[restrict]Par sa position centrale dans la structuration du désir humain et la formation de la personnalité, la castration se prête à de très nombreux prolongements, permettant d’explorer ses rapports avec nombre d’instances psychiques, et pas seulement avec celles qui sont classiquement convoquées pour en rendre compte, à savoir le ça (la pulsion) et le surmoi. Le but de la présente communication est d’étudier plus précisément les rapports entre castration et moi idéal.
Je commencerai mon exposé par une brève vignette clinique.
Mme B. est une jeune femme de 39 ans au moment où je fais sa connaissance. Elle travaille dans une entreprise comme cadre supérieur. Elle est mariée depuis plusieurs années, elle a deux enfants de 8 et 7 ans. La situation qui la conduit à cette consultation est une crise conjugale : elle dit que, depuis plusieurs années, elle a le sentiment qu’elle n’est plus amoureuse de son compagnon (qu’elle connaissait et fréquentait bien avant la naissance des enfants,) et cet état de choses a pris une allure plus dramatique à partir du moment où elle est tombée amoureuse d’un autre homme, avec lequel elle a une relation depuis un an, et avec lequel elle voudrait construire une vie commune. Elle en a parlé à son mari, le couple est donc dans une situation d’intense réflexion, et les enfants manifestent des signes d’inquiétude (des insomnies, une certaine agitation, etc.) qui alourdissent encore l’ambiance familiale. Elle, de son côté, développe une symptomatologie assez complexe, qui est à l’origine de la consultation, et qu’il serait utile de présenter ici de façon plus détaillée, car elle nous servira à notre réflexion :
a) un syndrome anxieux de grande ampleur, envahissant, omniprésent, entraînant d’importants troubles du sommeil, prenant la forme d’une véritable agitation qui la conduit à une dépense musculaire énergétique excessive : plusieurs kilomètres par jour de jogging, natation qu’elle qualifie de « frénétique ». en piscine ;
b) des sentiments de tristesse peu marqués, caractérisés surtout par une impression d’insuffisance et d’incapacité ;
c) des idées obsédantes, qui apparaissent il y a quelques mois avec le début de la crise conjugale actuelle et qui prennent une allure de phobies d’impulsion : elle est par exemple tourmentée à l’idée que, pendant les vacances, et va jeter ses enfants du haut d’une falaise, idée bien entendu « absurde », mais qui ne la lâche pas pendant plusieurs heures et contre laquelle elle lutte jusqu’à l’épuisement ;
d) des troubles discrets des conduites alimentaires sans véritable anorexie, mais avec une légère perte de poids, qui sont certes en rapport avec la perte d’appétit liée aux sentiments dépressifs, ainsi qu’au syndrome anxieux (« boule dans la gorge », « ne rien pouvoir avaler »), mais qu’elle rattache aussi à une forme de « plaisir de ne pas manger » qu’elle dit avoir saisi en elle, et qu’elle met également en rapport avec le caractère frénétique de ses activités sportives.
Au plan biographique, Mme B. est l’aînée d’une fratrie de quatre, et son enfance a été marquée par la dépression maternelle, qui a perdu ses deux parents rapidement après la naissance de la patiente. Elle a le sentiment qu’elle a beaucoup eu à s’occuper des trois frères et sœurs qui sont arrivées après elle, et qu’elle a toujours eu, de façon générale, un sentiment de responsabilité excessif à l’égard des autres. Au moment de son adolescence, la mère sort de sa dépression plus ou moins chronique pour tomber amoureuse d’un autre homme ; elle quitte alors le foyer familial. Mme B. sera la seule des enfants à décider d’aller vivre avec la mère et son compagnon, et elle parle de cette situation avec un certain engagement : « J’ai soutenu ma mère… Malgré ses difficultés, elle a eu le courage de suivre son désir, de commencer une nouvelle histoire amoureuse, elle a eu une force que je n’arrive pas à voir aujourd’hui ». Elle dit aussi qu’elle a présenté par le passé deux états dépressifs, qui ont nécessité un traitement médicamenteux, le premier au tout début de ses études universitaires, à l’âge de 18 ans, le second au moment où elle obtient le poste de cadre qu’elle occupe toujours actuellement, treize ans plus tard.
