Le reproche de Ferenczi à Freud, de ne pas lui avoir donné une analyse « complète », que mentionne Freud dans Analyse avec fin, analyse sans fin en 1937, peut aujourd’hui être compris selon plusieurs perspectives.
Il est certes question de l’analyse personnelle de Ferenczi avec Freud, et de l’impasse de ce dernier sur le transfert maternel archaïque et un transfert négatif difficile à déceler. Mais il s’agit aussi chez Ferenczi d’une identification de l’analyse à un idéal de complétude, de perfection, qui semble résonner avec un sentiment narcissique d’incomplétude, avec un enjeu identitaire qui se situe au cœur de sa plainte. Dans Analyse avec fin, analyse sans fin, vers la fin du texte, Freud précise que l’analysant ne peut loger tous ses conflits dans le transfert, ce qui revient à dire qu’il ne saurait être question de pouvoir prétendre à une analyse complète. En écho avec cette mention de Freud, nous savons bien aujourd’hui qu’aucune analyse ne saurait être complète en particulier du fait de l’hétérogénéité du fonctionnement mental chez chacun d’entre nous, ce que l’approfondissement des cures et l’allongement de leur durée n’a cessé de mettre en évidence depuis des décennies. L’accent a été mis sur cette dimension d’hétérogénéité du fonctionnement mental par T. Bokanowski dans son rapport au Congrès des Psychanalystes de langue française sur le processus analytique en 2004.
Toutefois, des rapports quantitatifs existent et nous conduisent à repérer des lignes de forces, une thématique prévalente chez tel sujet, à tel moment de son existence lorsqu’il rencontre l’analyste. Le rôle de facteurs traumatiques actuels, éveillant les traumatismes historiques, jouera d’un certain poids dans la forme comme dans le degré de l’atteinte narcissique observée.
Ainsi, chez un même sujet, se côtoient conflictualité névrotique organisée par le sexuel infantile et problématique narcissique identitaire. Bien évidemment, le poids respectif de ces difficultés variera d’un individu à l’autre. À côté de la « classique » conflictualité névrotique oedipienne, les troubles narcissiques identitaires concernent les toutes premières assises du moi et son investissement libidinal premier, son narcissisme primaire. Ces troubles reflètent une mise en crise de la naissance corrélative du moi et de l’objet ainsi que de l’idéalisation première nécessaire à l’alimentation narcissique du moi. Dans la représentation théorique que nous pouvons nous en faire, l’objet, en tant qu’objet primaire y tient une place centrale. Son rôle est d’autant plus essentiel que le moi n’en est que très imparfaitement différencié. La construction historique qui peut aider à se représenter les enjeux serait celle qui envisage l’infans qui se reconnaît dans le regard de la mère (D.W. Winnicott), ce qui donne forme à son identité. Mais c’est aussi l’image proposée par Freud en 1914 dans Pour introduire le narcissisme de « his majesty the baby » qui désigne la projection du narcissisme parental sur l’infans qui garantit l’investissement narcissique premier du moi, dont la forme du tout début est le moi idéal. Ces temps originaires de la constitution identitaire narcissique peuvent être troublés par l’action ou des modifications de l’investissement de l’environnement. Ce sera entre autres le cas quand la mère ou l’environnement ont des réactions inadéquates face aux manifestations de ces troubles fêtes que représentent les pulsions sexuelles prégénitales chez l’enfant, empêchant ce dernier d’accéder au moi plaisir purifié (Freud, 1915) et d’éprouver de façon tolérable l’oscillation inévitable entre illusion et désillusion (D.W. Winnicott). Pour le moi rudimentaire, la poussée pulsionnelle sera vécue comme une menace extrême et, face à elle, la répression et le double retournement seront les principales défenses, à moins que l’évacuation n’entre en action. Ce rapport négatif aux pulsions, induit en partie par l’objet, ne sera pas sans incidence sur l’idéal narcissique, désormais entaché par l’insuffisance du moi. A un stade précoce, l’Œdipe n’aura pas encore joué son rôle d’organisateur, le surmoi, mal différencié n’aura pas dépassé le stade d’une intériorisation inélaborée de l’autorité externe venant s’allier au ça. Ces distorsions dans les relations détermineront des fixations et des zones de fragilité, de vulnérabilité.
