entre la représentation et l’affect. Le contact avec la réalité interne est défaillant. Ils ont recours à un surinvestissement majeur de la réalité externe qui vient pallier le déficit interne et le renforcer. Ils sont dans une procédure est défaillant. Ils ont recours à paradoxale : il s’agit à la fois de refuser l’autre et de s’attacher aux marques affectives de sa présence dans l’établissement, le maintien, l’entretien d’une dépendance aliénante parce qu’elle est entièrement soumise à l’emprise et au narcissisme.
Le surinvestissement de la réalité extérieure est utilisé comme un barrage étanche maintenant à l’écart les états subjectifs en particulier la détresse, afin qu’ils ne soient pas perçus par l’autre.
Le traitement de la réalité externe est destiné à masquer ou plutôt suppléer le vide intérieur.
« Les rêves des patients limites ne sont pas construits par l’appareil psychique pour exprimer l’accomplissement d’un désir mais plutôt pour servir une fonction d’évacuation. On retrouve souvent un faux self dans les cas limites. Le faux self ne s’établit pas sur les expériences réelles du patient, mais sur l’adaptation complaisante de l’enfant à l’image que sa mère s’est faite de lui et à laquelle il est contraint de ressembler. L’organisation d’un faux-self sert plutôt le narcissisme de l’objet que celui du soi. Le faux self alimente un narcissisme d’emprunt : le narcissisme de l’objet » [A. Green].
Avec les patients à fonctionnement limite, la parole est davantage du côté de l’acte que de la communication à soi ou à l’autre. Comment le cadre du psychodrame peut-il faire en sorte que cet agir verbal se transforme en parole associative ?
1 – Par le fait que le thérapeute-acteur va se laisser pénétrer par les mots du patient et accepter de répondre dans le jeu au niveau du corps et de ses sensations qui feront apparaître des images puis les mots pour le dire.
2 – Par le fait que l’analyste, meneur de jeu, tant dans sa parole que dans son écoute, va permettre indirectement la transformation des motions pulsionnelles du ça en représentations inconscientes du Moi (fonction alpha de Bion ; espace transitionnel de Winnicott) « c’est la mission civilisatrice de l’objet sur la parole du sujet » écrit Laurent Danon-Boileau. Le meneur de jeu, l’analyste prête sa parole à un ressenti commun, qui devient effet partage, co-parole. Ce détour par l’objet évite la décharge immédiate de l’excitation du circuit court : l’émergence de l’investissement intrapsychique de la parole devient possible.
Comment le psychodrame peut-il aider ces patients à réduire un peu leur clivage et à sortir de leur dépression ?
En ce qui concerne la dépression, le plaisir à jouer des thérapeutes acteurs, le plaisir à fonctionner en groupe, l’investissement des thérapeutes et du meneur de jeu sur le patient dans sa globalité comme être humain, l’intérêt qu’ils portent à la vie psychique du patient, tout ce bon environnement va réveiller les pulsions de vie du patient. Ce sont elles qui alimentent la fonction objectalisante c'est-à-dire la possibilité de créer des objets en même temps que l’énergie libidinale pour les investir. Ce sont les pulsions de vie qui étaient mises hors jeu par les pulsions de mort désintriquées qui vont à nouveau abreuver le tissu psychique et se réintriquer aux pulsions de mort grâce aux nouveaux objets. Nous voyons le patient revivre en même temps qu’il réinvestit sa vie psychique et ses objets internes. C’est quand il pourra faire de l’investissement un objet qu’il retrouvera goût et plaisir à vivre. Tout ce travail de réanimation du monde interne n’est possible que si les thérapeutes aident à reconstruire cette aire de jeu en espace potentiel intermédiaire entre le patient et les thérapeutes. C’est un espace très fragile au début. Il se construit dans le respect profond de l’espace du patient : le moins possible d’intrusion et d’empiètement. Cette aire transitionnelle est indispensable pour que le patient ait l’illusion que ce qui lui est proposé, ce qu’il trouve dans l’espace de jeu, c’est lui qui l’a créé. C’est en prenant appui sur ce sentiment d’omnipotence que le patient sortira du sentiment de futilité de la vie. C’est alors qu’il aura l’illusion ou la conviction que la vie vaut la peine d’être vécue et qu’elle peut avoir un sens. Alors et alors seulement il sortira de cette dépression profonde, de ce monde du désinvestissement radical.