Le moment clinique qui retiendra notre attention ici est le suivant. Au cours d’un entretien, je l’invite à associer sur sa situation actuelle pour essayer d’examiner ses différentes ramifications. Elle dit alors : « Toute séparation met les enfants à rude épreuve, d’ailleurs je vois bien l’état d’agitation dans lequel se trouvent les nôtres, je ne suis pas dupe… Je me sens terriblement coupable de toute cette situation ». Puis, quelques minutes plus tard : « Je me sens très coupable de ne pas quitter mon mari, alors que je ne l’aime plus, et alors que ce n’est pas la vie que j’avais rêvé avoir. Je devrais être plus forte. Je devrais être capable de mettre fin à une relation qui ne ressemble plus à rien, nous n’avons plus rien à partager avec mon compagnon, je m’en veux de ne pas avoir le courage de mettre fin ».
Étant donné le caractère limité du temps imparti, je vous propose de nous limiter à quelques remarques cliniques et théoriques que semble autoriser l’analyse de cette courte séquence.
Une première remarque. Lorsque je propose à cette patiente de considérer la contradiction qui existe entre les deux propositions qu’elle énonce à quelques minutes d’intervalle, et qui impliquent apparemment le même sentiment, celui de la culpabilité, elle reste perplexe, et comme interdite : elle donne l’impression qu’il s’agit là d’une manifestation de sa vie psychique qui lui échappe, qu’il ne lui crée aucun sentiment de familiarité, qui lui reste comme étrangère et inexplicable. Il s’agit certes d’une contradiction, elle le reconnaît volontiers elle-même, mais de ces contradictions qui ne sont pas génératrices d’associativité, qui sidèrent l’esprit plus qu’elles ne le maintiennent en mouvement, et donc en quête d’un nouveau compromis ou synthèse. Nous reconnaissons ici la marque du clivage, au sens de la coexistence de deux représentations ou positions qui sont incompatibles entre elles, et qui pourtant ne se rencontrent pas – ou ne se rencontrent pas suffisamment – pour entrer dans une conflictualité susceptible de conduire à une formation de compromis, que cette formation soit de type symptomatique ou pas.
Signalons au passage que nous ne sommes pas étonnés de rencontrer le clivage dans un contexte qui n’est pas psychotique. Nous savons depuis Freud que le déni, qui est le fréquent prélude du clivage, est un mécanisme de défense du moi qui se rencontre de façon naturelle au cours des premières années de la vie, et qu’il peut à l’occasion se manifester dans d’autres circonstances, y compris dans les pathologies névrotiques. Freud le signale dans l’Abrégé de psychanalyse de 1938 : « Le point de vue qui postule dans toutes les psychoses un clivage du moi ne pourrait prétendre à autant d’attention s’il ne s’avérait pertinent dans d’autres états plus proches des névroses et finalement dans celles-ci elles-mêmes » [1]1. Dans son étude sur le clivage, Gérard Bayle [2]2 a proposé le terme de « clivage fonctionnel » pour rendre compte de ces clivages habituellement transitoires, qui mettent souvent en cause une blessure narcissique et une désunion (désintrication) pulsionnelle – notions qui, nous le verrons, sont particulièrement actives dans la situation clinique que nous examinons.
Un autre élément renforce encore cette impression de clivage. Nous ne rencontrons pas ici les deux temps qui caractérisent le refoulement dans sa forme classique : une affirmation consciente – une deuxième pensée ou manifestation qui de façon déformée et plus ou moins masquée contredit la première, mais sans que la personne en soit consciente – une intervention interprétative qui révèle et formule la pensée inconsciente qui se cache derrière les pensées ou manifestations déformées – un effet de surprise dès l’entrée en collision des deux propositions – et finalement la réorganisation après coup des représentations du sujet, sous quelque forme que ce soit. Ici, les deux propositions sont également conscientes, mais leur incompatibilité échappe au sujet, et la remarque de cette incompatibilité le plonge dans la perplexité, très loin d’un effet de révélation.