On conçoit donc que si survient une situation traumatique actuelle dont le sens est celui d’une perte d’objet ou d’une perte d’idéal dans le contexte d’une organisation psychique vulnérable (mais non psychotique avérée) de par l’imparfaite différenciation d’avec l’objet et ses exigences passées ou le maintien d’idéaux archaïques, une dépression pourra en découler.
L’atteinte narcissique identitaire peut prendre le devant de la scène clinique, voire caractériser le patient par la répétition de ses manifestations, pouvant prendre l’allure d’un destin. Les troubles observés vont alors s’exprimer selon un spectre vaste qui va de la dépressivité à la mélancolie.
La compulsion de répétition, à l’origine de ces destins, permettra de distinguer, schématiquement, des organisations défensives plus ou moins stables que l’on a pu qualifier d’états-limite, de border-line, de personnalité narcissique, voire de psychose maniaco-dépressive, en fonction d’une agénésie du moi, de distorsions du moi, d’une aliénation du moi. Dans tous ces cas de figures, le moi, ce médiateur entre le soma et le monde, est défaillant, ne parvenant ni à introjecter la poussée pulsionnelle, ni à traiter par le pare-excitation les agressions extérieures.
Le lien à l’objet est d’autant plus vital et insoluble que l’objet est contingent dans sa valeur d’autre sujet. Il n’a pas permis historiquement le frayage de l’élaboration pulsionnelle. A cet égard, une notation de Freud dans Deuil et mélancolie me parait importante. Il écrit que chez le mélancolique : « Il doit exister d’une part une forte fixation à l’objet d’amour, mais d’autre part et de façon contradictoire une faible résistance de l’investissement d’objet » (p.156). Il semble bien que ce soit une modalité de lien à l’objet qui se répète sans issue, fixée alors même que l’objet en personne ne compte guère. L’objet dont il est question s’avère être avant tout un objet narcissique. Ce qui importe c’est le lien et la fonction de l’objet par rapport au moi bien plus que ses caractéristiques d’autre sujet. Cependant, ce constat général prendra des figures différentes en fonction des tableaux cliniques.
Pour situer le vaste champ qui conjugue enjeux identitaires et dépression, je ferai un bref survol, nécessairement schématique, des principales configurations cliniques qui ont pu être décrites dans la cure analytique. Ce sera aussi une façon de situer la présentation clinique qui suivra.
Les états-limite, tels que J. Bergeret les a envisagés dans sa théorisation, n’ont pu encore développer une topique des instances achevée moi, ça, surmoi et sont à penser, selon l’auteur, comme régis par une topique antérieure soi, ça, idéal du soi. La dépression repose sur une fuite défensive face au conflit suscité par les pulsions violentes et l’affirmation narcissique de soi, dans un imaginaire archaïque qui oppose les forts aux faibles, les grands aux petits, bien plus qu’un univers régi par la différence des sexes et par l’Oedipe. Le monde interne de l’état limite met en jeu un conflit vital, premier dans lequel, c’est « moi ou l’autre ». La perte d’objet y est vécue comme l’effet de l’affirmation de soi mais, cette victoire sur l’objet est traumatique et plonge en même temps le sujet dans un vécu d’abandon.