À un niveau métapsychologique, on peut se représenter le monde interne du déprimé comme rempli de mauvais objets persécuteurs qui attaquent et détruisent les bons objets. Ces derniers deviennent de plus en plus rares. Ces mauvais objets alimentés par les pulsions de mort ont deux alliés de poids : le surmoi dans sa dimension archaïque sadique tyrannique lui aussi alimenté par les pulsions de mort et l’idéal du Moi trop élevé, inatteignable, qui vient renforcer le sentiment de petitesse de fragilité du Moi écrasé et impuissant. Grâce au clivage, des morceaux d’objet sont protégés et à l’abri de toutes ces attaques. Ainsi, le clivage permet la vie ou la survie du patient. Il est donc un mécanisme de défense vital à respecter.
Comment réduire un peu ce clivage en archipel ?
C’est en créant des ponts entre ces parties clivées c'est-à-dire en jouant des conflits d’abord mineurs et avec prudence. C’est le conflit entre les parties du Moi et le transfert sur le meneur de jeu qui permettent un début de rapprochement. Au début, le pont est très étroit, il y a très peu de communication entre les différentes parties du Moi. Puis ce pont s’élargit, il est attaqué, détruit, puis reconstruit jusqu’à ce qu’il devienne lui-même objet d’investissement et soit préservé. C’est ainsi que lentement, le patient gagne du terrain, que les communications deviennent plus nombreuses et plus fréquentes au sein du Moi et qu’il retrouve le sentiment d’unité, de cohérence et d’harmonie du Moi. Ce sentiment est éphémère. Quand on le retrouve, alors, on dit « je me sens bien ».
Le clivage somato-psychique est plus difficile à réduire, faire du soma qui nous attaque en nous infligeant des souffrances un corps investi qui nous soutient. Parfois, nous avons recours à une thérapie à médiation corporelle comme des massages pour permettre que le soma devienne objet d’investissement.
3) La mélancolie
C’est en 1915 que Freud rédige « Deuil et mélancolie ». Depuis 1909, il échangeait à ce sujet avec K. Abraham qui a eu l’intuition que le mélancolique régressait jusqu’au stade oral. Mais pour Freud, la mélancolie est surtout un problème topique, à savoir le clivage du Moi : une partie est identifiée à l’objet (ou plutôt a incorporé l’objet) et une autre partie continue d’obéir à ses fonctions habituelles. Plus tard, en 1923, Freud désigne la mélancolie comme « pure culture des pulsions de mort ».
Dans « Deuil et mélancolie », Freud fonde sa théorie sur le rapprochement des ces deux états. Leur circonstance déclenchante est semblable ; c’est la perte. Mais si le deuil survient après la mort d’une personne aimée, dans la mélancolie, l’objet perdu l’est en tant qu’objet d’amour et n’est pas toujours réellement mort. Le mélancolique, sauf dans certains cas, ne sait pas ce qu’il a perdu car cette perte est soustraite à la conscience.
Les tableaux cliniques sont identiques, à ceci près que la mélancolie s’accompagne d’une perte de l’estime de soi. À la différence de l’endeuillé, le mélancolique souffre d’une perte concernant son Moi, qu’il décrit comme pauvre et sans valeur.
Les reproches qu’il s’adresse à lui-même sans aucune honte sont en fait destinés à l’objet perdu. Son Moi est clivé : une partie de celui-ci prend comme objet une autre partie identifiée à l’objet perdu par un mécanisme narcissique. Celui-ci présuppose que le choix d’objet s’est établi selon le type narcissique, marqué par une forte fixation à l’objet et cependant une faible résistance de son investissement, prompt à se retirer dans le Moi à la moindre déception.
Autre condition nécessaire à la mélancolie, la relation d’objet doit être ambivalente. Une fois l’amour pour l’objet réfugié dans l’identification narcissique, la haine peut entrer en action contre la partie du moi identifiée à cet objet. Elle y trouve une satisfaction sadique traduite par les intentions suicidaires.
Celles-ci résultent du retournement contre soi de la haine dirigée contre l’objet.
La libido du mélancolique commence à régresser à la première phase sadique anale décrite par K. Abraham : la pulsion obtient satisfaction en rejetant et en détruisant l’objet. La régression ne s’arrête pas là, elle continue jusqu’à la phase orale cannibalique, d’où le refus alimentaire, signe cardinal de la dépression mélancolique.
Au cours d’un travail analytique, les réactions dépressives manquent rarement.
Quand le sujet aborde des problèmes difficiles autour du transfert, il n’est pas exceptionnel qu’il se déprime et parfois gravement ; on peut même voir s’installer des moments mélancoliques. C’est ce qui est arrivé à Pierre au cours d’un psychodrame en groupe.
Conférence d’introduction à la psychanalyse, 12 mars 2009