Une deuxième remarque est la suivante. Si nous observons des effets de clivage dans le fonctionnement mental de nos patients, le phénomène concerne certes le moi (puisque, par définition, le clivage est un état du moi consécutif aux angoisses et autres affects pénibles qu’il doit traiter), mais il serait impossible de comprendre pourquoi le moi a recours à cette défense sans considérer ses relations avec les autres formations psychiques et avec la réalité extérieure, autrement dit, avec l’objet. En d’autres termes, si clivage du moi il y a, il doit y avoir des relations différentes et inconciliables entre le moi et les différentes instances psychiques avec lesquels il entre en relation, ou entre le moi et le monde extérieur. Nous nous souvenons de la conclusion de Freud dans Le moi et le ça, décrivant le moi comme « une pauvre créature qui est soumise à trois sortes de servitude et subit par conséquent les menaces de trois sortes de dangers, provenant du monde extérieur, de la libido du ça et de la sévérité du surmoi » [3]3. Le clivage du moi ne traduit rien d’autre que son impossibilité à parvenir à un compromis acceptable entre ces différentes servitudes, étant ainsi amené à les satisfaire de façon, à la fois, concomitante et radicalement séparée.
Or, lorsque nous essayons de comprendre de quelles instances (au pluriel) il est question ici, force est de constater que nous aboutissons à une conclusion embarrassante. Le premier sentiment de culpabilité énoncé par la patiente concerne les difficultés qu’elle risque d’infliger à ses enfants du fait d’une séparation d’avec leur père ; nous sommes donc en présence d’un conflit classiquement névrotique entre le désir et l’interdit d’origine surmoïque (laissons de côté pour l’instant la question particulière que traite cette interdiction surmoïque, celle relative à la sollicitude maternelle à l’égard des enfants, sur laquelle nous reviendrons). Mais le deuxième sentiment de culpabilité semble également se référer, et cette fois-ci de façon encore plus explicite, à une instance parentale et, dans le cas de cette patiente, plus précisément à celle de la mère : ne pas se séparer, ne pas céder à son désir, c’est faillir à ses principes, à ses rêves, c’est « ne pas être à la hauteur » de ce qui a été le message de la mère et les identifications à elle.
Nous arrivons ainsi à la conclusion que si le moi est dans l’obligation de se cliver, c’est que l’ensemble de ses instances surmoïques apparaît lui aussi scindé en deux, entre d’une part un surmoi plus ou moins classique de type interdicteur, d’autre part un idéal (ou plutôt : un moi idéal) qui exige de la personne la conformité à un certain nombre de valeurs et d’attitudes qui manifestement sont incompatibles avec le surmoi. Ainsi, le clivage du moi semble refléter un clivage des instances idéales entre surmoi et moi idéal.
On peut alors s’interroger – ce sera ma troisième remarque – sur les mots utilisés par cette patiente, et qui rejoignent ceux utilisés par de très nombreux patients que nous rencontrons dans la pratique courante contemporaine. Nous observons que dans les deux positions qu’elle énonce, le sentiment qu’elle rapporte est celui de la culpabilité, et c’est d’ailleurs cette polysémie de ce mot – du moins dans le langage courant – qui peut nous induire en erreur dans notre compréhension (comme par exemple dans l’expression : « je culpabilise… », qui n’est pas exactement synonyme de : « Je me sens coupable de… »). En fait, la qualification exacte des sentiments rapportés permet de mettre une nuance entre deux utilisations possibles de la notion de sentiment de culpabilité.
Dans la première proposition, la culpabilité apparaît sous la forme de l’anticipation du dommage que la personne ferait subir à quelqu’un du fait de son désir pour quelqu’un d’autre : « je me sens coupable d’un désir qui risque de malmener mes enfants ». D’une part, il s’agit d’une situation qui implique trois termes ; d’autre part le désir exprimé pour un objet porte préjudice à un autre objet (les enfants, et secondairement le mari), avec lequel la personne est également en relation affective. Par conséquent, nous sommes ici dans une situation assez classiquement œdipienne, à laquelle s’ajoute l’interdiction surmoïque de nuire à autrui, autrement dit la nécessaire élaboration des pulsions de destruction : le mot de culpabilité semble donc être utilisé tout à fait à bon escient.