Bien différents apparaissent les patients limites dits border-line, où la question des limites entre inconscient et préconscient, entre dedans et dehors (A. Green) est centrale. Ils recourent à des mécanismes de défense drastiques qui ne sont pas éloignés de ceux des patients psychotiques. Dans ces conjonctures cliniques, c’est l’expression de motions pulsionnelles brutes qui s’impose, alors que le moi, dont les fonctions sont entravées, ne joue plus son rôle de liaison, d’élaboration et de jugement. Le couple constitué par les processus primaires et secondaires se trouve désarticulé. Le noyau identitaire instable et peu construit (ou déconstruit), peut difficilement permettre l’accès à une position dépressive, se confronter à une perte d’objet, rendant compte de la moindre fréquence dans ces cas d’une dépression authentique, bien vite évitée par les projections paranoïdes. Au sein de constellations symptomatiques complexes dominées souvent par l’angoisse et les agirs, nous verrons plutôt des raptus suicidaires et la dépressivité à l’œuvre avec une morosité au long cours, un désenchantement perpétuel, et surtout une rage impuissante. Cette rage vise un objet qui paradoxalement devrait tout apporter, tout donner mais n’est utilisé que comme un effecteur de la pulsion à peine élaborée, un instrument de décharge des motions pulsionnelles brutes. Le sentiment de diffusion d’identité (O. Kernberg) est majeur. La quête d’une union parfaite avec l’objet, l’avidité de ces sujets sont source d’une angoisse d’intrusion qui oscille avec une angoisse d’abandon par l’objet à la moindre défaillance de ce dernier, les plongeant aussitôt dans un sentiment de désêtre. Il semble que se répète inlassablement une haine meurtrière d’un objet primaire impossible à absenter, libérant une destructivité incessante.
Dans le cas des personnalités narcissiques, le tableau clinique est encore tout autre et H. Kohut a pu décrire à leur sujet les transferts idéalisant et en miroir. La synthèse identitaire repose en fait sur une alimentation narcissique incessante par l’objet. Ici, le moi peut sembler plus assuré dans ses positions, plus solide alors qu’en fait sa consistance dépend de l’environnement utilisé pour colmater ses failles, le faire paraître un moi idéal. La perte d’objet, par la levée du déni qu’elle impose, aura des effets ravageurs, à l’origine d’un effondrement dépressif majeur, entraînant une perte du moi parfois irréparable. Plus que par la culpabilité, cette dépression sera marquée par la honte, la blessure d’un narcissisme à vif. On pourrait rattacher à ce cadre les dépressions d’infériorité décrites par F. Pasche (1963).
Dans certains cas qui chevauchent d’ailleurs les catégories précédentes, chez des personnalités aux fortes fixations orales et aux exigences idéales comme de sévérité démesurées, l’issue mélancolique va apparaître et c’est de la cure d’une patiente mélancolique dont je vais vous parler pour illustrer mon propos théorique.
Avant d’évoquer la cure d’Aline, je crois bon de revenir à propos de la mélancolie sur une considération évoquée par Freud dans Deuil et mélancolie qui me semble toujours d’actualité. A savoir qu’il existe certainement différentes sortes de mélancolies, des plus proches du pôle somatique aux plus psychogènes et que toutes les mélancolies ne sont pas accessibles à une cure psychanalytique, ne serait-ce que parce que celle-ci est vue comme inutile voire injustifiée par les patients. Les lumières apportées par la psychanalyse sur ces pathologies ne sont malheureusement pas toujours applicables à tous les patients et certaines formes de psychose maniaco-dépressive ou de troubles bipolaires peuvent certes être améliorés par un traitement analytique en face à face mais ne peuvent bénéficier d’une analyse stricto sensu.
