Le statut de la dépression chez l’enfant a fait l’objet de bien des controverses durant les soixante dernières années. Cela résulte d’abord d’un défaut d’évidence clinique du phénomène dépressif, en tous cas chez le jeune enfant ; mais cala tient aussi à l’importance de l’enjeu d’évaluer le devenir possible des dépressions précoces dans l’organisation ultérieure, et plus généralement encore, à la fonction centrale de l’expérience dépressive dans le développement de la personnalité.
Si dans nombre d’adolescences difficiles, la souffrance dépressive vient s’imposer comme une donnée clinique de premier plan, sa reconnaissance durant l’enfance est beaucoup moins évidente. C’est un fait que la clinique psychiatrique traditionnelle a remarquablement ignoré cette éventualité. Les pionniers de la psychiatrie infanto-juvénile semblent avoir eu du mal à se dégager d’une collusion de point de vue avec, d’une part, les parents pour qui la dépression n’est à peu près jamais le motif invoqué lorsqu’ils consultent pour leur enfant, et d’autre part, les enseignants qui ne la mettent pas davantage en cause comme motif de signaler un enfant en difficulté.
Aussi jusqu’à la dernière guerre mondiale, voit-on la littérature psychiatrique écarter l’éventualité d’une maladie dépressive chez l’enfant. Leo Kanner, dans l’édition de 1937 de son fameux manuel de psychiatrie de l’enfant, estime que la survenue d’un état mélancolique au dessous de l’âge de 15 ans est d’une rareté telle qu’on peut la mettre en doute. Il en va de même d’auteurs comme Bradley ou Barton-Hall (1952) qui considèrent qu’on ne saurait envisager une forme infantile de dépression mélancolique.
La réaction va surgir à partir des années cinquante, aux USA avant tout. Certains numéros de la revue Nervous Child vont ainsi être le théâtre d’une forte polémique ayant pour enjeu la reconnaissance de troubles dépressifs graves chez de nombreux enfants. Des auteurs comme Campbell, et puis Harms (1952) y mènent l’attaque contre la position officielle de l’American Psychiatric Association en dénonçant l’inadéquation de la grille nosographique héritée de Kraepelin et de Bleuler. Ils évoquent une « conspiration à grande échelle » qu’ils attribuent à la résistance foncière des adultes à se trouver mis en cause au travers de la constatation d’un trouble affectif sévère chez un enfant. Ils affirment que les symptômes d’une dépression grave chez l’enfant se manifestent selon des modalités spécifiques, complètement différentes de celles de l’adulte.
Les déclarations de ces professionnels en vue d’obtenir de la société de leur temps une reconnaissance de la dépression chez l’enfant ont une tonalité qui n’est pas sans ressemblance avec celle par exemple des promoteurs des droits de la femme, ou d’autres catégories de la population ; et de fait, leurs efforts ont sans doute contribué à ce que la communauté internationale en vienne récemment à promulguer les droits de l’enfant.
Cette dimension historique rappelée, je dirai qu’une clé essentielle du débat concernant la maladie dépressive chez l’enfant tient à la définition même de ce dont on parle : que faut-il entendre au juste par état dépressif ?
Beaucoup de psychiatres s’en tiennent aujourd’hui encore à une vision essentiellement organiciste du phénomène, et s’appliquent par conséquent à en donner une description aussi objective que possible. Ceux-là sont d’ailleurs rejoints par tous ceux qui considèrent, avec Bowlby (1961) par exemple, que chez l’enfant il ne peut s’agir que des effets de la privation actuelle d’un objet réel externe. Là-dessus, l’observation première de Spitz (1946) chez de jeunes enfants hospitalisés constitue un repère capital ; ce qu’il a choisi d’appeler « dépression anaclitique » du nourrisson est une réaction facilement constatable par l’observateur, et qui relève clairement de la privation actuelle d’un objet maternel réel.
Il en va tout autrement dès lors qu’on envisage le phénomène dépressif selon des critères psycho-dynamiques, et notamment, comme c’est mon cas, dans une conception psychanalytique du fonctionnement de la psyché. On entend alors par état dépressif un phénomène qui se joue essentiellement au sein d’une subjectivité ; et on s’efforce de l’évaluer et d’en rendre compte dans des termes aptes à rendre compte de cette subjectivité, à partir notamment bien sûr de ce que le sujet lui-même peut en exprimer. Il est clair que sous cet angle, l’hospitalisme décrit par Spitz ne peut être considéré comme une dépression, pas plus que ne saurait l’être l’abattement d’un enfant en train de mourir de faim, par exemple.
