Envisager les médicaments psychotropes, en l’occurrence des antidépresseurs, d’un point de vue psychanalytique, soulève deux grandes questions :
- d’une part, ces médicaments font partie d’une relation, la relation médecin-malade. Cette relation est issue d’une longue tradition dont on retrouve les origines dans les tout premiers groupements humains et dans les fonctions magiques, chamaniques et religieuses que certains individus de ces groupements assuraient pour le bénéfice et (ou) le contrôle des autres membres du groupe. La relation médecin – malade d’aujourd’hui porte les traces de cette tradition, tout en ayant évolué parallèlement à l’évolution des groupements humains qui lui assignent ses fonctions et l’utilisent. Ceci signifie que cette relation – et donc aussi les instruments dont elle se sert pour ses fonctions, dont les médicaments – est profondément marquée par ce que l’on pourrait appeler le « berceau historique » de la relation transfert – contre-transfert qui constitue notre principal instrument de travail : le berceau historique qui est la suggestion. En ce sens, on peut dire que le prescripteur se prescrit toujours soi-même en même temps qu’il prescrit un médicament – en même temps que les réactions suscitées par la prescription sont toujours des réactions aussi bien au médicament qu’au prescripteur. Cette « prescription de soi-même » peut concerner autant sa personne dans le moment particulier de sa relation avec son patient que le cadre plus général (service hospitalier, entourage infirmier, culture et idéologie particulières de l’unité de soins) dans lequel survient la prescription.Il y a donc lieu d’une étude psychanalytique de la prescription sous cet angle, les effets des psychotropes traduisant les significations qui naissent, ou plutôt qui se réactualisent à travers ce transfert particulier, au sein de cette relation.
- mais en même temps, les psychotropes ne sont pas des placebos. Ils viennent s’ajouter à la longue liste de substances (bière, vin, alcools de toute origine végétale, feuilles de tabac, de chanvre ou de coca) que les hommes ont su reconnaître et utiliser de façon différenciée pour produire des effets psycho-affectifs relativement prévisibles. Il est donc théoriquement possible de construire une sorte d’anthropologie psychanalytique de leurs effets, en utilisant la psychanalyse dans ce qui est son « métier de base », en quelque sorte : « un art d’interprétation » (Freud, 1920), qui peut s’exercer sur toute activité ou réaction humaines, dans quelque contexte que ce soit, et à partir de n’importe quel type de situation. C’est-à-dire : emprunter à la psychanalyse certains de ses concepts (hypothèse économique, hypothèse génétique, hypothèse dynamique, pulsionnelle…) et les utiliser pour décrire ce que nous constatons sous psychotropes. Il est possible de faire ce travail, et donc de le faire par classe de médicaments : les neuroleptiques, les antidépresseurs, les tranquillisants…, en ne parlant plus de la relation, mais des effets observés d’une classe de médicaments, lorsque nous voulons rendre ces effets en utilisant un langage, une « grille de lecture », psychanalytique.
Les deux lectures sont valables. Mais on ne prescrit qu’une seule ordonnance à un seul patient à la fois. Comment les combiner ?
Une situation clinique
Voici un exemple.
Une femme d’une petite quarantaine d’années a présenté, ces cinq dernières années, deux épisodes dépressifs d’allure mélancolique, ainsi qu’une période hypomaniaque. C’est une personne très active professionnellement, célibataire, elle travaille dans la communication, elle a une haute opinion de la psychanalyse – à laquelle néanmoins elle ne s’est jamais adressée « faute de temps » –, et elle est absolument réticente aux traitements médicamenteux, « camisoles chimiques » qu’elle voit en surconsommation autour d’elle, ce qu’elle méprise. C’est dans ce contexte qu’est instauré, suite à une troisième hospitalisation, un suivi psychiatrique destiné à assurer la prescription médicamenteuse.
Ouvrons ici une parenthèse pour dire que l’on rencontre actuellement un nombre croissant de patients qui se déclarent d’emblée hostiles à toute prise de psychotropes, alors même que certains pourraient en tirer un bénéfice incontestable. Cette réaction négative est encore plus ample dans des pays comme les États-Unis, où les enquêtes d’opinion montrent une réticence extrêmement répandue à l’égard de ces médicaments ; probablement nous ne faisons que commencer à nous confronter, à notre tour, à ce mouvement. Or, ce mouvement constitue le contrecoup évident d’une certaine façon de présenter les psychotropes qui a été dominante à partir des années 1980. Cette façon était non seulement très avantageuse, mais aussi très profitable (au sens financier du terme) à ses promoteurs, du moins à court terme. Mais elle a aussi introduit certaines modifications majeures dans les rapports de l’homme occidental aux produits psychotropes : propagation d’une idéologie de toute-puissance scientifique (voire scientiste) – valorisation d’une efficacité rapide et de plus en plus « opérationnelle » (voire opératoire, au sens psychosomatique du terme) – basculement d’une attente de type « guérison de maladie » à une attente de type « acquisition de bien-être » (Kapsambelis, 1998).