Il n’est pas aisé de tenter de définir les conditions d’accessibilité dans ces cas à une cure analytique. Sans doute faut-il prendre en compte les caractéristiques propres de tel ou tel analyste et ce que l’on a pu nommer les indications d’analyste. Je donnerai mon point de vue, issu d’une réflexion sur mon expérience personnelle. Dans ces problématiques dépressives installées de longue date, il m’est apparu que souvent l’identification narcissique à un objet hautement significatif de l’histoire précoce, lui-même porteur d’un deuil non fait, avait été une condition favorable à l’évolution de la cure. Cette ombre portée pouvait s’avérer vectrice d’une ouverture et de la construction d’un sens dans la cure qui était alors source d’une réduction de la massivité identificatoire narcissique et d’une meilleure assise identitaire étayée par le transfert. L’histoire subjective pouvait alors se déployer en lieu et place de la temporalité figée de l’identification mélancolique. Débusquer ce tiers méconnu, aiguillon de douleur, imposé par l’objet primaire, s’avérait dans ces cas un pas essentiel dans la cure, décollant l’objet primaire de son propre objet mortifère, secret et évacué chez l’infans que fut notre patient.
Clinique
Le cas d’Aline est particulier, en ceci que cette patiente, qui m’était adressée par son psychiatre au décours d’une nouvelle crise dépressive (elle en avait déjà traversé une dizaine), avait déjà fait une psychothérapie de quelques années avec une collègue analyste quelque quinze ans plus tôt. Cette thérapie avait amendé les dépressions pendant plusieurs années. Ce travail avait été une expérience positive pour la patiente qui était motivée pour une nouvelle cure. Aline rêvait et s’intéressait à ses productions oniriques, était intelligente, fine et capable de s’écouter comme de s’entendre, attentive au sens latent de ses propos. Très déterminée, elle venait me trouver pour sortir de ce cycle de dépressions mélancoliques qui se répétaient pratiquement chaque année pendant trois ou quatre mois sur le même mode. Elle perdait goût à la vie, était inhibée dans tous ses actes, se réfugiait au lit, souffrait de désordres alimentaires et ruminait idées noires et pensées suicidaires. Sa pensée était alors comme paralysée, sidérée.
J’acceptais d’abord de la prendre en face à face à raison de deux séances hebdomadaires puis, après quelques années, nous convenions d’une analyse sur le divan à raison de trois séances hebdomadaires.
Autant la thérapie l’avait améliorée au plan symptomatique que l’analyse, à peine avait-elle débuté, la plongeait dans le plus grand désarroi. Il y avait la perte de l’étayage spéculaire réalisé par le face à face et du renfort narcissique de la personne de l’analyste en face d’elle, dont elle se savait vue et écoutée, à l’affût de signes d’encouragement, d’un appui. Je m’étais rendu compte que c’était surtout quand elle était confrontée à ses mouvements hostiles vis-à-vis des personnages clés de son histoire qu’elle comptait sur moi pour la déculpabiliser mais surtout pour tenter de neutraliser ce mouvement affectif, empêcher qu’il aille jusqu’à son terme. C’est peut-être en partie en raison d’une insatisfaction grandissante que je percevais chez Aline en lien avec cette butée et pour aller au bout de cette dynamique pulsionnelle concernant l’objet que je lui avais proposé l’analyse, sachant que nous nous embarquions dans une aventure houleuse. Je ne pensais pas cette démarche comme hasardeuse car le facteur traumatique dans le cas d’Aline était au premier plan dans le déclenchement de ses troubles.
Aline avait quarante ans et à l’âge de vingt deux ans, peu après son mariage, elle s’était sentie trahie par son mari, avait eu le sentiment de le perdre à la suite d’évènements narcissiquement très blessants pour elle. N’ayant pu se résoudre à s’en séparer dans la réalité, elle l’avait cependant perdu en tant qu’objet d’amour et avait assez vite plongé dans une dépression mélancolique profonde. C’est après ce premier épisode qu’elle avait entrepris un travail analytique en face à face pendant quatre ans, qui lui avait permis de se stabiliser au plan symptomatique. Aline attendait plus que cela de son analyste et lorsqu’elle avait demandé une analyse à sa thérapeute, celle-ci avait voulu l’adresser à un confrère, ce qu’Aline n’avait pas supporté. Il avait fallu quinze ans pour qu’elle se décidât à revoir un analyste, tant cette analyste, en qui elle avait toute confiance et qui l’avait aidée, avait été ressentie par elle comme blessante, en lui refusant une analyse avec elle.