On peut définir l’état dépressif comme manifestation psychique durable d’une détresse internalisée. Encore est-il est important de bien préciser chacun de ces deux termes.
- 1. Par détresse, il faut entendre ce que Freud appelle Hilflosigkeit et qui s’est trouvé régulièrement traduit en anglais par helplessness. En français récemment, Laplanche (Œuvres Complètes, PUF) a proposé le terme de désaide qui présente certes l’inconvénient d’être un néologisme, mais a l’avantage de rendre compte au mieux de la dimension de support anaclitique mise en cause.
- 2. Par internalisée, il faut entendre intra-psychique, c’est à dire un phénomène qui se joue entre instances de l’appareil psychique, au-delà donc et sans rapport direct avec la privation contemporaine d’un quelconque objet extérieur.
La formulation la plus exacte serait de dire : une dépression est la manifestation clinique d’un état de désaide intrapsychique. Elle met en cause le représentant psychique d’une instance dont la fonction devrait être d’apporter un soutien et qui va non seulement se dérober mais se retourner contre le moi en l’accablant
On voit aussitôt qu’une telle conception psychodynamique de la dépression suppose un psychisme suffisamment constitué, différencié en instances assez stables pour pouvoir jouer l’une contre l’autre. Cela n’est manifestement pas le cas du nourrisson. Mais qu’en est-il de l’enfant ? Il faut ici rappeler la surprenante initiative de Mélanie Klein (1948) d’appeler « position dépressive » une période cruciale du développement de l’enfant, avant la fin de sa première année, au moment où il en vient à percevoir sa mère à la fois dans sa globalité et dans ses limites physiques. Contre l’usage de cette dénomination, il y a le fait que l’observation attentive des enfants normaux n’a aucunement confirmé qu’ils connaissent à cet âge quelque chose de l’ordre d’une dépression.
Je m’en tiendrai dans ce qui va suivre à recenser succinctement les pathologies dépressives de l’enfant dans leurs différentes formes cliniques possibles ; et puis d’en envisager les destins possibles, tels que l’on peut les saisir au travers d’études catamnestiques, lesquelles impliquent bien sûr au premier chef l’incidence éventuelle d’une psychothérapie. Mais j’évoquerai aussi, en sens inverse, la question, elle aussi beaucoup débattue, de l’anamnèse des mélancoliques adultes : c’est à dire de savoir quels enfants ils ont pu être…
A) Aspects cliniques des dépressions infantiles
Les formes cliniques de dépression durant l’enfance varient selon l’âge. Cela semble logique par rapport à ce que nous venons de voir concernant la condition nécessaire d’un suffisant développement des instances intrapsychiques et notamment bien sûr du surmoi parental.
1) Aujourd’hui la plupart des psychiatres admettent l’existence d’un tableau clinique d’état dépressif franc chez des enfants, filles et garçons, mais plus souvent des filles, parvenus en fin de période de latence, c’est à dire vers les dix ans, ainsi qu’à la période pré-pubertaire. Des cliniciens comme l’Américain Glaser (1967) ont bien montré que la symptomatologie apparaît alors dominée par l’expression d’un vécu d’insuffisance et de dévalorisation, une baisse de l’estime de soi, un sentiment de désespoir, l’impression d’un rejet de la part d’autrui et un repli sur soi.
Ces données frappent d’autant plus qu’elles ne semblent pas correspondre aux données réelles de la situation de l’enfant – il faut répéter que ce sont des enfants que les enseignants, par exemple, ont tendance à apprécier beaucoup ! Il reste que même ces tableaux dépressifs francs ont pour caractéristique, chez ces enfants, de se manifester de façon assez labile, avec des variations importantes selon le contexte immédiat, pouvant notamment passer très vite à une pseudo euphorie, elle aussi transitoire.
On conçoit que cette relative labilité des symptômes proprement dépressifs tient à la structuration encore incomplète du psychisme avant l’adolescence. Mais ce serait une erreur de croire pour autant que la dimension dépressive n’est pas d’une importance centrale dans le destin évolutif de la personnalité.
2) La prise en considération de cette immaturité structurelle du psychisme enfantin a amené, dès les années soixante, des psychiatres psychanalystes a avancer l’idée d’équivalents dépressifs chez l’enfant – notion d’autant plus pertinente que l’enfant considéré est plus jeune.
