Nous avons aujourd’hui plus que jamais à définir notre acte de psychanalyste, de manière à mieux le spécifier par rapport à toutes les autres activités psychothérapeutiques. Encore faut-il pour cela commencer par bien reconnaître l’implication active de l’analyste dans la pratique des traitements qu’il assure.
Ainsi au Congrès des Psychanalystes de Langue Française qui s’est tenu en Mai 2002 à Bruxelles sur « Les transformations psychiques », d’éminents collègues Belges ont voulu mettre l’accent sur la dimension d’acte de leur travail ordinaire de psychanalyste (Godfrind-Haber, 2002) – acte de parole surtout, bien sûr, car c’est bien poser un acte que de choisir de parler plutôt que de se taire ! – mais auquel peuvent s’associer des agirs comportementaux plus ou moins discrets, voire des actes manqués, lesquels seront alors précieux à saisir comme indicateurs de ce qui peut inconsciemment se jouer avec tel ou tel patient difficile.
L’acte psychanalytique
Dans le contexte historique des bouleversements de Mai 1968 (il y a déjà presque un demi siècle !) Jacques Lacan a choisi d’intituler son séminaire « L’acte psychanalytique ». Il y constate d’abord combien cette dimension d’acte du travail de l’analyste demeure largement méconnue : « Sa vérité [d’acte] est restée voilée », remarque-t-il. Il pense même être le premier à en parler explicitement. Car de fait, dans le mouvement psychanalytique après Freud, le fameux voile de la neutralité est venu largement occulter l’implication active du psychanalyste dans le processus des cures (sauf que Freud lui-même n’utilise pas ce terme). Cela s’est tout d’abord concrétisé par le rejet, dans les années trente, des conceptions inter actives de Ferenczi (dont s’inspire largement aujourd’hui le courant intersubjectiviste américain) ; depuis lors, la plupart des psychanalystes ont eu tendance à éviter de reconnaître la dimension d’acte de leur pratique, comme s’ils éprouvaient une difficulté d’ordre éthique à assumer une telle implication active.
Freud n’avait pourtant pas éludé cette dimension d’acte thérapeutique. On peut notamment remarquer la tonalité activiste de l’ensemble de ses Ecrits techniques (1910-1919) précisant les attitudes qu’il recommande de la part celui qu’il continue du reste d’appeler « le médecin ». Mais surtout, dans « Observations sur l’amour de transfert » (1915) Freud insiste sur l’impératif pour le psychanalyste de ne pas manquer de se servir de l’amour de transfert. A la condition de s’abstenir d’y répondre en actes, il peut faire en sorte que ce transfert amoureux se mette au service de l’analyse, alors même que cela semble contrevenir aux règles d’Hippocrate (qui enjoignent comme on sait au médecin d’éviter tout lien d’amour avec son patient).[1]1
Freud défend ici clairement une éthique du psychanalyste qui se différencierait de celle traditionnelle du médecin. Nous avons encore aujourd’hui à mieux spécifier cette action propre au psychanalyste, de manière à la différencier, non seulement donc de la pratique médicale, mais aussi de celle du maître qui prescrit et suggestionne… de celle de l’éducateur forcément moralisante et normative… du professeur cherchant à inculquer un savoir déjà établi. On sait que Freud aimait comparer la psychanalyse à ces différents métiers qu’il qualifiait d’« impossibles ».
Dans son séminaire de 1968, Lacan déclare que le propre de l’acte psychanalytique est de « révolutionner » quelque chose. Il entend certes rapprocher ainsi la pratique analytique de l’activité contestataire déchaînée cette même année. De cette dernière, il propose l’analyse suivante : la révolte étudiante, dit-il, tend à dénoncer quelque chose « demeuré occulté dans la bulle du savoir universitaire ». Il pense que l’enjeu serait de dévoiler les effets que ne manque pas d’avoir le progrès scientifique au registre de la réalité économique, à savoir une exploitation (capitaliste) de plus en plus rigoureuse et désubjectivante.[2]2
De cela, l’Université se serait longtemps faite la couverture complaisante et silencieuse, maintenant là-dessus une véritable communauté de déni – laquelle se trouverait dénoncée par le « retour dans le réel » des barricades et des pavés…
Quelque chose d’occulté qui ferait ainsi retour sur la scène de l’actualité concrète, c’est la définition même du phénomène du transfert tel qu’il vient se manifester dans une cure psychanalytique : un surgissement dans l’actuel, une prise en masse aveuglante, certes, mais qui contient en même temps les données permettant de reconnaître sa vérité méconnue. En somme, si l’acte psychanalytique est à même de « révolutionner » quelque chose, c’est qu’il peut, en se servant de l’actualisation du transfert, « mordre sur le réel » de l’existence et en permettre une meilleure subjectivation – nous reviendrons pour finir sur ce terme clé.