Sur le divan, c’était le chaos. Des cauchemars se succédaient et l’espace du cabinet comme moi-même étions vécus comme persécuteurs. Les séances de fin de journée, la lumière des lampes faisait jouer des ombres inquiétantes pour Aline, qui voyait des griffes, des sorcières sur mes murs et au plafond. La régression, rapidement profonde, la conduisait à dépendre d’un être tout-puissant et malveillant. Elle se sentait perdue, ne sachant plus qui elle était, et son discours s’appauvrissait. Les séances étaient également très éprouvantes pour moi tant l’atmosphère était lourde, électrique, d’une violence sourde. Aline poursuivait cependant son travail d’analyse évoquant son enfance, son histoire. Assez vite, elle prit conscience que son mari avait remplacé sa mère comme objet primaire, objet de dépendance et de haine, qui longtemps lui avait permis de jeter un voile sur la relation à cette dernière. L’analyse des projections et du transfert négatif permettait certes de renforcer la relation analytique et le transfert positif. Cependant, cette analyse des mouvements persécutoires, si elle soulageait temporairement Aline, menaçait très vite cette dernière d’une répétition de la persécution sur la scène interne, entre moi et surmoi, sur un mode mélancolique. Le travail interprétatif, en réduisant les possibilités projectives et le transfert négatif, favorisait indirectement, du fait de la compulsion de répétition, le retour des dépressions. Et, en effet, à mesure que l’analyse avançait des épisodes de dépression mélancolique se sont reproduits pendant plusieurs années, au cours desquels, elle venait le plus souvent à ses séances, sortant difficilement de son lit comme une automate, se taisait, incapable de dire, inhibée, douloureuse, tremblant sur le divan.
Ces temps, décourageants pour moi, entrecoupaient le travail en cours. Malgré cela, attachée à l’analyse, Aline n’en poursuivait pas moins ses associations dès qu’elle sortait de cet état sidérant pour se pencher sur sa relation précoce à sa mère, en appui sur l’analyste qui avait survécu aux assauts de sa destructivité.
Derrière le fantasme rassurant d’une famille idéalisée, sans histoire et d’une enfance heureuse, elle retrouvait la petite fille triste qu’elle avait été, sauvage et effrayée, les silences, le manque de tendresse de sa mère, que ce fantasme venait contre-investir. Aline s’interrogeait sur ses origines et sur le poids des traumatismes familiaux grevant son identité. La mère d’Aline n’avait jamais parlé de l’histoire de son enfance. Aline en avait partiellement eu connaissance par son père et d’autres membres de la famille alors qu’elle était déjà adulte. Pendant longtemps pour Aline, c’était comme si sa mère n’avait jamais été enfant, qu’elle avait banni ce temps de sa vie. Orpheline, la mère avait perdu ses deux parents avant ses cinq ans et n’en avait jamais fait le deuil. Je compris qu’elle en avait fait porter le poids à Aline tout en évacuant de sa psyché les souvenirs, les affects se rattachant à son enfance.
Aline, elle, fait retour sur son enfance. Petite fille triste, confrontée à une mère impénétrable, elle cherchait des indices de l’histoire de cette dernière dans l’armoire maternelle, des vieux bijoux, des menus objets ou encore des photographies.
Dans le cours de la cure, Aline se lance à la recherche de l’histoire de ses grands parents maternels. Le grand père maternel fut tué accidentellement avant la naissance de la mère d’Aline pendant la grossesse de sa femme. La grand-mère d’Aline, avait confié sa fille, peu après sa naissance, à sa propre mère et fut tuée dans un bombardement en 1944 quand l’enfant avait cinq ans.