Notre patiente reçoit donc, de mauvaise grâce, un traitement antidépresseur, d’autant plus inévitable qu’il s’agit de prendre le relais du traitement intrahospitalier. Mais le fait qu’elle reconnaisse un peu ce traitement comme nécessaire et inévitable ne le rend pas plus acceptable à ses yeux. Les consultations s’épuisent donc : dans des discussions de marchands de tapis sur les posologies (acceptera-t-elle un quatrième comprimé à 25 mg de tricycliques classiques, puisque, manifestement, elle n’est que très partiellement améliorée avec une posologie à 75 mg ?) ; dans des récriminations concernant les effets secondaires (qui sont absolument envahissants dès le premier comprimé) ; et, bien sûr, dans la recherche d’une autre molécule, tout aussi efficace, ou présumée telle, mais sans effets secondaires. Le psychiatre suit le mouvement et essaie de faire son travail en bon médecin, c’est-à-dire qu’il oscille entre l’effort pour convaincre sa patiente et l’effort pour réprimer son agacement.
De son côté, le psychanalyste en lui, écoute ; il écoute, et surtout il attend. Il attend quoi ? Il attend à peu près ce que l’on attend en analyse : une conjonction, à savoir le moment où certaines lignes de conflit anciennes répétitives vont converger vers un « point culminant ». Ce point culminant est leur point de rencontre avec ce que la personne vit dans le ici et maintenant de la relation avec son thérapeute : c’est ce que nous appelons le transfert.
En l’occurrence, ces lignes de conflit sont au nombre de trois :
- d’abord, une opposition entre le moi et un surmoi particulièrement cruel et exigeant, interdisant toute amélioration que la personne n’aurait réussie « par elle-même » (donc : « pas de médicament »), voire toute amélioration tout court ;
- ensuite, une solide érotisation de l’analité et de sa problématique ambivalentielle autour du médicament (accepter-refuser, prendre-laisser, introjecter-expulser) ;
- enfin, une opposition inconciliable entre activité et passivité (le médicament est inacceptable du simple fait qu’il se présente comme un ordre, une « ordonnance » ; il place le sujet dans une situation intolérable de passivité, dont les ramifications, chez cette personne, se prolongent jusqu’à la problématique de la féminité et de la dialectique entre « celui qui donne » et « celui qui reçoit »). Et l’on pourrait éventuellement y ajouter une quatrième ligne de conflit, que l’on peut déduire par les signes les plus manifestes d’un moi en souffrance structurale (c’est-à-dire sous menace vitale). Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu’il y a manifestement investissement hypocondriaque des effets secondaires, ce qui est toujours l’indice d’une souffrance au niveau de l’organisation même et de la cohésion du moi. Notons, à ce propos, que cette ligne de conflit, qui est particulièrement présente dans le travail de prescription avec les schizophrènes, est généralement la plus difficile à élaborer, même si, dans le cas de cette patiente, cette souffrance structurale s’érotise et donc s’objectalise suffisamment : d’une part, comme auto-sabordage de l’amélioration attendue par le traitement, d’autre part comme plainte et contestation contre la mauvaise prescription.
Ce « point culminant » est atteint après quatre mois de traitement infructueux, et ce, à la façon suivante. La patiente déclare que son rapport bénéfices - inconvénients avec son traitement actuel est absolument exécrable (ce qui est la stricte vérité). Elle réclame donc un changement de molécule ; elle en a même trouvé une (qui fait partie des plus prescrites parmi des inhibiteurs de la recapture de la sérotonine) et demande sa prescription. Le psychiatre est évidemment tenté par une réaction de mauvaise humeur, voire de rejet (après tout, il n’est pas obligatoire d’aller voir un médecin, et il est inutile d’en voir un, si on ne suit pas ses prescriptions). Toutefois le psychanalyste en lui, lui conseille d’accepter, tant et si bien que l’on arrête l’antidépresseur tricyclique initial et l’on administre la nouvelle molécule (suggérée par la patiente). Pendant deux mois, prescripteur et patiente vivent donc sous des conditions d’inversion du rapport activité - passivité : c’est, en somme, la patiente qui a prescrit, c’est le médecin qui suit. Au bout de ces deux mois, aucun effet bénéfique n’est signalé, malgré une augmentation significative des posologies, il y a même une nette aggravation des troubles. La patiente est alors désespérée, elle pleure abondamment, les idées de suicide reviennent en force.