L’ouverture du savoir psychanalytique
Précisons d’abord quelles seraient les dispositions particulières permettant à l’analyste d’engager et de mener à bien cette révolution subjective. L’histoire des sciences nous montre régulièrement qu’un savoir, une fois constitué, tend à ‘oublier’ la démarche subjective de son(ses) découvreur(s). Pourtant, la physique contemporaine en est venue à prendre de plus en plus en compte l’incidence du dispositif d’observation sur l’observé – autrement dit, le caractère participatif de sa découverte. C’est à plus forte raison le cas des sciences dites humaines, et bien sûr de l’observation psychanalytique dont les avancées tiennent constamment aux dispositions subjectives favorables de ceux qui les mettent en œuvre.
On peut considérer que l’œuvre de Freud consiste essentiellement à poser les bases d’une approche scientifique d’un objet subjectif – celui-là même qu’il continue d’appeler la « vie d’âme » (Seelenleben) alors même qu’il ne lui conçoit rien de surnaturel. C’est avant tout à partir des perturbations de cette vie d’âme qu’il cherche à élucider les conditions de son développement et les règles naturelles de son fonctionnement. Il a choisi le dispositif divan-fauteuil pour supporter la démarche d’analyse, en mettant à profit des dispositions subjectives particulières de l’analyste.
Car s’il est vrai qu’on n’observe que ce que l’on cherche, il importe d’examiner les « postulats » qui supportent toute entreprise psychanalytique (Canestri, 2004). Ce qu’on peut appeler le désir de l’analyste précède bel et bien ce que Freud désigne comme le contre-transfert que le même analyste pourra éprouver vis-à-vis de chaque patient. Ce qu’il faut entendre par désir de l’analyste, c’est bien sûr son désir d’analyse, c'est-à-dire ce qu’il attend a priori de sa pratique. Cette disposition subjective de l’analyste constitue l’offre qu’il propose plus ou moins consciemment à l’investissement de son patient – et qui va peu ou prou favoriser le transfert de celui-ci.
Ce caractère déterminant des dispositions subjectives de l’analyste au départ de chaque cure n’est pas sans rappeler ce qui se joue au départ de l’existence de chaque être humain : l’attente des parents, leurs dispositions désirantes vont déterminer pour une part la possibilité du bébé de se constituer comme « sujet nouveau » (Freud, 1915). Là aussi, en effet, les postulats d’attente des parents, leur façon d’anticiper leur bébé en le supposant sujet, conditionnent au départ le développement subjectif de celui-ci. (Penot, 2001).
Concernant donc les dispositions qui seraient à même de favoriser le processus analytique, on peut généralement dégager, au-delà des particularités propres à chaque psychanalyste, les trois attendus suivants :
1 – Il y a d’abord l’idée que chaque nouvelle cure psychanalytique serait supposée apporter à l’un et à l’autre protagoniste un plus de savoir (Lacan reprend même là-dessus la notion marxiste de plus-value) ; on peut du reste régulièrement constater (dans les mémoires cliniques notamment) qu’une cure ne saurait réussir pour un patient sans que l’analyste n’y ait lui-même appris et acquis quelque chose.
2 – Cette attente d’un gain de savoir implique que l’analyste considère tout savoir constitué comme structurellement déficient. N’est-ce pas le propre de la démarche de tout chercheur que de supposer l’incomplétude du savoir antérieurement acquis ? l’infirmité structurelle de tout système signifiant constitué ?[3]3
Une condition de base d’une démarche scientifique expérimentale est de s’affranchir de tout dogmatisme en forme de suffisance, à plus forte raison de tout intégrisme ; et la recherche psychanalytique ne peut être scientifique qu’à cette condition.