Il est impossible dans le cadre d’une conférence de relater l’ensemble des dimensions d’une cure qui fut longue, difficile mais fructueuse. Je vais simplement en rapporter quelques moments et aspects significatifs pour mon propos.
L’un des aspects importants de cette cure était la vigilance extrême d’Aline concernant mes réactions. Ainsi, elle percevait avec beaucoup de finesse les variations de mon attention comme de mon écoute, était comme à l’affût de mes mouvements inconscients. Il lui est arrivé plusieurs fois de rêver de moi en mettant en scène des situations très voisines de celles que je vivais. Ainsi, par exemple, elle me rapporte le lendemain d’une conférence que j’avais donnée à Genève, qu’elle a rêvé que j’étais à Genève et que j’allais dans un grand amphithéâtre, ce devait être professionnel, un colloque ou un congrès…Cette dimension du transfert montrait à mon sens l’enfant qu’elle fut, attentive, guettant un signe, un sens, à la recherche de l’inconnu de sa mère, au-delà de la curiosité sexuelle infantile.
D’un point de vue métapsychologique, il est assez difficile de se représenter ces moments de la cure qui pourraient un peu rapidement être qualifiés de transmission d’inconscient à inconscient, de télépathie et revêtir une dimension magique, animiste. Il me semble que pour les comprendre, il faut prendre en considération la régression profonde temporelle, libidinale et topique chez Aline, à l’origine de la création d’une entité chimérique (M. De M’Uzan) avec l’analyste, à potentialité hallucinatoire mêlant les deux psychés. Selon moi, au plus profond de la régression narcissique gît l’objet et de tels phénomènes étaient l’indice d’une reviviscence dans le transfert de la relation à l’objet maternel primaire. De mon côté, la régression formelle de la pensée (C. et S. Botella) m’amenait souvent à « voir » Aline enfant, à figurer en moi, à partir de son discours, des scènes de son histoire.
Mais, en même temps que cette forme de communication primitive, il faut aussi prendre en compte le besoin d’emprise qui se jouait dans le transfert et qui servait de défense du moi à Aline par rapport aux représentations terrifiantes de l’objet maternel. Ce besoin d’emprise dans le transfert actualisait aussi, dans une répétition élaborative, le besoin frustré d’un pouvoir sur une mère tout à fait lisse et neutre affectivement.
Ces expériences dans le vécu transféro-contre-transférentiel venaient, à mon sens, répéter, en la rééditant sous une forme nouvelle, la relation maternelle primaire et je m’en servis, intérieurement longtemps après, pour proposer une construction à propos d’une scène énigmatique, vécue de nombreuses fois par Aline dans son enfance sur un mode identique. Mais ce temps de l’analyse fut précédé d’un travail intense, que je ne peux rapporter ici, concernant le lien au père, en particulier son rôle majeur d’étayage narcissique quand Aline était enfant. Dans ce temps de la cure, Aline put vivre dans le transfert paternel cette fois, un espace de sécurité, de protection et de chaleur qui affermissait sa confiance dans l’analyse et amorçait un dégagement par rapport à l’emprise de la figure maternelle.
Quand Aline était enfant, elle était « collée » à sa mère à la maison, cependant, dès que des visiteurs s’annonçaient, elle fuyait, allait se cacher pour observer sans être vue et écouter sa mère recevant ses visites. Elle avait peur des visiteurs, mais était en même temps très curieuse, comme fascinée par ces visites. Elle garde le souvenir de personnages sombres, effrayants. Les visites étaient en rapport avec les activités associatives de sa mère, ses « bonnes œuvres » pour aider les plus démunis. Alors Aline se sentait comme une « petite orpheline », seule dans son coin.