Le moment est donc venu pour que le psychiatre propose à sa patiente un récapitulatif de leur brève histoire commune. Il lui dit que, manifestement, elle a beaucoup de mal à accepter que quelqu’un lui donne quelque chose qui lui fasse du bien. Peut-être parce que ce quelqu’un est un homme, peut-être parce qu’elle pense qu’il est humiliant en général d’être bien autrement que par soi-même, peut-être enfin parce qu’elle pense qu’elle ne mérite pas, de toute façon, d’être bien. Mais que, comme par ailleurs, elle a l’air, malgré tout, de tenir à la vie, il serait peut-être temps de consentir à une vie un peu plus agréable que celle résumée à une vie d’intestin, qui passe son temps à alterner acceptation et rejet de ce qu’on lui donne.
La patiente acquiesce, avec ce petit quelque chose de mouvement affectif, de surprise, d’ « interpellation », comme on dit maintenant, que le clinicien considère comme un indice du fait que sa parole a été réellement entendue. On arrête donc le deuxième antidépresseur. Mais quoi prescrire à la place ? Le psychiatre souhaiterait de revenir au médicament initial, qu’il considère comme plus sûr dans ses effets antidépressifs. Mais le psychanalyste en lui l’interroge quelque peu sur ce « souhait », par ailleurs parfaitement fondé ; il lui dit, pour faire bref, que si un mélancolique lui suscite des souhaits, c’est qu’ils doivent être sadiques. Il lui conseille donc de ne pas trop pousser son avantage. Ainsi, c’est une troisième classe d’antidépresseurs qui est finalement sollicitée, parmi les plus récentes (et, il faut bien le dire, pas parmi les plus foudroyantes en efficacité). Moyennant quoi, la patiente s’améliore de façon très nette, avec une posologie assez modérée, part en vacances, parvient même à reprendre son travail, et on a le sentiment que, d’une certaine façon, un cap a été franchi.
Commentaire
Comme vous avez pu le constater, j’ai essayé d’illustrer mon propos en oscillant entre le psychiatre et le psychanalyste. Psychanalyste ? Oui, sûrement, si l’on tien compte de la terminologie utilisée pour rendre compte de ce qui a été vécu et observé. On a bien fait appel au surmoi, à l’analité, au sadisme, au couple activité-passivité, au contre-transfert... Mais la formalisation d’une expérience n’est pas l’expérience elle-même, et ce qui se passe entre deux psychismes qui entrent en relation n’a pas attendu l’invention de la psychanalyse pour avoir lieu. Le psychiatre est médecin, prescrire est un acte de médecin, et on peut supposer qu’un médecin capable d’utiliser les ressorts de son art, capable d’entendre et d’utiliser de façon thérapeutique ses propres attitudes émotionnelles face à ses patients — et par ailleurs sans rapport d’expérience ou de connaissance avec la psychanalyse, aurait sans doute mené ce traitement de façon assez proche. On peut espérer qu’un médecin a cette « intelligence de l’humain » nécessaire à l’exercice de son art, cette capacité à sentir l’autre qu’il a en face de lui, à dialoguer par les paroles et par les gestes avec lui, à entrer en relation avec ses mouvements affectifs et corporels par-delà les mots échangés, et de ce fait, à ajuster ses investigations comme ses interventions thérapeutiques au plus près de ce qui est l’objectif contractuel de leur rencontre, à savoir l’objectif de guérison.
Pourquoi parler de médecin ? Parce que prescrire renvoie certainement à ce que les psychiatres ont le plus en commun avec leurs collègues médecins. Les uns et les autres se rencontrant précisément dans cette autorisation qui leur est donnée par leur fonction sociale à intervenir et à interagir avec le corps de celui qui s’adresse à eux. En effet, prescrire dans les conditions spécifiques de la psychiatrie ne doit pas nous faire oublier que le médicament est par essence une intervention médicale et que, par conséquent, et quel que soit l’appareil auquel celle-ci est finalement destinée (en l’occurrence, l’appareil psychique), il s’adresse en première instance au niveau du corps. Ce qui signifie que le psychiatre ne peut pas faire l’économie d’une conception psychiatrique, psychopathologique (et non pas seulement médical ou biologique) du corps, s’il veut intégrer sa prescription dans ce qui est son métier, et que Gauchet et Swain (1980) appellent une « pratique de l’esprit humain ». Et on pourrait même dire que, si le médecin-psychiatre pense pouvoir se passer de cette intégration du corps dans sa conception psychopathologique, c’est finalement la psychiatrie (et la psychopathologie) qui vont finir intégrées dans une conception du corps étrangère à la spécificité de l’esprit humain. C’est sans doute ce qui est en train de se passer à partir d’une certaine conception des neurosciences, conception dans laquelle le mind est totalement confondu au brain.