C’est Sperling qui a le premier proposé ce terme d’équivalent dépressif, mais il vaudrait sans doute mieux parler de symptômes d’appel ou de couverture. Après lui, James Toolan (1962) a beaucoup contribué à imposer cette notion, à partir de la constatation que les enfants gravement déprimés sont habituellement amenés en consultation pour des symptômes réactionnels multiples tels que : accès de colère, désobéissance, fugues, école buissonnière, accidents multiples autodestructeurs. La diversité de ces symptômes manifestes, avec les rationalisations fumeuses que l’enfant peut en donner, font souvent taxer celui-ci de paresseux, provocateur, caractériel, de mauvaise volonté. Mais l’examen attentif découvre que ces symptômes sont sous-tendus par un vécu d’être mauvais, méchant, inacceptable par autrui. L’explicitation du matériel fantasmatique et des rêves de ces enfants permet peu à peu de rattacher leurs comportements antisociaux à un sentiment d’autodépréciation et un vécu intime dominé par la perte d’amour. Bien souvent, ce sera seulement dans le cours d’une relation psychothérapeutique bien conduite que le vécu dépressif va pouvoir s’exprimer dans toute son ampleur.
On ne saurait trop insister sur l’importance d’une détection aussi précoce que possible d’un tel soubassement dépressif en profondeur, car il peut produire des conséquences graves dans le développement de ces enfants, à commencer par des troubles sévères à l’adolescence. Il ne faut pas non plus négliger le risque suicidaire immédiat car il est déjà important vers la fin de l’enfance.
Chez nombre d’enfants plus jeunes, cette notion d’équivalent dépressif a pris peu à peu toute son importance. Dans les premières années de la vie, la menace dépressive se manifeste au travers de symptômes de couverture concernant l’alimentation ou le sommeil, mais aussi le fait de pleurer à tout propos, ou des comportements auto-agressifs. Des psychiatres d’enfants à la suite de Campbell (1952) ont pu mettre en évidence ces « serious babies », trop calmes et sujets à des phases de tristesse et de repli, entrecoupées ou non d’excitation sans cause apparente.
3) Outre diverses formes assez courantes de manifestation de fragilité et d’insécurité interne chez de nombreux enfants en bas âge l’attention a été plus précisément portée sur la gravité de certains états que ces mêmes auteurs n’ont pas hésité à considérer comme « psychoses affectives » de l’enfance. Ce sont de jeunes enfants qui manifestent avant tout d’importantes variations de l’humeur, d’un extrême à l’autre, ainsi qu’une très grande fragilité devant l’échec ; leur comportement se caractérise surtout par de l’agitation.
L’abord psychothérapeutique de ces enfants jeunes présentant des troubles thymiques graves est rendu particulièrement difficile du fait de leur faible capacité d’auto-représentation, leur vie fantasmatique assez pauvre, leur vie onirique réduite à des cauchemars, ainsi que la mise au premier plan d’une symptomatologie somatique et aussi bien sûr comportementale sur fond d’agitation.
Les découvreurs de ces troubles affectifs graves ont été animés par la préoccupation de distinguer ceux-ci de formes précoces de la schizophrénie. Leur idée directrice était de parvenir à repérer et à traiter des manifestations aussi précoces que possible de troubles thymiques graves, supposés pouvoir donner une psychose maniaco-dépressive à l’âge adulte. Cela m’amène à examiner maintenant la question corollaire, complémentaire inverse, de l’enfance des mélancoliques adultes : quelle personnalité pré-morbide ceux-ci ont-ils pu présenter qu’il serait sans doute utile de détecter préventivement.
B) La personnalité infantile des adultes maniaco-dépressifs
Or c’est un fait que la très grande majorité des adultes mélancoliques n’ont jamais consulté durant leur enfance. On ne peut donc guère compter sur des études catamnestiques partant de l’enfance jusqu’à l’âge adulte pour éclairer la genèse de la maladie mélancolique. Il faut nous contenter de ce que les mélancoliques peuvent évoquer eux-mêmes de leur enfance, notamment dans le cours d’une cure psychanalytique.
L’impression rétrospective qui prévaut chez eux est celle d’une sorte de désastre silencieux durant leur jeunesse, avec un environnement familial présentant d’importants défauts, mais davantage d’ordre qualitatif que quantitatif (en termes de présence physique parentale). Ces patients ont généralement la notion d’avoir été des enfants peu communicatifs et repliés dans une certaine morosité.