En revanche, dans la deuxième situation : d’une part, la situation semble impliquer deux termes (la personne et son idéal, plus ou moins incarné par la mère) ; d’autre part, il n’y a pas de notion de préjudice subi par quelqu’un, si ce n’est la personne elle-même : préjudice pour son estime de soi, pour l’idée qu’elle se fait des valeurs qui sont les siennes, pour l’importance qu’elle accorde au courage du désir. Il semblerait donc ici que le mot de culpabilité n’est pas tout à fait exact, et que c’est plutôt le mot de honte qui serait le plus approprié : c’est effectivement le terme pour exprimer les affects qui prédominent lorsque nos positions et attitudes nous déçoivent et nous donnent une image dévalorisante de nous-mêmes. Dans son étude sur cette question, Claude Janin [4]4 considère que la honte est un sentiment situé à l’origine de la vie, et même de l’humanité, et qu’il constitue l’une des conditions d’émergence du sentiment de culpabilité. Il propose de rattacher cette « honte primaire » à la détresse originaire de l’être humain et aux premiers temps des soins maternels, ce qui fait de la honte un affect particulièrement associé aux expériences de passivation, de faiblesse ou d’impotence.
La différence entre culpabilité et honte semble donc renvoyer à une distinction plus fondamentale : la première reprend une configuration de base de « tiercéité », configuration qui par ailleurs, comme Green l’a montré et théorisé, apparaît fondamentale et organisatrice de la vie psychique mature. En revanche, la deuxième organise une situation plus archaïque et plus « spéculaire », comme lorsqu’on dit, par exemple, qu’on est « face à soi-même » [5]5. On devine que cette distinction renvoie à une différence au niveau de l’économie psychique, et plus précisément dans la nature des investissements mobilisés autour de chacun de ces deux affects, culpabilité et honte : investissements libidinaux d’un côté, narcissiques de l’autre.
Ainsi, nous arrivons à une quatrième remarque. Si nous étudions les deux positions exprimées par le clivage dans leur rapport à la castration, nous parvenons à un résultat plutôt surprenant. Alors que, dans la première position, le sentiment de culpabilité vient appuyer la castration en tant qu’impossibilité de réalisation du désir, ou de renoncement à celui-ci, dans la deuxième position, au contraire, c’est la castration elle-même qui est source de sentiment de culpabilité (ou, comme nous l’avons rectifié, de honte). Mais au fond, notre surprise est de courte durée. On pourrait admettre que, de façon générale, la castration met toujours en jeu les deux sentiments : la déception œdipienne n’entraîne pas seulement le soulagement d’une angoisse de castration destinée à devenir sentiment de culpabilité dans l’organisation œdipienne mature, mais aussi une déception de soi-même que l’on peut qualifier de « narcissique », au sens d’une honte devant un constat d’impuissance : Jean-Luc Donnet cite, dans sa « liste » des hontes, « la honte d’accepter, sous la menace de la castration, les compromis œdipiens » [6]6. C’est d’ailleurs sous ce double aspect que la castration apparaît d’ordinaire dans la clinique névrotique : la culpabilité du succès est en lien dialectique avec la honte de l’échec. Il semblerait, plus généralement, qu’il est impossible de se confronter à l’angoisse de castration sans vivre, non seulement la protestation surmoïque contre la réalisation du désir, mais aussi la honte de la castration. L’enjeu autour de l’objet du désir n’entraîne pas seulement le groupe d’affects contradictoires classiquement décrits : d’une côté, désir, angoisse et culpabilité ; de l’autre, tristesse du renoncement et quelque part soulagement. Il entraîne aussi un deuxième groupe d’affects, plus archaïques : sentiments de triomphe omnipotent d’un côté, honte de l’autre, selon l’issue du conflit.
Ce qui donc caractérise la situation qui nous préoccupe ici est précisément le clivage entre les deux affects, et donc leur destin séparé dans l’existence des personnes qui le présentent. Destins séparés, et donc manifestations contrastées qui rendent compte des tumultes qui peuvent caractériser certaines existences contemporaines [7]7 :
- d’un côté, une culpabilité face au désir que la honte ou même le dépit du renoncement ne viennent en rien atténuer, laissant la personne exposée à un surmoi qui punit bien plus qu’il ne protège, conduisant ainsi le moi à des positions à forte connotation autopunitive. Par exemple, dans le cas présent, on peut dire que le divorce n’est certes jamais chose facile pour les enfants, mais qu’il y a plusieurs façons de procéder pour que les choses se passent au mieux, tout comme, à l’inverse, il y a toujours moyen pour qu’une culpabilité envahissante conduise aux pires des solutions, davantage marquées par le besoin de se punir en se faisant souffrir que par l’effort pour arranger les choses au mieux ;
- de l’autre côté, une honte plus ou moins intolérable, provenant de sentiments et fantasmes d’omnipotence, comme plusieurs auteurs l’ont souligné, en particulier dans les pathologies états-limite, depuis Heinz Kohut et jusqu’à Otto Kernberg, en passant par Janine Chasseguet-Smirgel (« les maladies d’idéalité ») : une représentation « grandiose » du self (correspondant bien, me semble-t-il, au « moi idéal »), qui se cache derrière des affects apparents de dépression et d’infériorité, et qui semble provenir – notre cas clinique illustre cet aspect – de relations d’objet intériorisées, archaïques et idéalisées [8]8.