En quoi tout cela concerne-t-il la psychanalyse ? Contrairement à une idée assez répandue, la psychanalyse n’est, ni une théorie de la psychogénèse, ni un modèle de l’influence du milieu sur le psychisme humain. La psychanalyse, telle que Freud l’a conçue, est un ensemble de conceptions qui ont l’ambition de décrire la spécificité de l’appareil psychique humain à partir de ce que notre qualité d’organisme vivant et de mammifère représente comme exigence de travail pour cet appareil psychique (Angelergues 1980, 1989). Ceci l’a conduite, non seulement à construire un grand nombre de concepts psychologiques originaux, susceptibles de décrire cet appareil psychique spécifiquement humain, mais aussi à formuler un certain nombre d’hypothèses concernant le type de limitations et d’exigences que représente notre corps de mammifères pour notre psychisme humain : autrement dit, à construire un certain nombre d’hypothèses concernant notre corps, notre biologie, tels qu’ils sont perçus, « vécus », du point de vue de notre psychisme : donc, notre corps et notre biologie « imaginaires ». « Imaginaires », qui signifie : telles que notre esprit, notre psychisme, se représente ce corps et cette biologie – donc, « imaginaires », mais bien sûr, particulièrement agissants dans les événements somato-psychiques qui nous affectent. Et c’est en cela que la psychanalyse peut nous être utile, spécialement lorsqu’il s’agit de prescription médicamenteuse en psychiatrie.
Psychotropes, corps et psychisme
Quelle idée notre psychisme se fait-il de notre corps, et quels concepts sont-ils les plus à même de la décrire ? Freud a construit de nombreux concepts de ce type, plus ou moins contenus dans ce que nous appelons ses hypothèses pulsionnelle et économique, et ces concepts s’intriquent avec d’autres, comment le couple déplacement-condensation, la projection, le plaisir d’organe et l’auto-érotisme, etc. Les limites de cet exposé ne permettent pas de les passer exhaustivement en revue et de les interroger dans le sens d’une exploration des effets des médicaments psychotropes. Nous allons donc nous contenter du premier d’entre eux, celui qui apparaît comme le plus fondamental. Et ce premier élément de notre vie psychique en provenance de notre biologie est bien sûr l’élément qui nous pousse, qui « nous fait courir » — à savoir nos besoins et nos désirs —, et qui pourvoie aux fonds nécessaires à notre fonctionnement et à l’accomplissement de ces buts, autrement dit, à leur satisfaction.
Pour cet élément premier, Freud a utilisé le terme d’ « instinct », qui correspondrait davantage à la notion de « besoin », mais il lui a préféré le terme de « pulsion ». Terme qui probablement, lorsqu’il est traduit en langage psychique, correspond mieux à notre notion de « désir », étant entendu que dans son esprit, comme dans celui de chacun d’entre nous, il y a, dans l’expérience immédiate que nous avons de nous-mêmes, une différence plus ou moins grande, mais pas un fossé infranchissable, entre « besoins » et « désirs ». Ces besoins ou désirs (on peut, à ce niveau de la discussion, les considérer comme interchangeables) se manifestent donc à nous, c’est-à-dire à notre psychisme, comme quelque chose qui nous pousse. Et ce « quelque chose qui pousse » est assorti d’un apport énergétique, dont nous ignorons la provenance, mais qui est pourtant là, et nous permet de nous lever le matin, de nous activer, de travailler, d’aimer, de s’amuser — bref, de vivre.