Au fil de la cure, Aline pense à l’annonce du décès de sa grand-mère à sa mère quand cette dernière avait cinq ans, logeant chez sa propre grand-mère. C’était la guerre, l’enfant n’allait voir sa mère à la ville qu’une fois par semaine, accompagnée par sa grand-mère chez qui elle résidait pendant la semaine à la campagne. Des gens ont dû venir annoncer le décès tragique de sa mère à la grand-mère et à l’enfant dans cette ferme isolée, le curé peut-être. Qu’en a-t-elle compris, à cinq ans ?
Je propose alors une construction, à partir de l’image de la « petite orpheline », qui relie les deux scènes, celle vécue par Aline à de nombreuses reprises avec les visiteurs effrayants et celle imaginée par elle de l’annonce de la mort de la grand-mère à la mère. Aline, enfant quand elle fuyait et guettait les visiteurs s’identifiait à sa mère enfant lors de l’annonce de la mort tragique de sa propre mère dans un bombardement. Les affects de terreur disproportionnés d’Aline dans ces scènes d’enfance étaient l’expression de la douleur et de la confusion tues par sa mère petite fille.
Cette construction donnait figure pour Aline à un tiers terrifiant, qui à la fois donnait sens à l’angoisse de l’étranger et venait dans le même mouvement la relativiser. La mise au jour de ce tiers mortifère qui obnubilait la mère facilitait par son exhumation l’accès au tiers oedipien.
Cette construction joua un rôle important dans la sortie de l’identification mélancolique d’Aline. Ce n’est que par la suite, qu’Aline put aborder plus précisément l’histoire de ses relations à son père. Il apparut que ce dernier avait joué un rôle complexe de substitut maternel et d’étai narcissique important quand elle était enfant. Ainsi, c’est grâce à lui que, petite, elle avait pu avoir des activités valorisantes et féminines. Elle le décrivit comme un homme sensible, attentif et attiré par les arts et l’esthétique. Mais cette dimension maternante du père n’allait pas sans une valence incestueuse coupable pour Aline. J’appris qu’après sa déception par son mari, Aline, qui n’avait alors reçu aucune aide ni accueil de sa mère en réponse à sa détresse, se tourna à nouveau vers son père. Ce dernier, symboliquement, à travers son intervention et son action concrète, à cette époque, dans la vie de sa fille et de son gendre, retrouva une place d’objet oedipien pour Aline, un objet oedipien dont l’intervention dans la réalité le rendait objet incestueux. Ce qu’Aline n’avait pas obtenu de sa mère, elle le cherchait auprès du père mais se heurtait alors à la culpabilité oedipienne qui, dans un mouvement de balancier la renvoyait à la mère.
Sans entrer dans le détail, il m’apparut clairement après coup que la qualité de la relation au père, de par sa dimension incestueuse, avait joué un rôle important dans le maintien de l’identification narcissique mélancolique à la mère, dans son besoin inconscient de porter le fardeau maternel par culpabilité. Ici, la culpabilité oedipienne se trouvait renforcée, majorée par l’appoint d’une culpabilité d’emprunt inconsciente, celle de la mère concernant la disparition de sa propre mère (Freud, 1923). C’est sans doute l’importance structurelle du complexe d’Œdipe qui permet après coup de mieux comprendre la déception d’Aline concernant le refus d’analyse de sa première analyste femme, de même qu’il éclaire la difficulté de la cure avec un homme et les rechutes mélancoliques à chaque progrès de la cure. Comme si Aline ne pouvait, tant que n’avait pu être analysé le recours narcissique et maternel au père, réduisant sa culpabilité, abandonner vraiment son identification mélancolique à sa mère.
Que se passa-t-il au décours de ces longues années d’identification mélancolique ? Aline traversa un temps de vacuité plutôt agréable, qui me fit penser à ce qu’écrit D.W. Winnicott à propos de l’informe. Elle était comme flottante, mais sans inhibition. Il s’agissait d’un temps préparant à des choix plus personnels d’une identité plus assurée et dégagée des entraves préalables. Ce temps d’un flou interne non désagréable dura plusieurs mois avant qu’Aline n’inaugure de nouveaux investissements sources de satisfaction.