Je voudrais insister plus particulièrement sur l’œuvre pionnière de Kohut dans ce domaine. En effet, dans la littérature psychanalytique contemporaine, Kohut a été parmi les premiers à explorer ces dimensions qui se rapportent davantage à la honte qu’à la culpabilité et qui, contrairement à la dimension libidinale et objectale que véhicule la notion de culpabilité, se trouvent en lien privilégié avec les problématiques narcissiques. Nous savons d’ailleurs qu’il a particulièrement travaillé sur cette frange de pathologie qu’il appelle « personnalités narcissiques », qu’il différencie des états-limite, bien que reconnaissant qu’ils sont très proches, et pour lesquelles il va utiliser le terme de « soi grandiose », terme qu’il considère comme synonyme de « soi narcissique », et qu’il définit comme « la structure basée sur des fantasmes de grandeur et d’exhibitionnisme qui est la contrepartie de l’imago parentale idéalisée ». Nous verrons plus loin en quoi la notion d’exhibitionnisme peut être convoquée dans cette problématique.
Plusieurs éléments dans la définition du choix grandiose chez Kohut évoquent clairement l’instance que nous comprenons aujourd’hui comme moi idéal, comme par exemple son idée que le soi grandiose correspond à un certain point au moi-plaisir purifié, ou alors son assimilation du soi grandiose (et de son corollaire, la relation à l’imago parentale idéalisée) à de notions comme l’orgueil national ou la relation à Dieu. Kohut note d’ailleurs que, dans « les circonstances favorables, l’imago parentale idéalisée s’intègre elle aussi à la personnalité adulte. Introjectée comme le surmoi idéalisé, elle devient une composante importante de l’organisation psychique en proposant son idéal comme modèle de conduite ». Et plus loin :
« La prépondérance des expériences de honte, de perte de l’amour de l’objet et de perte de l’objet dans les désordres narcissiques sur les expériences de culpabilité et d’angoisse de castration dans la névrose de transfert n’est pas qu’une donnée psychologique diagnostique qu’on ne saurait expliquer davantage, mais provient directement de ce que les soi-objets qui jouent le rôle central dans la psychopathologie des troubles narcissiques n’équivalent pas aux objets dans les névroses de transfert. Les objets dans les troubles narcissiques sont archaïques, narcissiquement investis et préstructuraux. Par conséquent, qu’ils menacent de punir, de retirer l’amour ou de confronter le patient avec leur absence temporaire ou leur disparition permanente, il en résulte toujours un déséquilibre ou une déficience narcissique chez le patient qui était intimement relié à eux de diverses façons et qui, pour le maintien de l’intégrité et de l’estime de soi, de même que pour le maintien de relations gratifiantes à des idéaux de sublimation, dépendait de leur présence, de leur approbation ou des autres modes de support narcissique qu’ils lui fournissaient » [9]9.
On est donc face à une dissociation entre honte et culpabilité, et j’estime pour ma part que cette dissociation est « pathognomonique » (pour utiliser une expression empruntée au vocabulaire médical) des pathologies narcissiques et états-limite.
Ces destins séparés de la honte et de la culpabilité renvoient à certaines notions de notre appareil conceptuel que je voudrais évoquer dans une cinquième remarque. Dans le langage psychanalytique courant, nous avons tendance à utiliser la notion de masochisme chaque fois que le moi semble subir les attaques du surmoi et se conformer aux exigences de ses remontrances. Plusieurs travaux, en particulier ceux de Benno Rosenberg [10]10, en France, ont permis de mieux étudier la nature du masochisme et ses rapports à ce que Freud appelait « sentiment de culpabilité inconscient » et « besoin de punition ». Je pense que la distinction entre surmoi et moi idéal, notamment lorsque les deux instances apparaissent dissociées à l’observation clinique, permet de prolonger ces réflexions, et notre vignette clinique illustre cette distinction jusque dans la symptomatologie présentée.