De leur personnalité pré-morbide durant l’enfance se dégagent deux caractéristiques :
– D’abord un certain déficit d’assurance narcissique chez l’enfant qu’ils se souviennent avoir été, avec une propension à régresser sur un mode passif-oral devant une épreuve quelconque, ainsi qu’une fragilité particulière par rapport aux déceptions.
– Ces patients se décrivent en outre comme ayant été des enfants en défaut de vie fantasmatique. Ils font état de leur difficulté à jouer – non seulement avec d’autres, mais aussi solitairement. Leur imaginaire semble avoir été empêché de se déployer au travers du jeu, ce qui vient renforcer la fragilité narcissique mentionnée. Parvenus à l’âge adulte, ils se caractérisent par une pensée plutôt opératoire et une propension à alterner repli inhibiteur et passages à l’acte intempestifs, surprenants pour les protagonistes.
Il faut remarquer qu’à peu près aucun des patients adultes maniaco-dépressifs ne semble avoir présenté durant l’enfance un tableau de « psychose affective » tel que nous l’avons évoqué plus haut. Ainsi l’espoir d’établir une continuité nosographique entre troubles thymiques similaires, depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, se trouve catégoriquement démenti, au moins dans l’anamnèse des mélancolies de l’adulte. Examinons donc maintenant quel peut être le devenir des troubles dépressifs graves de l’enfance.
C) Le devenir des dépressions graves de l’enfance
En ce qui concerne les troubles thymiques sévères de la première enfance, ceux qui font parler de « psychoses affectives de l’enfance », le pronostic spontané est principalement celui d’une psychose dissociative et souvent dès l’adolescence. Mais il faut remarquer que ce lien évolutif qui peut mener des troubles dépressifs graves de l’enfance jusqu’à la psychose dissociative, peut ensuite se produire dans le sens inverse : il est fréquent en effet de constater comment la survenue d’un épisode dépressif chez un schizophrène vient témoigner d’un certain « progrès » dans son intégration évolutive intra-psychique ; encore ne faut-il surtout pas méconnaître alors ce qu’un tel progrès subjectif peut comporter en même temps de risques, à commencer par celui d’un raptus suicidaire. Ces constatations conduisent à concevoir une unité foncière des diverses formes de pathologies psychotiques, troubles thymiques graves compris. Il reste que les psychoses affectives de l’enfance n’ouvrent pas la voie à une organisation maniaco-dépressive de l’âge adulte.
Cherchant à évaluer les probabilités d’évolution schizophrénique des troubles dépressifs graves de l’enfance, des études catamnestiques systématiques comme celles qu’a pu assurer depuis quarante ans le Centre Alfred Binet (Paris, XIIIème) confirment l’importance d’une psychothérapie adéquate entreprise à temps. Ainsi Serge Lebovici (1970) a pu rapporter nombre d’observations au long cours de ces « psychoses affectives » du jeune enfant. Il confirme que leur tendance évolutive spontanée, notamment à l’occasion de leur passage pubertaire, serait la décompensation sur un mode de psychose dissociative, c’est à dire l’entrée dans la schizophrénie. Mais il montre aussi comment une psychothérapie psychanalytique poursuivie sur des années permet souvent d’éviter un tel destin. Dans ces cas sous traitement, le risque existe d’une évolution vers des tendances psychopathiques avec des conduites plus ou moins perverses ou antisociales. Mais dans nombre de cas plus favorables, la progression tend plutôt à se faire vers ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler une personnalité « limite », c’est à dire dont l’économie tend davantage à se réguler par l’agir que par des mécanismes névrotiques de répression et de contention.
Le pronostic est sensiblement moins sévère pour ce qui concerne les états dépressifs francs de la fin de l’enfance, à condition toutefois qu’ils puissent bénéficier d’une aide psychothérapeutique suffisante. Faute de quoi certains peuvent évoluer eux aussi vers une psychose dissociative à l’adolescence, ou s’organiser en névrose handicapante notamment de type obsessionnel, ou enfin produire une pathologie de comportement.