Dès l’introduction des psychotropes modernes, les psychanalystes ont perçu la possibilité de formuler leurs effets sur le psychisme en termes d’action « pulsionnelle » ou « énergétique », et certains collègues américains (Ostow, 1961) avaient même proposé un modèle assez simple, mais non dépourvu d’intérêt pratique et didactique, classant les psychotropes selon un axe « réduction - augmentation énergétique » : les neuroleptiques seraient le prototype d’agents réduisant la quantité énergétique (d’où leur effet curatif sur les états maniaques qui, selon ce modèle, sont des états traduisant une « pléthore » énergétique), les antidépresseurs seraient des energizing drugs, « médicaments énergétiques », efficaces, par conséquent, sur les états dépressifs, états de « déplétion libidinale ». Quant aux effets des uns et des autres sur les états psychotiques, ils seraient déductibles de ce modèle. Dans la mesure où on peut observer, dans certains états psychotiques (bouffées délirantes, poussées évolutives de schizophrénie) une situation d’accroissement et de dépense énergétiques, les neuroleptiques leur sont utiles, tout comme les antidépresseurs pourraient être utiles dans des états psychotiques caractérisés, au contraire, par l’appauvrissement idéique, l’émoussement affectif et le désinvestissement. Mais comme, par ailleurs, les états psychotiques ne se caractérisent pas uniquement, ou principalement, par leurs variations énergétiques, ni les neuroleptiques, ni les antidépresseurs ne s’avèrent pleinement « curatifs » dans ces pathologies, contrairement à leurs effets nettement plus satisfaisants dans les pathologies de l’humeur.
Racamier, plus prudent, et surtout plus dynamique dans sa compréhension, disait à peu près à la même époque que, dans les états psychotiques, c’est avant tout l’ampleur de l’angoisse qui représente une considérable déperdition énergétique, tant et si bien que les neuroleptiques pourraient être assimilés à des agents permettant une sorte d’ « épargne énergétique psychobiologique » (Racamier et Baudrand, 1954).
Toujours est-il que ce modèle « énergétique » n’est pas sans pertinence dans ce qui fait notre pratique quotidienne. On a bien l’impression que, traiter un maniaque, c’est avant tout lui permettre de souffler, et on craint pour lui de le voir s’écrouler un jour, totalement exsangue après une telle orgie. Autrefois, avant les neuroleptiques, il n’était pas rare qu’un état maniaque non traité, c’est-à-dire non isolé de force et attaché, aboutisse à la mort par épuisement du patient. De même, on regarde souvent avec appréhension l’extraordinaire énergie que nos psychotiques dépensent à délirer, et plus généralement à rendre compliquées les choses de la vie courante qui sont simples pour la plupart d’entre nous. On a bien l’impression que les neuroleptiques les aident à modérer quelque peu cette sorte de dépense inconsidérée et, d’ailleurs, lorsque notre envie de les soulager, ou notre inquiétude, ou notre peur, nous conduisent à dépasser les limites de la posologie appropriée, nous avons bien l’impression que notre prescription les a un peu trop « éteints ». Augustin Jeanneau dit que, prescrire, c’est répondre à une pulsion par une pulsion (Jeanneau, 1993) : prescrire, c’est « passer à l’acte », c’est donc obéir à une sorte de pulsion jusqu’au bout, ce qui explique sans doute pourquoi, parfois, la prescription peut frapper tout aussi fort... Et enfin, face à une dépression, nous avons bien l’impression d’une sorte de « panne énergétique » et il est impressionnant de constater le nombre de métaphores de ce type qu’utilisent les patients déprimés, d’autant plus que, lorsque la prescription réussit, c’est également en termes de reprise énergétique et d’activité retrouvée qu’ils expriment leur amélioration (« recharger les batteries », « remettre la machine en route », etc.).
Seulement voilà : le modèle, bien que simpliste, est efficace surtout « lorsque la prescription réussit » — et c’est bien là le problème. Car, si on fait l’hypothèse que les psychotropes agissent à un niveau tellement fondamental et « en amont » de la vie psychique, au niveau de la source énergétique, en quelque sorte, au niveau de la « pulsion » (ce concept-limite entre le psychique et somatique, comme disait Freud) — à un niveau donc où, à priori, les différences individuelles tendent à s’estomper — comment comprendre qu’ils puissent réussir dans certains cas, échouer dans d’autres ? Comment comprendre que des « energizing drugs », comme disaient les collègues américains, et comme semble le dire la plupart de nos patients, soient si inexplicablement inégaux d’un individu à l’autre ?
Bien sûr, nous sommes loin de tout savoir sur les sites d’impact cérébral des différentes substances psychotropes ; nous sommes loin de tout savoir sur la façon dont ces sites se combinent dans le résultat antidépressif final ; et nous sommes loin de pouvoir formuler les états dépressifs en de termes neurobiologiques. Donc, en toute rigueur, nous ne savons pas pourquoi ils sont efficaces chez telle personne et inefficaces chez telle autre, cliniquement semblable à la précédente. De l’autre côté, l’hypothèse « pulsionnelle » n’est pas, elle non plus, suffisante du point de vue psychanalytique pour rendre compte des effets des psychotropes, et il est certain qu’il faudrait mobiliser de nouveaux concepts pour la complexifier et la rendre plus proche de l’observation clinique. La réflexion proposée ici est donc à prendre pour ce qu’elle est, à savoir un exposé de clinique psychanalytique (sur les phénomènes observés lors de la prescription des psychotropes) à partir d’une seule hypothèse, dont le seul mérite est de se rencontrer assez largement dans cette biologie imaginaire que nos psychismes, et ceux de nos patients, construisent pour rendre compte de leur rapport à leur corps.