3 –Il en résulte que la dynamique processuelle d’une cure ne sera pas tant entretenue et relancée par les explications que peut fournir l’analyste à partir de son savoir déjà acquis, mais va bien plutôt dépendre de l’aptitude de celui-ci à maintenir l’ouverture de son désir d’analyse – autrement dit sa quête d’un savoir inédit sur le patient, sur lui-même, et sur le monde...[4]4
De là sans doute les effets souvent surprenants des cures d’analystes débutants...
Entretenir la dynamique du processus
Mais à partir de ses dispositions particulières d’ouverture qu’il offre au départ de chaque cure, le psychanalyste ne pourra favoriser le processus transformateur, révolutionnant, de celle-ci que pour autant qu’il saura se maintenir dans une position qui ne laisse pas d’être ambiguë
A/ Au départ, en effet, c’est par le fait de se prêter « supposé-savoir » aux yeux du patient qu’il favorise l’amorce du processus. Sa posture de grand-Autre-qui-se-tait (sans se croire tel bien sûr !) tend à susciter l’indispensable transfert du patient, tout en laissant celui-ci ‘choisir’ sa forme particulière : transfert positif, négatif, agressif, érotique, dépendant, régressif, etc.
B/ Mais une fois le transfert instauré, et quelque en soit la nature, le psychanalyste va avoir pour tâche de graduellement l’expliciter de manière à le rendre saisissable par le patient. La parole interprétative a pour fonction d’élucider (c’est à dire plus ou moins dénoncer) le malentendu transférentiel – d’abord perçu par Freud comme « fausse liaison » anachronique – mais sans manquer ce faisant de tirer parti de la précieuse valeur indicative qu’elle contient.
Aussi peut-on dire que l’activité du psychanalyste repose sur un certain porte-à-faux, nécessaire pour entretenir la dynamique du processus de la cure. Freud (1906) a joliment illustré cela au travers de la pièce de Jensen, la Gradiva (celle qui marche) : c’est en effet un déséquilibre qui conditionne l’aptitude à progresser. L’art de notre métier « impossible » relève donc d’une aptitude à manier au mieux une sorte de décalage qui en conditionne la dynamique.
Lacan a certainement raison d’affirmer que l’acte du psychanalyste consiste avant tout à « supporter le transfert » ; c'est-à-dire pas seulement le subir ou l’endurer, mais de s’en faire le supporter ! La première tâche dans chaque cure est de bien recevoir et d’accueillir le transfert particulier que le patient a besoin d’effectuer, surtout si ce transfert est ‘négatif’. Car c’est par le fait de se prêter à être objet de transfert du patient que l’analyste pourra être instruit de ce qu’il s’agit pour lui d’analyser. Il est clair, en effet, que tout « supposé savoir » qu’il puisse s’être donné à croire, l’analyste ignore au départ quel objet de jouissance inconsciente il aura à incarner pour l’analysant (que penser, en effet, d’un analyste qui prétendrait savoir ce que son patient ne lui a pas encore appris ?). C’est précisément l’expérience du transfert qui va l’informer, de sorte que l’éprouvé transférentiel restera toujours sa boussole, d’un bout à l’autre de l’aventure.
L’interprétation du psychanalyste comme « démenti »
Lacan en vient à dire (séance du 18 Juin 1968) : « par son acte, le psychanalyste a pour fonction de présentifier dans la cure un démenti ». On voit pourtant que l’action première de l’analyste, celle de supporter le transfert, revient surtout à instaurer une complicité silencieuse ; et que c’est seulement la levée de cette complaisance, le moment venu, qui apportera un démenti (pour autant que dé-mentir c’est littéralement lever un mensonge !). L’actualisation réalisée par le transfert n’apporte, en effet, par elle-même aucun démenti ; elle confirme bien plutôt le symptôme, porteur de ce qu’il y a lieu d’analyser. Notamment ce que Freud a désigné comme « névrose de transfert ». Aussi a-t-il d’abord considéré le transfert comme résistance : une prise en masse symptomatique a priori opaque qui ne pourra s’élucider que dans la mesure où sa charge significative aura pu être explicitée, symbolisée et rendue saisissable par le patient. Le démenti qu’apporte l’intervention du psychanalyste ne tient donc qu’au deuxième temps de son acte : celui de l’élucidation du transfert-symptôme, amenant la levée de la complicité silencieuse jusque-là maintenue. Lacan le laisse entendre en disant qu’il s’agit de « jouer sur quelque chose que votre acte va démentir ».