En effet, le sentiment de culpabilité de cette patiente à l’égard des enfants, qui est bien conscient, rejoint en réalité une pensée bien plus inconsciente, que l’on pourrait formuler à la façon suivante : « si je n’avais pas d’enfants, tout serait beaucoup plus simple ». Ce sont les motions agressives que mobilise cette pensée – motions favorisées probablement par un contexte de désunion pulsionnelle, caractéristique par ailleurs de la problématique anale – qui déclenchent les manœuvres autopunitives du sentiment de culpabilité inconscient, et qui se manifestent sous la forme des phobies d’impulsion (jeter les enfants du haut d’une falaise). On voit ici le caractère typiquement psychonévrotique de ce symptôme, produit d’un compromis entre plusieurs motions pulsionnelles en conflit entre elles, et entre réalisation de désir et punition de ce même désir. Et on voit mal en quoi le masochisme serait impliqué de façon prépondérante dans cette séquence clinique. Certes, la répétition idéique de la phobie d’impulsion peut s’intriquer avec un certain masochisme moral, mais il faut rappeler que, pour le moi conscient, cette pensée est parfaitement étrangère et condamnable, et la culpabilité qu’elle peut susciter est contrebalancée par la répudiation horrifiée du contenu de la phobie. Ainsi, la phobie d’impulsion nous apparaît surtout ici comme le parfait exemple d’une réalisation de désir (avoir le chemin libre pour divorcer) et de sa punition, rencontre conflictuelle entre un moi et un surmoi.
En revanche, il y a un deuxième aspect de la clinique qui, lui, semble mobiliser bien davantage les motions masochiques, notamment érogènes, qui traversent le moi : il s’agit de toute la clinique comportant des éléments anorexiques, mais aussi une certaine maltraitance du corps à travers un effort forcené d’activité physique. Et là, cette patiente très fine dans l’auto-observation, est capable de nous dire qu’elle pense avoir saisi en elle un certain « plaisir à ne pas manger ». On est donc en présence d’une logique d’effort surhumain, de dépassement de soi, de sacrifice et d’héroïsme potentiellement autodestructeurs ; une possibilité exaltante de tendre vers un idéal et de se consumer sur son autel, métaphorisée par l’idée : « être capable de faire des sacrifices pour réaliser mes désirs », ces désirs étant pris eux-mêmes dans une logique d’idéalisation : « je devrais être plus forte, je devrais être capable d’aller jusqu’au bout de mes désirs, et d’accepter de souffrir pour cela ». Mais on est aussi en présence d’une forme d’érotisation de cet effort (« plaisir à ne pas manger »), et c’est bien elle, cette érotisation – cet effort en tant que source de plaisir obtenu dans la souffrance – qui signe la présence d’un certain masochisme.
Notre sixième remarque va donc essayer d’explorer la place exacte du masochisme dans la clinique observée. Pour ce faire, nous nous attacherons à la qualité de cette clinique. Dans le premier groupe de manifestations symptomatiques, il s’agit manifestement de symptômes mentaux : c’est le cas des phobies d’impulsion et, dans une certaine mesure, de l’angoisse et de certains sentiments de culpabilité. Mais le deuxième groupe de manifestations cliniques comporte une clinique qui nécessite une forte participation du corps érogène : anorexie, course à pieds, piscine… Or, cette dimension n’est pas sans incidence sur l’économie psychique des phénomènes observés. On a vu que la première forme de culpabilité exprimée par la patiente pourrait, à la rigueur, être considérée comme s’accompagnant d’une composante de masochisme, si l’on se réfère au masochisme moral selon les distinctions proposées par Freud dans Le problème économique du masochisme [11]11. Il faut toutefois rappeler ici, avec Benno Rosenberg (op. cit.), que « dans la culpabilité, la satisfaction est une satisfaction libidinale qui a son objet propre, et la culpabilité fait suite à cette satisfaction ; alors que dans le masochisme moral la satisfaction, ou du moins la satisfaction essentielle, réside dans la culpabilité même, c’est le sentiment de culpabilité qui est érotisé, c’est-à-dire masochiquement investi ». Ici, l’ « objet propre » de la satisfaction est bien identifié (l’amant de la patiente), et la culpabilité qu’elle entraîne lui est secondaire.