Les « effets secondaires »
Si l’on admet ces limitations dans notre propos, et si on décide néanmoins d’avancer, que nous dit-elle, cette clinique psychanalytique ainsi utilisée ? Elle nous dit la chose suivante : tout comme les neuroleptiques, et comme la totalité des produits psychotropes, les antidépresseurs, malgré les apparences, « marchent » toujours ! Car, dans son expérience la plus courante, tout prescripteur admettra qu’il n’a pratiquement jamais vu de patient qui, après l’administration d’un traitement à de posologies plus ou moins usuelles, soit resté sans réaction : il se passera toujours quelque chose ! La plupart du temps, il se passe ce que nous espérons, à savoir un effet antidépressif ; nous sommes contents, le patient aussi, la cure se poursuit, puis se termine, et nous n’en demandons pas plus.
Souvenons-nous cependant de notre patiente du début de cet exposé : elle restait déprimée, certes, avec le tricyclique initial ; mais tout son corps était de la partie : tremblements, constipation, secousses musculaires, irritabilité, sub-excitation désagréable — la quasi totalité de son appareil neuro-végétatif et musculaire était en vibration, pourrait-on dire, le tout accompagné d’une sorte d’effervescence mentale qui, à défaut d’euphorie, se traduisait par un inconfort psychique qui oscillait entre l’anxiété et l’agressivité. Manifestations qui sont loin d’être rares sous antidépresseurs, que l’on observe assez souvent, bien qu’en général de façon fugace, lors d’une phase précise du traitement (celle que nous appelons communément la phase de la levée de l’inhibition avant l’inversion de l’humeur), et qui parfois s’amplifient et deviennent prédominantes, notamment lorsque l’inversion de l’humeur ne se produit pas.
Il existe une riche bibliographie sur ce que nous appelons, en psychanalyse, une « réaction thérapeutique négative », concept qui pourrait éclairer ce qui s’est produit avec le premier antidépresseur chez cette patiente. « Réaction thérapeutique négative », à savoir le traitement a des effets, mais ceux-ci sont négatifs, aggravent la pathologie plutôt que de la soulager. Cette notion pourrait même, de façon plus générale, permettre de jeter un regard nouveau sur la question des dépressions dites résistantes. Car, dans la psychiatrie classique d’aujourd’hui, ces dépressions résistantes sont comprises par la notion quelque peu statique et étroite de « non-réponse au traitement », alors que si on les pense en termes de « réaction thérapeutique négative » la question devient bien plus intéressante. Pourquoi ? Parce qu’elle considère qu’une réponse se produit bel et bien, mais elle est « négative », c’est-à-dire qu’elle prend la forme de l’aggravation, de l’intolérance au traitement à ses effets supposés bénéfiques, elle prend même parfois la forme d’une fuite, d’une interruption du traitement, etc.
On ne peut pas développer ici davantage la question de la « réaction thérapeutique négative », question d’ordre thérapeutique et technique qui concerne aussi bien les psychothérapies que les chimiothérapies. Constatons que nous sommes en droit de considérer qu’elle concerne aussi les traitements psychiatriques – la patiente dont je vous ai exposé la vignette clinique – et reprenons le fil de notre réflexion à partir de l’hypothèse « énergétique » que nous avons choisie. Vue sous cet angle, on peut proposer l’idée suivante : et si on supposait que les antidépresseurs avaient effectivement « marché », dès la première cure de tricycliques, chez notre patiente ? Si on supposait que ce que les antidépresseurs avaient à faire comme travail — disons, puisque nous connaissons mal leur action sur la biochimie cérébrale : une certaine modification au niveau de ce qui est perçu, in fine, comme apport énergétique — l’ont effectivement réalisé, sauf que cette « énergie » ainsi recouvrée avait servi, avait été « versée », vers des manifestations autres que celles auxquelles on s’attendait d’un point de vue thérapeutique ?