Il apporte surtout cette précision que cela va consister à « faire passer quelque chose de la jouissance à la parole ». Démentir le transfert, en effet, c’est tenter de passer de la compulsion agie répétitive à l’intérêt de la saisir en mots. C’est donc une opération qui implique de la part du patient un renoncement à la satisfaction directe de son symptôme, afin d’accéder au bénéfice de saisir à la fois son anachronisme (fausse liaison attributive en forme de méprise) ET sa précieuse charge de vérité concernant sa genèse personnelle.
L’action de l’analyste pour favoriser une telle opération va dépendre de son aptitude à jouer entre deux écueils, ou plutôt à surfer entre deux chutes qui seraient chacune fatale au processus.
1 – Interpréter en effet (démentir) trop vite, sans avoir suffisamment accueilli et supporté le transfert, ne peut être perçu par le patient que comme une fin de non recevoir (je ne suis pas celui que vous croyez !) – c'est-à-dire un rejet par l’analyste du bien fondé du transfert. De sorte que le patient sera incité à rejeter lui aussi cette donnée comme non pertinente pour son élaboration subjective personnelle.
2 – A l’inverse, ne pas interpréter, et s’en tenir à endosser le transfert sous prétexte de s’en servir psycho-thérapeutiquement, revient à entretenir indéfiniment la mystification du patient. La passivité complaisante de l’analyste cautionne alors le transfert en faisant perdurer la communauté du déni. Winnicott expliquait (1962) joliment, à sa manière, la nécessité pour lui comme analyste de donner des interprétations : « si je n’en fais aucune, le patient a l’impression que je comprends tout » !...
Il faut dire qu’à cet égard, divers témoignages permettent, hélas, de nous rendre compte que la pratique particulière de Lacan n’a pas toujours servi la finalité démystifiante de son acte psychanalytique. L’impératif proclamé à Rome, en 1953, de respecter les signifiants propres au patient, l’a conduit à s’abstenir de proposer à celui-ci toute verbalisation du transfert (dans les termes de l’analyste). Il se contentera désormais de « scander » le discours du patient (par des onomatopées, ou par l’arrêt de la séance) pour « faire coupure » de façon significative. L’inconvénient en a bien souvent été que le transfert sur sa personne n’a jamais été …démenti, mais seulement canalisé vers l’appartenance institutionnelle à l’Ecole...
L’action du psychanalyste, au-delà de supporter le transfert, doit aider le patient à en acquérir une saisie subjective qui lui permette un plus d’existence. En cela la psychanalyse constitue une entreprise de démystification, ce par quoi elle s’apparente à une démarche scientifique, comme le voulait Freud. On peut donc regretter que la démarche heuristique de Lacan en soit venue à se perdre dans une pratique évitant l’explicitation et, partant, la subjectivation du transfert. Elle aura tout de même fortement contribué à nous aider aujourd’hui à mieux saisir l’objet par excellence de la psychanalyse : le processus de subjectivation.
La subjectivation, un objet naturel complexe
Ce terme de subjectivation est un néologisme qu’on voit apparaitre pour la première fois sous la plume des surréalistes. André Breton l’emploie en premier lieu dans son récit autobiographique « Nadja » (1928). Et Lacan s’étant personnellement associé au mouvement surréaliste sera le premier psychanalyste à faire usage de ce terme dans ses écrits d’après guerre. Ainsi dans « L’agressivité en psychanalyse » parle-t-il de « subjectiver sa mort » (1948, Xème Congrès des Psychanalystes de Langue Française à Bruxelles) ; et plus tard, du « drame de la subjectivation de son sexe »... Mais après avoir eu le mérite d’introduire cette notion nouvelle dans le champ de la psychanalyse, il va lui tourner le dos dans les années 1960, préférant se rallier – sous la forte influence de Levy Strauss – à des approches plus objectivantes (se voulant plus « scientifiques » ?) du sujet – comme l’anthropologie structurale et la linguistique...