Les choses se présentent bien différemment dans le deuxième groupe de symptômes présentés par cette patiente. Ici, la dimension de sexualisation est plus qu’évidente, si l’on considère la participation prépondérante du corps ; elle nous place d’emblée au niveau du masochisme érogène, et même si cette débauche de dépense physique ou cette anorexie sont mues par la culpabilité, il ne fait aucun doute que la culpabilité et l’autopunition ainsi réalisées deviennent elles-mêmes l’objet de la satisfaction, elles sont « masochiquement investies ». Une distinction dans ce même texte freudien nous permet de comprendre une différence dans la clinique manifestée par notre patiente : « Le sadisme du surmoi devient le plus souvent crûment conscient, tandis que les aspirations masochistes du moi restent en règle générale cachées à la personne et ne peuvent qu’être inférées de son comportement ». En effet : la patiente parle de sa culpabilité, et en souffre ; mais les conduites alimentaires et les conduites sportives effrénées, elles, se placent au niveau du comportement, et on pourrait ignorer leur véritable nature, si la patiente elle-même n’avait pas la finesse auto-observatrice de nous signaler cet étrange « plaisir de ne pas manger ». Freud ajoute encore, dans le même texte, que la conscience morale, comme la morale, se développent à partir du moment où le complexe d’Œdipe est surmonté et de ce fait désexualisé ; c’est la culpabilité que la patiente exprime à l’égard de ses enfants, éventuellement teintée de masochisme moral. En tant que moyen de se procurer du plaisir, le masochisme constitue en revanche une régression, il ramène, par réactivation des motions libidinales infantiles, aux mouvements érogènes de la sexualité infantile ; il représente, comme le dit Freud, « une régression de la morale au complexe d’Œdipe ».
Voilà donc que l’on arrive au terme de l’analyse de notre séquence clinique, et que nous sommes parvenus à séparer culpabilité et honte, surmoi et moi idéal, et jusqu’à une certaine mesure masochisme moral et masochisme érogène, à partir de la situation vécue par notre patiente. Quelle est l’intrication de cette clinique avec la castration ?
Si notre patiente présentait une clinique assez différente, davantage marquée par un clivage de type plus structurel que « fonctionnel », on serait sans doute dans cette configuration que certains auteurs, comme Évelyne Kestemberg [12]12, ont étudié à propos de l’anorexie mentale, et dans laquelle ils ont mis en évidence le double sens de l’autoérotisme, et en définitive un détournement particulier de celui-ci : alors que, classiquement, l’autoérotisme marque le moment où la pulsion sexuelle, se détachant de l’objet de satisfaction, parvient à le reconstruire dans la représentation, et à le retrouver à de fins érotiques – et, ce faisant, elle inaugure la vie psychique spécifiquement humaine –, une certaine composante de l’autoérotisme peut être utilisée comme un opposé à l’alloérotisme, c’est-à-dire comme une forme de satisfaction qui entend se passer de tout objet. On serait alors, d’une certaine façon, sous le règne du masochisme érogène pur, avec ce que cela comporte comme risque vital pour la personne, dans l’exaltation érotique de sa propre destruction. C’est cette dérive psychotique que les travaux d’Evelyne Kestemberg et René Angelergues ont qualifié d’autoérotique (« psychoses froides ») [13]13, en comparaison aux « psychoses chaudes » qui, elles, peuvent être qualifiées d’alloérotiques car, après le retrait de la libido, elles parviennent à retrouver le chemin de l’objet et à le reconstituer via la construction délirante.