J’ai pu personnellement (1973) suivre l’évolution de plusieurs de ces cas, depuis la première enfance jusqu’au seuil de l’âge adulte. J’ai été notamment frappé de constater comment leur symptomatologie pouvait successivement décrire presque toute la nosographie, depuis les manifestations hystéro-phobiques de l’enfance, la névrose obsessionnelle de fin de latence, en passant par des états dépressifs francs, et puis des périodes schizoïdes et de dépersonnalisation à l’adolescence, pour aboutir à cette structure de personnalité éminemment instable qu’on qualifie « d’état limite » au seuil de l’âge adulte, avec sa dimension de manipulation active, et parfois talentueuse, de l’environnement.
Facteurs psycho-dynamiques en cause dans la maladie dépressive
Je conclurai ce survol trop rapide et forcément incomplet de devenirs cliniques complexes, en insistant sur l’éclairage fourni par les cures psychanalytiques approfondies de cas ayant présenté un trouble dépressif grave durant leur enfance. Il en ressort une prévalence de la dimension qualitative du défaut d’étayage dont leur psychisme a conservé l’empreinte durable. Le trait caractéristique des déprimés de se sentir attaqués intérieurement ne se confirme guère, en effet, comme résultant de carences d’ordre quantitatif dans leur histoire précoce ; beaucoup de ces patients se souviennent bien plutôt d’avoir eu des parents hyperprésents à domicile. Cela recoupe le fait que les nombreuses études cherchant à faire la preuve d’un lien entre l’absence physique ou la mort d’un ou des deux parents et une maladie dépressive ultérieure ne donnent rien de significatif.
L’attaque interne que connaît le déprimé se révèle dans les cures psychanalytiques approfondies comme résultant bien plutôt de l’internalisation psychique d’un parent présent-absent, ou présent-hostile. La fameuse étude d’André Green (1983) sur « La mère morte » est là-dessus très éclairante. Ce qui prévaut en effet dans la carence d’étayage éprouvée par un enfant, ce n’est pas tant que sa mère lui fasse défaut parce doit s’en aller ailleurs, mais bien plutôt que, tout en étant physiquement présente, près de lui, elle se donne à percevoir comme absente mentalement, sourde aux avances de l’enfant. Elle est de ce fait perçue comme disqualifiante par ce jeune sujet en besoin d’étayage. Cela est largement corroboré au travers de l’usage aujourd’hui systématique de l’observation directe, notamment filmée, des interactions d’enfants en difficulté avec leur entourage : les messages-réponses des parents peuvent y être saisis sur le vif de leur incidence souvent inconsciente.
J’ai évoqué plus haut cette caractéristique générale de l’enfance des adultes déprimés de ne pas avoir comporté une qualité suffisante de jeu avec leurs partenaires premiers. De nombreuses confirmations de cette condition de départ m’ont personnellement conduit (2001) à une théorisation qui rende compte de l’importance primordiale de la qualité du jeu pulsionnel entre la mère et le petit enfant, matrice décisive de développement d’une assurance interne stable. La qualité des réponses des partenaires parentaux premiers constitue un facteur beaucoup plus déterminant dans la genèse des dépressions qu’une perte d’objet proprement dite. Cela tient sans doute au fait que, contrairement à ce qu’a cru pouvoir affirmer Spitz, il est beaucoup plus difficile de remplacer une mère mauvaise qu’une bonne mère ! Le deuil d’un partenaire parental premier éprouvé comme défectueux est beaucoup plus difficile à réussir, car la toxicité d’une relation précoce est au contraire génératrice de fixation, notamment mélancolique.
Reprenant des termes du vocabulaire kleinien, je dirai que les angoisses dépressives alimentées par le sentiment d’avoir abîmé irrémédiablement l’objet maternel viennent traduire en fait un besoin fondamental chez tout sujet ayant éprouvé une aliénation grave dans son rapport à ses partenaires premiers de s’en attribuer subjectivement la responsabilité. Le mythe du péché originel traduit à sa manière ce besoin subjectif fondamental, fondateur, de mettre hors de cause le Grand Autre.
Pour terminer sur une tonalité optimiste, j’évoquerai une étude dont le sérieux m’a beaucoup impressionné et qui a été menée en Angleterre par le Dr. Felix Brown (1971). Il a longuement cherché à mettre en évidence un rapport significatif entre la mort précoce des parents et le développement ultérieur d’une pathologie dépressive ou antisociale. De son énorme travail, il ne se dégage en définitive qu’une seule donnée vraiment significative : c’est que plus de moitié des hommes de lettres célèbres en Angleterre au XIXème siècle ont été orphelins, au moins de leur mère, en bas âge…
Conférence d’introduction à la psychanalyse, 22 octobre 2008
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