On peut pourtant considérer aujourd’hui le processus de subjectivation comme constituant l’objet par excellence de la démarche psychanalytique. Encore faut-il pour cela bien voir qu’il forme ce qu’on peut aujourd’hui appeler un objet naturel complexe. On sait que Freud aimait référer sa démarche scientifique à celle de la physique contemporaine, en raison notamment de la capacité de cette dernière à remettre en question ses propres postulats au fur et à mesure des nouvelles données de l’expérience (il assistait aux débuts de la physique quantique). Or les développements de la physique ont permis de spécifier aujourd’hui des objets naturels complexes qui se caractérisent comme tels par le fait qu’un seul dispositif expérimental ne peut permettre de reproduire l’ensemble de leurs propriétés ; et du même coup, qu’une seule théorie ne peut suffire à rendre compte de leur totalité... On sait que le premier objet de ce type fut historiquement la lumière, avec sa double nature ondulatoire et corpusculaire...
Considérer la subjectivation comme un objet naturel complexe nous encourage à prolonger la démarche de Freud dans le sens d’une approche méthodologique conséquente de ce qu’il tenait à appeler, un peu malicieusement sans doute, « la vie d’âme » (Seelenleben), tout en affirmant en même temps sa conviction que la psychanalyse avait à prendre sa place parmi les sciences de la nature ! Se déclarer freudien aujourd’hui implique donc, d’un côté, qu’on s’abstienne résolument de botter en touche du côté de l’ineffable, du ‘spirituel’ (ce fut la grande divergence avec Jung) en décrétant méta-physique ce qui échappe à nos prévisions ; et d’autre part, qu’on rejette non moins résolument le faux semblant d’une pseudo scientificité formelle comme celle du DSM 4 ou 5 (comme si atomiser la multitude des données symptomatiques en déniant leur valeur d’indice pouvait conférer quelque objectivité scientifique !)... Le fameux proverbe chinois – quand le doigt montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt – trouverait bien plutôt ici une illustration...
La démarche psychanalytique se propose bien plutôt comme un dispositif conséquent pour mieux saisir cet objet naturel complexe qu’est la vie subjective. Mais il ne faut pas manquer de voir que l’acte de subjectiver constitue en lui-même quelque chose de complexe et de paradoxal. Dire qu’on subjective quelque chose évoque certes l’idée qu’on se l’approprie en personne propre ; c’est le versant qu’on peut dire actif de l’opération, celui qui contribue à l’étoffage du Moi au sens où l’entend Freud dans La Négation (1925) : « cela je veux l’introduire en moi », ne pas l’exclure de moi.
Mais progresser dans l’aptitude à subjectiver comporte simultanément un autre versant, celui qui ne manque pas d’apparaître dès lors qu’un analysant avance au fil de ses séances : c’est la capacité de mieux se reconnaître assujetti, et d’accepter d’assumer une certaine passivation. On ne cesse de vérifier au long d’une cure, et la vie durant, que si subjectiver consiste à faire son affaire des données de son histoire (se les approprier), cela revient en même temps à accepter d’y être soumis, d’y être assujetti.
C’est pourquoi on voit la subjectivation progresser dans le processus d’une cure en fonction de l’aptitude accrue du patient à la passivation : notamment celle de se reconnaître assujetti aux signifiances qui surgissent lorsqu’on laisse libre cours à l’association. Il s’agit en somme de se laisser faire sujet de son propre discours inconscient, tel qu’il peut être entrevu au travers de la langue des rêves, de la formation des symptômes, et bien sûr du transfert sur l’analyste. On voit que la subjectivation se saurait se réduire au classique étoffage du moi.