Tel n’est pas le cas de notre patiente. L’objet reste toujours présent. Bien plus : derrière l’effort qui mobilise les motions masochiques érogènes du moi, on voit clairement se profiler, à travers la honte et les conduites de dépassement des limites du corps, l’importance d’un message adressé à la mère. Notre patiente ne perd donc pas l’objet dans sa régression. Néanmoins régression il y a, si on suit la pensée de Freud qui, dans le passage cité haut, semble identifier ce mouvement régrédiant à l’apparition d’un masochisme de plus en plus érogène, et à le considérer comme une sorte de retour à l’Œdipe. Nous concluons donc que, dans cette situation, l’Œdipe dont il est question est celui de la forme inversée de ce complexe, c’est-à-dire des sentiments libidinaux adressés au parent du même sexe. Ce masochisme s’appuie donc – et c’est en cela qu’il s’écarte des formes plus malignes et plus autodestructrices, telles qu’on peut les observer, par exemple, dans l’anorexie mentale – sur une motion fondamentalement homosexuelle.
C’est probablement dans cette intersection, entre une clinique qui n’est pas la psychose, et qui n’est pas non plus la névrose classique, que nous rencontrons les effets du clivage entre surmoi et moi idéal sur la problématique de la castration, et plus particulièrement le rapport entre castration et moi idéal : un rapport oscillant entre le déni omnipotent de la castration et son assomption sacrificielle dans les formes les plus destructrices pour le moi. Comme le note André Green [14]14. :
« Ce sont les structures à Œdipe inversé qui montrent des liens étroits entre ces constellations du complexe [de castration] et la limite du pouvoir thérapeutique […]. À l’angoisse de castration répond une double conflictualité : celle relative à la peur de la castration et celle relative au désir de castration. Que devient alors l’horreur de la castration ? Ici s’articule une copule décisive, faisant le lien entre la problématique classique de névroses et celles des modernes cas limites : celle qui sous-tend l’Œdipe inversé avec son désir de castration et conduisant vers le masochisme de la réaction thérapeutique négative où se devinent les effets des pulsions de destruction ».
Autrement dit : à travers le chemin de l’Œdipe inversé, qui reste néanmoins encore dans le domaine non psychotique, mais probablement clivé, provisoirement ou durablement, de sa dimension « positive » (le mouvement libidinal pour le parent du sexe opposé), le sujet ouvre la brèche pour une régression de plus grande ampleur, sollicitant fortement le masochisme érogène, et par là même dépassant, dans les cas les plus graves, les possibilités de liaison du moi face aux pulsions de destruction.
Conférences d’introduction à la psychanalyse, 21 janvier 2016
Notes
[1] Freud S. (1938), Abrégé de psychanalyse. Œuvres Complètes de Freud. Psychanalyse XX : 225-305. Paris, Presses Universitaires de France, 2010.
[2] Bayle G. (2012), Clivages. Moi et défenses. Paris, Presses Universitaires de France.
[3] Freud S. (1923), Le moi et le ça. Œuvres Complètes de Freud. Psychanalyse XVI : 255-301. Paris, Presses Universitaires de France, 1991.
[4] Janin C. (2007), La honte. Ses figures et ses destins. Paris, Presses Universitaires de France.
[5] L’expression biblique de « face à face » (« ενώπιος ενωπίω » dans sa première traduction en langue grecque : un devant soi face à un devant soi) est utilisée pour décrire le moment où Moïse rencontre Dieu au moment de recevoir les dix commandements.
[6] Donnet J.-L. (1993), Lord Jim ou la honte de vivre. Adolescence 11 (1) : 183-224. Repris in : J.-L. Donnet, L’humour et la honte, pp. 21-70. Paris, Presses Universitaires de France, 2009.
[7] Je parle de « contemporaines » dans la mesure où, dans nos sociétés occidentales modernes, incapacité et impotence sont très négativement connotées, sans doute parce que les personnes n’ont plus recours, ou en tout cas moins facilement qu’auparavant, à des notions (et consolations) comme la « volonté de Dieu » ou le « destin », qui permettent d’adoucir les effets du renoncement ou de l’échec.
[8] Kernberg O. (1975), Bordeline conditions and pathological narcissism. New York, Jason Aronson.
[9] Kohut H. (1971) Le Soi. Paris, Presses Universitaires de France, 1974.
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[13] Angelergues R. (1982) Essai de problématique différentielle entre les psychoses de l’adulte et les psychoses de l’enfant. Évolution psychiatrique 47 (1) : 119-135.
[14] Green A. (1990), Le complexe de castration. Paris, Presses Universitaires de France (« Que sais-je ? »).[/restrict]