Dans un de ses premiers textes, Freud (1895b) avait ouvert un champ d’investigation qui prolongeait certaines réflexions déjà présentes dans l’Esquisse de la même année. À l’époque Freud était essentiellement préoccupé par l’établissement de l’autonomie de la névrose d’angoisse et son rattachement à l’ « étiologie sexuelle ». Par conséquent, il a peu repris par la suite ces réflexions, qui ouvraient pourtant sur la question de la sensation corporelle en tant qu’événement somatique, et de ses rapports avec la variable plaisir - déplaisir. Freud remarquait donc, dans ce texte, que les modifications physiologiques qui accompagnent une crise d’angoisse sont très proches, en tant que telles, de celles qui sont constatées lors du coït : « La conception développée ici [de l’étiologie sexuelle de la névrose d’angoisse] présente les symptômes de la névrose d’angoisse dans une certaine mesure comme des succédanés de l’action spécifique faisant suite à l’excitation sexuelle, et qui a été omise. Je rappelle, en outre, à l’appui de cette conception, que dans le coït normal aussi l’excitation se dépense conjointement comme accélération de la respiration, battements de coeur, bouffée de sueur, congestion, etc. Dans les accès d’angoisse correspondant à notre névrose, on rencontre la dyspnée, les battements de coeur, etc., du coït, isolés et accrus ».
Ce que nous pouvons traduire à la façon suivante : au plan somatique, un certain nombre de manifestations peuvent se produire (se produisent continuellement, en fait), et deviennent perceptibles à partir d’un seuil, c’est-à-dire lorsqu’elles atteignent une certaine intensité, autrement dit à partir d’une certaine quantité. Mais au moment où cette excitation corporelle atteint le seuil de la perception et devient, de ce fait, consciente, c’est-à-dire sensation, il se produit invariablement une deuxième opération. Cette deuxième opération s’apparente à une opération de qualification. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que, pour entrer dans l’espace psychique, la sensation doit impérativement entrer dans un certain nombre de catégories d’opposés (agréable - désagréable, inquiétant - apaisant, triste - gai, etc.), ce qui, en dernière analyse, signifie qu’elle sera située sur l’axe de la variable plaisir – déplaisir. On pourrait dire que rares sont les êtres humains qui, à l’instar de certains autistes, semblent parvenir à faire pénétrer une excitation corporelle dans l’espace de leur conscience, sans qu’aucune qualification ne lui soit conférée. C’est cet ensemble d’opérations que, dans l’Esquisse, Freud appelle la « transformation des quantités en qualités » (Freud, 1895a), et c’est pour rendre compte, entre autres, de cette transformation qu’il a introduit le principe de plaisir comme principe général du fonctionnement mental, ce principe présidant les opérations de qualification.
L’esprit humain, le psychisme spécifiquement humain, a certaines particularités :
- d’abord, ses rapports à la parole, instrument par excellence de qualification ;
- ensuite, son rapport à son histoire passée et notamment à ses expériences somato-psychiques infantiles, au cours desquelles il acquiert ses premières qualifications ;
- le fait fondamental que ces premières qualifications proviennent, le plus souvent, d’autrui, à savoir des humains de l’entourage immédiat ; ce sont ses premiers objets qui qualifient ses expériences (l’exemple classique de la mère de la mère qui qualifie en « bon », « mauvais », « aimer ça », « ne pas aimer du tout », les réactions mimiques du bébé face aux expériences alimentaires qui lui sont proposées) ;
- sans compter qu’à ces particularités (rapport à la parole pour qualifier, rapport à l’histoire des qualifications, rapport des qualifications à l’autre) s’ajoutent avec le temps d’autres, comme par exemple la double identification masculine et féminine, ou encore l’aptitude à produire des significations agissantes, etc.
Ces particularités donc font que les quantités qui circulent à l’intérieur de son organisme sous forme de mouvements corporels divers peuvent exister dans une relative indétermination eu égard à leur éventuelle qualification. Ce qui signifie que la qualification peut, « à quantité égale » en quelque sorte, varier non seulement selon l’individu, mais aussi chez le même individu selon le moment, selon le contexte, etc. Nous avons tous un très bon exemple, personnel, de ce fait, à travers l’une des expériences le plus communément partagées. Nous savons que lors de la prise de notre psychotrope préféré, à savoir le vin, ou toute boisson alcoolisée, nos réactions, nos états émotionnels, nos sensations de plaisir ou de déplaisir peuvent extrêmement varier selon notre prédisposition psychique, notre compagnie, l’état d’esprit dans lequel nous buvons, etc.