Le terme de passivation est ici fort utile en ce qu’il se différencie de la simple passivité, et permet de désigner la recherche active d’une satisfaction passive. Il rend compte de ce temps crucial de renversement subjectivant que Freud met en évidence dans « Pulsions et Destins de Pulsions » (1915). Chaque fois qu’il veut décrire le temps où un couple pulsionnel cherche à se satisfaire sur le mode passif, Freud fait apparaître le terme de sujet (subjekt) – « un sujet nouveau ». Il rend alors compte de cette passivation subjectivante par l’expression « se faire » : se faire voir, se faire prendre – qui correspond à ce qu’il est convenu d’appeler la position féminine (dans les deux sexes), à différencier bien sûr de la simple passivité (Green, 1980).
Encore faut-il qu’une telle passivation puisse être mutuelle : celle du patient devant être favorisée par celle dont l’analyste se montre lui-même capable. C’est d’ailleurs l’occasion de rappeler que l’un comme l’autre se trouvent soumis au cadre de la cure...
Peut se boucler par là notre propos de mieux spécifier l’action propre du psychanalyste.
Conférence du 10 janvier 2018
Notes
[1] Freud dit notamment ceci : « Inviter à la répression pulsionnelle, au renoncement et à la sublimation, dès que la patiente a confessé son transfert d’amour, serait agir non pas analytiquement mais stupidement. Il n’en irait pas autrement si l’on voulait, par d’artificieuses conjurations, contraindre un esprit à sortir du monde souterrain, pour le renvoyer ensuite sous terre sans l’avoir interrogé. On n’aurait fait alors qu’appeler le refoulé à la conscience pour le refouler de nouveau avec effroi. » (p. 204).
[2] On peut aujourd’hui percevoir quelque chose de similaire dans les effets de la mondialisation !
[3] Voir l’ouvrage fort éclairant de Guy Le GAUFEY, L’incomplétude du symbolique, édit. E.P.E.L. 1991.
[4] Dans « Les résistances contre la psychanalyse » (1924) Freud envisage ainsi la question du nouveau.
Bibliographie
CANESTRI G., 2004, « Le processus psychanalytique », in Revue Française de Psychanalyse, n° 5 (spécial congrès) 2004, PUF Paris – p. 1495.
FREUD S. 1914, « L’homme aux Loups », Œuvres Complètes, vol. XIII, p.82.
FREUD S. 1915, « Observations sur l’amour de transfert », La technique psychanalytique, P.U.F, p. 116.
FREUD S. 1915, « Pulsions et destins », Œuvres complètes, vol. XIII, p.172.
FREUD S. 1925, « La Négation », Œuvres Complètes, vol. XVII, p.168.
FREUD S. 1937, « Constructions dans l’analyse », Œuvres Complètes, vol. XX, p.57.
GODFRIND J. et HABER M, 2002, « L’expérience agie partagée », in Revue Française de Psychanalyse, n° 5 (spécial congrès) 2002, PUF Paris – p. 1417.
GREEN A. 1980, « Passions et destins des passions », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°21, repris dans La folie privée, édit. Gallimard, p.186.
LACAN J. « L’acte psychanalytique », séminaire de Juin 1968.
LACAN J. 1969-70 « L’envers de la psychanalyse » dit « Les quatre discours ».
PENOT B. 1989, Figures du déni - en deçà du négatif, épuisé Dunod, réédité chez Erès, 2003.
PENOT B. 2001, La passion du sujet freudien, éditions Erès, Toulouse.
PETRELLA F. 2004, « Procéder en psychanalyse. Images, modèles et mythes du processus », in Revue Française de Psychanalyse, n° 5 (spécial congrès) 2004, PUF Paris, p.1555.
WINNICOTT D. 1962, “The aims of psychoanalytical treatment”, in The Maturationnal Processes and the Facilitating Environment, London, Hogarth Press (p. 167).
Résumé
Reconnaître le rôle actif du psychanalyste dans le processus de la cure est nécessaire pour définir la spécificité de l’acte psychanalytique – ce en quoi il se différencie des autres abords psychothérapeutiques. Il importe de bien considérer l’ouverture particulière créée au départ par les dispositions du psychanalyste, son offre à transférer ; et puis dans le cours de la cure, la façon dont il lui faut jouer entre, d’une part, l’impératif de supporter le transfert dans un parti pris de réceptivité et, d’autre part, la nécessité de l’interpréter pour le rendre saisissable, subjectivable par le patient.