J’ai bien conscience de n’avoir pas envisagé de façon exhaustive la question des enjeux identitaires et de la dépression dans la cure mais j’ai souhaité me centrer à partir de ce cas clinique sur la question de la reviviscence dans la cure et le transfert de la relation maternelle primaire et de l’identification mélancolique pouvant surgir à l’occasion de la perte d’objet narcissique. Plus encore que la haine de l’objet maternel révélée par le transfert négatif, les sources de cette haine se devaient d’être analysées. Le déni de la perte chez la mère d’Aline et l’exportation de cette perte déniée chez Aline enfant en étaient les racines. Ce déni de la perte emportait avec lui l’infantile de la mère. Il fallait lever chez Aline l’hypothèque que constituait pour son identité l’identification à la mère enfant, cette part d’elle-même que la mère déniait et avait projetée en Aline. Autrefois, pendant l’enfance et l’adolescence sans doute, à condition de servir de réceptacle aux aspects déniés de sa mère, donc de se soumettre à l’emprise maternelle, Aline avait pu maintenir un lien infaillible avec sa mère. Une mère idéalisée, dépouillée des failles inhérentes à l’infantile, une mère dont la perte était évitée. Cela, bien sûr, n’avait pas été sans conséquences lourdes sur l’économie pulsionnelle d’Aline. Son propre infantile avait été réprimé, dénié, contraignant Aline à de lourds contre-investissements idéaux et narcissiques, tandis qu’une part de son infantile survivait, alimenté par la relation au père.
En un temps ultérieur, ma patiente avait pu éviter l’identification mélancolique grâce au déplacement de l’investissement maternel sur son mari, ce qui déjà, était l’indice d’une certaine mobilité psychique. La trahison de ce dernier l’avait plongée dans la dépression et son seul recours avait alors été la renaissance de son lien à son père, objet narcissiquement étayant mais porteur d’une valence incestueuse d’autant plus coupable qu’adulte, ce penchant mobilisait en elle la sexualité génitale et une rivalité redoutable avec la mère. Cette configuration rendait en partie compte d’un contre-investissement du monde imaginaire par l’emprise et des rechutes mélancolique répétées.
Sortir de cette identification mélancolique supposait que dans la cure, à la faveur d’une régression profonde, se rejoue la relation primaire à l’objet, dans laquelle l’écart entre l’analyste et sa personne tend à se dissoudre, approchant de la régression à la dépendance dont parle Winnicott, où l’analyste et le dispositif sont la mère. Mais, comme nous l’avons vu, le processus de la cure s’avérait accidenté et discontinu. Le travail d’interprétation du transfert maternel négatif avait pour effet de précipiter de nouvelles crises mélancoliques, ce qui me semble illustrer la phrase de Freud que je citais au début de mon exposé, à savoir que, chez le mélancolique, la fixation à l’objet est forte mais son investissement a peu de résistance. Aline, quand elle était privée de poursuivre la lutte haineuse avec moi, abandonnait le transfert et s’imposait de continuer la lutte en elle, entre les instances. L’endurance de l’analyste, sa survie à la destruction, ont fini par entamer la compulsion de répétition, ce qu’il faut bien voir comme une résistance du ça associée à la résistance du surmoi.
Mais à cela, il faut adjoindre la dimension paternelle incestueuse du transfert qui accroissait la culpabilité et renforçait le mouvement précédent.
Dans de tels cas, l’issue n’est pas certaine à l’avance. Il s’agit souvent d’une entreprise périlleuse, douloureuse et éprouvante pour l’analyste et l’analysant. De toute façon, une analyse ne saurait être complète et aucun critère d’indication ne peut être totalement fiable, c’est bien ce qui laisse place à l’imprévu et justifie que la cure soit comparée à une aventure ou une traversée.
Conférence d’introduction à la psychanalyse, 9 octobre 2008