Or, de toutes les particularités de l’esprit humain rapidement énumérées plus haut, il en est une qui est d’une grande importance pour la question qui nous intéresse ici, c’est-à-dire des effets des psychotropes – en l’occurrence, des antidépresseurs, et de l’interaction avec le prescripteur. Cette particularité est ce fait selon lequel c’est l’autre humain, celui qui accompagne nos premiers pas dans notre appropriation de nos expériences corporelles et plus généralement physiques, qui nous abreuve à chacun instant, qui nous distille jour après jour, ses propres qualifications de nos expériences physiques à nous. Ce qui signifie, non seulement qu’il nous entraîne de ce fait dans cette identification « forcée » qui fait de l’humain un humain, mais que, en outre, il forme notre psychisme à partir de ce qu’il a déjà imaginé, désiré, souhaité, fantasmé, etc. à notre sujet. Plusieurs psychanalystes, de Winnicott à Laplanche, en passant par Bion et Aulagnier, nous ont largement sensibilisé sur ces questions depuis quelques décennies.
Tant et si bien que l’on pourrait dire : dans la mesure où les qualifications, historiquement, sont établies chez l’être humain à travers la parole « qualifiante » d’un autre humain (de ceux et de elles, avec lesquels il a fait l’apprentissage de ses premières expériences de qualification de ses événements corporels), c’est probablement dans le dialogue interne et externe avec un autre humain que l’être humain continue, tout au long de sa vie, à qualifier ces expériences corporelles que diverses situations, dont la prise de psychotropes, produisent en son intérieur et demandent leur « prise en charge », leur représentation au niveau de sa vie psychique.
En conclusion : les psychotropes nous permettent de manipuler des quantités. Probablement, certainement même, la finesse de leur action, bien qu’inférieure à nos attentes et parfois à nos illusions de médecins, est malgré tout supérieure à celle d’une simple modification de ces quantités en hausse ou en baisse, selon le modèle énergétique simpliste que nous avons utilisé aujourd’hui comme fil conducteur (et qui a été abandonné). Sans doute, les psychotropes permettent-ils un certain nombre d’actions plus évoluées, toujours au niveau des quantités : ils interfèrent avec la fluidité de ces quantités, et donc avec la mobilité des investissements et, indirectement, avec les mécanismes de liaison, de déplacement et de condensation (Dubor, 1975, Kapsambelis, 2002) ; ils facilitent notre faculté à la projectivité : Jeanneau (1980) par exemple a étudié cette question en rapport avec leurs effets sur les affects ; ils s’intriquent avec l’ensemble des processus somato-psychiques que recouvre la notion d’auto-érotisme : Guyotat (1970, 1972), puis Kapsambelis (1994, 1999, 2002) ont développé les rapports entre effets neuroleptiques et reconstitution des investissements narcissiques et, à un autre niveau, cette intrication de leurs effets avec les mécanismes auto-érotiques apparaît à nouveau dans leurs dérives addictives.
De ces quantités, nous ne savons presque rien : pas plus les psychanalystes, qui les utilisent comme des concepts-limites, nécessaires au développement de la théorie, que les neuroscientifiques, ce qui est compréhensible pour une discipline, la psychopharmacologie, qui s’est développée à partir de découvertes fortuites. Mais pour ce qui concerne le psychiatre, le prescripteur, et la pratique thérapeutique qui lui est propre, la question la plus importante n’est pas exactement celle de la connaissance de ces quantités. Sa question à lui est comment, à partir de quel moment, sous quelles conditions, selon quelles articulations, ces quantités, quelles qu’elles soient, se transforment-elles en qualités ? C’est là sa question à lui, parce qu’en définitive, la transformation en qualités est le seul événement qui compte pour notre psychisme, dans la mesure où seules les qualités des expériences vécues, que celles-ci soient d’origine interne ou externe, sont déterminantes pour que notre jugement les classe selon l’axe agréable - désagréable, c’est-à-dire selon la variable plaisir - déplaisir.
Qu’est-ce que c’est, dans ces conditions, prescrire en gardant une visée psychopathologique ? C’est probablement prescrire en restant sensible aux effets des psychotropes (aux expériences corporelles qu’ils produisent, aux sensations qu’ils induisent) en tant qu’un tout indissociable (effets thérapeutiques et effets secondaires réunis). C’est pouvoir imaginer ce « tout » basculant d’un côté ou de l’autre de l’axe plaisir - déplaisir à partir d’opérations de qualification qui, elles, sont relativement indépendantes des psychotropes. Et enfin, et surtout, c’est pouvoir s’insérer dans le travail interne de qualification que fournit le sujet et en devenir l’un de ses principaux coproducteurs dans le dialogue avec lui. Voilà ce qui pourrait être considéré, en fin de compte, prescrire en gardant en tête ce que la psychanalyse nous apprend de la rencontre interhumaine dans un but thérapeutique.
Conférences d’introduction à la psychanalyse, 7 mai 2009
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